SAINT
THOMAS D’AQUIN
COMMENTAIRE
DE L’ÉTHIQUE A NICOMAQUE D’ARISTOTE
Traduction
par le Professeur Serge Pronovost
(Les
10 livres complets)
Édition numérique, http://docteurangelique.free.fr, 2024
Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin
Introduction par Serge
Pronovost, 2024
À considérer le titre de cet ouvrage d'Aristote, Éthique de Nicomaque, un profane
pourrait penser qu'il s'agit là, peut-être, d'un recueil de préceptes visant à
diriger la vie humaine d'après la vision du monde de l'auteur, c'est-à-dire
d'après une conception plus ou moins personnelle et arbitraire du bien et du
mal. Or, ce n'est pas le cas. Tout ce traité d'Aristote repose sur un appétit
fondamental, naturel, qui meut tout homme en cette vie: celui du bonheur; c'est
là la fin que tout homme poursuit pour elle-même en cette vie, malgré ses
limites et celles de son environnement. La conception que se fait Aristote de
l'homme et de l'éthique découle d'observations et de réflexions plus
universelles sur la nature en général telles qu'il les présente dans sa Physique (1). Les considérations qui
suivent, portant sur quelques points essentiels de ce traité pourront, je
l'espère, aider le lecteur dans ses réflexions.
Le bien (entendons le bonheur pour l'homme en
particulier), pour tout être naturel, consiste dans ces opérations qui sont
conformes à sa nature: ce sont ces opérations qui contribueront à développer et
à conserver en lui la vie sous tous ses aspects. Or, la nature d'une espèce est
déterminée certes par sa matière, mais surtout par sa forme qui la distingue
des autres espèces. Ainsi, la nature de l'homme se définit certes par son
animalité mais surtout par sa raison qui le distingue de tous les autres
animaux. De ce que nous venons de dire, il s'ensuit que le bien de l'homme
consistera à agir conformément à sa raison, et plus précisément à sa raison droite
(2). Saint Thomas d'Aquin parle de raison droite parce qu'il est possible, nous
le savons par expérience, que la raison de l'homme devienne pervertie. Et c'est
justement cette notion de raison droite que cette petite introduction cherche à
manifester.
Aristote commence son traité par des
considérations sur le bonheur, parce que c'est là la fin ultime de la vie de
l'homme, et il le définit comme étant une opération. Celui qu'on qualifie
d'heureux n'est pas celui qui peut l'être (car tous les humains le seraient),
qui a la puissance d'y parvenir, ou même celui qui a une inclination à l'être,
mais celui qui l'est effectivement lorsque, accomplissant ce qu'il aime et
qu'il sait être, de par son intelligence, un bien véritable, il en éprouve de
la joie. Et il est juste qu'il en soit ainsi car l'opération est la fin à
laquelle sont ordonnées toutes les puissances qui sont déjà en elles-mêmes des
perfections, mais seulement des perfections premières qui seraient vaines si
elles n'étaient pas ordonnées aux perfections secondes que sont les opérations
propres qui découlent de ces puissances et ultimement de cette forme propre à
l'homme qu'est la raison.
Le problème, chez l'homme, c'est que la raison,
contrairement à la nature, ne suffit pas à elle seule à poser une action qui
est bonne. La raison, nous le savons, peut connaître le bien et les chemins qui
y conduisent préférablement, et néanmoins ne pas les emprunter. La connaissance
du bien n'en garantit pas la possession. En effet, non seulement la raison
n'est pas déterminée par une nécessité
naturelle, contrairement à l'instinct, à faire le bien, mais la difficulté
s'amplifie si l'on considère qu'il arrive même que ce que la raison voit comme
un bien véritable, la volonté le veut sans que pour autant le bien soit
accompli. En effet, l'homme subit, toute sa vie durant, l'influence qu'exercent
sur lui les plaisirs et les douleurs. Certes, le poids de ces passions sur sa
vie est tel que l'homme se persuade facilement que ce qui lui donne du plaisir
est nécessairement un bien et que ce qui comporte de la douleur doit être un
mal. Or, l'expérience montre que de nombreux biens comportent de la douleur ou
de la peine et que de nombreux maux s'accompagnent de plaisirs. Et le défi que
comporte la possession du bonheur consiste à en arriver à éprouver de l'amour à
l'égard de ce qui est véritablement un bien et de la haine à l'égard de ce qui
est véritablement un mal. Et cela suppose le discernement de la raison, et de
la raison droite, suivi aussi de l'acquiescement de la volonté, mais encore de
la présence de quelque chose d'autre. C'est pourquoi quelque chose d'autre que
les puissances, y compris la raison et la volonté, est donc requis à la
possession du bonheur. C'est pourquoi Aristote fait suivre ses considérations
sur le bonheur de l'examen des vertus.
Tout comme il définit le bonheur comme étant une
opération, Aristote définit la vertu comme étant un habitus, son genre, c'est-à-dire une disposition acquise. Que
veut-il dire par là? Étant donnée la fragilité de l'homme face aux plaisirs
vers lesquels l'homme est comme naturellement porté et qui ne résultent pas
nécessairement de la possession de biens, et face aux douleurs qu'il tend
naturellement à éviter et qui n'accompagnent pas nécessairement des maux, il
faudrait implanter au sein même de l'homme comme un contre-poids, une
disposition qui l'inclinerait à se porter vers le bien, même s'il n'est pas de
soi agréable et qui peut même impliquer un aspect pénible, seulement par amour
du bien, et à éviter le mal même s'il s'accompagne de plaisirs. C'est là toute
l'utilité de la vertu. La vertu, rappelons-le, est un habitus dans le sens
d'une disposition au bien présenté par la raison.
Car c'est la puissance de la raison qui discerne
le bien à faire. Toute la difficulté consiste à le faire. Pour cela, il faut
arriver à soumettre ce qui résiste ou s'oppose à le faire. Il faut non
seulement que l'homme possède en lui la puissance de la raison qui lui
fait connaître le bien et celle de la
volonté qui tend naturellement à le faire, mais aussi une disposition qui l'incline à le faire. Sans cette disposition, le
bonheur demeure au stade de représentation, de rêve, très difficile sinon
impossible à réaliser. Le bonheur, étant pour l'homme le plus précieux et le
plus parfait des biens, il est raisonnable de penser, comme le fait Aristote (3) qu'il est quelque chose de
divin, à ce point que l'homme ne peut y arriver qu'en participant, par la
vertu, de la puissance de Dieu.
La vertu, entendue comme habitus, c'est-à-dire comme disposition qui détermine une
puissance, la puissance appétitive en ce qui concerne la vertu morale, ajoute
donc quelque chose à la notion de puissance et elle en est une sorte de
complément. Or, de soi, une puissance est ordonnée à une opération comme la vue
à la vision et l'intelligence à l'acte d'intellection. Cette disposition peut
être bonne et alors elle s'appelle vertu, ou mauvaise et alors on la dit
vicieuse. Elle peut être naturelle, comme celui qui est comme porté
naturellement à bien entendre ou à bien discerner les saveurs des aliments, ou
acquise comme celui qui possède l'art de la musique. La vertu, comme habitus,
n'est ni la puissance, qui est naturelle, ni l'opération, mais ce par quoi
l'homme est comme incliné à poser l'opération correspondante correctement et
immédiatement.
Pour user d'une similitude, disons qu'une pièce
de bois est en puissance à une multiplicité de formes. Mais plus l'homme
travaille cette pièce de bois, plus il la dispose
à recevoir certaines formes, et même une seule à la limite, et plus il
s'approche de sa réalisation qui est le bien visé. Tout comme la préparation de
la matière est une détermination de cette dernière à recevoir une forme vue
comme un bien, de même la vertu est la détermination d'une puissance qui en
elle-même comporte une indétermination à tendre vers cette opération que la
raison voit comme un bien. C'est pourquoi l'on dit de la vertu, parce qu'elle
est une disposition qui détermine l'appétit à tendre vers une seule opération,
celle qui est commandée par la raison droite, du fait qu'elle exclut tout
extrême, qu'il soit un excès ou un défaut, pour ne viser que le juste milieu,
qu'elle meut à la manière de la nature qui, elle aussi, ne tend que vers une
seule opération.
Toute fin difficile à atteindre nécessite un
travail pour y parvenir. Ce travail, Aristote montre bien qu'il consiste à
développer de bonnes habitudes qui rendront facile la réalisation de ce qui,
sans elles, restera difficile à concrétiser. Comme l'athlète a besoin d'un
entraînement pour parvenir à courir un marathon avec aisance, grâce et plaisir,
de même l'homme a besoin d'un entraînement pour réaliser le marathon de la vie
avec bonheur. Et c'est cet entraînement qui permet d'acquérir les clefs, les
moyens qui servent à ouvrir en quelque sorte la porte du bonheur. Ces bonnes
habitudes, Aristote les nomme vertus: prudence, contrôle de soi (tempérance),
courage (force) et justice. Sans ces vertus, l'homme en est réduit à
l'impuissance d'accomplir sa fin ultime: être heureux: il se verra constamment
dans la désolation de faire ce qu'il ne veut pas et de ne pas faire ce qu'il
veut. Chercher à parvenir au bonheur sans
y travailler constamment est une illusion fort répandue.
Ces vertus que nous venons de nommer, ce sont
comme des outils, je dirais même des armes nécessaires pour parcourir le chemin
de la vie tout rempli d'obstacles, comme on parcourait autrefois les mers
agitées pour découvrit le nouveau-monde. Ce que le navire et les équipements
qu'il contient sont au pilote, les vertus le sont à l'homme en général: elles
le rendent capable d'aller où il veut. Or, la capacité d'aller où l'on veut,
c'est le pouvoir de celui qui est libre, pouvoir qui est propre à l'homme. Il
s'ensuit que ce traité, l'Éthique de
Nicomaque, dont le coeur est constitué de l'examen des vertus, moyens de
parvenir au bonheur, finalité ultime de l'homme, se trouve en définitive à
enseigner comment rendre l'homme libre. On est loin de la conception simpliste
de la liberté qui consiste à la considérer comme l'absence d'obstacles
extérieurs à la réalisation de nos désirs.
Car les obstacles à la liberté sont d'abord en
nous. Le plus puissant de nos ennemis est à l'intérieur des murs. C'est
pourquoi aussi il est plus sournois car il est plus difficile à identifier sur
le coup. Il agit par mode de subversion, avec les visages de la bienveillance
et les apparences du bien. En réalité, notre âme comporte une duplicité. Nous
voyons le bien qu'il est raisonnable de faire, mais simultanément,
intérieurement, nous sommes éloignés de cette fin souhaitable par la craintes
des peines que ce bien traîne avec lui ou par des appétits sensibles qui
s'opposent à cette fin. Notre existence se compare souvent à un champ de
bataille où se livrent de véritablebs combats et la qualité de notre existence
dépend surtout de l'issue de ces luttes. Une guerre civile se livre à
l'interne, dans le coeur même de l'homme.
Qui nierait que l'univers présente non seulement
un grande diversité d'êtres, mais aussi un ordre, une hiérarchie au sein de
cette diversité qui en fait un cosmos plutôt qu'un chaos? N'est-ce pas ce qu'on
observe aussi entre les parties d'un même être, un vivant par exemple une fleur
ou un cheval? N'est-ce pas cet ordre qui
en fait l'unité et la beauté. Ces parties n'opèrent pas séparément, chacune de
leur côté, mais en collaboration, de manière à rendre le tout fonctionnel.
L'arbre, se servant des ressources du sol, pousse d'abord des racines en vue
d'un développement en hauteur qui permet le déploiement du tronc, des branches
et du feuillage, pour recevoir la lumière du soleil grâce à laquelle il
produira les fruits et les semences pour se multiplier et servir à son tour
d'aliments aux animaux etc. Chaque être naturel est doté d'un principe
directeur qui mène toute sa vie en cohésion avec les autres êtres.
La principale différence qu'on retrouve entre
l'homme et les autres espèces d'animaux, c'est que chez ces derniers, le
principe directeur, qui est le même chez tous les individus d'une même espèce,
est nécessairement obéi des autres parties, d'où résulte manifestement une
grande similarité de comportements entre ces individus. Au contraire, chez
l'homme, le principe directeur, à savoir la raison qui le caractérise en tant
qu'homme et qui est le principe de toutes ses réalisations proprement humaines,
comme la science, les arts etc., et par lequel il devrait aussi diriger son
agir, n'est pas nécessairement obéi des autres parties qui sont en lui,
notamment des passions de la partie sensitive de l'âme, comme nous l'avons
souligné précédemment. Comment est-il possible d'établir dans l'homme une
harmonie qui soit comparable à celle qu'on observe dans la nature et qui le
rendrait heureux? Et c'est aussi, certes, ce qui explique la grande diversité
des comportements humains mais surtout que de nombreux humains ne sont pas
maîtres de leur vie.
Chez l'être humain, la subordination des appétits
à l'intelligence n'est pas établie au départ par la nature. Cette
indétermination intrinsèque dans la personne humaine rend possible sa liberté:
il peut aller dans un sens comme dans l'autre. C'est à lui de choisir la
direction que doit prendre sa vie: agira-t-il conformément à sa raison ou
abondonnera-t-il le commandement aux appétis sensibles pour en devenir
l'esclave? Conformera-t-il sa vie à sa raison ou, au contraire, conformera-t-il
sa raison à sa vie? Chez Aristote, bien qu'ils soient essentiellement
irrationnels, ces appétits ne sont pas mauvais en soi: il les qualifie même de rationnels par participation, puisqu'ils
sont aptes, par nature, à obéir à la raison et à collaborer en harmonie avec la
raison et la volonté.
Néanmoins, alors que c'est par un commandement
despotique que la raison dirige les jambes ou la main, sans qu'on retrouve chez
ces dernières un pouvoir d'opposition à l'ordre de la raison, on retrouve au
contraire une opposition dans nos passions, c'est-à-dire dans nos peurs et nos
désirs qui ont la capacité de résister, de se rebeller et parfois même de
vaincre ce que commande la volonté à la lumière de la raison. Ces appétits, qui
sont rationnels par participation, sont comparables aux bêtes sauvages que
l'homme peut assujettir, non sans résistance, parce qu'elles ont en elles des
inclinations qui leur sont propres, et les faire participer de la vie humaine
par la domestication. Il en va de même des passions de l'âme sensitive qui possèdent
elles aussi des inclinations qui leur sont propres: elles obéiront
effectivement à la raison si elles sont domestiquées, dressées dès la jeunesse
à se régler sur l'ordre de la raison, dans une famille et une cité où les
règlements et les lois font la promotion de comportements rationnels.
C'est là tout le travail de l'éducation: conduire
le jeune, par le bon exemple et la répétition d'actes vertueux, à devenir
lui-même vertueux, c'est-à-dire à faire le bien avec aisance et même avec
plaisir, à éprouver du plaisir à faire le bien et à éprouver de la haine face
au mal. Ces actes qui génèrent la vertu, en un sens ne sont pas vertueux parce
qu'ils ne procèdent pas d'une vertu achevée; ils en sont comme la matière, mais
l'habitude leur donne une fermeté comparable à celle de la nature. C'est ainsi
qu'un être humain devient intérieurement unifié, vit en paix avec lui-même, et
est aussi un facteur de paix au sein de sa société politique. C'est ce qui fait
dire à Aristote qu'un être humain vertueux n'est ni le produit exclusif de la
nature, ni un phénomène contre nature, mais le résultat d'un travail qui se
fonde sur une aptitude naturelle à recevoir les vertus, dans la mesure où la
puissance appétitive qui est en nous est apte par nature à recevoir la forme de
la raison, comme on retrouve chez les bêtes une aptitude naturelle à recevoir,
dans la mesure où elles le peuvent, une conformité à la vie de l'homme.
Mais la finalité ultime de tout cela, c'est
simplement d'en venir à ce que l'homme fasse l'expérience de la felicitas, c'est-à-dire de la vie
heureuse dans la mesure où elle est possible ici-bas, c'est-à-dire des
opérations qu'il pose d'abord en lui-même, opérations de contrôle de ses
propres appétits, de force pour surmonter ses peurs, de prudence dans l'examen
d'une difficulté et de justice à l'égard des autres. C'est alors qu'il
expérimentera qu'il est vraiment maître de sa vie, qu'il est vraiment libre,
car il sera devenu capable de faire ce qu'il veut et non seulement de le rêver,
et même d'éprouver pour lui-même une certaine estime; au contraire, balotté par
les caprices infiniment variables de ses passions, il en vient rapidement à se
mépriser lui-même. C'est là, il me
semble, tout l'enjeu de la seule vie qui nous est offerte ici-bas. Il est
intéressant de noter à ce sujet le portrait qu'Aristote, commenté par
Saint-Thomas, fait de l'homme pervers (4).
Et si le bonheur se définit par l'opération
vertueuse, c'est-à-dire celle qui est conforme à la raison droite, la vertu morale
qui y conduit, se définit par un ¨habitus¨,
une disposition, imprimée dans l'appétit, à obéir à la raison, tout comme le
sceau imprimé dans la cire, qui était déjà apte à le recevoir, marque
l'intention que la raison voulait signifier par là. Le bonheur est la fin
ultime, la vertu le moyen qui y conduit. Or, comme nous venons de le dire,
Aristote définit la vertu comme étant un habitus,
certes, mais plus précisément un habitus
electivus, que je me permets de traduite par une disposition à choisir, et
à choisir le bien. Il est important d'insister là-dessus, car il est possible,
nous le voyons, de connaître le bien à faire, mais de ne pas être disposé à le
faire à cause d'habitudes contraires à
l'action bonne qui est la fin que notre intelligence conçoit et que notre
volonté veut mais qu'elle ne peut accomplir parce qu'elle n'en a pas les
moyens: aussi, cet habitus electivus,
la vertu, se présentant comme cette disposition, cette sorte de forme par
laquelle l'homme devient immédiatement capable de choisir le bien, devient donc
cet instrument concret qui rend l'homme véritablement libre de parvenir au
bonheur.
Or, la vertu découle de la présence du rationnel
en l'homme. En effet, là où la nature seule est présente, il ne peut en être
autrement et il n'y a pas de place pour cet habitus electivus qu'est la vertu.
Or, comme Aristote le répète à plusieurs
occasions, le rationel existe sous deux formes chez l'homme: par essence, dans
la puissance de la raison elle-même, et par participation, à savoir dans la puissance
appétitive sensible où les appétits sensibles sont aptes par nature à obéir à
la raison. Il existera donc chez l'homme les vertus intellectuelles d'une part,
les vertus morales d'autre part. Les premières ont pour sujet la raison à
laquelle elles donnent sa perfection par l'acquisition de la science, de la
sagesse, etc. Les deuxièmes, comme la tempérance, le courage, la justice etc.,
ont pour sujet les appétits sensibles auxquels elles donnent la forme de la
raison et qu'elles conduisent à leur perfection pour qu'ils contribuent eux
aussi au bien de l'ensemble de l'homme sous la conduite de la raison.
À la lecture de l'Éthique de Nicomaque, nous voyons clairement que le Philosophe
range la prudence parmi les vertus intellectuelles. Cela peut être cause
d'étonnement: ne conçoit-on pas la prudence comme une vertu par laquelle on est
disposé à choisir, parmi les actions à poser, celle qui est la meilleure, et
donc à la voir comme une vertu morale? C'est pourquoi Aristote fait de
nombreuses distinctions à ce sujet. Tout d'abord, il est évident que c'est par
la prudence que nous délibérons et jugeons de ce dont nous avons délibéré pour
en arriver à commander ce qui doit être fait. Or, délibérer et juger sont
proprement des actes de la raison et c'est la raison que la prudence veut conduire à sa perfection dans la réalisation
de ces actes. La prudence est donc une vertu intellectuelle quant à son sujet.
Mais la prudence n'est pas que dans la raison. En effet, elle aussi est un habitus electivus. Or, toute electio suppose un bien vers lequel tend
l'appétit. C'est pourquoi Thomas d'Aquin, commentant Aristote, définit l'électio, le choix, comme étant un appetitus intellectivus, c'est-à-dire un
appétit éclairé par l'intelligence ou la raison.
Rappelons simplement quelques vérités. La vertu
est une disposition acquise qui rend bon celui qui la possède ainsi que les
actions posées par ce dernier. Un effet qui est bon doit procéder d'une cause
qui est bonne. Dans le cas de l'agir humain, le choix, acte prudentiel qui
procède de la délibération, doit donc être bon pour que l'agir soit bon. Mais
nous venons de dire que le choix suppose
nécessairement l'intervention de ces deux principes d'action que sont la raison
et l'appétit. Et si le choix doit être bon pour conduire à un agir qui est bon,
il est nécessaire, pour correspondre à la définition de la vertu morale, de
satisfaire à deux conditions: il faudra que la raison soit vraie d'une part et
que l'appétit soit droit ou juste d'autre
part en désirant ce que la raison affirme être vrai.
Mais il existe deux manières pour l'appétit
d'être droit: à l'égard de la fin d'un part, à l'égard des moyens ordonnés à la
fin d'autre part. En effet, c'est le même appétit qui tend à la fois à la fin
et aux moyens, lesquels ne sont désirés que pour la fin à laquelle ils
conduisent. La fin étant, dans l'intention, manifestement antérieure aux
moyens, il s'ensuit que la rectitude de l'appétit à l'égard de la fin sera
antérieure à celle qui se rapporte aux moyens. Or, la découverte des moyens,
c'est proprement la prudence qui l'opère par ses actes de délibération, de
jugement et finalement de choix. Il en résulte donc que la rectitude de
l'appétit à l'égard de la fin est le principe qui détermine la raison droite dans
les actes de la prudence puisque c'est d'après cette fin que se décide le choix
des moyens. Et qu'est-ce qui rend droit l'appétit à l'égard de la fin? C'est
que cette fin est donnée par la nature: en effet, tous veulent naturellement
être heureux, ne pas nuire à leur prochain, user des plaisirs du toucher avec
modération, ne pas voler, etc. C'est par la suite, en ayant ces objectifs
naturels à l'esprit que l'homme délibère pour trouver les moyens de réaliser
cela concrètement dans sa vie.
Néanmoins, ce n'est pas parce que ces fins sont
naturelles qu'elles sont nécessairement suivies. L'homme poussé par des
passions véhémentes, peut prendre la femme de son voisin, détruire sa
réputation, et même le supprimer sur le coup de la colère. C'est pourquoi les vertus
morales sont nécessaires pour conserver sain le jugement de la raison sur ces
fins. En se livrant à l'impétuosité
d'appétits toujours grandissants, l'homme pervers ne voit plus les véritables
fins auxquelles il devrait ordonner sa vie qu'il oriente désormais vers les
seuls biens qu'il estime être absolus, les plaisirs. Au contraire, celui qui
est tempérant, habitué à dominer ses appétits et à les régler selon la raison,
conserve juste sa vision sur les véritables fins à réaliser et qui sont comme les principes fermes sur lesquels il
règle toutes ses opérations. L'homme pervers, au contraire, abandonne aisément
ces principes et, se livrant au relativisme et aux caprices de ses passions, ne
voit plus que le plaisir comme absolu. Ou bien on règle son comportement sur
des fins qui sont justes et qui règlent sa vie, ou bien, en s'abandonnant à la
tyrannie de ses appétits, on conforme ses principes à ses moeurs déréglées.
Or cette rectitude de l'appétit à l'égard des
principes, à savoir des fins qui sont naturelles, conservée par les vertus
morales (tempétance, courage, etc.), nous avons déjà dit que c'est elle qui
détermine la recherche des moyens dans la délibération de la raison; c'est donc
elle qui est la mesure de la vérité de la raison pratique, c'est-à-dire de la
raison qui délibère dans la recherche des véritables moyens pour parvenir à la
fin. Ces moyens ne sont pas donnés par la nature, c'est la raison qui les
découvre, mais à la lumière des véritables fins données par la nature, tout
comme les conclusions de la recherche spéculative ne sont pas données par la
nature, c'est la raison qui les découvre, mais en s'appuyant sur les tout
premiers principes donnés par la nature.
Mais une fois que les moyens sont découverts par la raison droite, la
prudence, cette dernière devient à son tour la mesure de la rectitude de
l'appétit puisque ce dernier doit se conformer au choix opéré par la raison. En
conclusion, la rectitude de l'appétit (par les vertus morales) à l'égard de la fin
est la mesure de la vérité de la raison pratique (la prudence) dans sa
recherche des véritables moyens, alors que cette dernière est la mesure de la
rectitude de l'appétit à l'égard des moyens découverts. Dans le premier cas, il
y a conformité de la raison à la rectitude de l'appétit sous le rapport de la
fin, dans le deuxième il y a conformité de l'appétit qui est droit à la raison
qui est vraie, sous le rapport des moyens.
Cette antériorité de la nature comme principe de
la raison droite, qui délibère sur les moyens à privilégier dans le domaine de
l'agir, n'est pas étonnante chez Aristote. Ce dernier en fait la promotion dans
tous les domaines où s'exerce l'activité de la raison. Nous avons souligné dans
le paragraphe qui précède qu'il en va de même dans l'activité proprement
rationnelle de la vie spéculative dans laquelle la raison, pour fonder la
fermeté de ses conclusions, les appuie sur les tout premiers principes, comme
le principe de non-contradiction. Dans un tout autre domaine, celui de la
raison droite à l'égard des choses à fabriquer, là aussi la raison n'a pas à
inventer son principe, son point de départ: là encore, c'est la nature qui le
lui donne en mettant à sa disposition la matière à partir de laquelle, par son
travail, elle réalisera la forme qu'elle a déjà à l'esprit. Et même si elle ¨invente¨ un nouveau matériau, elle ne le
crée pas au sens propre, mais elle le produit toujours à partir d'une matière
déjà donnée par la nature. Il n'y a rien d'étonnant à ce que la nature soit
première, à des titres divers (comme fin, matière, agent, etc.) par rapport à
l'activité de la raison parce que, en définitive, l'homme et la raison
elle-même sont des êtres de nature, donnés par la nature.
Mais la raison droite des choses à fabriquer ne
présuppose pas la nature uniquement sous le rapport de la matière, c'est-à-dire
en tant que point de départ à partir duquel elle réalise la forme visée, comme
le bois est le principe du lit ou de la chaise. Elle la présuppose aussi et
surtout en tant que fin, car si l'homme veut réaliser la forme lit ou chaise,
c'est en vue de répondre à des besoins qui sont, disons le mot, naturels, des
besoins que l'homme n'a pas inventés mais avec lesquels il est né: s'asseoir et
dormir. Et il en va de même de tous les arts: toute leur existence ne vise qu'à
répondre à des besoins naturels à des niveaux différents: l'art culinaire pour
satisfaire le besoin naturel de manger; l'art de la logique pour combler le
désir naturel de discerner le vrai du faux, surtout du faux qui a l'apparence
du vrai. Et ces besoins naturels sont les principes permanents des
délibérations qui conduisent à découvrir les moyens de les satisfaire, tout
comme les fondations sont les assises permanentes de la solidité de la maison.
Par conséquent, suite aux considérations
précédentes, la prudence est une vertu intellectuelle car elle donne sa
perfection à une puissance naturelle qui est rationnelle par essence, la
raison. En effet, dans la délibération, c'est proprement la raison qui opère en
produisant des raisonnements, en syllogisant comme dirait Aristote. Et dans ses
raisonnements, la raison prend comme principes les fins à partir desquelles
elle recherche les moyens de les réaliser concrètement: il faut en toutes choses
user avec modération des plaisirs du toucher, il ne faut pas causer chez autrui
les torts qu'on ne voudrait pas subir de sa part, comme le voler, le
maltraiter, etc. Mais ce n'est qu'au moyen des vertus morales (justice,
tempérance, etc.) que l'homme conserve un jugement droit sur ces principes qui
font partie de l'acte prudentiel lui-même. L'acte prudentiel lui-même se trouve
donc comme à être investi de l'intérieur
par les vertus morales qui conservent intacts ses principes. C'est pourquoi la
prudence, contrairement à l'art ou à la science, n'a pas besoin d'une morale
pour rectifier son usage comme de l'extérieur, car la conservation de ses
principes relatifs aux véritables fins suppose un appétit déjà rectifié. C'est
ce qui explique que la prudence, raison droite, bien qu'elle soit
essentiellement une vertu intellectuelle quant au sujet, soit aussi rangée dans
les vertus morales en raison de son affinité avec ces dernières qui conservent
ses principes.
Les vertus morales, qui incluent la prudence
entendue comme nous venons de le dire, sont donc ces dispositions acquises
grâce auxquelles il est possible de retrouver dans l'homme une unité, une
harmonie entre la partie essentiellement rationnelle de l'âme et celle qui peut
l'être par participation, la partie appétitive de l'âme sensible. Ce sont elles
qui rendent possible que ce que la raison connaît comme étant un bien, non
seulement la volonté le veut, mais les passions, domestiquées en quelque sorte,
se rangent d'elles-mêmes au commandement de la volonté. C'est alors qu'il
existe en l'homme une paix, par opposition à une rébellion déclarée, et que ce
dernier a le pouvoir de faire ce qu'il veut, c'est-à-dire d'être libre, et de
réaliser en lui le bien suprême qu'il désire naturellement le plus au monde: être
heureux.
Mais la vertu morale et la prudence sont des
vertus proprement humaines, en tant que l'homme est un composé d'une âme et
d'un corps, et par conséquent le bonheur auquel elles conduisent, celui de la
vie active, est un bonheur proprement humain. Or, pour Aristote, le bonheur de
la vie spéculative, celui de la seule contemplation et qui est le propre de
l'intelligence, a quelque chose de divin. En effet, aux yeux du Philosophe, la
divinité, qui est pure Intelligence, jouit d'une félicité parfaite. Aussi,
l'homme le plus heureux sera celui dont l'activité sera le plus à la
ressemblance de l'activité de la vie divine. Or, telle est l'activité de la vie
contemplative. Donc, l'homme le plus heureux sera celui dont la vie est la plus
consacrée à l'activité contemplative. Or, cet homme, c'est le sage qui est
particulièrement aimé et récompensé par la divinité parce que cette dernière ¨ se complaît à ce qu'il y a dans l'homme de
meilleur et ce qui présente avec elle le plus d'affinité; or, ce ne peut être que
l'esprit. ¨ (5).
Parmi les causes du bonheur, Aristote n'hésite
pas à mentionner la divinité: ¨ Il est
rationnel de voir dans le bonheur un présent des dieux, d'autant plus qu'il est
pour l'homme le plus précieux des biens. ¨ (6). En effet, le plus précieux
des biens, pour être atteint, exige la puissance la plus grande et la divinité,
de par ce qu'elle est, est en mesure de donner ce qu'elle possède ou plutôt ce
qu'elle est : l'être dans toute sa perfection, ainsi que l'entend encore le
Philosophe: ¨ Or l'être, qui dès
maintenant possède le bien, c'est Dieu, attendu que ce qui le caractérise,
c'est d'être immuable. ¨ (7). Tout ce traité d'Aristote, commenté par
Thomas d'Aquin, porte donc sur le bonheur tel qu'il est accessible ici-bas dans
la mesure du possible, c'est-à-dire d'une manière qui comporte nécessairement
des limites, même dans son sommet qui est la vie spéculative. Mais outre ce
bonheur dont le désir nous est donné par la nature, il en est un autre, tout
aussi naturel: celui d'être parfaitement et éternellement heureux. Or, un tel
bonheur est impossible ici-bas. Il est donc encore bien davantage difficile à atteindre que le
premier. En fait, ce bonheur est totalement hors de portée des seules capacités
humaines. Et pourtant, c'est ce bonheur que l'homme porte secrètement au plus
profond de son coeur et que rien ici-bas ne peut complètement satisfaire. Il
exige donc, bien davantage que le bonheur d'ici-bas, le recours à la divinité.
En effet, deux constats manifestent que la
nourriture est essentiellement un bien pour l'homme et qu'elle doit exister
pour satisfaire sa vie: premièrement, c'est qu'il se porte bien lorsqu'il y a
accès; deuxièmement, c'est qu'il dépérit lorsqu'il en est privé. Il en va de
même du désir naturel dans l'homme d'un bonheur absolu. La détresse de notre
monde sans Dieu, d'une humanité orpheline de son vrai Père, tend à montrer non
seulement que Dieu est nécessaire au bonheur humain, mais aussi que cet Être
doit exister. Car la nature a non seulement donné à l'homme tout ce qui est
nécessaire à sa survie, mais aussi une inclination naturelle à sa vie en
plénitude. Aussi est-il raisonnable d'affirmer, avec Saint-Thomas: ¨ Et quia non est inane naturae desiderium,
recte existimari potest quod reservatur homini perfecta beatitudo post hanc
vitam. ¨ (8). Et nous pouvons ajouter que si la présence de Dieu est
nécessaire au bonheur relatif d'un être humain ici-bas, il l'est manifestement
encore bien davantage au bonheur d'un être humain dans l'au-delà.
Outre la vertu, la loi est nécessaire pour
parvenir au bonheur. Et cette nécessité, selon Aristote, se fonde sur la
condition humaine. Saint-Thomas, le commentant, affirme: ¨ Hominum multitudo talis est, quod magis sequitur sensum quam
intellectum. ¨ (9). Et Aristote lui-même nous donne de l'humanité un
portrait peu rassurant: ¨ N'est-ce pas ce
à quoi tendent la plupart des hommes qui recherchent avec avidité ces biens (corporels)
qu'ils jugent les meilleurs. Comme ces
hommes composent la majorité de l'humanité et du fait que cette humanité est
vicieuse...¨ (10). En effet, si cette humanité est vicieuse, il ne faut
certainement pas attendre d'elle qu'elle agisse par pur amour de la vertu, même
lorsqu'elle posera des actions dites vertueuses, mais elle y sera poussée par des motivations
d'un autre ordre: gagner la confiance d'un autre en vue d'un profit ou même en
vue de le tromper, s'attirer l'estime de son entourage, le prestige, etc.
Alors, qu'est-ce qui peut amener un homme à faire
le bien si ce seul bien ne suffit pas de lui-même, dans la plupart des cas, à
susciter chez l'homme le désir de le posséder? La crainte. La crainte du regard
des autres sur soi, de son propre regard sur soi-même (car tous veulent avoir
un regard favorable sur eux-mêmes), et surtout la crainte du châtiment à subir
si on fait le mal. C'est là tout le pouvoir qu'exerce la loi sur le coeur
humain. Si le principe d'une action bonne ne se trouve pas à l'intérieur même
du coeur humain, il doit exister en dehors de lui pour le contraindre en quelque
sorte à la poser malgré lui. C'est le rôle joué par la loi dans la société pour
en favoriser une certaine unité, une certaine cohésion. César lui-même
affirmait: ¨ Qu'ils me haissent, pourvu
qu'ils me craignent! ¨. La loi possède ce pouvoir de contraindre le coeur
de l'homme à ne pas exécuter un projet qui est essentiellement vicieux et qu'il
accomplirait autrement, simplement parce qu'il craint le châtiment que cet acte
entraînerait, d'autant plus que la loi, contrairement à l'autorité paternelle, est
moins susceptible de se laisser fléchir par les tentatives de manipulation.
Avec le temps, cette influence de la loi sur le
comportement humain devient de moins en moins contraignante, de moins en moins
violente, car avec l'habitude, il devient naturel en quelque sorte d'obéir à la
loi, comme de se conformer aux lois qui régissent la circulation routière. La
répétition de l'acte qui se conforme à la loi le rend de plus en plus naturel,
tout comme, par la répétition et l'habitude, l'acte qui n'est que matériellement
vertueux finit par devenir formellement vertueux. Malgré tout cela, il est
raisonnable de poser la question du bien fondé de la loi. Ce n'est pas parce
qu'une loi est promulguée qu'elle est bonne. Une loi ne se justifie pas
d'elle-même. Il faut encore voir sur quoi elle repose, la fin visée par le
législateur. Pour rendre l'homme bon, il faut promulguer des lois qui sont
bonnes. Et puisque ce sont les hommes qui font les lois, il est raisonnable de
penser que si des hommes de pouvoir sont mauvais, ils feront la promotion de
loi qui sont mauvaises visant à satisfaire des intérêts particuliers au lieu de
répondre au bien commun, à tous les points de vue, de l'ensemble de la société.
Qu'est-ce qui permet de juger du bien-fondé d'une loi?
Celui qui fait déjà le bien et qui le fait per viam amoris, il n'a pas besoin
d'être contraint par la poussée extérieure de la loi pour bien agir. Mais à
l'égard de celui qui est disposé à faire le mal ou chez qui on ne retrouve pas
un amour ou une disposition naturelle à faire le bien, la loi doit de soi détenir
une autorité pour agir per viam timoris.
Et cette autorité, on pourrait se demander d'où elle la tient. Or, il est
évident que la loi civile procède de l'homme d'une certaine manière puisque
c'est lui qui promulgue les lois de la cité. Et toute loi tire son autorité de
l'origine d'où elle procède. Il faut donc que cette origine comporte en
elle-même une supériorité qui la fera craindre ou qui, du moins, sera capable
de susciter du respect de la part de la majorité ou de la totalité des hommes
car la finalité ultime de la loi c'est de parvenir à une certaine unité, à une
certaine cohésion sociale. Car si la cité n'est qu'une juxtaposition d'intérêts
individuels et de visions personnelles de l'homme ayant peu en commun, elle se
prête facilement à la division, à la dissolution.
Il est donc clair que je ne considère pas la loi
de la même manière selon qu'elle vient de Jules César ou simplement de mon
voisin. Mais Jules César lui-même, en tant qu'humain, est mon égal et en tant
que tel, il ne m'est pas supérieur. Mais s'il parle au nom d'une autorité qui
lui est supérieure et qui est telle à l'égard de tous les humains, alors
j'aurai davantage raison de le craindre ou de le respecter. Pourquoi me
soumettrais-je à la volonté d'un autre plutôt qu'à la mienne alors que cet
autre est comme un autre moi-même? On entend souvent, comme réaction à l'égard
d'un homme qui émet une opinion, les paroles suivantes: ¨ Mais pour qui se prend-il, celui-là ? ¨ On laisse alors entendre
qu'il se prend pour un autre. Il faut en effet être un ¨ autre ¨, ou autre qu'un humain pour avoir une véritable autorité
sur un être humain. C'est pourquoi le monde romain se représentait Jules César
comme un dieu. L'histoire nous montre que toute autorité d'un homme sur son
semblable est fragile et éphémère.
L'idée sous-jacente à ces propos, c'est que le
principe de l'unité entre les parties d'un tout doit être autre, c'est-à-dire
être, en quelque sorte, d'une autre nature que les parties elles-mêmes pour en
assurer l'unité. Ce n'est pas le seul ajout d'une nouvelle partie qui engendre
l'unité entre toutes les parties: il faudrait encore se demander ce qui unifie
cette nouvelle partie à celles qui la précèdent. C'est vrai des choses
artificielles que nous créons, comme une maison, et c'est vrai aussi des choses
naturelles que nous n'avons pas créées. C'est parce que je vise telle forme,
telle maison par exemple, que j'assemble les matériaux de telle façon et que
son usage sera tel; et c'est parce que tel vivant possède telle forme, celle
d'un béluga par exemple, que les parties de son corps sont organisées de telle
manière et que ses moeurs seront telles. Il en va de même pour la loi: elle
doit être l'expression de quelque chose qui est autre que l'homme en tant que
tel pour favoriser l'unité des hommes dans la cité. C'est déjà ce qu'exprime la
loi qui stipule qu'il est mal que l'homme prenne le bien d'un autre, car cette
loi, bien qu'elle soit écrite et exprimée par un homme, n'est pas à proprement
parler une loi humaine. Celui qui la proclame joue le rôle d'un ambassadeur,
d'un messager en quelque sorte: il est l'ambassadeur de la nature. En effet,
celui qui se fait voler, même le voleur, éprouve un sentiment naturel d'injustice. Ce n'est pas parce
qu'une loi est écrite qu'elle est humaine: autrement, toutes les lois physiques
et biologiques, qui sont écrites, seraient humaines.
Bien sûr, il existe des lois qui sont proprement
humaines et qui, pour cette raison, sont contingentes, pourraient être autres
qu'elles ne sont. En Angleterre, la circulation automobile s'effectue à gauche
alors qu'en France elle s'opère à droite. Néanmoins, ces deux lois humaines se
fondent toutes les deux sur une loi naturelle: la raison d'être de ces lois,
c'est la conservation de la vie humaine sur les routes de ces pays. Comme le
dit Saint-Thomas dans ce Commentaire, ¨ justum
legale aut positivum semper oritur a naturali ¨ (11). ¨ Le juste légal tire toujours son origine du
juste naturel. ¨ Les lois naturelles sont bonnes parce qu'elles visent à
répandre, conserver et augmenter la vie. Reste à la raison droite à les
appliquer dans des actions déterminées en respectant les circonstances
appropriées. Les lois humaines seront donc elles aussi bonnes dans la mesure où
elles seront fondées sur les lois naturelles. C'est dans cette mesure aussi
qu'elles seront susceptibles de susciter un respect de la part des citoyens car
ils verront qu'à travers le législateur, ce n'est pas seulement un tel qui
parle, mais c'est plutôt la nature qui parle à travers lui. Cela fait une
grande différence quant au regard qu'on pose sur l'homme selon qu'on y voit
seulement l'homme, avec ses limites et ce qui est éphémère en lui, ou selon
qu'on y voit ce qu'il représente s'il y a lieu, c'est-à-dire l'expression de ce
qui possède véritablement l'autorité et qui est sans limite et éternel.
Le lecteur pourrait être surpris de voir
Aristote, dans un traité consacré à l'éthique, réserver de nombreux chapitres à
l'examen de l'amitié. On y voit d'abord le Philosophe distinguer les sortes
d'amitié pour manifester que l'amitié ne se dit pas par univocité de toutes les
sortes d'amitié mais qu'elle s'attribue à ses espèces par analogie, c'est-à-dire
qu'elle s'attribue per prius ou au
sens propre à l'amitié fondée sur la vertu, l'amitié honnête, et comme
secondairement à l'amitié fondée sur le plaisir et à celle qui repose sur
l'utilité. Bien sûr, l'homme vertueux est lui aussi agréable et utile à son
ami, mais ce n'est ni pour l'un ni pour l'autre de ces motifs qu'il le
fréquente: c'est pour la vertu à laquelle il a consacré et conformé sa vie. La
vie de celui qui consacre sa vie au plaisir et à l'utile est une vie qui est
toute tournée vers soi. Celle de l'homme vertueux est toute tournée vers un
idéal réalisable et réalisé en lui, idéal qui est autre que lui, quelque chose
de plus grand que lui et auquel il a décidé de faire participer sa vie. De
fait, on pourrait dire que l'homme vertueux a choisi de mettre sa vie au
service de la vertu à laquelle sa vie finit par s'identifier dans une certaine
mesure. Et cette vertu, c'est le vrai, le beau et le juste incarné dans la vie
pratique.
Aussi, la raison pour laquelle l'amitié est
nécessaire au bonheur, c'est que l'homme honnête ou vertueux, dont la vie est
l'expression de la vertu, ayant l'habitude de fréquenter et de contempler le
beau et le vrai dans sa vie pratique, à l'occasion de la présence se son ami,
éprouve de la joie à contempler ce beau et ce vrai accompli dans un autre que
lui. Disons-le autrement: ce que l'homme vertueux aime par dessus tout, c'est
la vertu à laquelle il a conformé sa vie; or, la présence de l'ami est la
manifestation de l'actualisation de la vertu dans un humain concret; c'est
pourquoi il aime son ami, et il l'aime pour lui-même, parce que sa vie s'est
identifiée à la vertu. À l'inverse, l'ami utile n'est pas aimé pour lui-même
mais pour le profit qu'il nous apporte, tout comme l'ami qu'on fréquente pour
le plaisir qu'on y trouve n'est pas aimé pour lui-même mais pour la stimulation
qu'il procure à l'égard des objets communs pour lesquels on éprouve du plaisir.
C'est pourquoi il faudrait plutôt parler de joie
que de plaisir pour l'amitié qui se fonde sur la vertu, parce que la faculté
capable de s'élever au beau et au vrai de la vertu, objets de nature
spirituelle, comme accomplissements de l'être humain, c'est notre raison ou
notre intelligence. Or, chez Aristote, notre raison ou notre intelligence est
une réalité qui a quelque chose de divin. C'est pourquoi, jouir d'une amitié
qui se fonde sur la vertu, c'est déjà ici-bas avoir une fréquentation de Dieu
en quelque sorte, parce que l'ami vertueux est un sage qui a conformé sa vie au
bien, lequel, dans sa perfection ultime, s'identifie à Dieu ainsi que l'a déjà
souligné Aristote (7). En conséquence, l'homme qui a le bonheur de fréquenter
un ami vertueux reçoit sans doute une consolation de cette fréquentation, car
cette vie n'est certes pas dépouvue, même pour l'homme honnête, de tristesses
et de chagrins consécutifs aux mauvaises fortunes. Mais surtout, il se trouve à
être considérablement stimulé, par cette fréquentation, à poursuivre le chemin
de la vertu qui conduit au bonheur car leurs échanges réciproques nourrit leur
espérance de jouir d'un bonheur en plénitude et permanent, car ce désir est
bien naturel et ce que la nature donne, elle ne le donne jamais en vain, comme
l'a déjà souligné Saint-Thomas (8) dans son commentaire de ce traité
d'Aristote.
À Neuville, Québec, ce 10 octobre 2024.
Serge Pronovost.
(1) Aristote, Physique,
L. 11, ch. 1, 193a, Les Belles Lettres, Paris, trad. Carteron, 1983.
(2) Saint-Thomas d'Aquin, Commentaire de l'Éthique de Nicomaque d'Aristote, L. 11, l. 11, n.
257, Marietti, 1954: ¨ Bonum cujusque rei
est in hoc quod sua operatio sit conveniens suae formae. Propria autem forma
hominis est secundum quam est animal rationale. Unde oportet quod operatio hominis sit bona ex hoc quod
est secundum rationem rectam. ¨
(3) Aristote, Éthique
de Nicomaque, trad. Voilquin, Garnier, Paris, 1950, L. 1, ch. 9, pp. 31-32.
(4) Aristote, Éthique
de Nicomaque, trad. Voilquin,
Garnier, Paris, 1950, L. X, ch. 4, p. 421.
(5) Aristote, Éthique
de Nicomaque, trad. Voilquin, Garnier, Paris, 1950, L. X, ch. 8, p. 497.
(6) Aristote, Éthique
de Nicomaque, trad. Voilquin, Garnier, Paris, 1950, L. 1, ch. 9, p. 31.
(7)
Idem,
L. 1X, ch. 4, p. 419.
(8) Saint-Thomas d'Aquin, Commentaire sur l'Éthique de Nicomaque d'Aristote, Idem, L. 1, l.
16, n. 202.
(9) Saint-Thomas d'Aquin, Commentaire sur l'Éthique de Nicomaque d'Aristote, Idem, L. 1X, l.
8, n. 1864.
(10) Aristote, Éthique de Nicomaque, trad. Voilquin, Garnier, Paris, 1950, L. 1X,
ch. 8, p. 433.
(11) Saint-Thomas d'Aquin, Commentaire sur l'Éthique de Nicomaque d'Aristote, Idem, L. V, l.
12, n. 1023.
Aristote
montre quelle est la matière sur laquelle porte la philosophie morale, quel est
son sujet, quelle est sa fin, et quelle est la diversité qu'on retrouve entre
les fins.
1. Comme le dit le Philosophe au début de la Métaphysique (982a17), il appartient au
sage d'ordonner. La raison en est que la sagesse est la perfection la plus
élevée de la raison. En effet, bien que les puissances sensitives connaissent
certaines choses prises absolument, cependant c'est à l'intellect seul ou à la
raison qu'il appartient de connaître l'ordre ou le rapport d'une chose à une
autre. On retrouve cependant deux sortes d'ordre dans les choses. Le premier
est certes celui qui se rapporte aux
parties d'un tout ou d'une multiplicité entre elles, comme les parties de la
maison qui sont ordonnées entre elles. Le deuxième est celui des choses
elles-mêmes par rapport à leur fin, et ce dernier ordre est plus important que
le premier. En effet, comme le dit le Philosophe au onzième livre de la Métaphysique (1075a13), l'ordre des
parties de l'armée entre elles est en vue de l'ordre de l'ensemble de l'armée
par rapport à son chef. Or, c'est de quatre manières que l'ordre se rapporte à
la raison. Il y a en effet un ordre que la raison ne fait pas mais qu'elle considère
seulement, et tel est l'ordre des choses naturelles. Il y a un deuxième ordre
que la raison, par son opération, fait dans l'acte qui lui est propre, comme
lorsqu'elle ordonne entre eux ses concepts ainsi que les signes de ses concepts
que sont les mots. Il y a aussi un troisième ordre que la raison, en
délibérant, réalise dans les opérations de la volonté. Il y a enfin un
quatrième ordre que la raison, par son opération, réalise dans les choses
extérieures et dont elle-même est la cause, comme celui qu'elle produit dans
une armoire ou dans une maison.
2. Et parce que l'exercice de la raison tire sa
perfection d'un habitus, les sciences se distingueront d'après chacun de ces
différents ordres que la raison considère. En effet, c'est à la philosophie de la
nature qu'il appartient de considérer l'ordre des choses que la raison humaine
examine sans le faire, de manière à voir aussi la métaphysique comme étant
comprise dans la philosophie de la nature. Cependant, l'ordre que la raison,
par son opération, fait dans l'acte qui lui est propre, relève de la
philosophie rationnelle à laquelle il appartient de considérer l'ordre des
parties d'un discours entre elles, ainsi que l'ordre des principes entre eux et
à l'égard des conclusions. Mais l'ordre des actions volontaires relève de
l'étude de la philosophie morale. Enfin, l'ordre que la raison, par son
opération, produit dans les choses extérieures constituées par la raison
humaine relève des arts mécaniques. Ainsi donc, il appartient en propre à la
philosophie morale, sur laquelle se porte présentement notre intention, de
considérer les opérations humaines, à la fois en tant qu'elles sont ordonnées
entre elles et en tant qu'elles sont
ordonnées à leur fin.
3. Mais j'appelle opérations humaines celles
qui procèdent de la volonté de l'homme qui suit l'ordre de la raison. Car si
l'on retrouve dans l'homme des opérations qui ne sont pas soumises à la volonté
et à la raison, on ne les appelle pas humaines à proprement parler, mais plutôt
naturelles, comme on le voit dans les opérations de l'âme végétative,
lesquelles ne tombent en aucune manière sous la considération de la philosophie
morale. Et tout comme le sujet de la philosophie naturelle est le mouvement ou
l'être mobile, de même le sujet de la philosophie morale est l'opération
humaine ordonnée à une fin, ou encore l'homme en tant qu'il agit volontairement
en vue d'une fin.
4. Il faut cependant savoir que parce que
l'homme est naturellement un animal social, étant donné qu'il a besoin pour
vivre d'une grande diversité de choses qu'il ne peut confectionner à lui seul,
il s'ensuit que l'homme est naturellement une partie d'une multitude grâce à
laquelle il trouve un secours pour bien vivre. Et il a certes besoin de ce
secours pour deux fins. Premièrement, pour les choses qui sont nécessaires à la
vie, sans lesquelles la vie présente ne peut se réaliser, et c'est pour ces
choses que la multitude domestique porte secours à l'homme qui en est lui-même
une partie. Car c'est de ses parents que tout homme reçoit à la fois sa
génération, sa nourriture et son éducation. Et de la même manière, les
individus qui composent la famille domestique se portent mutuellement secours
pour les choses qui sont nécessaires à la vie. Deuxièmement, l'homme trouve un
secours, dans cette multitude dont il fait partie, pour parvenir à une vie
parfaitement suffisante, afin qu'il n'en vienne pas seulement à vivre, mais à
bien vivre, possédant alors tout ce qui peut combler sa vie: et c'est pour
parvenir à cette fin que l'homme trouve un secours dans la multitude civile
dont il est une partie, non seulement pour les biens corporels par rapport
auxquels on trouve bien sûr dans la cité de nombreux métiers qu'une seule et
même maison ne peut avoir à sa disposition, mais aussi pour les choses morales,
c'est-à-dire dans la mesure où le pouvoir public est capable de contenir, par
la crainte d'un châtiment, une jeunesse insolente que les avertissements
paternels ne peuvent corriger.
5. Il faut cependant savoir qu'un tel ensemble,
soit la multitude civile, soit la famille domestique, ne possède que l'unité de
l'ordre selon laquelle il n'est pas un absolument. C'est ce qui explique que la
partie d'un tel ensemble ou d'un tel tout peut posséder une opération qui n'est
pas celle du tout, tout comme le soldat qui fait partie d'une armée possède une
opération qui n'est pas celle de toute l'armée. Le tout lui-même possède
néanmoins aussi une opération qui n'est pas propre à l'une des parties mais qui
est celle du tout, par exemple l'attaque de toute l'armée. De même, la traction
du navire est l'opération de la totalité de ceux qui tirent le navire. Il
existe cependant une sorte de tout dont l'unité n'est pas simplement une unité
d'ordre, mais une unité de composition, de lien ou même de continuité, selon
laquelle une chose est une absolument; dans ce cas, il n'existe aucune
opération d'une partie qui ne soit pas aussi celle du tout: dans les réalités
continues, en effet, le mouvement du tout s'identifie à celui de la partie, et
il en va de même dans les réalités composées ou liées car alors l'opération de
la partie est principalement celle du tout. C'est pourquoi, dans ce cas, la
considération du tout et celle de ses parties relèvent d'une même science. Au
contraire, pour les touts qui ne possèdent qu'une unité d'ordre, la
considération du tout et celle de ses parties ne relèvent pas d'une même
science.
6. Il résulte de là que la phisosophie morale
se divise en trois parties. La première, qu'on appelle monastique, considère
les opérations d'un seul et même homme ordonnées à leur fin. La deuxième, qu'on
appelle économique, considère les opérations de la multitude domestique. La
troisième, qu'on appelle politique, considère les opérations de la multitude
civile.
7. Commençant donc à traiter de la philosophie
morale en partant dans ce livre de la première de ses parties qu'on appelle l'Éthique ou morale, Aristote la fait
précéder d'un proème dans lequel il fait trois choses.
En
premier lieu, en effet, il montre ce dont il veut traiter. En deuxième lieu, il
montre le mode selon lequel il doit en traiter, là (1094b11) où il dit : < Il sera certes suffisamment complet s'il
traite etc. >. En troisième lieu, il montre quel doit être l'auditeur
qui étudie cette science, là (1094b27) où il dit: < Mais chacun juge bien de ce qu'il sait etc. >
Au
sujet du premier point il fait deux choses. Premièrement il fait précéder son
propos de certaines notions qui sont nécessaires pour manifester son propos.
Deuxièmement, il manifeste son propos là (1094a18) où il dit: < S'il est vrai qu'il existe quelque fin etc.
>
Au
sujet du premier point il fait deux choses. En premier lieu il présente la
nécessité de la fin. En deuxième lieu il présente le rapport des habitus et des
actes à la fin, là (1094a5) où il dit: < Du
fait qu'il existe de nombreuses opérations etc. >.
Au
sujet du premier point il fait trois choses. Premièrement il explique que
toutes les choses humaines sont ordonnées à une fin. Deuxièmement il présente
la diversité des fins, là où il dit: < Mais
il y a une différence entre les fins etc. >. Troisièmement, il présente
le rapport entre les fins, là où il dit: < Dans le cas où l'on constate certaines fins en plus des actes etc.
>.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente ce
qu'il se propose d'examiner. En deuxième lieu, il manifeste son propos, là
(1094a2) où il dit: < C'est pourquoi
ils se sont bien exprimés, ceux qui ont défini le bien etc. >
8. Au sujet du premier point, il faut
considérer qu'il existe deux principes des actes humains, à savoir l'intellect
ou la raison d'une part, l'appétit d'autre part, lesquels sont des principes
moteurs, ainsi qu'on le dit dans le troisième livre du traité de l'Âme (433b31). Mais dans
l'intellect ou la raison on distingue le
spéculatif du pratique. Dans l'appétit rationnel d'autre part, il faut
distinguer l'élection de l'exécution. Or, tous ces actes sont ordonnés à un
bien comme à leur fin car le vrai est la fin de la spéculation. Pour ce qui est
de l'intelligence spéculative, il parle de l'enseignement par lequel la science
passe du maître au disciple. Pour ce qui est de l'intelligence pratique, il
mentionne l'art qui est la raison droite des choses pouvant être fabriquées,
comme on le voit au sixième livre de ce traité. Puis, quant à l'acte de
l'appétit intellectuel, il présente le choix. Enfin, pour l'exécution, il parle
de l'acte. Mais il ne fait pas mention de la prudence qui, tout comme l'art,
est dans la raison pratique car c'est par la prudence que le choix, à
proprement parler, est dirigé. Il dit donc que chacune de ces opérations tend
manifestement vers un bien comme vers sa fin.
9. Ensuite (1094a2), lorsqu'il dit: < C'est pourquoi ceux-là se sont bien exprimés
etc. >, il manifeste son propos par l'effet du bien. Et à ce sujet il
faut considérer que le bien est compté parmi ce qui est premier, à un point tel
que selon les Platoniciens le bien est vu comme étant antérieur à l'être. Mais
en vérité le bien se convertit avec l'être. Cependant, on ne peut faire
connaître ce qui est premier au moyen de quelque chose qui lui serait
antérieur, mais seulement au moyen de quelque chose qui lui est postérieur,
comme les causes sont connues par les effets qui leur sont propres. Or, puisque
le bien, à proprement parler, est cause motrice de l'appétit, le bien se trouve
à être défini par le mouvement de l'appétit, tout comme une puissance motrice a
coutume d'être manifestée par le mouvement qu'elle engendre. Et c'est pourquoi
Aristote dit que ceux-là même qui ont affirmé cela, à savoir que le bien est ce
que tous désirent, se sont bien exprimés.
10. Et si certains semblent désirer le mal, cela
ne pose pas une difficulté réelle, car ils ne désirent le mal que sous la raison
de bien, c'est-à-dire dans la mesure où ils considèrent que ce mal est un bien;
par conséquent, leur intention se porte essentiellement vers un bien mais
accidentellement vers un mal.
11. Mais lorsqu'il dit (1094a2) que le bien est
¨ ce que tous désirent ¨, il ne
l'entend pas seulement de ceux qui sont doués de connaissance, c'est-à-dire de
ceux qui appréhendent le bien, mais aussi des êtres qui sont privés de
connaissance et qui tendent vers le bien par un appétit naturel, non pas parce
qu'eux-mêmes le connaissent, mais parce qu'ils y sont poussés par un être
connaissant, c'est-à-dire en suivant l'ordination de l'intellect divin, à la
manière dont la flèche tend vers la cible grâce à la direction que lui donne
l'archer. En effet, tendre vers le bien c'est désirer le bien. Et c'est en ce
sens qu'Aristote a dit que tous les êtres désirent le bien dans la mesure où
ils tendent vers le bien. Mais il n'y a pas qu'un seul bien vers lequel tendent
tous les êtres, comme nous le verrons plus loin (1096b34)). Et c'est pourquoi,
aucun bien particulier n'étant décrit ici, Aristote parle seulement du bien
pris communément, car une chose n'est un bien que dans la mesure où elle
ressemble au bien ultime et en est une participation, lequel se trouve à être
désiré en quelque sorte à travers chacun des biens particuliers. C'est ainsi
que l'on peut dire que le vrai bien est ce que tous désirent.
12. Ensuite (1094a3), lorsqu'il dit: ¨ Mais la différence etc. ¨, il montre la
différence qu'on retrouve entre les fins. Et à ce sujet il faut considérer que
le bien final auquel tend l'appétit de chacun est la perfection ultime. Or, la
perfection première se présente à la manière d'une forme alors que la seconde
se présente à la manière d'une opération. Et c'est pourquoi il faut qu'il y ait
cette différence entre les fins, à savoir que certaines fins sont les
opérations elles-mêmes alors que d'autres sont les oeuvres elles-mêmes,
c'est-à-dire ce qui est produit en dehors des opérations.
13. Pour en avoir l'évidence, il faut considérer
qu'il existe deux sortes d'opérations, comme on le dit au neuvième livre de la Métaphysique (1050a23) La première est
celle qui demeure dans celui qui pose l'opération, comme la vision, le vouloir
et l'intellection; et une opération de la sorte s'appelle proprement action. La
deuxième sorte d'opération est celle qui passe dans une matière extérieure et
qu'on appelle proprement fabrication. En effet, quelqu'un assume parfois une
matière extérieure uniquement en vue d'un usage, comme on le fait du cheval
pour l'équitation ou de la cythare pour en jouer. Mais parfois on assume une
matière extérieure pour la modifier de manière à lui faire acquérir une forme,
comme lorsque l'artisan fabrique une maison ou un lit. Donc, la première et la
seconde opération ne conduisent pas à une oeuvre qui serait leur fin, mais
plutôt l'une et l'autre sont elles-mêmes leur propre fin. La première est
cependant plus noble que la seconde en tant qu'elle demeure dans celui-là même
qui pose l'opération. Quant à la troisième opération, elle est comme une
certaine génération dont la fin est la chose engendrée. Et c'est pourquoi, dans
ce troisième genre d'opérations, ce sont les oeuvres elles-mêmes qui sont les
fins.
14. Ensuite (1094a5), lorsqu'il dit: ¨ Dans le cas où il y a des fins en dehors des
opérations etc. ¨, il fait une troisième considération en disant que dans
les cas où ce sont les oeuvres qui, outre les opérations, sont les fins, il
faut alors que les oeuvres soient préférables aux opérations, tout comme la
chose engendrée est préférable à sa génération. En effet, la fin est supérieure
aux moyens qui lui sont ordonnés car les moyens ont raison de bien parce qu'ils
sont ordonnés à la fin.
15. Ensuite (1094a6), lorsqu'il dit: ¨ Mais du fait qu'il existe de nombreux etc.
¨, il traite du rapport qu'il y a entre les habitus et les actes à l'égard de
la fin. Et à ce sujet il fait quatre choses.
En
premier lieu il manifeste que des choses de nature diverse sont ordonnées à des
fins diverses. Et il dit que puisqu'il existe différentes sortes d'opérations,
d'arts et de sciences, il est nécessaire que leurs fins soient diverses, car il
y a proportion entre les fins et les moyens. Et il manifeste cela par des
exemples en disant que la fin de l'art médical est la santé, celle de l'art de
la construction des navires est la navigation, celle de l'art militaire est la
victoire, celle de l'art de l'économie domestique est la richesse, ce qu'il dit
certes d'après l'opinion de plusieurs. Aristote prouve en effet lui-même dans
le premier livre du traité de la Politique
(Cap. 11, 3-7; S. Thom. lect. 11. Cap. 111, 10-22; S. Thom. lect. V11-1X) que
la richesse n'est pas la fin de la science économique mais qu'elle en est
plutôt l'instrument.
16. En deuxième lieu, là (1094a9) où il dit: ¨ Mais tous les arts etc. ¨, il présente
le rapport qu'il y a entre les habitus. Il arrive en effet que certains habitus
opérationnels, qu'il appelle vertus, sont subordonnés à d'autres. Par exemple,
l'art de la fabrication des mors est subordonné à l'art de l'équitation, car
c'est celui qui monte le cheval qui commande à l'artisan comment il doit faire
les mors. Par conséquent, l'art de l'équitation est architectonique,
c'est-à-dire premier à l'égard de l'art de la fabrication des mors. Et pour la
même raison, il en va de même pour les autres arts qui fabriquent les autres
instruments nécessaires à l'équitation, comme ceux qui fabriquent les selles ou
les instruments de la sorte. Mais l'art de l'équitation, à son tour, est
subordonné à l'art militaire. On appelait en effet anciennement soldats non
seulement les cavaliers mais tous ceux qui combattaient pour la victoire. C'est
pourquoi on comprend dans l'art militaire non seulement les cavaliers mais
aussi tout art ou toute vertu ordonnée aux opérations de la guerre, comme celui
de la fabrication des flèches, des frondes, et tous les autres arts de la
sorte. Et c'est de la même manière que d'autres autres arts sont subordonnés à
certains autres.
17. En troisième lieu, là (1094a14) où il dit: ¨
Dans tous les cas, les fins des arts etc.
¨, il présente l'ordre des fins d'après l'ordre des habitus. Et il dit que pour
tous les arts et pour toutes les vertus, on admet communément comme étant vrai
que les fins des arts architectoniques sont purement et simplement plus
désirables de tous que les fins des arts ou des vertus qui leur sont
subordonnés. Et il le prouve en disant que les hommes ne poursuivent,
c'est-à-dire ne recherchent celles-ci, c'est-à-dire les fins des arts et des
vertus inférieurs que pour les fins de celles-là, à savoir pour les fins des
arts et des vertus supérieurs. Mais le document est comme interrompu et doit
être lu de la manière suivante: ¨ Tous
les arts qui sont de cette sorte et qui sont contenus sous une seule vertu...
c'est pourquoi, dans tous ces cas, les fins des arts architectoniques etc.
¨
18. En quatrième lieu, là (1094a16) où il dit: ¨
Et peu importe etc. ¨, il montre que
peu importe, quant à l'ordre des fins, que la fin elle-même soit une oeuvre ou
simplement une opération. Et il dit que peu importe, quant à ce qui se rapporte
à l'ordre, que les fins de ces arts soient les opérations ou une oeuvre en plus
des opérations, comme nous l'avons vu précédemment. En effet, la fin de l'art
qui fabrique les mors, c'est cette oeuvre, à savoir les mors, alors que la fin
de l'art du cavalier, lequel est premier, est une opération, à savoir
l'équitation. Mais c'est le contraire qu'on observe dans l'art médical et l'art
de l'exercice: en effet, la fin de l'art médical est une certaine oeuvre, à
savoir la santé, alors que la fin de l'art de l'exercice, qui lui est
subordonné, est une opération, à savoir l'exercice en lui-même.
Dans
les choses humaines, il existe une fin qui est la meilleure, dont la
connaissance est nécessaire, et qui relève de la première des sciences qui est
la science politique.
19. Ayant fait précéder les notions nécessaires
à la manifestation du propos, le Philosophe en arrive ici à manifester le
propos, c'est-à-dire à montrer quel objet vise principalement l'intention de
cette science. Et à ce sujet Aristote fait trois choses.
En
premier lieu il montre, à partir de ce qui précède, qu'il existe dans les
choses humaines une fin suprême. En deuxième lieu, il montre qu'il est
nécessaire d'avoir une connaissance de cette fin, là (1094a22) où il dit: ¨ . ¨Il est donc évident que pour la vie humaine
cette connaissance etc.¨ En troisième lieu, il montre de quelle science
relève cette connaissance, là (1094a26) où il dit: ¨ Il semble que cette connaissance relèvera principalement de etc. ¨
Au
sujet du premier point il se sert d'un triple raisonnement dont voici le
principal. Partout où il y a une fin qui est telle que nous voulons les autres
choses en vue de cette fin et que nous voulons cette dernière pour elle-même et
non pour quelque chose d'autre, cette même fin est non seulement bonne mais
elle est la fin suprême. Et cela est évident si l'on considère qu'est toujours
première cette fin en vue de laquelle on recherche les autres fins, comme nous
le voyons dans ce qui précède. Mais il est nécessaire qu'il y ait une telle fin
dans les choses humaines. Il existe donc, dans les choses humaines, une fin qui
est à la fois bonne et suprême.
20. Le Philosophe prouve la mineure par un
raisonnement qui conduit à l'impossible et que voici. Il est manifeste, à
partir de ce qui précède, qu'une fin est désirée pour une autre. Donc, soit on
en vient à une fin qui n'est pas désirée pour une autre, soit non. S'il en est
ainsi, nous obtenons le raisonnement suivant: si on n'en vient pas à une telle
fin (qui n'est pas désirée pour une autre fin), il s'ensuit que toute fin sera
désirée pour une autre fin et par conséquent il faudra procéder à l'infini.
Mais il est impossible de procéder à l'infini dans les fins: il est donc
nécessaire qu'il existe une fin qui ne soit pas désirée en vue d'une autre fin.
21. Mais qu'il soit impossible de procéder à
l'infini dans les fins, il le prouve aussi par un raisonnement qui conduit à
l'impossible de la manière suivante. Si l'on procède à l'infini dans le désir
des fins, de telle manière qu'une fin est toujours désirée pour une autre à
l'infini, on n'en viendra jamais au fait que l'homme finisse par atteindre les
fins désirées. Au contraire, c'est en vain et inutilement que chacun désirera
ce qu'il ne peut arriver à atteindre. La fin des désirs sera donc vaine et
inutile. Cependant, ce désir est naturel: nous avons dit en effet plus haut que
le bien est ce que tous désirent naturellement. Il s'ensuit donc que ce désir
naturel serait creux et vide. Mais cela est impossible. En effet, un désir
naturel n'est rien d'autre qu'une inclination fixée dans les choses par l'ordonnance
du premier moteur qui ne peut être stérile. Il est donc impossible de procéder
à l'infini dans les fins.
22. Par conséquent, il est nécessaire qu'il y
ait une fin ultime en vue de laquelle toutes les autres sont désirées et qui
elle-même n'est pas désirée pour une autre. C'est ainsi qu'il est nécessaire
qu'il y ait une fin suprême dans les choses humaines.
23. Ensuite (1094a22), lorsqu'il dit: ¨ Il est donc etc. ¨, il montre que la
connaissance de cette fin est nécessaire à l'homme. Et à ce sujet il fait deux
choses.
En
premier lieu, il montre qu'il est nécessaire à l'homme de connaître une telle
fin. En deuxième lieu, il montre ce qu'il est nécessaire de connaître au sujet
de cette fin, là (1094a25) où il dit: ¨ S'il
en est ainsi, il faut nous efforcer etc. ¨
À
partir de ce qui a été dit, il conclut donc premièrement que du fait qu'il
existe une fin suprême des choses humaines, la connaissance de cette fin est
nécessaire à l'homme car elle est d'un intérêt considérable pour la vie,
c'est-à-dire qu'elle apporte un grand secours pour toute la vie humaine, ce qui
devient certes évident au moyen du raisonnement suivant. L'homme ne peut rien
atteindre de ce qui est dirigé vers quelque chose d'autre s'il ne connaît pas
d'abord ce vers quoi cela est dirigé. Et cela est évident par l'exemple de
l'archer qui envoie directement la flèche en visant la cible vers laquelle il
la dirige. Mais toute la vie humaine doit être ordonnée vers la fin suprême et
ultime de cette vie humaine. Il est donc nécessaire d'avoir la connaissance de
la fin ultime et suprême de la vie humaine. Et la raison en est que la raison
des choses qui sont en vue de la fin doit toujours se tirer de la fin
elle-même, comme on le prouve aussi au deuxième livre de la Physique(200a14).
24. Ensuite (1094a25), lorsqu'il dit: ¨ Mais s'il en est ainsi etc. ¨, il montre
ce qui doit être connu au sujet de cette fin. Et il dit que du fait qu'il en
est ainsi, à savoir que la connaissance de la fin suprême est nécessaire à la
vie humaine, il faut saisir quelle est cette fin suprême et préciser de quelle
science, spéculative ou pratique, relève la considération de cette fin. Et par
le terme disciplines, il entend les
sciences spéculatives alors que par celui de vertus il entend les sciences pratiques qui sont principes de
certaines opérations. Et s'il dit qu'il faut ¨ tenter de préciser ¨, c'est pour insinuer la difficulté qu'il y a à
saisir la fin ultime de la vie humaine, comme c'est le cas aussi pour la
considération de toutes les causes les plus élevées. Et c'est d'une manière
imagée qu'il dit qu'il faut saisir cette fin, c'est-à-dire d'une manière
vraisemblable, car c'est de cette manière qu'il convient de saisir les choses
humaines, comme nous le verrons plus loin (1098a20). Mais pour ce qui est de
ces deux points, le premier relève certes du traité de cette science car une
telle considération porte sur l'objet même que cette science considère. Quant
au deuxième, il relève du proème dans lequel le propos de cette science est
manifesté.
25. C'est pourquoi, tout de suite après
(1094a22), lorsqu'il dit ¨ Il semblera
etc. ¨, il montre de quelle science relève l'étude de cette fin. Et à ce
sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il présente le raisonnement pour montrer le propos. Deuxièmement,
il prouve un point qu'il avait supposé, là (1094b1) où il dit: ¨ Elle détermine quelles doivent être etc.
¨
En
premier lieu il présente le raisonnement suivant pour montrer le propos. La fin
suprême relève de la science souveraine et la plus architectonique. Et cela est
évident si l'on considère ce qui précède. Nous avons dit en effet (n. 16, 20) que sous la science ou l'art
qui porte sur la fin sont contenues les sciences qui portent sur ce qui est
ordonné à la fin. Par conséquent il faut que la fin ultime relève de la science
souveraine qui porte sur la fin première et principale, la science la plus
architectonique, et qui commande aux autres ce qu'elles doivent faire. Or, la
science politique semble bien être
telle, c'est-à-dire la science principale et la plus architectonique. C'est
donc à cette science qu'il appartient de considérer la fin suprême.
26. Ensuite (1094b1), lorsqu'il dit: ¨ Elle détermine quelles doivent être etc.
¨, il prouve ce qu'il avait supposé dans la mineure du raisonnement qui
précède, à savoir que c'est la science politique qui est la science la plus
architectonique.
Et
en premier lieu il prouve qu'elle est la plus architectonique. Deuxièmement, il
prouve qu'elle est la science supérieure au plus haut point, là (1094b9) où il
dit: ¨ Si en effet le bien de l'individu
est identique à etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il attribue à la
science politique ou civile de qui relève de la science architectonique. En
deuxième lieu, à partir de là, il conclut son propos, là (1094b4) où il dit: ¨ Puisque cette science se sert des autres etc.
¨.
Or,
deux caractères appartiennent à la science architectonique. Le premier, c'est
qu'elle-même commande, à la science ou à l'art qui lui est subordonné, ce qu'il
doit faire, tout comme l'art du cavalier commande à l'art qui fabrique les
mors. Le deuxième, c'est qu'elle se sert des arts subordonnés en vue de sa fin
à elle. Or, le premier de ces caractères convient à la science politique, aussi
bien à l'égard des sciences spéculatives qu'à l'égard de celles qui sont
pratiques, mais d'une manière différente pour les unes et pour les autres. En
effet, la science politique commande aux sciences pratiques à la fois quant à
leur usage pour ce qu'elles doivent faire et éviter, et quant à la
détermination de l'acte. Elle commande en effet à l'artisan qu'il se serve de
son art, mais qu'il s'en serve de telle manière, en fabriquant telle sorte de
couteaux, puisque les deux aspects sont ordonnés à la fin de la vie humaine.
27. Mais la science politique commande aux
sciences spéculatives seulement seulement quant à leur usage et non quant à la
détermination de leurs opérations. La science politique commande en effet à
certains d'enseigner ou d'apprendre la géométrie. De tels actes appartiennent
en effet à la matière morale en tant qu'ils sont volontaires et qu'ils peuvent
être ordonnés à la fin de la vie humaine. L'homme politique ne commande
cependant pas au géomètre ce qu'il doit conclure au sujet du triangle car cela
n'est pas soumis à la volonté humaine et ne peut être ordonné à la vie humaine
mais dépend au contraire de la nature même des choses. C'est pourquoi Aristote
dit que la science politique détermine quelles sont les sciences qu'il convient
d'enseigner dans les cités, c'est-à-dire aussi bien celles qui sont pratiques
que celles qui sont spéculatives, et ce que chacun doit apprendre et dans
quelle mesure.
28. La deuxième propriété d'une science
architectonique, à savoir celle qui consiste à se servir des sciences
inférieures, appartient à la science politique mais seulement à l'égard des
sciences pratiques. C'est pourquoi Aristote ajoute que nous observons que les
plus estimées ou les plus nobles des vertus, c'est-à-dire des arts pratiques,
comme la science militaire, l'économique et la rhétorique, se rangent sous la
science politique, puisque cette dernière s'en sert en vue de sa fin qui est le
bien commun de la cité.
29. Ensuite, lorsqu'il dit: ¨ Mais puisqu'elle se sert etc. ¨, il conclut son propos à partir de
ces deux caractères. Puisque la science politique se sert des autres sciences
pratiques, comme nous l'avons dit plus haut (n. 28), et puisqu'elle-même légifère sur ce qu'elles doivent faire et
sur ce qu'elles doivent éviter, comme nous l'avons dit précédemment (n. 27), il s'ensuit que la fin de cette
science, cette dernière étant architectonique, embrasse ou contient en elle les
fins des autres sciences pratiques. D'où il conclut que la fin de la science
politique est le bien de l'homme, c'est-à-dire le bien suprême de toutes les
affaires humaines.
30. Ensuite (1094b4), lorsqu'il dit: ¨ Si en effet le bien de l'individu est
identique etc. ¨, il montre que la science politique est la science
suprême, et il le fait à partir de la nature même de la fin qui lui est propre.
Il est manifeste en effet que plus une cause a une vaste extension, plus elle
est supérieure et puissante. C'est pourquoi le bien, qui a raison de cause
finale, est d'autant plus puissant que son extension est plus vaste. C'est
pourquoi, si un même bien appartient à la fois à un seul individu et à
l'ensemble de la cité, il paraît bien plus important et parfait de promouvoir,
c'est-à-dire d'acquérir et de conserver le bien de l'ensemble de la cité que
celui d'un seul individu. Or, il appartient certes à l'amour, qui doit exister
entre les hommes, que l'homme cherche à conserver même le bien qui appartient à
un seul et même indvidu. Mais cet amour est beaucoup plus beau et plus divin
quand il se manifeste à l'égard de tout un peuple et de nombreuses cités. Ou
encore, il est certes souhaitable que cet amour se manifeste à l'égard d'une
seule et même cité, mais il est certes plus divin s'il se manifeste à l'égard
de tout un peuple dans lequel sont contenues de nombreuses cités. Et Aristote
dit que cet amour est plus divin du fait qu'il relève davantage d'une
ressemblance à Dieu, lequel est la cause ultime de tous les biens. Or ce bien,
à savoir ce qui est commun à la fois à un seul individu et à plusieurs cités,
c'est ce que vise une méthode, c'est-à-dire un art qu'on appelle la science
politique. C'est pourquoi il appartient au plus haut point à cet art de
considérer la fin ultime de la vie humaine comme étant celle qui est la plus
importante.
31. Il faut cependant savoir que lorsque
Aristote dit que la science politique est la science suprême, il ne l'entend
pas dans un sens absolu, mais relativement aux sciences actives qui se
rapportent aux choses humaines dont la science politique considère la fin
ultime. En effet, c'est la science divine, laquelle est la première de toutes
les sciences, qui considère la fin ultime de tout l'univers. Aristote dit
néanmoins que c'est à la science politique qu'il appartient de considérer la
fin ultime de la vie humaine dont il traite cependant dans ce livre parce que
l'enseignement de ce livre contient les premiers éléments de la science
politique.
Quels
doivent être l'auditeur et le maître de cette science: Aristote montre que
l'auditeur le plus sûr de cette science n'est pas le jeune homme ni celui qui
suit ses passions.
32. Après avoir montré quel est le bien qu'on
cherche principalement à examiner dans cette science, le Philosophe précise ici
le mode qui convient à cette science.
Et
il le présente en premier (1094b11) du côté du maître, en deuxième lieu du côté
de l'auditeur, là (1094b22) où il dit: ¨
Il faut aussi que ce soit de la
même manière etc. ¨.
Et
au sujet du premier point, il présente le raisonnement suivant. En toute
science, la manière de manifester la vérité doit convenir à la matière qui est
le sujet de cette science. Et Aristote manifeste cela en partant du fait que la
certitude ne se retrouve pas et ne doit pas être recherchée de la même manière
dans toutes les sortes de discours par lesquels on raisonne sur une matière
donnée, c'est-à-dire comme dans les choses produites par l'art, où le mode de
procéder n'est pas semblable dans tous les cas; au contraire, chaque artisan
procède, dans ses opérations, à partir de la matière, en suivant un mode qui
convient à celle-ci, c'est-à-dire d'une manière avec de la terre, autrement
avec de la glaise, autrement encore avec du fer, etc. Or, la matière morale est
telle qu'une certitude parfaite ne lui convient pas. Et Aristote manifeste cela
à partir de deux genres qui semblent appartenir à la matière morale.
33. Mais ce sont en premier lieu et
principalement les opérations vertueuses, qu'ils appelle ici les oeuvres de
justice, lesquelles sont le propos principal de la science politique, qui
appartiennent à la matière morale. Or, en cette matière, la pensée de l'homme
ne parvient pas à se fixer avec certitude; au contraire on observe une grande
différence dans le jugement des hommes en cette matière. Et à ce sujet de
nombreuses erreurs surviennent car certaines actions sont estimées par certains
comme étant justes et honnêtes mais par d'autres injustes et malhonnêtes, selon
des différences de temps, de lieux et de personnes. En effet, une action est
estimée vivieuse à une époque et dans une région mais non à une autre époque et
dans une autre région. Et c'est à partir de cette différence qu'il arrive à
certains d'opiner qu'il n'y a rien qui soit naturellement juste et honnête et
qu'il n'est possible d'être qualifié tel que d'après ce qu'en dit la loi. On
traitera certes plus distinctement de cette opinion au deuxième livre (n. 245-254) de ce traité.
34. Mais ce sont en deuxième lieu les biens
extérieurs, dont l'homme se sert en vue d'une fin, qui sont l'objet de la
matière morale. Et c'est même relativement à ces biens qu'il est possible de
retrouver l'erreur dont nous venons de parler, car ces derniers ne se
présentent pas toujours de la même manière chez tous les humains. Certains en
effet y trouvent des secours, d'autres des dommages. Plusieurs hommes en effet
ont dû leur perte à leur richesse, comme ceux qui ont été tués par des voleurs,
d'autres à leur force corporelle en laquelle ils plaçaient une confiance
imprudente en s'exposant à des dangers. Il est manifeste, par conséquent, que
la matière morale est variée, revêt plusieurs formes, et ne revêt pas toute
sorte de certitude.
35. Et puisque selon l'art de la science
démonstrative il faut que les principes soient conformes aux conclusions, il
est désirable et souhaitable que ceux qui traitent de telles questions,
c'est-à-dire de celles dont la matière est variable, procèdent premièrement à manifester la vérité, en
partant de questions semblables, de façon grossière et sommaire, c'est-à-dire
en apppliquant les principes universels et simples aux réalités singulières et
composées dans lesquelles se trouvent les actes. Il est nécessaire en effet,
dans toutes les sciences pratiques, de procéder par mode de composition. Au
contraire, dans les sciences spéculatives, il est nécessaire de procéder par
mode de résolution, en résolvant le composé dans ses principes simples. Deuxièmement, pour de semblables
questions, il faut montrer la vérité comme par des exemples, c'est-à-dire par
mode de vraisemblance: c'est ainsi qu'on procédera à partir des principes
propres de cette science. La science morale a en effet pour objet les actes
volontaires: or, la volonté est mue non seulement par le bien, mais aussi par
le bien apparent. Troisièmement, il
faut, puisqu'il nous faut parler des choses qui se produisent le plus souvent,
c'est-à-dire des actes volontaires que la volonté ne produit pas par nécessité,
mais en inclinant davantage vers un point que vers un autre, que nous
procédions aussi à partir de principes qui soient tels, afin que les principes
soient conformes aux conclusions.
36. Ensuite (1094b22), lorsqu'il dit: ¨ De la même manière, etc. ¨, il montre que l'auditeur doit accepter, en
matière morale, le mode de procéder dont on
vient de parler. Et il dit qu'il est nécessaire que chacun reçoive ¨ de la même manière ¨ ce qui lui est dit par un autre, c'est-à-dire
de la manière qui convient à la matière considérée. Car il appartient à l'homme
cultivé, c'est-à-dire à celui qui est bien instruit, de ne rechercher en toute
matière que le degré de certitude permis par la nature de la chose considérée.
En effet, on ne peut retrouver en matière variable et contingente le même degré
de certitude qu'on rencontre en matière nécessaire, laquelle se présente
toujours de la même manière. C'est pourquoi l'auditeur bien formé ne doit pas
exiger une certitude plus grande, ni se satisfaire d'une certitude moindre que
celle qui convient à la chose dont il traite. Il semble en effet que ce soient
des fautes très voisines d'attendre d'un mathématicien qu'il use comme en
rhétorique d'arguments persuasifs, et d'attendre d'un orateur qu'il use de
démonstrations certaines que doit former le mathématicien. Ces deux erreurs
proviennent de ce qu'on ne tient pas compte du mode qui convient à la matière.
Car les mathématiques portent sur une matière dans laquelle se retrouve une
certitude absolue alors que la rhétorique s'intéresse à la matière politique
qui comporte de multiples variations.
37. Ensuite (1094b27), lorsqu'il dit: ¨ Mais chacun etc. ¨, il montre quel doit
être l'auditeur de cette science.
Et
en premier lieu (1095a1) il montre quel est l'auditeur insuffisant. En deuxième
lieu, il montre quel est l'auditeur inutile, là (1095a4) où il dit: ¨ Mais en outre, celui qui suit ses passions
etc. ¨. En troisième lieu, il montre quel est l'auditeur qui convient à
cette science, là (1095a10) où il dit: ¨ Mais
pour ceux qui règlent leurs désirs selon la raison etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il fait précéder
certaines notions qui sont nécessaires à la manifestation du propos. Et il dit
que chacun ne juge bien que de ce qu'il connaît. Ainsi, celui qui est instuit
sur un genre donné de choses peut bien juger des choses qui sont contenues dans
ce genre. Mais celui qui est bien formé
en tous les genres peut bien juger absolument de tout.
38. En deuxième lieu, là (1095a1) où il dit: ¨ Pour cette raison, le jeune homme est peu
apte à la science politique etc. ¨, il conclut son propos, à savoir que le
jeune homme n'est pas un auditeur qui convient à la science politique ni même à
toute la science morale qui est comprise dans la science politique car, comme
nous l'avons dit ( n. 37), chacun ne
peut juger que de ce qu'il connaît. Or, tout auditeur doit bien juger de ce
qu'il entend de manière à recevoir ce qui est bien dit mais non ce qui est mal
dit. Il ne peut donc exister aucun auditeur convenable, si ce n'est celui qui
possède une connaissance des choses qu'il doit entendre. Mais le jeune homme ne
peut avoir une connaissance des choses qui appartiennent à la science morale,
lesquelles sont connues surtout par expérience. Or, le jeune homme n'a pas
l'expérience des opérations de la vie
humaine en raison de son jeune âge, et cependant les raisonnements de la
science morale procèdent de ce qui appartient aux actes de la vie humaine qui
en sont même l'objet. Par exemple, si on disait: ¨ celui qui est libéral se
réserve peu de choses à lui-même et donne la plus grande part aux autres ¨, le
jeune homme ne jugera peut-être pas que cela est vrai en raison de son
inexpérience: et il en sera de même pour les autres questions de nature
politique. D'où il est manifeste que le jeune homme n'est pas un auditeur qui
convient à la science politique.
39. Ensuite (1095a4), lorsqu'il dit: ¨ Mais en outre, comme etc. ¨, il montre
quel est l'auditeur inutile de cette science. Il faut considérer ici que la
science morale enseigne aux hommes à suivre la raison et à s'écarter des choses
auxquelles inclinent les passions de l'âme et qui sont la concupiscence, la
colère et les vices de la sorte. Et certains hommes sont portés à ces vices de
deux manières. Premièrement, par choix, par exemple lorsqu'on se propose de
satisfaire à sa concupiscence. Et ceux-là, Aristote les appelle des
intempérants. Deuxièment, comme lorsque quelqu'un, se proposant de s'abstenir
de délectations nuisibles, est parfois vaincu néanmoins par la violence de la
passion, de telle manière qu'il suit l'élan de la passion qui est contraire à
ce que la raison lui propose. Et ceux-là, Aristote les appelle des
incontinents.
40. Il dit donc que celui qui est intempérant,
c'est en vain, c'est-à-dire sans profit, et inutilement, c'est-à-dire sans
atteindre la fin attendue, qu'il entend cette science. Or, la fin de cette
science n'est pas seulement la connaissance, à laquelle pourraient peut-être
parvenir les intempérants, mais surtout l'acte humain comme c'est le cas pour
toute science pratique. Mais ceux qui choisissent de suivre leurs passions ne
peuvent parvenir à poser des actes vertueux. Par conséquent, il importe peu
quant à cela que l'auditeur de cette science soit jeune par l'âge ou jeune
moralement, c'est-à-dire intempérant. En effet, tout comme celui qui est jeune
par l'âge manque la fin de cette science qui est la connaissance, de même celui
qui est jeune moralement manque la fin de cette science qui est l'action: ce
défaut n'est pas dû au temps, mais à une vie dominée par les passions et qui
suit dans chaque situation les choses auxquelles tendent les passions. Pour ce
genre de personnes, la connaissance de cette science est inutile, même pour les
incontinents qui ne suivent pas la science qu'ils ont pourtant des choses
morales.
41. Ensuite (1095a10), lorsqu'il dit: ¨ Mais pour ceux qui agissent selon la raison
etc. ¨, il montre quel est l'auditeur qui convient à cette science. Et il
dit que pour ceux qui répondent à leurs désirs et agissent extérieurement d'une
manière conforme à l'ordre de la raison, la science des choses morales est très
utile.
42. Et à la fin, il résume les choses qui ont
été dites dans ce proème (n. 1-41)
en disant que telles sont les choses dont nous avons parlé dans le proème au
sujet de l'auditeur, à la toute fin, au sujet du mode de démonstration, au
milieu, et enfin au sujet de notre propos, c'est-à-dire de la fin que cette
science cherche à atteindre, ce que nous avons vu en premier.
Ce
que certains ont pensé du bonheur: et quelle est la différence entre les sages
et les hommes ordinaires quant à leurs propos au sujet du bien suprême; que le
bien suprême est la félicité elle-même, et comment doit être disposé l'auditeur
de la philosophie morale.
43. Ayant d'abord présenté son proème, Aristote
passe ici à la présentation de cette science qu'il divise en trois parties.
Dans
la première il traite du bonheur, lequel est le
bien humain suprême, pour nous amener à ceci, au moyen de la
considération sur le bonheur, à savoir que le bonheur est l'opération posée
selon la vertu. Dans la deuxième partie il traite des vertus, là ( 1102a5 ) où
il dit: ¨ Mais si le bonheur est
l'opération posée selon la vertu etc. ¨. Dans la troisième il complète son
traité sur le bonheur en montrant quelle opération vertueuse est le bonheur et
quelle est sa nature, ce qu'il fait au dixième livre de ce traité (1410), là où
il dit: ¨ C'est le traité sur le plaisir
qui doit suivre maintenant etc. ¨
Au
sujet du premier point il fait deux choses. En premier lieu il dit quel est son
propos (1095a12). En deuxième lieu, il poursuit son propos, là (1095a17) où il
dit: ¨ Sur son nom il y a certes etc.
¨
Il
dit donc en premier lieu (1095a12), en résumant ce qui a été dit, que puisque
toutes les connaissances et tous les choix tendent vers un bien, c'est-à-dire
sont ordonnés à un bien désiré comme à leur fin, il faut dire quel est ce bien
auquel est ordonnée la science politique; c'est-à-dire, quelle est la plus
grande de toutes les réalisations à laquelle l'opération humaine peut parvenir.
Nous avons dit en effet plus haut (n. 9-18)
qu'il y a deux points à considérer au sujet de la fin ultime des biens humains:
à savoir, d'une part, ce qu'elle est, et c'est ce que nous nous proposons de
considérer ici; d'autre part, de quelle science relève l'étude de cette fin
ultime, ce que nous avons déterminé plus haut (n. 25-30) dans le proème.
44. Ensuite (1095a19), lorsqu'il dit: ¨ Sur son nom il y a certes etc. ¨, il
traite de la félicité et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il parcourt les opinions des autres philosophes au sujet du
bonheur. En deuxième lieu il en traite d'après sa propre opinion, là ( 1097a15)
où il dit: ¨ Mais revenons au bien
recherché etc. ¨
Au
sujet du premier point il fait deux choses. En premier lieu il présente
l'opinion des autres philosophes au sujet de la félicité. En deuxième lieu, il
en fait l'examen, là (1095b14) où il dit: ¨ Après
cette digression, reprenons etc. ¨.
Et
au sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente
les opinions relatives à la fin ultime des choses humaines. En deuxième lieu il
détermine de quelle manière il faut faire l'examen de ces opinions, là
(1095a29) où il dit: ¨ L'examen de toutes
ces opinions est donc etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre sur quel
point tous s'accordent. En deuxième lieu, il montre sur quels points ils
diffèrent, là (1095a20) où il dit: ¨ Mais
sur la nature du bonheur, etc. ¨
45. Il présente donc en premier lieu deux points
sur lesquels tous s'entendent au sujet de la fin ultime. Et il le fait
premièrement là (1095a20) où il dit: ¨ Plusieurs
en effet estiment que le bonheur etc. ¨, en disant que plusieurs,
c'est-à-dire la multitude, c'est-à-dire les gens du peuple, et l'élite,
c'est-à-dire les sages, ont donné au plus grand des biens humains le nom de
félicité ou de bonheur. Il le fait deuxièmement quant à une certaine définition
commune de ce nom, car tous estiment que la félicité s'identifie au bien vivre
et au bien agir.
46. Ensuite (1095a20), lorsqu'il dit: ¨ Au sujet de la félicité etc. ¨, il
montre en quoi les opinions des hommes diffèrent sur la félicité. Et il dit
qu'au sujet de la nature précise de la félicité, les hommes s'opposent et
diffèrent d'opinions. Et leur opposition se manifeste par trois différences, et
la première se prend de ce que la foule et les sages ne jugent pas du bonheur
de la même manière. La foule estime en effet que le bonheur est un bien évident
et visible, comme ce qu'on peut observer dans les réalités sensibles, qui sont
les seules à être manifestes à la foule, et à cause de cela évidentes, n'ayant
pas besoin d'être manifestées par une explication, comme c'est le cas pour les
plaisirs, les richesses, les honneurs et les autres biens de la sorte. Et ce
que les sages pensent à ce sujet, il le présente à la fin (n. 49).
47. La deuxième différence se prend à
l'intérieur même de ceux qui font partie de la foule, car ils diffèrent les uns
des autres quant à ce qu'ils estiment être le bonheur: en effet, les avares
jugent que le bonheur s'identifie aux richesses, les intempérants aux voluptés,
les ambitieux aux honneurs, etc.
48. La troisième différence se tire d'un même individu.
En effet, la condition du bonheur se ramène à ce qui est le plus désiré. C'est
pourquoi le peuple estime que le bonheur est ce qui est le plus désiré. Or, la
privation d'un certain bien en augmente le désir. D'où le malade, privé de la
santé, juge que la santé est le plus grand bien. Pour la même raison, le
mendiant estime que les richesses sont le plus grand bien et de la même
manière, ceux qui reconnaissent leur ignorance vénèrent comme étant heureux
ceux qui disent de grandes choses, parce qu'elles dépassent leur intelligence.
Et toutes ces différences se retrouvent dans les opinions de la multitude.
49. Mais certains sages, à savoir les
Platoniciens, estiment qu'existe, à côté de ces différents biens sensibles, un
bien unique qui est le bien en lui-même,
c'est-à-dire l'essence séparée elle-même de la bonté: en effet, tout comme ils
disaient que la forme séparée de l'homme est l'homme par soi, de même ils
disent que le bien séparé est le bien par soi qui est la cause qui explique que
tous les biens soient des biens, dans la mesure où ils participent tous de ce
bien suprême.
50. Ensuite (1095a28), lorsqu'il dit: ¨ L'examen de toutes ces opinions est certes
etc. ¨, il montre de quelle manière il faut s'enquérir des opinions dont on
vient de parler. Et à ce sujet il fait trois choses.
En
premier lieu il montre de quelles opinions parmi elles il faut s'enquérir. En
deuxième lieu, il montre dans quel ordre il faut le faire, là (1095a30) où il
dit: ¨ N'oublions pas etc. ¨. En
troisième lieu il montre de quelle manière l'auditeur doit être disposé pour
bien recevoir les choses qu'il entend en cette matière, là (1095b4) où il dit:
¨ C'est pourquoi il faut déjà avoir une
bonne éducation morale etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il serait plus vain qu'il ne convient à un
philosophe d'examiner toutes les opinions que certains soutiennent au sujet du
bonheur puisque certaines d'entre elles sont absolument irrationnelles, mais il
suffirait surtout d'examiner ces opinions qui au moins en surface présentent
quelque raison, soit à cause d'une certaine apparence, soit parce qu'elles sont
partagées par plusieurs.
51. Ensuite (1095a30), lorsqu'il dit: ¨ N'oublions pas etc. ¨, il montre dans
quel ordre il faut raisonner sur ces opinions, et purement et simplement sur
toute matière morale. Et il montre une différence dans la manière de procéder
pour raisonner. Car il existe certains raisonnements qui procèdent de
principes, c'est-à-dire qui vont des causes aux effets: c'est ainsi que
procèdent les démonstrations par la cause. Mais d'autres au contraire procèdent
des effets aux causes ou aux principes et qui ne démontrent pas par la cause,
mais seulement par le fait. Et c'est Platon qui fut le premier à s'intéresser à
cette distinction, se demandant s'il fallait partir des principes ou plutôt y
aboutir. Et il présente l'exemple des coureurs dans le stade. Il existait en
effet certains athlothètes, c'est-à-dire des préposés aux athlètes qui
couraient dans le stade, et ces athlothètes se tenaient au début du stade.
Donc, parfois, les athlètes commençaient à courir en partant des athlothètes
pour terminer leur course à l'extrémité du stade, et parfois ils procédaient
inversement. De la même manière aussi, il existe deux ordres dans le processus
du raisonnement, comme nous venons de le dire (n. 51).
52. Et
pour comprendre dans quel ordre il faut procéder en n'importe quelle matière,
il faut considérer qu'il faut procéder en partant de ce qui est connu, car
c'est au moyen de ce qui est plus connu que nous en venons à connaître ce qui
est inconnu. Mais le plus connu se présente sous deux formes. Il y a certes le
plus connu quant à nous, comme les réalités composées et sensibles. Mais il y a
aussi le plus connu absolument et quant à la nature, à savoir ce qui est simple
et intelligible. Et parce que c'est en raisonnant que nous acquérons la
connaissance, il faut que nous procédions en partant de ce qui est plus connu
de nous: et s'il y a identité entre ce qui est plus connu de nous et ce qui est
plus connu absolument, alors le raisonnement procède en partant des principes,
comme on le fait en mathématiques. Mais si ce qui est plus connu quant à nous
diffère de ce qui est plus connu absolument, alors il faut procéder inversement
comme on le fait en matières naturelles et morales.
53. Ensuite (1095b4), lorsqu'il dit: ¨ C'est pourquoi etc. ¨, il montre de
quelle manière doit être disposé l'auditeur de telles matières. Et il dit que
parce qu'il faut commencer, pour les choses morales, par ce qui est plus connu
quant à nous, c'est-à-dire par certains effets considérés dans les actes
humains, il faut que celui qui veut être un auditeur suffisant de la science
morale soit conduit par la main et formé aux habitudes de la vie humaine,
c'est-à-dire aux biens extérieurs et justes, c'est-à-dire aux actes de vertu et
universellement à toutes les affaires politiques, comme les lois et les
règlements de la vie politique, et à d'autres choses de la sorte. Car le
principe qu'il faut admettre, en matière morale, c'est le fait, et cela ne peut
s'acquérir que par l'expérience et l'habitude: par exemple, que les désirs sont
dominés par l'abstinence.
54. Et si quelqu'un voit cela avec évidence, il
ne lui est pas nécessaire pour agir de connaître la cause. Par exemple, il suffit
au médecin, pour procurer la santé, de savoir que telle plante guérit de telle
maladie. La connaissance de la cause est cependant requise pour acquérir un
savoir de science, et c'est ce qui est recherché principalement dans les
sciences spéculatives. Mais un homme de cette sorte, c'est-à-dire celui qui est
expérimenté dans les choses humaines, est soit celui qui possède par lui-même
les principes des actes qui doivent être faits parce qu'il est capable de les considérer par lui-même, soit celui
qui les reçoit facilement d'un autre. Mais celui auquel n'appartient aucun de
ces avantages, qu'il écoute les paroles du poète Hésiode. Ce dernier dit en
effet que celui-là possède une vraie supériorité qui comprend par lui-même, et
néanmoins qu'est bon celui qui est capable de recevoir ce qui est dit d'un
autre. Il ajoute cependant que celui qui n'est capable ni de comprendre par
lui-même ni de fixer en son âme ce qu'il entend d'un autre, c'est en vain qu'il
cherchera à acquérir la science.
On
cherche à savoir laquelle, parmi les différentes opinions relatives au bonheur,
est la plus vraie: la position de la foule est rejetée comme une erreur. On se
demande aussi si le bonheur réside dans la vertu.
55. Après avoir rapporté les différentes
opinions au sujet du bonheur, le Philosophe cherche ici à savoir si ces
opinions sont vraies.
Et
en premier lieu il examine l'opinion de ceux qui parlent du bonheur sous son
aspect moral, c'est-à-dire de ceux qui plaçaient le bonheur dans un des biens
de cette vie ici-bas. En deuxième lieu, il examine l'opinion de ceux qui ne
parlent pas du bonheur sous son aspect moral, mais qui placent le bonheur dans
un bien séparé, là ( 1096a11) où il dit: ¨ Mais
qu'il soit préférable d'examiner l'universel etc. ¨
Au
sujet du premier point il fait deux choses. En premier lieu il présente ce qui
est commun à toutes les opinions de la sorte. En deuxième lieu il examine ce
qui diffère dans ces opinions, là (1095b16) où il dit: ¨ La foule et les gens les plus grossiers etc. ¨
Donc,
puisque le Philosophe semblait s'être éloigné de son propos principal en
précisant le mode de procéder dans cette science, il revient au propos d'où il
s'était écarté, c'est-à-dire aux opinions sur le bonheur. Et il dit que ce
n'est pas sans raison que certains semblent avoir pensé que le bien ultime
qu'on appelle le bonheur fait partie des
réalités qui appartiennent à cette vie, c'est-à-dire à la vie humaine
d'ici-bas. Le bonheur est en effet la fin de toutes les opérations de notre
vie. Or, ce qui est en vue de la fin est proportionné à la fin: d'où il est
probable que la félicité ou le bonheur fasse partie du nombre des biens qui
appartiennent à cette vie. Mais c'est plus loin ( n. 60; 64-65; 67-68; 70-72.) que nous dirons la vérité à ce sujet.
56. Ensuite (1095b18), lorsqu'il dit: ¨ Certes, la foule et etc. ¨, Aristote
s'enquiert de la vérité relativement aux points sur lesquels ces opinions
diffèrent. Et à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il examine les
opinions qui semblent davantage s'approcher de la vérité. En deuxième lieu, il examine celles
qui semblent davantage s'en éloigner, là (1096a5) où il dit: ¨ Quant à celui qui est riche etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il examine
l'opinion de ceux qui soutiennent que le bonheur se retrouve dans les choses
qui se rapportent à une vie voluptueuse (1095b20). En deuxième lieu, il examine
l'opinion de ceux qui soutiennent que la félicité se trouve dans les choses qui
appartiennent à la vie civile, là (1095b23) où il dit: ¨ L'élite et les gens d'action placent le bonheur dans les honneurs etc.
¨. En troisième lieu il fait mention de la vie contemplative, là (1096a2) où il
dit: ¨ Mais la troisième sorte de vie est
la contemplation etc. ¨.
Au
sujet du premier point il fait trois choses. En premier lieu, il présente
l'opinion (1095b18). En deuxième lieu, il distingue en passant les sortes de
vie là (1095b19) où il dit: ¨ Il existe
en effet trois sortes etc. ¨. En troisième lieu, il s'enquiert de la vérité
de l'opinion présentée, là (1095b20) où il dit: ¨ Certes, la foule ne semble donc pas se distinguer etc. ¨.
57. Il dit donc en premier lieu (1095b18) que
parmi les biens qu'on retrouve en cette vie, certains choisissent la volupté en
laquelle ils placent le bonheur; et ceux-là sont non seulement la foule,
c'est-à-dire les gens du peuple qui s'attachent presque tous aux voluptés, mais
aussi certains de ceux qui comptent parmi l'élite soit en raison de l'autorité
qu'ils tiennent de leur science et de leur enseignement, soit en raison de
l'honnêteté de leur vie. Car même les Épicuriens, qui estimaient que la volupté
est le bien suprême, cultivaient les vertus avec soin, mais en ayant en vue la
volupté, afin que leur volupté ne soit pas empêchée par les vices contraires à
ces vertus. La gourmandise engendre en effet, par la quantité excessive de
nourriture, des douleurs corporelles et à cause du vol quelqu'un est livré à la prison. C'est
ainsi que les différents vices, de différentes manières, sont un obstacle à la
volupté. Et parce que la fin ultime est désirable au plus haut point, c'est
pourquoi ceux qui soutiennent que la volupté est le bien suprême désirent au
plus haut point la volupté.
58. Ensuite (1095b19), lorsqu'il dit: ¨ Mais il existe trois sortes de etc. ¨, il distingue trois sortes de vie:
la vie voluptueuse, dont il est question maintenant, la vie civile et la vie
contemplative, en ajoutant que ce sont là les sortes de vie les plus
excellentes. Et pour en avoir l'évidence, il faut savoir, comme on le dira plus
loin au neuvième livre, que chacun consacre sa vie aux choses auxquelles il est
le plus attaché, comme le philosophe le fait à philosopher, le chasseur à
chasser, et il en va de même pour les autres. Et parce que l'homme est
suprêmement affecté par la fin suprême, il est nécessaire que les vies se
diversifient d'après les différences d'appréciation de l'homme au sujet de la
fin suprême. Or, la fin a raison de bien. Mais les biens se divisent en trois
sortes: l'utile, le délectable et l'honnête. Et parmi ces sortes de bien, deux,
c'est-à-dire le délectable et l'honnête, ont raison de fin, car les deux sont
recherchés pour eux-mêmes. Or, on appelle honnête ce qui est bien selon la
raison, auquel se rattache certes une délectation. C'est pourquoi le délectable
qui se définit par opposition à l'honnête est le délectable selon le sens. Et
la raison se divise en spéculative et en pratique.
59. On appelle donc voluptueuse la vie dont la
fin est établie dans la volupté sensible. Mais on appelle civile la vie qui
établit sa fin dans le bien de la raison pratique, par exemple dans l'exercice
des opérations vertueuses. Enfin, la vie contemplative est celle qui établit sa
fin dans le bien de la raison spéculative, c'est-à-dire dans la contemplation
de la vérité.
60. Ensuite (1095b18), lorsqu'il dit: ¨ Certes,
la foule et etc. ¨, il examine l'opinion précédente et à ce sujet il fait deux
choses.
En
premier lieu il la réfute. En deuxième lieu, il introduit une raison qui
conduit à cette opinion, là (1095b22) où il dit: ¨ Et ils trouvent quelque raison dans etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il faut considérer que la vie voluptueuse, dont la fin
consiste dans la délectation sensible, doit nécessairement placer sa fin dans
les plus grandes délectations qui sont consécutives aux opérations de la
nature, c'est-à-dire dans celles par lesquelles la nature est conservée dans
l'individu par les aliments et les boissons, et dans l'espèce par le mélange
des sexes lors de l'accouplement. Or, de telles délectations sont communes aux
hommes et aux bêtes: il s'ensuit que la multitude des hommes qui placent leur
finalité dans de telles voluptés, en choisissant une vie de la sorte commune
aux hommes et aux bêtes, semble mener une existence tout à fait bestiale. En
effet, si le bonheur de l'homme consistait en cette sorte de vie, pour la même
raison les bêtes, qui jouissent des délectations rattachées à la nourriture et
à l'accouplement, auraient accès au bonheur. Donc, si le bonheur est le propre
de l'homme, il est impossible qu'il consiste en ces délectations.
61. Ensuite (1095b22), lorsqu'il dit: ¨ Et ils trouvent quelque raison dans etc.
¨, il présente la raison qui conduit à cette opinion. Et il dit que ceux qui
soutiennent cette opinion admettent comme raison que plusieurs de ceux qui sont
constitués dans des pouvoirs élevés, comme des rois et des princes, considérés
par la foule comme étant les plus heureux, mènent une vie semblable à ce roi
des Assyriens dénommé Sardanapale dont la vie était toute consacrée aux
voluptés. C'est en s'appuyant sur ce fait que la foule estime que la volupté
est le bien le meilleur puisque c'est elle surtout qui est choisie par ceux qui
sont les meilleurs.
62. Ensuite (1095b23), lorsqu'il dit: ¨ Mais l'élite etc. ¨, il examine les
opinions relatives à la vie active ou civile, et il le fait premièrement par
rapport aux honneurs. Il le fait deuxièmement par rapport à la vertu, là
(1095b30) où il dit: ¨ Peut-être peut-on
supposer que la vertu est davantage la fin etc. ¨ Et cela serait
raisonnable. En effet, la vie active ou civile vise le bien honnête. Car on
appelle honnête celui qui est parvenu à une position honorable et c'est à cela
que semblent appartenir à la fois les honneurs eux-mêmes, et la vertu qui est
la cause des honneurs. Et au sujet du premier point, il fait trois choses.
En
premier lieu il présente l'opinion. Et il dit que ceux qui sont excellents,
c'est-à-dire les vertueux et ceux qui sont dans l'action, c'est-à-dire ceux qui
se consacrent à la vie active, placent le bonheur dans les honneurs.
63. En deuxième lieu, là (1095b23) où il dit: ¨ Telle est en effet la fin de la vie civile
etc. ¨, il présente une raison en faveur de cette position, car les
honneurs, qui sont rendus comme récompense à ceux qui agissent bien dans la vie
civile, semblent être à peu près toute la fin de la vie civile. C'est pourquoi,
à ceux qui affectionnent la vie civile, il semble probable que la félicité
consiste dans les honneurs.
64. En troisième lieu, là (1095b25) où il dit: ¨
Mais cette fin semble plus etc. ¨, il
réfute cette opinion au moyen de deux raisonnements. Et il présente le premier
raisonnement en disant que devant la définition donnée du bonheur nous
devinons, c'est-à-dire nous conjecturons que la félicité est un certain bien
qui est propre à celui-là même qui est heureux en tant qu'il lui appartient au
plus haut point, et qu'il peut difficilement lui être enlevé. Or, cela ne
convient pas aux honneurs, car les honneurs semblent davantage consister dans
un acte de celui qui les accorde et dans un signe de son pouvoir que dans un
acte de celui-là même qui est honoré. Les honneurs sont donc un bien plus
extérieur et plus superficiel que le bien que l'on recherche, à savoir la
félicité.
65. Aristote présente le deuxième raisonnement
là (1095b28) où il dit: ¨ Mais en outre
etc. ¨. Et voici ce raisonnement. La félicité est un bien suprême qui n'est
pas recherché en vue d'un autre. Mais il existe quelque chose de meilleur que
les honneurs, c'est-à-dire ce en vue de quoi les honneurs sont recherchés. En
effet, les hommes semblent rechercher les honneurs afin de s'assurer d'avoir au
sujet d'eux-mêmes l'opinion qu'ils sont bons et de le croire en s'appuyant sur
le témoignage des autres. Et c'est pourquoi ils cherchent à être honorés par
ceux qui sont prudents, lesquels ont un jugement droit, et auprès de ceux qui
les connaissent et qui peuvent mieux les juger. Et ils cherchent surtout à être honorés pour leur vertu grâce à
laquelle ils sont bons, comme on le verra au deuxième livre (n. 307-308). Par conséquent la vertu, étant
ce en vue de quoi les honneurs sont recherchés, est quelque chose de meilleur
que les honneurs. La félicité ne consiste donc pas dans les honneurs.
66. Ensuite (1095b30), lorsqu'il dit: ¨ Cependant, peut-être que etc. ¨, il
examine l'opinion de ceux qui soutiennent que la félicité consiste dans la
vertu, et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il présente l'opinion, en disant qu'on estimera peut-être, pour la
raison que nous venons de dire, que la vertu, plus que les honneurs, est la fin
de la vie civile.
67. En deuxième lieu, là (1095b32) où il dit: ¨ Mais il semble que cette dernière soit plus
imparfaite etc. ¨, il réfute cette opinion au moyen de deux raisonnements
dont voici le premier. Il apparaît que la félicité est le bien le plus parfait.
Mais il n'en va pas ainsi de la vertu, puisque cette dernière se retrouve
parfois sans l'opération qui est sa perfection, comme on le voit chez ceux qui
sont dans le sommeil et qui possèdent cependant l'habitus de la vertu, et chez
ceux qui possèdent l'habitus de la vertu mais qui, de toute leur vie, ne
trouvent pas l'occasion d'exercer les opérations conformes à cette vertu comme
on le voit surtout pour la magnanimité et la magnificence, car un pauvre peut
posséder un tel habitus et cependant ne jamais pouvoir faire de grandes choses.
La vertu ne s'identifie donc pas à la félicité.
68. Aristote présente son deuxième raisonnement
là (1095b34) où il dit: ¨ Et, en plus,
etc. ¨, que voici.
Il
est possible que celui qui possède l'habitus de la vertu soit malheureux. Mais
nul ne dirait de ce dernier qu'il est heureux, à moins de vouloir défendre
obstinément sa position contre des raisons manifestes; la félicité ne
s'identifie donc pas à la vertu. Et Aristote ajoute que ceci suffit pour
manifester son propos, car il a suffisamment parlé de ces choses dans les Encycliques, c'est-à-dire un ouvrage
composé en vers dans lequel il a traité de la félicité.
69. Ensuite (1096a3), lorsqu'il dit: ¨ Mais il existe une troisième etc. ¨, il
fait mention de la vie contemplative.
Et
il dit qu'il existe une troisième sorte de vie, c'est-à-dire la vie
contemplative, qu'il examinera plus loin, au dixième livre (n. 2086-2125) de ce traité.
70. Ensuite (1096a6), lorsqu'il dit: ¨ Quant à l'homme d'affaires, etc. ¨, il
examine une opinion moins rationnelle qui soutient que la félicité se trouve
dans quelque chose qui a raison de bien
utile, à savoir dans l'argent. Et cette position répugne à la nature de la fin
ultime, car une chose est dite utile du fait qu'elle est ordonnée à une fin.
Cependant, parce que l'argent détient une utilité universelle à l'égard de tous
les biens temporels, c'est pourquoi cette opinion, qui soutient que la félicité
se trouve dans l'argent, présente une certaine probabilité.
71. Aristote réfute cependant cette position au
moyen de deux raisonnements dont voici le premier. L'argent est acquis, tout
comme il est perdu, par violence. Mais il n'en va pas de même pour la félicité,
laquelle est la fin d'opérations volontaires. La félicité ne consiste donc pas
dans l'argent.
72. Aristote présente son deuxième raisonnement
là (1096a6) où il dit: ¨ Et les richesses
ne sont pas etc. ¨.
Et
voici ce raisonnement. Nous recherchons la félicité comme un bien qui n'est pas
recherché pour un autre. Or, l'argent est recherché pour autre chose, car il a
raison de bien utile comme nous l'avons dit précédemment (n. 70). La félicité ne consiste donc pas
dans l'argent.
73. Et il conclut plus loin en disant que les
choses dont nous venons de parler (n. 57-72),
c'est-à-dire la volupté, les honneurs et la vertu, peuvent être considérées
comme des fins ultimes puisqu'elles sont recherchées pour elles-mêmes, comme
nous l'avons dit (n. 57, 61, 63, 70), et cependant la
fin ultime ne se trouve pas en elles, ainsi que nous l'avons montré (n. 57-72), bien que de nombreux et
différents discours aient été composés pour maintenir que la félicité consiste
dans ces biens. Mais ces opinions doivent être maintenant abandonnées.
Aristote
combat ici l'opinion de ceux qui soutiennent que la félicité réside dans un
bien séparé et il se demande si ce bien existe vraiment.
74. Après avoir rejeté les opinions de ceux qui
soutiennent que le bonheur réside dans un des biens manifestes précédents,
Aristote réfute la position de ceux qui placent le bonheur dans un bien séparé.
Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il montre qu'il est nécessaire d'examiner cette opinion. En
deuxième lieu il commence à la réfuter là (1096a18) où il dit: ¨ Or, ceux qui ont introduit cette opinion etc.
¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente
l'utilité de cet examen. En deuxième lieu, il montre ce qui semble s'opposer à
cette recherche, là (1096a12) où il dit: ¨ Bien
que la recherche soit rendue difficile
du fait que etc. ¨. En troisième lieu, il montre que cette difficulté ne
doit pas empêcher de rechercher si cette position est vraie, là (1096a14) où il
dit: ¨ Mais il semble peut-être
préférable de etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il faut considérer que ce bien séparé, dans lequel
consistait le bonheur de l'homme selon la position Platonicienne, ils
l'appelaient le bien universel grâce auquel, par mode de particiation, on peut
attribuer la bonté à tous les biens particuliers. Il dit donc que le fait
d'examiner si ce bien universel existe et se demander de quelle manière on
affirme qu'il existe, cela est peut-être préférable à l'examen des opinions
précédentes: en effet, sa considération est davantage de nature philosophique
en tant qu'elle se rapporte davantage à la considération du vrai bien et de la
fin ultime que ne le font les opinions précédentes, si on considère ces
opinions en elles-mêmes. Mais si on considère les opinions selon qu'elles se
rapportent au propos, alors l'examen des opinions précédentes semble davantage
convenir au propos. Et c'est pourquoi il use du terme ¨ peut-être ¨, lequel est un adverve signifiant le doute.
75. Ensuite (1096a12), lorsqu'il dit: ¨ Bien que la recherche soit rendue difficile
etc. ¨, il présente ce qui pourrait l'empêcher d'examiner cette opinion. Et
il dit que cette recherche présente un obstacle à sa volonté pour cette raison
qu'elle fut introduite par ses amis, à savoir les Platoniciens. En effet,
Aristote lui-même était un disciple de Platon. Or, en réfutant son opinion, il
semble porter atteinte à l'honneur qu'il lui doit. Et c'est pourquoi il dit
cela ici plutôt que dans les autres livres dans lesquels il réfute aussi
l'opinion de Platon, parce que réfuter l'opinion d'un ami n'est pas contraire à
la vérité, laquelle est recherchée principalement dans les autres sciences qui
sont spéculatives. Faire cela va cependant à l'encontre des bonnes moeurs dont
on traite principalement dans ce livre-ci.
76. Ensuite (1096a14), lorsqu'il dit: ¨ Peut-être semblera-t-il préférable etc.
¨, il montre que lui-même ne doit pas se retirer de cet examen. En effet, il
semblera préférable, c'est-à-dire plus honnête et conforme aux bonnes moeurs,
et même absolument nécessaire, que l'homme n'éprouve pas de la crainte à
s'opposer à ses amis pour sauvegarder la vérité. En effet, si l'homme ne
préférait pas la vérité à ses amis, il s'ensuivrait que l'homme produirait de
faux jugements et de faux témoignages pour la défense de ses amis, ce qui est
contraire à la vertu. Et bien que ce soit avec raison et universellement chez
tous les hommes que la vérité doit être préférée aux amis, cependant c'est
spécialement ce que doit faire le philosophe qui enseigne la sagesse, laquelle
est la connaissance de la vérité.
77. Mais qu'il soit nécessaire de préférer la
vérité aux amis, Aristote le montre au moyen du raisonnement suivant. On doit
davantage porter du respect à celui qui est davantage un ami. Or, puisque nous
éprouvons de l'amitié pour les deux, c'est-à-dire pour la vérité et pour
l'homme, nous devons aimer la vérité plus que l'homme parce que nous devons
aimer l'homme principalement en ayant en vue la vérité et la vertu, ainsi que
nous le dirons au huitième livre de ce traité. Or la vérité est une amie à ce
point excellente que nous devons l'honorer avec grand respect. La vérité est
aussi quelque chose de divin puisque c'est en Dieu qu'elle se retrouve en
premier et dans toute sa perfection. C'est pourquoi il conclut qu'il est saint
d'honorer par dessus tout la vérité, de préférence aux hommes qui sont nos
amis.
78. En effet, Andronicus, le péripatéticien,
disait que la sainteté est ce qui rend fidèle et serviable à l'égard de ce qui
se rapporte à Dieu. Par ailleurs, il y a cette parole de Platon qui, rejetant
l'opinion de son maître Socrate, dit qu'il faut davantage se soucier de la
vérité que de tout autre chose. Et il dit ailleurs que Socrate est certes son
ami mais que la vérité l'est davantage. Et à une autre occasion il dit qu'il
faut se soucier peu de Socrate mais beaucoup de la vérité.
79. Ensuite (1096a18), lorsqu'il dit: ¨ Ceux qui introduisent cette opinion etc.
¨, il réfute cette opinion de Platon qui soutient que la félicité de l'homme
consiste en une certaine idée universelle du bien. Et à ce sujet il fait deux
choses.
En
premier lieu il montre qu'une certaine idée universelle du bien n'existe pas.
En deuxième lieu il montre que même si une telle idée existait, ce ne serait
pas en elle que consisterait la félicité de l'homme, là (1096b29) où il dit: ¨ Mais il vaut peut-être mieux renoncer à cela
maintenant etc. ¨.
Au
sujet du premier point il fait deux choses. En premier lieu il montre qu'une
idée universelle du bien n'existe pas. En deuxième lieu il examine la manière
dont s'exprime Platon pour nommer cette idée, là (1096a35) où il dit: ¨ On serait
bien embarassé de préciser ce que chacun entend etc. ¨.
Au
sujet du premier point (1096a18), il faut considérer qu'Aristote ne cherche pas
à réfuter l'opinion de Platon quant à cela qu'il soutenait l'existence d'un
bien unique séparé dont dépendraient tous les biens. En effet, Aristote
lui-même affirme, au douzième livre de la Métaphysique
(L. 12, l. 12, n. 2627-2663), l'existence
d'un bien séparé de l'ensemble de l'univers et auquel l'ensemble de l'univers
est ordonné tout comme l'armée elle-même est ordonnée au bien de son chef.
Aristote réfute plutôt l'opinion de Platon quant à ceci qu'il soutenait que le
bien séparé est une certaine idée universelle de tous les biens. Et pour
réfuter cette opinion, Aristote se sert de trois raisonnements.
80. Et le premier raisonnement se tire de la
position même des Platoniciens qui ne soutenaient pas l'existence d'une idée
dans ces genres dans lesquels on retrouve de l'avant et de l'après comme on le
voit dans les nombres. En effet, le nombre deux est par nature antérieur au
nombre trois, et c'est pourquoi les Platoniciens ne soutenaient pas qu'il
existe un nombre commun qui serait une idée séparée des nombres; ils
soutenaient plutôt l'existence de nombres singuliers idéaux séparés, comme un
deux et un trois séparés. Et la raison en est que les choses dans lesquelles on
retrouve de l'avant et de l'après ne semblent pas appartenir à un même ordre,
ni par conséquent participer également d'une seule et même idée. Mais on
retrouve précisément de l'avant et de l'après dans les biens. Et Aristote
manifeste cela à partir du fait que le bien se retrouve dans ce qui existe par
soi, c'est-à-dire dans la substance, mais également dans la qualité et même
dans les autres genres. Or, il est manifeste que ce qui possède de l'être par
soi-même, c'est-à-dire la substance, est naturellement antérieur à tout ce qui
ne possède de l'être que dans sa dépendance à l'égard de la substance, comme
c'est le cas pour la quantité qui est la mesure de la substance, la qualité qui
est une disposition de la substance et la relation qui est un rapport à la
substance. Et il en va de même pour les autres genres qui se comparent tous à
des prolongements de l'être, c'est-à-dire de la substance, laquelle est l'être
premier d'où se procèdent et dérivent tous les autres genres auxquels on
attribue aussi l'être dans la mesure où ils sont des accidents de la substance.
Et il conclut de tout cela qu'une certaine idée universelle du bien n'existe
pas.
81. Il présente son deuxième raisonnement là
(1096a25) où il dit: ¨ Mais en outre etc.
¨. Pour en avoir l'évidence, il faut savoir que Platon soutenait que l'idée est
la définition et l'essence de toutes les choses qui participent de l'idée. D'où
il s'ensuit que pour les choses pour lesquelles il n'existe pas de définition
commune, il ne peut exister une idée unique. Or, il n'existe pas une définition
commune des différents prédicaments. En effet, rien ne s'attribue à eux en un
sens univoque. Or le bien, tout comme l'être, puisqu'il se convertit avec lui,
se retrouve dans chacun des prédicaments. Ainsi dans ce qui existe par soi,
c'est-à-dire dans le genre de la substance, on dit de Dieu qu'il est le bien
dans lequel ne se retrouve pas le mal, et qu'il est l'Intellect qui est
toujours droit. Dans la qualité se trouve la vertu qui rend bon celui qui la
possède. Mais dans la quantité se trouve l'égalité qui est le bien en toute
chose soumise à la mesure. Dans la relation on trouve le bien qui est l'utile,
lequel est le bien qui est en relation avec la fin attendue. Dans le ¨ quand
¨on retrouve le temps, c'est-à-dire l'opportun, et dans le ¨ où ¨ on retrouve
le lieu qui convient à la promenade, tout comme la diète. Et il en va
manifestement de même pour les autres genres. Il est donc manifeste qu'il
n'existe pas un bien unique qui serait une idée ou une définition commune de
tous les biens: autrement, il faudrait que le bien ne se retrouve pas dans tous
les prédicaments ou dans tous les genres, mais dans un seul.
82. Il présente son troisième raisonnement là
(1096a30) où il dit: ¨ Mais en outre etc.
¨.
Pour
en avoir l'évidence, il faut savoir que tout comme Platon soutenait que les
choses qui existent à l'extérieur de l'âme obtiennent la forme du genre ou de
l'espèce au moyen d'une participation d'une idée, de telle manière que l'âme ne
connaît la pierre que du fait que celle-ci participe de l'idée de pierre, de
même l'âme participe de la science et de la connaissance de ces choses du fait
que les formes ou les idées de ces choses sont imprimées en elle. D'où il
s'ensuit que pour toutes les choses qui ne possèdent qu'une seule idée, il n'y
a qu'une seule science. S'il n'y avait donc qu'une seule idée pour tous les
biens, il s'ensuivait que tous les biens relèveraient de la considération d'une
seule et même science. Mais il est évident que cela est faux, même pour les
biens qui se retrouvent dans un même prédicament. Et il ajoute cela afin que
personne ne soit conduit à attribuer la diversité des sciences à la diversité
des prédicaments. Or, nous voyons que c'est l'art militaire qui considère le
temps qui convient dans les choses de la guerre, dans les maladies, c'est l'art
de la médecine, dans les exercices corporels, c'est l'art de la gymnastique. Il
reste donc qu'il n'existe pas une idée universelle unique de tous les biens.
Il
ne convient pas d'appeler le bien séparé ¨bien par soi ¨: il affirme qu'il
existe une certaine ressemblance entre les Platoniciens et les Pythagoriciens
quant à leurs opinions au sujet du bien.
83. Le Philosophe vient de montrer qu'il
n'existe pas d'idée commune de tous les biens. Mais parce que les Platoniciens
ne se contentaient pas d'appeler ce bien séparé ¨ idée du bien ¨ mais aussi ¨
bien par soi ¨, Aristote cherche à partir de là à examiner si cette appellation
est juste. Et à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre qu'il
ne convient pas de dénommer ce bien séparé ¨ bien par soi ¨. En deuxième lieu
il montre qu'affirmer que le bien séparé est le ¨ bien par soi ¨ est
incompatible avec ce qu'on a déjà dit de lui, à savoir qu'il est l'idée commune
de tous les biens, là (1096b10) où il dit: ¨ Mais au sujet de ce qui a été dit etc. ¨
Au
sujet du premier point il fait trois choses. En premier lieu il montre qu'il ne
convient pas de dénommer ce bien séparé ¨ bien par soi ¨ (1096a36). En deuxième
lieu, il écarte une réponse, là (1096b5) où il dit: ¨ Mais le fait que le bien soit éternel ne le rendra pas etc. ¨. En
troisième lieu il compare ces paroles à l'opinion des Pythagoriciens là
(1096b6) où il dit: ¨ C'est avec plus de
probabilité que s'expriment les Pythagoriciens etc. ¨.
84. Au sujet du premier point, il faut
considérer que ce bien séparé, qui est la cause de tous les biens, il faut le
placer dans un degré de bonté qui est supérieur à celui que l'on retrouve dans
les choses qui nous entourent, du fait qu'il en est la fin ultime. Mais par ce
qui a été dit, il semble qu'il n'est pas d'un degré de bonté supérieur à celui
qu'on retrouve dans les autres biens. Et il manifeste cela par le fait qu'ils
appelaient ¨ par soi ¨ chacun des êtres séparés, comme l'homme par soi et même
le cheval par soi. Or, il est manifeste qu'il n'y a qu'une seule et même définition
de l'homme ici-bas et de l'homme par soi, c'est-à-dire de l'homme séparé. Et il
manifeste cela par le fait que que l'homme séparé et l'homme qui existe dans la
matière ne diffèrent pas en tant qu'hommes mais quant à autre chose, par
exemple du fait que tel homme existe dans une matière, tout comme l'animal
commun et l'homme ne diffèrent pas par la définition de l'animal mais ils
diffèrent par ceci que l'homme ajoute ¨rationnel ¨ à ¨ animal ¨. De même encore
il semble que l'homme séparé ne diffère pas de tel homme quant à la définition
de l'homme mais en ceci que tel homme ajoute la matière à ¨ homme ¨. Pour la
même raison le bien qu'on appelle le ¨ bien par soi ¨ n'aura pas une autre
définition de la bonté que ce bien particulier: il pourra cependant en différer
par d'autres caractères qui sont étrangers à la définition du bien.
85. Ensuite (1096b5), lorsqu'il dit: ¨ Mais le fait que le bien soit éternel ne le
rendra pas etc. ¨, il écarte une réponse. Quelqu'un pourrait en effet
répondre que ce bien par soi est meilleur puisqu'il est éternel alors que les
biens d'ici-bas sont corruptibles. Or, ce qui dure longtemps semble meilleur et
préférable. Mais pour écarter cet argument il dit que faire du bien par soi un
bien éternel ne le rend pas du même coup un plus grand bien. En effet,
l'éternel diffère du non-éternel par la durée. Or, pour une chose, une
différence de durée est extérieure à la définition de l'espèce, tout comme une
vie qui ne dure qu'une journée et une vie éternelle ne diffèrent pas quant à la
définition de la vie mais seulement quant à la durée. Donc, si l'on n'admet
qu'une seule définition pour le bien, la durée restera étrangère à la
définition du bien. Par conséquent, du fait que le bien séparé soit quelque
chose d'éternel, cela ne le fait pas différer selon la définition du bien pour
le faire exister comme un bien plus grand que s'il ne devait durer qu'un seul
jour.
86. Mais si nous supposons qu'il n'existe pas
une forme ou une idée unique du bien, contrairement à l'opinion des
Platoniciens, mais que le bien se dit plutôt à la manière de l'être à l'égard
de tous les genres, le fait même de durer longtemps serait un bien dans le
temps et par la suite ajouterait à la bonté, et par conséquent ce qui dure
longtemps serait meilleur. Mais on ne pourrait en dire autant si le bien
constituait en lui-même une espèce unique. Et par conséquent, il s'ensuit qu'il
ne serait pas meilleur du fait qu'il serait éternel.
87. Ensuite (1096b6), lorsqu'il dit: ¨ C'est avec plus de probabilité que
s'expriment les Pythagoriciens etc. ¨, il compare la position dont on vient
de parler avec celle des Pythagoriciens.
Et
à ce sujet il faut considérer que chez les Platoniciens il y avait identité
entre le bien et l'un et c'est pourquoi ils soutenaient que l'un par soi est
identique au bien par soi. Partant de là, ils leur était nécessaire de soutenir
que l'un était le premier bien, ce que
ne faisaient pas les Pythagoriciens qui affirmaient plutôt que l'un fait partie
de ce qui est contenu dans la coordination du bien dans lequel ils plaçaient:
La lumière Le masculin
L'un La droite
L'intellect
Le fini
Le repos Le pair
Le droit Le carré
Au contraire ils plaçaient dans le mal:
Les ténèbres Le féminin
La multiplicité La gauche
L'opinion L'infini
Le mouvement
L'impair
Le
courbe D'un côté plus long que
l'autre
88. Il dit donc qu'à ce sujet les Pythagoriciens
ont parlé avec plus de probabilité que les Platoniciens parce qu'ils n'étaient
pas portés à poser une seule définition du bien. C'est pourquoi Speusippe, qui
était neveu de Platon du fait qu'il était le fils de sa soeur, et son
successeur dans l'École, ne suivit pas en cela Platon mais plutôt Pythagore. Et
Aristote ajoute que sur ce point il reprendra la discussion ailleurs, dans sa Métaphysique.
89. Ensuite (1096b10), lorsqu'il dit: ¨ Mais au sujet de ce qui a été dit etc.
¨, il montre que l'affirmation qui prétend que ce bien séparé est le bien par soi
répugne à celle qui soutient qu'il est une idée unique de tous les biens. Et à ce sujet il fait trois choses.
En
premier lieu il montre (1096b10) que le bien par soi ne peut être une idée
commune de tous les biens. En deuxième lieu il montre que l'idée commune ne
peut être l'être de tout ce qu'on appelle biens par soi, là (1096b15) où il
dit: ¨ Nous pouvons donc distinguer etc.
¨. En troisième lieu il répond à une certaine question, là (1096b25) où il dit:
¨ Mais de quelle manière doit-on entendre
etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu (1096b10) qu'à l'encontre de ce qui est dit par les
Platoniciens, une difficulté surgit pour cette raison que lorsque l'on parle de
ce bien par soi, il ne semble pas que l'argumentation, si l'on se fie à ce que
les termes semblent signifier, porte sur tous les biens et soit produite
conformément à la réalité. Et il en est ainsi parce qu'il existe diverses
formes ou définitions de biens.
90. On appelle en effet biens d'une même forme
ou d'une même définition ceux qui sont poursuivis, c'est-à-dire recherchés,
désirés, choisis ou aimés pour eux-mêmes. Mais ces biens qui sont, de quelque
manière, ordonnés à ceux qui sont recherchés pour eux-mêmes, on dit à leur
sujet qu'ils sont des biens d'après une autre définition. Mais en un autre sens
on appelle biens les choses qui empêchent leurs contraires. Ainsi donc il est
manifeste que le bien se dit en deux sens. Certaines choses en effet sont
des biens en elles-mêmes, à savoir les
premières dont nous avons parlé et qui sont recherchées pour elles-mêmes. Mais
les deux autres, à savoir celles qui jouent un rôle de production ou de
conservation, et même celles qui contribuent à repousser leurs contraires, sont
appelées des biens parce qu'elles sont ordonnées à celles qui sont des biens en
elles-mêmes. Et par conséquent il est manifeste que la définition du bien par
soi ne peut s'appliquer à tous les biens.
91. Ensuite (1096b5), lorsqu'il dit: ¨ Nous pouvons donc distinguer etc. ¨, il
montre que la définition du bien par soi ne peut s'appliquer à tous les biens
par soi.
Et
en premier lieu il dit quelle est son intention. Et à ce sujet il faut
considérer que les biens qui ont le pouvoir de produire ou de conserver ceux
qui sont des biens en eux-mêmes, ou même de les défendre contre ce qui leur est
contraire, sont appelés biens en tant qu'ils sont utiles, et la définition du
bien par soi ne s'applique pas à ce genre de biens. Séparons donc, dit-il, de
ces derniers biens ceux qui sont des biens en eux-mêmes, et voyons s'ils
peuvent être appelés biens d'après une idée unique qu'ils appellent le bien par
soi.
92. En deuxième lieu, là (1096b16) où il dit: ¨ Quels biens pourraient être reconnus comme
biens en soi? ¨ Et pour faire cet examen il présente une question: quels
biens doivent être admis comme biens en soi? Et il précise cette question en la
divisant en deux parties, dont voici la première: est-ce qu'on doit appeler
biens en soi tous ceux qui sont recherchés comme étant séparés, c'est-à-dire
même s'ils étaient les seuls, c'est-à-dire de telle manière qu'ils ne seraient
suivis d'aucune autre utilité, comme le savoir, la vision, certaines voluptés
et les honneurs? En effet, de tels biens, même s'ils sont parfois recherchés
pour d'autres choses auxquelles ils sont utiles, même s'ils ne servaient à rien
d'autre, ils seraient néanmoins des biens en soi et désirables pour eux-mêmes.
Et la deuxième partie de la question est la suivante: n'y a-t-il rien d'autre
que l'idée qui soit un bien par soi?
93. En troisième lieu, là (1096b20) où il dit: ¨
C'est pourquoi l'idée se montrera vaine
etc. ¨, il amène la deuxième partie qu'il vient juste de formuler. Et il
conclut que s'il n'y a rien d'autre que l'idée qui soit un bien par soi, l'idée
sera comme un certain modèle dont la ressemblance sera imprimée dans les autres
choses. Or, un modèle est superflu s'il n'est assimilé à rien d'autre. D'où il
s'ensuit que l'idée serait inutile si rien d'autre n'était un bien en soi.
94. En quatrième lieu, là (1096b21) où il dit: ¨
Mais si ces biens-là font partie des biens
en soi etc. ¨, il amène la première partie. Et il dit que si tous les biens
dont on vient de parler étaient des biens en soi par une participation de
l'idée, il faudrait qu'apparaissent en eux tous une même définition de la bonté
tout comme la même définition de la blancheur se retrouve dans la neige et le
blanc de céruse, du fait que ces réalités participent également d'une seule et
même forme. Mais cela ne semble pas se vérifier dans les cas dont nous venons
de parler. En effet, l'honneur, la prudence et la volupté possèdent non
seulement des définitions qui leur sont propres, c'est-à-dire pour autant que
la définition de l'honneur en tant qu'honneur diffère de la définition de la
prudence en tant que prudence, mais ils
se définissent aussi autrement en tant que biens. En effet, on ne retrouve pas
une seule et même définition de la bonté dans toutes ces choses, et ce n'est
pas pour la même raison qu'ils sont désirables. D'où il s'ensuit que ce qu'ils
appellent le bien par soi n'est pas quelque chose de commun à la manière d'une
seule et même idée commune pour tous les biens.
95. Ensuite (1096b25), lorsqu'il dit : ¨ Mais de quelle manière faut-il entendre etc.
¨.
Il
répond à une certaine question. Et il y a lieu de poser cette question car
c'est de plusieurs manières qu'il est possible d'attribuer quelque chose à une
multiplicité selon différentes définitions. Premièrement selon des définitions
tous à fait différentes ne se rapportant pas à quelque chose d'un, et dans ce
cas, on appelle ces attributions ¨ équivoques en vertu du hasard ¨, car il
arrive par hasard qu'un homme impose un nom à une chose et qu'un autre impose
le même nom à une autre chose, comme on le voit surtout chez des hommes
différents qui ont été nommés par un même nom. Deuxièmement, un même nom se dit
de plusieurs réalités d'après des définitions qui ne sont pas totalement
différentes mais qui ont quelque chose en commun. Et parfois, ce qu'elles ont
en commun, c'est de se rapporter à un même principe, comme lorsque l'on dit
d'une chose qu'elle est militaire parce qu'elle est l'instrument du soldat,
comme le glaive, ou parce qu'elle est sa protection, comme sa cuirasse, ou
encore parce qu'elle est son moyen de transport, comme son cheval. Mais
parfois, ce qu'elles ont en commun, c'est de se rapporter à une même fin, comme
on dit du médicament qu'il est sain parce qu'il produit la santé, de la diète
qu'elle est saine parce qu'elle conserve la santé, et de l'urine qu'elle est
saine parce qu'elle est le signe de la santé. Mais parfois, ce qu'elles ont en
commun c'est de se rapporter différemment à un même sujet, comme on dit de la
qualité qu'elle est de l'être parce qu'elle est une disposition de l'être par
soi, c'est-à-dire de la substance, alors qu'on dit de la quantité qu'elle est
de l'être parce qu'elle est une mesure de la même substance, et il en va de
même pour les autres prédicaments. Soit encore elles ont en commun une même
proportion ou un même rapport à l'égard de sujets différents; par exemple, le
rapport de la vue au corps est le même que celui de l'intelligence à l'âme. Il
en résulte que tout comme la vue est une puissance d'un organe corporel, de
même aussi l'intelligence est une puissance de l'âme sans la participation du
corps.
96. Ainsi donc, Aristote dit que le bien se dit de
plusieurs réalités non pas selon des définitions totalement différentes comme
cela se produit pour les attributions qui sont équivoques en vertu du hasard,
mais plutôt par analogie, c'est-à-dire selon une même proportion, dans la
mesure où tous les biens dépendent d'un premier principe de bonté ou dans la
mesure où ils sont ordonnés à une seule et même fin. Aristote ne voulait pas en
effet que ce bien séparé soit une idée et la définition de tous les biens, mais
plutôt qu'il en soit le principe et la fin. Ou encore on dit davantage de
toutes ces choses qu'elles sont des biens par analogie, c'est-à-dire selon une
même proportion, comme lorsqu'on dit que la vue est un bien du corps et que
l'intelligence est celui de l'âme. C'est pourquoi il privilégie cette troisième
modalité car elle se prend d'après une bonté qui est inhérente aux choses.
Cependant, les deux premières modalités se prennent d'après une bonté séparée à
partir de laquelle une chose n'est pas dénommée aussi proprement.
Si
on concède une idée du bien ou un bien séparé, il n'appartiendrait pas pour
cela à cet art de l'examiner puisque cela relève d'une autre science.
97. Après avoir montré qu'il n'existe pas une
unique idée commune du bien, le Philosophe montre que même s'il en existait
une, elle ne se rapporterait pas au propos de manière à pouvoir mener, au moyen
d'elle, notre recherche sur le bonheur. Et à ce sujet il fait trois choses.
En
premier lieu (1096b29) il prouve son propos. En deuxième lieu il présente une
certaine réponse, là (1097a1) où il dit: ¨ Il semblera cependant qu'il vaut
mieux etc. ¨. En troisième lieu, il rejette cette réponse, là (1097a5) où il
dit: ¨ Ce raisonnement présente donc une
certaine probabilité etc. ¨.
Voici
donc ce qu'il dit en premier lieu. Il vaut donc mieux pour l'instant, dit-il,
renoncer à la question de savoir si le bien s'attrivue aux multiples biens
selon une seule ou diverses définitions, car répondre avec certitude à cette
question relève davantage d'une autre partie de la philosophie, à savoir de la
métaphysique. De la même manière encore, la considération de l'idée du bien
n'entre pas dans notre propos actuel. Et il donne la raison qui fonde ces deux
remarques: en effet, s'il n'existait qu'un seul bien s'attribuant par univocité
à tous les biens, ou encore s'il était un être séparé existant par lui-même, il
est manifeste qu'il ne serait pas quelque chose de tel qu'il pourrait être
réalisé ou possédé par l'homme. Et pourtant, dans ce traité, c'est ce que nous
recherchons.
98. En effet, ce que nous cherchons à connaître,
c'est la félicité en tant que fin des actes humains. Or, la fin de l'homme est
soit son opération elle-même, soit une chose extérieure qui en résulte. Or, une
telle chose peut certes être la fin de l'homme, soit parce qu'elle est faite
par lui, comme une maison qui est la fin de la construction, soit parce qu'elle
est possédée par lui en tant que chose dont il fait usage. Or, il est manifeste
que ce bien commun ou séparé ne peut être l'opération même de l'homme, ni même
qu'il est quelque chose qui est fait par l'homme. De plus, il semble qu'il ne
soit pas non plus quelque chose qui soit possédé par l'homme à la manière des
choses qu'il possède et dont il fait usage en cette vie. Il résulte de là qu'il
est manifeste que ce bien commun ou séparé n'est pas ce bien humain que nous
recherchons maintenant.
99. Ensuite (1097a1), lorsqu'il dit: ¨ Il semblera cependant qu'il vaut mieux etc.
¨, il présente une certaine réponse. En effet, on pourrait dire que ce bien
séparé, bien qu'il ne puisse être fait ou possédé par l'homme, est cependant le
modèle de toutes les oeuvres et de tous les
biens possédés. En effet, il importe, à celui qui veut parvenir à des
copies, de considérer un modèle. Et c'est pourquoi il semble important de
connaître le bien séparé lui-même en vue de parvenir aux biens possédés et
exécutés. En effet, ceux qui possèdent ce bien séparé comme modèle pourront
davantage connaître et par conséquent mieux parvenir à ces choses qui sont des
biens pour nous, tout comme celui qui porte son regard sur un homme peut
davantage en peindre l'image d'une manière appropriée.
100. Ensuite (1097a5), lorsqu'il dit: ¨ Ce raisonnement semble donc présenter une
certaine probabilité etc. ¨, il rejette la réponse qui précède au moyen de
deux raisonnements.
Le
premier raisonnement se tire d'une observation courante. Et il dit que le
raisonnement du discours précédent présente une certaine probabilité.
Cependant, il ne semble pas s'accorder avec ce qu'on observe dans toutes les
sciences. En effet, toutes les connaissances, tant scientifiques
qu'artistiques, tendent vers un certain bien, comme nous l'avons établi plus
haut (n. 8), et chacune se sert de ce
qui lui est nécessaire pour poursuivre la fin visée. Or, aucune science ni
aucun art ne se sert de la connaissance de ce bien séparé, ce qui ne serait pas
raisonnable si une aide pouvait être tirée de cette connaissance. La
connaissance de ce bien séparé n'apporte donc aucun secours pour parvenir aux
biens qui sont faits et possédés.
101. Il présente le deuxième raisonnement là
(1097a10) où il dit: ¨ Elle est cependant
inutile etc. ¨. Et ce raisonnement se tire de la nature même de la chose.
Et il dit que ce bien est considéré comme étant absolument inutile pour les
sciences et les arts, et aussi quant à leurs exercices car le tisserand ou le
charpentier ne tire aucune aide, dans l'exercice de son art, de la connaissance
de ce bien séparé. Et il en va de même pour l'acquisition des sciences et des
arts. En effet, nul n'est rendu meilleur médecin ou meilleur soldat par la
contemplation de l'idée séparée du bien. Et Aristote en donne la raison: le
modèle, vers lequel il est nécessaire de tourner son regard, doit être conforme
à l'oeuvre visée. Or, l'art ne cherche pas à produire un bien commun ou abstrait, mais un bien concret
et singulier. En effet, le médecin ne cherche pas à réaliser la santé dans
l'abstrait mais dans le concret, c'est-à-dire celle qui est dans tel homme car
il soigne non pas l'homme universel mais l'homme individuel. D'où il reste que
la connaissance du bien universel et séparé n'est nécessaire ni à l'acquisition
des sciences ni à leur exercice.
102. Et à la fin il termine son exposé des opinions
au sujet de la félicité.
Il
examine la nature du bonheur, à savoir qu'elle est la fin ultime de l'homme, et
il présente les conditions qui conviennent à cette fin ultime.
103. Après avoir parcouru les opinions de ses
prédécesseurs sur le bonheur, Aristote traite ici de ce même sujet selon sa
propre opinion. Et il divise cette section en deux parties.
Dans
la première il montre ce qu'est la félicité (1097a15). Dans la deuxième il
traite d'une propriété de la félicité, là (1101b10) où il dit: ¨ Ayant donné ces précisions, examinons au
sujet de la félicité si etc. ¨
La
première partie se divise elle-même en deux autres. Dans la première il montre
ce qu'est la félicité (1097a15). Dans la deuxième il écarte une difficulté, là
(1100a5) où il dit: ¨ Or, il survient
bien des changements dans le cours de la vie etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre ce
qu'est la félicité. En deuxième lieu il montre que toutes les choses qui ont
été dites au sujet de la félicité s'accordent avec l'énoncé qui précède, là
(1098b8) où il dit: ¨ Il faut donc
examiner à son sujet etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente
certaines raisons communes et certaines conditions de la félicité qui sont
manifestes pratiquement à tous. En deuxième lieu, il s'enquiert de l'essence de
la félicité, là (1097b23) où il dit: ¨ Mais
peut-être qu'en confessant que la félicité est etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il affirme que la
félicité est la fin ultime. En deuxième lieu il présente les conditions qui
conviennent à la fin ultime, là (1097a25) où il dit: ¨ Mais il faut en outre tenter d'expliquer davantage etc. ¨.
104. Il dit donc en premier lieu qu'ayant donné
ces précisions au sujet des opinions des autres philosophes, il faut revenir
maintenant à ce bien sur lequel porte notre recherche, à savoir la félicité,
afin d'en examiner la nature. Et à ce sujet il faut d'abord considérer que le
bien recherché semble varier selon les diverses opérations et les arts. Par
exemple, le bien recherché dans l'art médical est la santé, et dans l'art
militaire, c'est la victoire; dans les autres arts, d'autres biens sont
recherchés.
105. Et si l'on cherche à savoir quel est le bien
recherché dans chacun des arts ou dans chacune des occupations, il faut savoir
que c'est celui en vue duquel toutes les autres actions sont posées. Dans l'art
médical, en effet, toutes les opérations sont produites en vue de la santé,
dans l'art militaire, en vue de la victoire, et dans l'art de la construction,
en vue de la maison construite. Et de la même manière, dans toute autre
occupation, c'est un autre bien qui est recherché, c'est-à-dire celui en vue
duquel toutes les autres opérations sont posées. Mais ce bien qui est recherché
à travers toute opération ou tout choix réfléchi, on l'appelle la fin, car la
fin n'est rien d'autre que ce en vue de quoi tout le reste est exécuté.
106. Si donc on tombait sur une fin à laquelle
est ordonné tout ce qui est exécuté et qui procède de tous les arts et de
toutes les actions humaines possibles, c'est-à-dire ce qui est recherché à
travers toutes les opérations humaines, une telle fin serait bonne absolument.
Mais si on trouve plusieurs biens auxquels sont ordonnées les différentes fins
se rapportant aux différents arts, il faudra que la recherche de notre raison
transcende tous ces biens pour parvenir à celui-là même qui, étant autre, est
unique. Il est nécessaire en effet que la fin ultime de l'homme, en tant qu'homme,
soit unique, en raison de l'unité de la nature humaine: tout comme la fin du
médecin, en tant que médecin, est une en raison de l'unité de l'art médical. Et
cette fin ultime de l'homme, on l'appelle le bien humain qui est la félicité.
107. Ensuite (1097a25), lorsqu'il dit: ¨ Mais il faut tenter d'expliquer davantage
etc. ¨, il présente deux conditions de la fin ultime. La première, c'est
qu'elle soit parfaite. La deuxième, c'est qu'elle soit suffisante par
elle-même, là (1097b7) où il dit: ¨ Mais
cela provient de ce qu'il se suffit à lui-même etc. ¨. En effet, la fin
ultime est le terme ultime du mouvement naturel du désir. Mais pour que quelque
chose soit le terme ultime d'un mouvement naturel, deux conditions sont
requises. La première est certes que cette chose possède une espèce et non
qu'elle soit en devenir vers l'espèce devant être possédée, tout comme la
génération du feu ne se termine pas à une disposition de la forme, mais à la
forme elle-même. Or, ce qui possède sa forme est parfait alors que ce qui n'est
que disposé à sa forme est encore quelque chose d'imparfait. C'est pourquoi il faut que ce bien qui est la fin ultime soit un
bien parfait. La deuxième condition requise est qu'il faut que le terme d'un
mouvement naturel soit entier car la nature n'est pas en défaut à l'égard de ce
qui est nécessaire. C'est pourquoi la fin de la génération humaine n'est pas un
homme diminué ou tronqué, mais un homme entier. Il en va de même de la fin
ultime qui est le terme du désir: il est nécessaire qu'elle se suffise à
elle-même en tant que bien pris dans sa totalité.
108. Mais au sujet de la perfection du bien
final, il faut considérer que tout comme l'agent meut vers la fin, de même la
fin meut le désir de l'agent. C'est pourquoi il est nécessaire que la hiérarchie
des fins soit proportionnée à la hiérarchie des agents. Or, il existe trois
sortes d'agents. La première est la plus imparfaite et c'est celle qui n'agit
pas par la forme qui lui est propre, mais seulement dans la mesure où elle est
mue par un autre, tout comme le marteau fait le couteau. Il en résulte que
l'effet suivant la forme acquise n'est pas assimilé à cet agent, mais à celui
par lequel il est mû. Mais la deuxième sorte d'agent, celle qui agit d'après sa
forme, est parfaite, et c'est pourquoi l'effet lui est assimilé, comme le feu
qui réchauffe, mais elle a cependant besoin d'être mue par un agent antérieur
principal. Et sous ce rapport, elle garde une certaine imperfection comme si
elle participait en quelque sorte de l'instrument. La troisième sorte d'agent
enfin est la plus parfaite, et c'est celle qui agit d'après la forme qui lui
est propre sans être mue par un autre.
109. Il en va de même pour les fins. Il y a en
effet des choses qui ne sont pas désirées en vue d'une bonté formelle qui existerait
en elles, mais seulement dans la mesure où elles sont utiles à quelque chose
d'autre, comme c'est le cas pour une potion amère. Il existe cependant des
choses qui sont certes désirables pour quelque chose qu'elles possèdent en
elles-mêmes et qui néanmoins sont désirées en vue d'autre chose, comme une
potion chaude et savoureuse, et dans ce cas nous avons affaire à un bien plus
parfait. Mais le bien le plus parfait est celui qui est désiré pour lui-même et
jamais en vue d'autre chose. Le Philosophe distingue donc ici ces trois degrés
qu'on observe dans les biens. Et il affirme que ce qui a été dit au sujet de la
fin ultime (n. 107-109) doit encore
être expliqué davantage en recherchant les conditions qui sont requises à la
fin ultime.
110. Il semble donc y avoir plusieurs degrés
parmi les fins, car nous choisissons certaines d'entre elles en vue d'autre
chose seulement, comme les richesses qui ne sont désirées que dans la mesure où
elles sont utiles à la vie de l'homme, et les flûtes par lesquelles on est
célébré, et en général tous les instruments qui ne sont recherchés qu'en vue de
leur usage. D'où il est manifeste que toutes ces fins sont imparfaites. Mais la
fin la meilleure, qui est la fin ultime, doit être parfaite. Il en résulte que
si une seule fin était telle, il faudrait qu'elle soit la fin ultime que nous
recherchons. Mais s'il existait plusieurs fins parfaites, il faudrait que la
plus parfaite d'entre elles soit la meilleure et celle qui est ultime. Or, il
est manifeste que tout comme ce qui est désirable en soi-même est plus parfait que ce qui est
désirable en vue d'autre chose, de même ce qui n'est jamais désiré en vue
d'autre chose est plus parfait que les choses qui, bien qu'elles soient
désirées pour elles-mêmes, sont cependant aussi désirées en vue d'autre chose.
111. Par conséquent, est absolument parfait ce
qui est toujours désirable pour soi-même et jamais pour autre chose. Or, telle
semble être la félicité que nous ne choisissons jamais pour autre chose mais
toujours pour elle-même. Mais pour ce qui est des honneurs, des voluptés, de la
connaissance et de la vertu, nous les choisissons certes pour eux-mêmes. En
effet, nous les choisirions ou les désirerions même si nous n'en retirions rien
d'autre. Et cependant, si nous les choisissons, c'est en vue de la félicité
dans la mesure où nous croyons devenir heureux par eux. Mais nul ne choisit la
félicité en vue de cela ni en vue de quelque chose d'autre. C'est pourquoi il
s'ensuit que la félicité est le plus parfait des biens et qu'elle est par
conséquent la fin ultime et la meilleure.
112. Ensuite (1097b7) lorsqu'il dit: ¨ Or, il est évident etc. ¨, il traite de
la suffisance par soi de la félicité.
Et
il le fait premièrement quant à ce qui concerne la notion même de suffisance.
Deuxièmement, quant à ce qui concerne le ¨ par soi ¨ qui est ajouté, là
(1097b16) où il dit: ¨ Mais en outre, de
tous les biens etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1097b16) que la même conséquence qui découlait de la
perfection, découle aussi de la suffisance par soi, à savoir que la félicité
est la fin la meilleure et ultime: en effet, ces deux caractéristiques se
rejoignent, puisque le bien parfait semble être aussi suffisant par lui-même.
En effet, s'il ne suffisait pas sous un rapport, il ne semblerait déjà plus si
parfaitement satisfaire le désir et par conséquent il ne serait plus un bien
parfait. Or, on dit d'un bien qu'il est suffisant par soi non pas parce qu'il
suffit à un seul homme menant une vie solitaire, mais aussi aux parents, aux
enfants, aux femmes, aux amis et aux citoyens, de telle manière qu'il suffit à
leur procurer les aides nécessaires aux choses temporelles et aux choses
spirituelles par l'instruction et le conseil. Et il en est ainsi parce que
l'homme est, par nature, un animal social. Et c'est pourquoi il ne suffit pas à
son désir de se pourvoir à lui-même, mais aussi de pouvoir pourvoir aux autres
ce dont ils ont besoin. Mais cela doit s'entendre à l'intérieur de certaines
limites.
113. En effet, si on voulait étendre cela non seulement à ceux qui
sont d'une même famille et aux amis les plus proches, mais aussi aux amis de
nos amis, cette démarche procéderait à l'infini et ainsi la suffisance ne
pourrait parvenir à personne et par conséquent nul ne pourrait être heureux si
la félicité devait requérir cette suffisance infinie. Le Philosophe parle en
effet dans ce livre de la félicité qui peut être possédée en cette vie, car la
félicité de l'autre vie dépasse toute recherche de la raison. Mais quel est le
terme auquel doit s'arrêter la suffisance de la félicité, il faudra l'examiner
plus tard, c'est-a-dire dans l'Économique
ou la Politique.
114. Et parce qu'il avait expliqué (n. 112-113) à qui le bien parfait, qu'on
appelle la félicité, doit être suffisant, car ce n'est pas à un seul et unique
homme, mais à soi-même et à tous ceux dont le soin le regarde, il explique par
la suite ce qu'on veut dire par l'expression ¨ être suffisant par soi ¨. Et il
dit qu'on appelle suffisant par soi ce qui, étant même seul à être possédé,
rend la vie souhaitable sans avoir besoin de rien d'autre. Et c'est là ce qui
convient au plus haut point à la félicité; autrement, le mouvement du désir ne
s'arrêterait jamais s'il restait quelque chose en dehors d'elle dont l'homme
aurait besoin. En effet, tout indigent désire posséder ce dont il a besoin. D'où il est manifeste que la félicité
est un bien qui est suffisant par lui-même.
115. Ensuite (1097b16), lorsqu'il dit: ¨ Mais en outre, etc. ¨, il explique la
notion de suffisance par soi quant à l'expression ¨ par soi ¨. Or, on appelle
suffisant par soi ce qui est suffisant en tant qu'il est pris séparément des
autres, ce qui peut se produire de deux manières. Premièrement, de telle
manière que ce bien parfait qu'on appelle suffisant par soi ne peut recevoir
une augmentation de bonté par l'ajout d'un autre bien. Et cela est certes une
condition de ce qui est un bien dans sa totalité, c'est-à-dire de Dieu. En
effet, tout comme une partie comptée avec le tout n'est pas plus grande que le
tout dont elle fait partie car la partie elle-même est contenue dans le tout,
de même aussi tout bien compté avec Dieu n'entraîne pas une augmentation de
bonté car il n'est un bien que du fait qu'il participe de la bonté divine. Mais
on dit aussi d'une chose solitaire, parce qu'elle n'est comptée avec rien
d'autre, qu'elle est suffisante, dans la mesure où elle contient tout ce dont
l'homme a nécessairement besoin.
116. Et par conséquent la félicité dont nous
parlons maintenant possède d'elle-même la suffisance car elle contient en elle
tout ce qui est de soi nécessaire et non pas tout ce qui peut advenir à
l'homme. C'est pourquoi elle peut encore s'améliorer par l'ajout de quelque
chose d'autre. Le désir de l'homme ne demeure cependant pas inquiet car le
désir réglé par la raison, qui doit être celui qui appartient à l'homme
heureux, n'éprouve pas d'inquiétude pour les choses qui ne sont pas nécessaires
bien qu'il soit possible de les posséder. Donc, parmi tout ce qui appartient à
la félicité, voici ce qu'il dit surtout, à savoir que même si on ne la compte
pas avec d'autres choses, elle reste désirable.
Cependant,
si on la compte avec quelque chose d'autre quant à un moindre bien, il est manifeste qu'elle sera encore
plus désirable. La raison en est qu'un bien ajouté produit une surabondance ou
une augmentation du bien. Or, un bien est d'autant plus désirable qu'il est
plus grand.
117. Il termine donc par un résumé ce qu'il vient
de dire en disant que la félicité, puisqu'elle est la fin ultime de toutes nos
activités, est un bien parfait et suffisant par soi.
On
examine la définition de la félicité par toutes les vraies parties de la
définition, à savoir le genre et les différences; et on recherche l'opération
propre de l'homme qui semble être une opération de la puissance rationnelle.
118. Après avoir présenté les conditions de la
félicité, le Philosophe en recherche ici la définition. Et à ce sujet il fait trois
choses.
En
premier lieu (1097b22), il montre la nécessité de cette recherche. En deuxième
lieu, il poursuit la définition de la félicité, là (1097b25) où il dit: ¨ Mais on parviendrait peut-être à cela etc.
¨. En troisième lieu il montre que la définition qui précède n'est pas
suffisante mais qu'il faut encore la développer davantage, là (1098a22) où il
dit: ¨ Le bien se trouve donc à être
tracé etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu (1097b22) que tous confessent que la félicité est le
bien souverain et qu'à cause de cela il convient à la félicité d'être la fin
ultime de l'homme ainsi que le bien parfait qui est suffisant par lui-même.
Mais en outre il faut ajouter certaines précisions à son sujet afin de savoir
plus précisément ce qu'elle est.
119. Ensuite (1097b25), lorsqu'il dit: ¨ Mais on parviendrait peut-être à cela etc.
¨, il cherche la définition de la félicité, et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il cherche son genre, et en deuxième lieu ses différences, là
(1098a7) où il dit: ¨ Mais si le propre
de l'homme est l'opération de l'âme etc. ¨
Au
sujet du premier point il fait trois choses. En premier lieu il montre que la
félicité est une opération de l'homme. En deuxième lieu il montre qu'il existe
une opération propre à l'homme, là (1097b29) où il dit: ¨ Est-ce qu'il appartient à l'artisan et
au cordonnier d'avoir un travail particulier etc. ¨. En troisième
lieu il montre quelle est cette opération propre à l'homme, là (1098a1) où il
dit: ¨ Quelle pourrait donc être cette
activité etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que nous pourrons voir manifestement ce qu'est la
félicité si nous découvrons quelle est l'opération de l'homme. En effet, pour
toute chose ayant une opération propre, cette dernière est son bien et pour
elle être bien consiste dans son opération, tout comme le bien du joueur de
flûte consiste en son opération, et il en va de même pour celui qui fait des
statues et pour tout autre artisan. Et la raison en est que le bien final de
toute chose est sa perfection ultime. Or, la forme est la perfection première
mais l'opération est la perfection seconde. Et même si on dit qu'une chose
extérieure est une fin, ce ne sera que par l'intermédiaire d'une opération par
laquelle l'homme parvient à cette chose, soit en la fabriquant, comme l'homme
fabrique une maison, soit en l'utilisant ou en jouissant de cette chose. Et par
conséquent il s'ensuit que le bien final de toute chose doit être recherché
dans son opération. Donc, s'il existe une opération propre à l'homme, il est
nécessaire que le bien final de ce dernier, lequel est la félicité, consiste en
son opération propre. Par conséquent, la félicité est l'opération propre de
l'homme.
120. Mais si on dit que la félicité consiste en
quelque chose d'autre, cela sera ou bien quelque chose par quoi l'homme sera
rendu capable de poser cette opération, ou bien quelque chose que l'homme
pourra posséder par cette même opération, comme lorsque l'on dit de Dieu qu'il
est la béatitude de l'homme.
121. Ensuite (1097b29), lorsqu'il dit: ¨ Faut-il donc admettre que le tisserand etc.
¨, il prouve qu'il existe une opération propre à l'homme.
Et
il le fait de deux manières. Il le fait premièrement au moyen des activités
humaines. Il arrive en effet à l'homme d'être un tisserand, un cordonnier, un
grammairien, un musicien ou quelque chose d'autre. Mais il n'existe aucune de
ces activités qui ne possède pas son opération propre. Autrement, il
s'ensuivrait que de telles activités surviendraient en vain chez l'homme qui
vivrait dans l'oisiveté. Or, il est beaucoup plus problématique que soit vide
et vain ce qui est selon la nature, c'est-à-dire ce qui est réglé par la raison
divine, que ce qui est réglé par la raison humaine. Donc, puisque l'homme est
une réalité qui existe d'après la nature, il est impossible que, n'ayant pas
d'opération propre, il soit oisif par nature. Il existe donc une opération
propre à l'homme tout comme il en existe pour chacune de ses activités. La
raison en est que toute chose, soit naturelle soit artificielle, existe par une
forme qui est le principe d'une opération. Il en résulte que tout comme chaque
chose possède une existence propre par sa forme, de même, par cette même forme,
elle possède une opération qui lui est propre.
122. Deuxièmement (1097b33), lorsqu'il dit: ¨ Ou bien, de même que l'oeil etc. ¨, il
montre la même chose au moyen des parties du corps de l'homme. C'est le même
jugement qu'il faut porter sur l'opération d'une partie et sur celle du tout.
En effet, tout comme l'âme est l'acte de tout le corps, de même certaines parties
de l'âme sont les actes de certaines parties du corps, comme la vue est l'acte
de l'oeil. Mais chaque partie du
corps de l'homme possède une opération qui lui est propre, tout comme
l'opération de l'oeil est la vision, celle de la main la préhension, celle du
pied la marche, et il en va de même des autres parties du corps humain; il
s'ensuit donc qu'il doit exister une opération propre pour l'homme pris dans sa
totalité.
123. Ensuite (1098a1), lorsqu'il dit: ¨ Quelle pourrait donc être etc. ¨, il se
demande quelle est cette opération propre à l'homme. Or il est manifeste que
l'opération même de toute chose est celle qui lui convient conformément à sa
forme. Or, la forme de l'homme est l'âme, et son acte est vivre, non pas certes
entendu dans le sens où vivre est l'être du vivant mais en tant qu'on entend
par ¨ vivre ¨ une opération vitale comme l'intellection et la sensation. C'est
pourquoi il est manifeste que la félicité de l'homme consiste en une certaine
opération de vie.
124. On ne peut cependant pas dire que la
félicité de l'homme se vérifie d'après n'importe quelle vie car la vie
appartient aussi aux plantes. Or, la félicité est recherchée comme étant un
certain bien propre à l'homme, puisqu'on dit d'elle qu'elle est le bien de
l'homme. Pour la même raison, les formes de vie qu'on appelle nutrition et
croissance doivent être séparées de la félicité car elles appartiennent aussi
aux plantes. Et on peut admettre à partir de là que la félicité ne consiste ni
dans la santé, ni dans la beauté, ni dans la force, ni dans la haute taille
corporelle. En effet, toutes ces qualités sont acquises par les opérations de
la vie végétative.
125. Mais suite à la vie nutritive et
augmentative, il y a la vie sensitive qui elle non plus n'est pas propre à
l'homme, mais appartient au contraire au cheval, au boeuf et à tout autre
animal. C'est pourquoi la félicité ne consiste pas non plus en cette sorte de
vie. Et à partir de là on peut admettre que la félicité humaine ne consiste pas
en une connaissance ou en une délectation sensible.
126. Mais outre la vie végétative et la vie
sensitive il ne reste que la vie dont l'opération est consécutive à la raison,
et c'est cette vie qui est propre à l'homme. En effet, l'homme tient son espèce
du fait qu'il est rationnel. Mais le terme rationnel doit s'entendre de deux
manières. Premièrement, dans le sens d'une participation, c'est-à-dire dans la
mesure où une partie de l'homme est déterminée ou réglée par la raison.
Deuxièmement, dans le sens où on l'entend d'une manière essentielle,
c'est-à-dire de ce qui possède de soi-même la capacité de raisonner et de
comprendre. Et dans l'homme c'est surtout cette partie qu'on appelle
rationnelle. En effet, ce qui est ainsi par soi est toujours premier par
rapport à ce qui est ainsi par un autre. Donc, parce que la félicité est le
plus premier de tous les biens de l'homme, il s'ensuit qu'elle consiste
davantage en ce qui est rationnel par essence qu'en ce qui est rationnel par
participation. On peut admettre à partir de là que la félicité consiste
davantage dans la vie contemplative que dans la vie active, et davantage dans
l'acte de la raison ou de l'intellect que dans l'acte de l'appétit réglé par la
raison.
127. Ensuite (1098a8), lorsqu'il dit: ¨ Mais si le propre etc. ¨, il cherche les
différences qui entrent dans la définition de la félicité, et cette section se
divise en deux parties, d'après les deux différences qu'il recherche. La
deuxième partie commence là (1098a19) où il dit: ¨ Mais en outre etc. ¨.
En
premier lieu on admet donc à partir de ce qui précède (n. 126) que le propre de l'activité de l'homme est l'opération de
l'âme qui procède de la raison ou du moins qui n'est pas sans la raison. Il
ajoute cette dernière expression à cause de l'opération de l'appétit réglé par
la raison. Or, on retrouve communément cela en tout, à savoir que l'activité
d'une chose prise dans son genre s'identifie à l'oeuvre de cette chose quant à
sa bonté: sauf qu'il faut ajouter du côté de l'opération ce qui relève de la
vertu. Par exemple, l'activité du citharède est de jouer de la cithare et
l'activité du bon citharède est de bien jouer de la cithare. Et il en va de
même pour tous les autres activités.
128. Donc, si l'activité de l'homme consiste en
une sorte de vie, pour autant que l'homme agit selon la raison, il s'ensuit
qu'il appartient à l'homme bon de bien agir selon la raison et à l'homme qui
est le meilleur, c'est-à-dire à celui qui est heureux, de le faire de la
meilleure façon possible. Mais il est dans la nature de la vertu que chacun de
ceux qui la possèdent agisse bien conformément à elle, tout comme la vertu du
cheval est celle selon laquelle il court bien. Donc, si l'opération de l'homme
le meilleur, c'est-à-dire de celui qui est heureux, est d'agir bien et de la
meilleure façon conformément à la raison, il s'ensuit que le bien humain, la
félicité, est l'opération conforme à la raison: c'est-à-dire de telle sorte que
s'il existe une seule vertu de l'homme, l'opération qui sera conforme à cette
vertu sera la félicité. Mais s'il existe plusieurs vertus chez l'homme, la
félicité sera l'opération conforme à la meilleure de ces vertus. En effet, la
félicité est non seulement le bien de l'homme mais son meilleur bien.
129. Ensuite (1098a19), lorsqu'il dit: ¨ Mais en outre etc. ¨, il recherche une
autre différence appartenant à la félicité. En effet, la continuité et la
permanence sont aussi requises à la félicité dans la mesure du possible. C'est
ce que désire naturellement l'appétit de celui qui possède l'intelligence en
tant qu'il appréhende non seulement l'existence présente, comme le fait le
sens, mais aussi l'existence purement et simplement. Or, puisque l'existence
est désirable en elle-même, il s'ensuit que tout comme l'animal appréhende par
le sens l'existence en tant que présente, de même l'homme, appréhendant par
l'intellect l'existence purement et simplement, la désire absolument et
toujours et non seulement en tant que présente. Et c'est pourquoi la continuité
et la permanence font partie de la nature de la félicité parfaite, ce que la
vie ici-bas ne souffre pas. Et c'est pourquoi il n'y a pas de félicité parfaite
dans la vie d'ici-bas. Il faut cependant que la félicité, telle qu'elle est
possible dans l'existence d'ici-bas, soit dans une vie parfaite, c'est-à-dire à
travers la totalité de la vie de l'homme. Une hirondelle ne fait pas le
printemps, pas plus qu'une seule journée de soleil, de même ce n'est pas non
plus une seule opération réalisée qui rend l'homme heureux, mais c'est plutôt
lorsque l'homme continue l'opération bonne à travers toute sa vie.
130. Ainsi donc il est évident que la félicité
est l'opération propre à l'homme posée conformément à la vertu dans une vie
complète.
Ayant
découvert la définition de la félicité, il montre ce qu'il reste à faire et il
manifeste de quelle manière le temps coopère à la découverte de la vérité et
qu'en outre il conduit parfois à l'oubli.
131. Après avoir cherché la définition du
bonheur, Aristote montre maintenant ce
qu'il reste à faire. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il montre ce qu'il reste à faire. En deuxième lieu il montre
comment il faut le faire, là (1098a26) où il dit: ¨ Il faut donc se rappeler ce que nous avons dit etc. ¨
Au
sujet du premier point il fait trois choses. En premier lieu il présente ce qui
a été fait et ce qu'il reste à faire. Et il dit (1098a22) qu'ainsi que nous
l'avons établi, nous avons comme encerclé le bien final de l'homme qui est la
félicité. Et il appelle encerclement la connaissance d'une chose dans ses
lignes générales, lequel fait certes le tour de la chose sans toutefois aller
jusqu'à nous déclarer la nature de cette même chose en particulier. En effet,
comme il le dit lui-même, il faut d'abord parler d'une chose comme en en
donnant une ébauche, c'est-à-dire à la manière d'une certaine ressemblance et
en quelque sorte selon une représentation extérieure. Puis, par la suite, il
faut, ayant manifesté cerrtaines autres choses, que ce qui a d'abord été
présenté à la manière d'une ébauche soit une seconde fois représenté plus
complètement. Il en résulte qu'Aristote lui-même, par la suite, à la fin du
livre (n. 2065-2136), complétera son
exposé sur le bonheur.
132. En deuxième lieu, là (1098a24) où il dit: ¨ Mais il semblera etc. ¨, il donne la
raison qui justifie ce qui a été dit (n. 131),
en disant qu'il semble être dans la nature de l'homme de mener du parfait à
l'imparfait ce qui contient bien la définition d'une chose en le disposant par
parties, c'est-à-dire en examinant une partie, puis une autre. Il appartient en
effet à la nature de l'homme d'user de la raison pour connaître la vérité. Or,
la raison n'appréhende pas la vérité d'une manière immédiate: c'est pourquoi il
appartient à l'homme de progresser peu à peu dans la connaissance de la vérité.
Les substances séparées, au contraire, qu'on appelle intellectuelles, possèdent
la connaissance de la vérité d'une manière immédiate, sans devoir mener une
recherche.
133. En troisième lieu, là (1098a5) où il dit: ¨ Et le temps etc. ¨, il montre par quoi
l'homme est aidé pour faire ce qui précède. Et il dit que le temps semble être
comme un secours ou un bon assistant pour la découverte des éléments qui
entrent bien dans la description d'une chose: ce n'est pas que le temps opère
de lui-même quelque chose pour cette réalisation, mais plutôt ce qui agit dans
le temps. Si en effet quelqu'un procédant dans le temps consacre son travail à
la recherche de la vérité, il est aidé par le temps pour la découverte de la
vérité, à la fois pour ce qui regarde un même homme qui verra plus tard ce
qu'il n'avait pas vu avant, et même pour des hommes différents, en tant que
ceux qui examinent ce que leurs prédécesseurs ont découvert ajoutent quelque
chose à ce qu'ils ont dit. C'est de cette manière que se sont réalisées des
additions dans les arts, dans lesquels peu de choses avaient été découvertes au
début; puis, ce peu s'est graduellement développé par l'intervention de
plusieurs pour devenir vaste, car il appartient à tout homme d'ajouter ce qui
manque dans les considérations de ses prédécesseurs.
134. Mais si au contraire l'exercice de l'étude
est remis à plus tard, le temps est alors davantage cause d'oubli, comme on le
dit au quatrième livre de la Physique
(ch. X11, 10), à la fois pour un seul et même homme qui, s'il s'est laissé
aller à la négligence, finit par oublier ce qu'il savait, et pour des hommes
différents. C'est pourquoi nous voyons que diverses sciences, qui ont été
florissantes chez les anciens, sont peu à peu tombé dans l'oubli par manque
d'étude.
135. Ensuite (1098a27), lorsqu'il dit: ¨ Il faut donc se rappeler etc. ¨, il
montre comment il faut poursuivre ce qu'il reste à faire.
Et
en premier lieu il présente cela en général en rappelant à la mémoire les
choses qui ont été dites dans le proème, à savoir qu'il ne faut pas rechercher
la même certitude en toutes les sciences, mais rechercher en chacune la
certitude qui convient à la matière qui nous est soumise, c'est-à-dire à celle
qui est propre à cet enseignement qui porte sur cette matière.
136. En deuxième lieu, là (1098a30) où il dit: ¨ Le charpentier, en effet, etc. ¨, il
manifeste dans le particulier ce qu'il vient de dire.
Et
il le fait premièrement quant à ce qui doit être observé de divers dans
diverses sciences. Deuxièmement, il le fait quant à ce qu'on observe de commun
dans les toutes les sciences, là (1098b5) où il dit: ¨ Il faut donc tenter de les atteindre etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il donne (1098a30) trois différences, dont la première
se prend selon la différence qui existe entre une science pratique et une
science spéculative. Et à partir de là il dit que le charpentier, c'est-à-dire
l'artisan pratique, et le géomètre, qui est un spéculatif, procèdent
différemment pour examiner la ligne droite. L'artisan pratique, en tant que
charpentier, s'intéresse à la ligne dans la mesure où elle est utile à son
travail, par exemple pour couper la ligne ou pour faire autre chose de la
sorte; mais le géomètre cherche à savoir ce qu'est la ligne, quelle est sa
nature, en considérant ses propriétés, car le géomètre ne cherche qu'à contempler
la vérité. C'est de cette manière qu'il faut procéder dans les autres sciences
pratiques, afin qu'il ne s'ensuive pas cet inconvénient qui consiste à produire
dans une science pratique plusieurs discours qui ne concernent pas le travail:
par exemple, si quelqu'un voulait traiter dans cette science morale de toutes
les choses qui se rapportent à la raison et aux autres parties de l'âme, il
faudrait à ce sujet dire beaucoup plus de choses que ce qui se rapporte aux
actions elles-mêmes. Dans chaque science en effet il est mauvais à l'homme de
s'arrêter à des choses qui sont étrangères à la science en question.
137. Mais il touche une autre différence là
(1098b1) où il dit: ¨ Il ne faut pas
rechercher etc. ¨. Et cette différence se prend selon la différence des
principes et de ce qui procède des principes. Et il dit que la cause ne doit
pas être recherchée de la même manière dans toutes les sciences, autrement on
procéderait à l'infini dans les démonstrations. Dans certaines sciences, il
suffit de bien montrer, c'est-à-dire de bien manifester le fait, c'est-à-dire
qu'il en est ainsi, comme ce qui est admis comme principes dans une science:
car le principe doit être premier et c'est pourquoi on ne peut résoudre dans
quelque chose qui lui est antérieur. Mais les principes eux-mêmes ne sont pas
manifestés de la même manière: certains sont manifestés par l'induction,
laquelle procède à partir de cas particuliers, par exemple que tout nombre est
soit pair soit impair. Mais certains sont reçus par le sens, comme dans les
choses naturelles, par exemple que tout ce qui vit a besoin de se nourrir. Mais
d'autres sont tirés de la coutume, comme dans les choses morales, par exemple
que les convoitises diminuent si on ne leur obéit pas. Et il y a encore
d'autres principes qui sont manifestés autrement, comme dans le cas des arts
pratiques où les principes sont reçus au moyen d'une certaine expérience.
138. Ensuite (1098b5), lorsqu'il dit: ¨ Et il faut les passer etc. ¨, il
détermine le mode de procéder quant à ce qu'il faut observer en commun dans
toutes les sciences. Et il dit que l'homme doit insister sur ce point, à savoir
qu'il faut passer sur chacun des principes, c'est-à-dire en acquérir la
connaissance et en user, selon ce que chacun est apte par nature à être connu,
et rechercher de quelle manière ils viennent à se fixer dans la connaissance
humaine, de manière à distinguer les principes à la fois les uns des autres et
de ce qui n'est pas principe. La connaissance des principes aide en effet
grandement à la connaissance de ce qui en procède. Le principe semble en effet
posséder plus d'existence que la moitié du tout, car tout le reste est contenu
dans les principes. Et c'est ce qu'ajoute Aristote, à savoir qu'au moyen d'un
seul principe bien compris et examiné, de nombreuses autres choses qu'on
recherche dans les sciences deviennent manifestes.
Aristote
confirme que sa définition du bonheur est vraie, tant par le témoignage
d'autres sages qui ont parlé du bonheur que par l'opinion relative à ce qui est
communément affirmé et exprimé par tous.
139. Après avoir montré ce qu'est le bonheur en
général, le Philosophe cherche ici à confirmer son opinion qu'il vient de
présenter sur le bonheur au moyen de ce qu'on dit généralement du bonheur. Et à
ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il dit quelle est son intention (1098b8). En deuxième lieu il
exécute son intention, là (1098b12) où il dit: ¨ Les biens ayant été divisés en etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu (1098b8) qu'il est extrêmement important de bien
déterminer le principe. Or le principe, dans
le domaine des actions, c'est la fin ultime. Mais afin d'en arriver à
une considération plus exacte du principe, il faut l'examiner non seulement au
moyen des conclusions et des principes d'où procède le discours par le
raisonnement mais aussi à partir de ce qu'on en dit, c'est-à-dire de ce qu'on
dit de la fin ultime ou du bonheur. Et il en donne la raison car le réel
s'accorde avec le vrai. Et il en est ainsi parce que, comme on le dira au
sixième livre (n. 1143) de ce
traité, le vrai est le bien de l'intelligence. Or le bien, comme on le dit dans
ce livre (n. 320), n'est possible
que d'une seule manière, c'est-à-dire par le concours de tout ce qui se
rapporte à la perfection de la chose.
140. Au contraire, le mal se produit de plusieurs
manières, c'est-à-dire par le défaut de la moindre des conditions devant être
respectée. Or, il ne se rencontre pas un mal dans lequel le bien aurait
totalement disparu, comme on le dira au quatrième livre (n. 808) de ce traité, et c'est pourquoi
tout contribue au bien, à savoir non seulement les biens, mais aussi les maux
en tant qu'ils retiennent quelque chose du bien. Et de la même manière toutes
les faussetés contribuent à la vérité dans la mesure où elles retiennent quelque
chose d'une ressemblance à la vérité. En effet, il n'est pas possible qu'une
intelligence pensant quelque chose de faux soit totalement privée de la
connaissance de la vérité. Mais par la connaissance du vrai, le faux se
découvre immédiatement comme s'écartant du vrai. Et c'est ce qu'il ajoute en
disant que le vrai répugne au faux comme le droit répugne au tortu.
141. Ensuite (1098b12), lorsqu'il dit: ¨ Les
biens ayant été divisés etc. ¨, il poursuit son propos.
Et
il le fait premièrement par rapport à ce que les autres disent du bonheur.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre que ce que les autres
disent de bonne intelligence s'accorde avec la position qui précède quant à ce
qu'il a dit plus haut au sujet du bonheur, là (1098b12) où il dit: ¨ Les biens ayant été divisés etc. ¨. En
deuxième lieu, il montre, là (1098b22) où il dit: ¨ De toute évidence, tous les caractères du bonheur etc. ¨, que les
points sur lesquels les autres s'opposent confirment la même position.
Et
au sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que
ce qui est dit par tous les sages s'accorde avec la définition qui a été donnée
au sujet du bonheur. En deuxième lieu, il montre la même chose par rapport à ce
qui est dit communément par tous, là (1098b19) où il dit: ¨ Mais cela s'accorde avec notre raisonnement
etc. ¨.
Et
il manifeste le premier point de deux manières.
142. Premièrement en divisant les biens humains
en trois catégories. Parmi eux, certains sont des biens extérieurs, comme les
richesses, les honneurs, les amis, et d'autres biens de la sorte. Mais d'autres
sont des biens intérieurs, lesquels se divisent à leur tour en deux genres. En
effet, certains d'entre eux sont relatifs aux corps, comme la solidité du
corps, la beauté et la santé. Mais d'autres sont relatifs à l'âme, comme la
science, la vertu et d'autres biens de la sorte. Et de ces deux dernières
catégories, les biens qui sont relatifs à l'âme sont supérieurs: en effet, les
biens extérieurs sont en vue du corps, et le corps à son tour est en vue de
l'âme, tout comme la matière est en vue de la forme et tout comme l'instrument
est en vue de l'agent principal. Et telle est la position répandue chez tous
les philosophes, à savoir que les biens de l'âme sont supérieurs à ceux du
corps.
143. Mais au sujet des autres biens, les
Stoïciens et les Péripatéticiens ont pensé différemment: en effet, les
Stoïciens ont soutenu que les autres biens ne sont pas des biens pour l'homme
puisque ce n'est pas par eux que l'homme est
bon; mais les Péripatéticiens, c'est-à-dire ceux qui ont suivi Aristote,
ont affirmé que les biens extérieurs
sont les moindres des biens, que les
biens du corps tiennent un rang intermédiaire et que les biens de l'âme, ceux
par lesquels l'homme est bon, sont les biens
qui tiennent le premier rang. Et selon eux, on peut dire que les autres biens
sont bons en tant qu'ils sont au service des biens supérieurs à titre
d'instrument. Par conséquent, la félicité, qui est le bien le plus élevé, doit
être rangée parmi les biens de l'âme. D'où il est manifeste que le fait de
placer la félicité dans l'opération de l'âme rationnelle, comme nous l'avons
dit plus haut (n. 119-126) s'accorde
avec cette opinion ancienne et commune à tous les philosophes qui soutient que
les biens les plus élevés sont ceux qui procèdent de l'âme.
144. En deuxième lieu, là (1098b17), lorsqu'il
dit: ¨ Et c'est avec raison que nous le
faisons etc. ¨, il montre la même chose d'une autre manière. Il existe en
effet deux genres d'opérations de l'âme. Certaines passent dans une matière
extérieure, comme l'opération de tisser et celle de construire, et les
opérations de ce genre ne sont pas des fins en elles-mêmes, mais c'est plutôt
leurs oeuvres qui le sont, c'est-à-dire l'étoffe tissée et la maison construite.
Mais il existe d'autres opérations de l'âme qui demeurent dans celui qui pose
l'opération, comme celle de comprendre et celle de vouloir, lesquelles sont des
fins en elles-mêmes. C'est donc avec raison que nous avons dit (n. 119-120),
alors que nous avons soutenu que la félicité est une opération et non une
oeuvre qui en résulte, que les actes et les opérations sont des fins. C'est
ainsi en effet qu'on affirme de la félicité qu'elle fait partie des biens qui
se rapportent à l'âme et non de ceux qui lui sont extérieurs. En effet,
l'opération qui demeure dans l'agent est la perfection et le bien mêmes de
l'agent. Mais pour ce qui est des oeuvres qui procèdent à l'extérieur de ces
opérations, la perfection et le bien se retrouvent dans ces effets extérieurs.
Il en résulte non seulement que la position précédente d'Aristote s'accorde
avec celle des philosophes qui soutiennent que les biens de l'âme sont
supérieurs, lorsqu'il place la félicité dans une opération de l'âme, mais aussi
lorsqu'il soutient que la félicité est l'opération elle-même.
145. Ensuite (1098b19), lorsqu'il dit: ¨ Mais il y a aussi accord etc. ¨, il
montre que même ce sur quoi s'accordent tous les hommes au sujet de la félicité
s'harmonise avec la position précédente d'Aristote. Nous avons dit en effet
plus haut (n. 45; 128) que tous estiment qu'être heureux,
c'est la même chose que bien vivre et bien agir. Et la position d'Aristote dont
nous venons de parler s'accorde avec cette notion ou cette définition du
bonheur car une bonne vie ne semble pratiquement être rien d'autre qu'une bonne
opération, laquelle semble se ramener à la félicité. Et c'est au sujet de ceux
qui se meuvent d'eux-mêmes à une opération que nous disons qu'ils vivent.
146. Ensuite (1098b22), lorsqu'il dit: ¨ De toute évidence, tous etc. ¨, il
montre que s'accordent avec la position qui précède même les points sur
lesquels les autres philosophes diffèrent.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente les points sur
lesquels les hommes diffèrent quant à leurs opinions sur le bonheur. En
deuxième lieu il montre que chacun d'eux s'accorde avec la position qui
précède, là (1098b32) où il dit: ¨ Notre
raisonnement s'accorde avec ceux qui disent etc. ¨. En troisième lieu, à
partir de là, il soulève une question et il y répond, là (1099b10) où il dit: ¨
On se demande à partir de là etc. ¨.
Au
sujet du premier point il fait trois choses. En premier lieu il présente son
propos, à savoir que tout ce qui est recherché diversement sur le bonheur par
différents philosophes semble ¨ se tenir avec ce qui a été dit ¨ c'est-à-dire
se conserver avec l'opinion dont nous avons parlé.
147. En deuxième lieu, là (1098b24) où il dit: ¨ Pour les uns, c'est la vertu etc. ¨, il
présente les différentes opinions relatives au
bonheur, et la première est celle qui affirme que le bonheur est la
vertu, laquelle se subdivise en trois. Certains en effet ont soutenu que c'est
universellement toute vertu qui est le bonheur, ou spécialement la vertu morale
qui est la perfection de l'appétit réglé par la raison. Mais pour d'autres, il
semble que ce soit la prudence, laquelle est la perfection de la raison
pratique, qui est le bonheur. Pour d'autres enfin, il semble que le bonheur
soit la sagesse, laquelle est la perfection suprême de la raison spéculative.
148. La deuxième opinion affirme que toutes ces
vertus, ou certaines d'entre elles, sont le bonheur, mais avec quelque chose en
plus, à savoir le plaisir. Et cette opinion se divise en deux parties. Car
certains ont soutenu que la vertu et le plaisir, à part égale, sont le bonheur;
d'autres ont soutenu au contraire que le bonheur est la vertu avec un certain
accompagnement de plaisir se présentant à l'égard du bonheur à titre
secondaire.
149. La troisième opinion est celle qui ajoute à
ces biens, comme compléments du bonheur, l'abondance des biens extérieurs comme
les richesses et les biens de ce genre.
150. En troisième lieu, là (1098b27) où il dit: ¨
Or, parmi ces opinions, etc. ¨, il
indique une différence entre ceux qui ont soutenu les opinions qui précèdent.
Et il dit que certaines des opinions qui viennent d'être dites, à savoir que le
plaisir et les richesses sont requis au bonheur, ont été soutenues par de
nombreuses personnes, c'est-à-dire par des gens du peuple et des anciens qui
étaient peu formés à de telles questions. Mais les autres, ceux qui soutenaient
que le bonheur réside dans les biens de l'âme, se réduisaient à une minorité
d'hommes honorables et célèbres pour leur savoir. Or, il n'est pas probable que
les uns et les autres se soient trompés entièrement, mais il est plutôt
raisonnable de penser que certains d'entre eux, sur un point ou sur plusieurs,
ont jugé correctement de la question.
151. Ensuite (1098b32), lorsqu'il dit: ¨ Notre raisonnement s'accorde avec ceux qui
disent etc. ¨, il montre que les opinions qui précèdent s'accordent avec la
définition du bonheur présentée plus haut.
Et
il le montre en premier lieu au sujet de la première opinion qui soutenait que
la vertu est le bonheur. Il le montre en deuxième lieu au sujet de la deuxième
opinion qui ajoute à la vertu le plaisir, là (1099a9) où il dit: ¨ De plus, leur vie est etc. ¨. En
troisième lieu, il le montre au sujet de la troisième, laquelle ajoute à la
vertu les biens extérieurs, là (1099a32) où il dit: ¨ Néanmoins, de toute évidence, le bonheur etc. ¨.
Et
au sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que
la première opinion s'accorde avec sa position. Il montre en deuxième lieu
(1099a1) en quoi sa position est préférable.
Aristote
dit donc que la définition du bonheur qu'il a donnée plus haut (n. 130), à savoir que le bonheur est
l'opération qui est conforme à la vertu, s'accorde avec ceux qui disent que le
bonheur se confond avec les vertus en général ou avec certaines d'entre elles.
Il est manifeste en effet que l'opération conforme à la vertu est quelque chose
de relatif à la vertu.
152. Ensuite (1099a1), lorsqu'il dit: ¨ Mais peut-être n'est-il pas peu important
etc. ¨, Aristote montre que ses dires sont préférables.
Et
il le montre en premier lieu par un raisonnement, et en deuxième lieu par les
coutumes des hommes, là (1099a9) où il dit: ¨ Mais de même qu'aux Jeux Olympiques etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu que tout comme il n'est pas peu important quant aux
choses extérieures de préciser si on place le souverain bien dans la possession
d'une chose ou dans son usage, lequel est manifestement préférable à la possession,
de même il faut préciser si on place le souverain bien dans l'habitus de la
vertu ou dans son opération, laquelle est l'usage de la vertu et lui est
préférable. Il est en effet possible de retrouver un habitus en quelqu'un qui
ne fait aucun bien, comme chez le dormeur et en tout homme oisif. Mais il n'est
pas possible de dire cela au sujet de l'opération. En effet, celui dans lequel
on retrouve une opération pose nécessairement une opération, et l'opération
qu'il pose est nécessairement bonne si l'opération qui lui appartient est
conforme à la vertu. C'est pourquoi l'opération qui est conforme à la vertu est
plus parfaite que la vertu elle-même.
153. Ensuite (1099a9), lorsqu'il dit: ¨ Mais de même qu'aux Jeux Olympiques etc.
¨, il manifeste la même chose au moyen des coutumes humaines. Et à ce sujet il
faut savoir qu'il existe en Macédoine un mont très élevé qu'on appelle l'Olympe sur lequel se produisent certains
jeux pour des exercices de combat qu'on appelait Olympiades, dans lesquels
étaient couronnés non pas ceux qui étaient les combattants les plus forts et
les meilleurs, mais seulement ceux qui prenaient une part active aux combats,
et parmi lesquels se trouvaient les vainqueurs. Ceux qui ne prenaient pas part
aux combats ne pouvaient vaincre. Il en va de même pour ceux qui sont du nombre
de ceux qui sont bons et supérieurs dans la vie vertueuse, car seuls deviennent
illustres et heureux ceux qui opèrent correctement. C'est pourquoi il est
préférable de dire que c'est l'opération conforme à la vertu, et non seulement
la vertu elle-même, qui est le bonheur.
Aristote
montre qu'une délectation est présente dans l'opération de la vertu ,et il
montre ce qu'apporte cette délectation au bonheur; on examine également en quoi
la position de ceux qui disent que le bonheur est la vertu accompagnée de
plaisir s'accorde avec la position d'Aristote et en quoi elle s'en écarte. Le
même examen se porte aussi sur l'opinion de ceux qui soutenaient que les biens
extérieurs sont requis au bonheur.
154. Après avoir montré au sujet de la première
opinion, laquelle affirme que le bonheur est la vertu, en quoi elle s'accorde
avec la définition donnée plus haut et en quoi elle s'en écarte, le Philosophe
montre maintenant la même chose relativement à la deuxième opinion qui soutient
que le bonheur s'identifie à la vertu
accompagnée de plaisir. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il montre en quoi cette opinion s'accorde avec sa position. En
deuxième lieu il montre en quoi elle s'en écarte, là (1099a16) où il dit: ¨ Mais leur vie n'a besoin en rien de volupté
etc. ¨.
Au
sujet du premier point il fait deux choses. En premier lieu il présente son
propos. En deuxième lieu il manifeste son propos, là (1099a10) où il dit: ¨ Éprouver du plaisir intéresse en effet ceux
qui ont une âme etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu (1099a8) que la vie de ceux qui agissent conformément
à la vertu est délectable en elle-même. Par conséquent le bonheur, que nous
plaçons dans l'opération de la vertu, ne manque pas de plaisir, ce que requiert
selon eux le bonheur.
155. Ensuite (1099a10), lorsqu'il dit: ¨ Mais
éprouver du plaisir etc. ¨, il prouve son propos. Et en premier lieu il montre
qu'on trouve du plaisir dans l'opération de la vertu. Il montre en deuxième
lieu que cette sorte de plaisir est plus puissante que les autres, là (1099a14)
où il dit: ¨ Or, la plupart des gens ne
s'entendent pas sur ce que sont les plaisirs etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu (1099a10) que le fait d'éprouver du plaisir appartient
en propre aux animaux. En effet, bien que nous attribuions un certain appétit
naturel aux choses inanimées, cependant nous n'attribuons le plaisir qu'aux
être doués de connaissance. D'où il est donné à entendre que le plaisir
appartient proprement aux opérations de l'âme dans lesquelles nous plaçons le
bonheur. En effet, dans les opérations de cette sorte, est délectable à chacun
ce dont il est l'ami. En effet, tout comme l'amant désire la chose dont il est
l'ami lorsqu'elle est absente, de même il en éprouve du plaisir lorsqu'elle est
présente, comme le cheval plaît à celui qui aime les chevaux et le spectacle à
celui qui aime le théâtre. Aussi, il est manifeste que tout vertueux aime
l'opération de la vertu qui lui est propre en tant qu'elle lui convient. C'est
pourquoi agir avec justice est délectable au juste en tant qu'il aime la
justice. Et il faut dire plus universellement que les opérations qui sont
conformes à la vertu sont délectables aux hommes vertueux en tant qu'ils sont
des amants de la vertu.
156. Ensuite (1099a14), lorsqu'il dit: ¨ Or, la plupart des gens ne s'entendent pas
etc. ¨, il montre que cette délectation est plus puissante que les autres
plaisirs. Et il propose que les choses qui sont délectables à la multitude des
hommes ordinaires s'opposent entre elles. Par exemple, celui qui est prodigue
trouve son plaisir à répandre ses biens alors que celui qui est avare le trouve
à les retenir exagérément pour lui-même. Et il en est ainsi parce que les
plaisirs ne sont pas conformes à la nature de l'homme qui est commune à tous:
en effet, ils ne sont pas conformes à la raison, mais découlent plutôt de la
corruption d'un appétit qui s'écarte de la raison. Mais chez ceux qui aiment le
bien de la vertu, ce sont les choses qui sont délectables selon leur nature
même qui sont délectables, c'est-à-dire celles qui conviennent à l'homme selon
sa raison, cette dernière étant la perfection de la nature humaine. Et c'est
pour cette raison que tous les vertueux se délectent dans les mêmes choses,
c'est-à-dire dans les opérations conformes à la vertu qui sont par nature
délectables à l'homme du fait qu'elles sont conformes à la raison droite. Et
c'est pourquoi ces opérations ne sont pas seulement délectables par rapport aux
hommes eux-mêmes mais aussi délectables en elles-mêmes. Mais les opérations
vicieuses ne sont délectables que quant aux hommes eux-mêmes auxquels elles
sont conformes en raison des habitus corrompus qui sont en eux. Donc, puisque
ce qui est tel en soi-même et par nature est plus puissant, la délectation qui procède
de l'opération de la vertu sera plus délectable que les autres délectations.
157. Ensuite (1099a16), lorsqu'il dit: ¨ La vie des gens vertueux n'a donc nullement
besoin etc. ¨, il montre comment la position qui précède s'écarte de la
vérité.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il présente son propos. En
deuxième lieu il manifeste le propos, là (1099a17) où il dit: ¨ Avec ce que nous avons dit, nul n'est bon
etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il faut donc considérer que ceux qui soutiennent que
le bonheur est la vertu accompagnée de
plaisir semblaient indiquer que la vertu avait besoin d'un plaisir extérieur
comme complément pour s'identifier au bonheur. Mais Aristote rejette cette
position en disant que la vie de ceux qui agissent selon la vertu n'a pas
besoin d'un plaisir qui se rattacherait comme de l'extérieur à la vertu, mais
que c'est plutôt dans la vertu elle-même qu'elle trouve le plaisir.
158. Ensuite (1099a17), lorsqu'il dit: ¨ Avec ce que nous avons dit etc. ¨, il
manifeste ce qu'il vient de dire.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il prouve que c'est en
elle-même que la vie vertueuse trouve le plaisir. En deuxième lieu il montre en
outre que cette vie possède au plus haut point une beauté et une bonté, là (1099a23)
où il dit: ¨ Qui plus est, ces actions
sont belles etc. ¨. En troisième lieu il rejette une proposition fausse, là
(1099a26) où il dit: ¨ Et les
distinctions ne sont pas etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1099a17) qu'ayant données les raisons par lesquelles
il a été montré que les opérations conformes à la vertu sont délectables par
nature, il faut ajouter ceci, à savoir que le plaisir est un attibut nécessaire
de la vertu et appartient à sa nature. En effet, nul n'est vertueux s'il ne
trouve de la joie dans les bonnes actions. Et il manifeste cela par induction:
en effet, on ne dira pas que tel est juste s'il ne se réjouit pas dans
l'accomplissement des actions justes. Et il en va de même pour la générosité et
pour toute autre vertu. La raison en est que pour tout vertueux, l'opération de
la vertu qui lui est propre lui convient conformément à un habitus qui lui est
propre, et c'est pour cette raison qu'elle lui devient délectable. D'où il est
clair que les opérations conformes à la vertu sont délectables en elles-mêmes
et n'ont pas besoin par conséquent d'une délectation extérieure.
159. Ensuite (1099a23), lorsqu'il dit: ¨ Qui plus est etc. ¨, il montre que les
opérations conformes à la vertu ne sont pas seulement délectables, mais
qu'elles sont aussi belles et bonnes. Elles sont certes délectables par rapport
à l'agent auquel elles conviennent selon l'habitus qui lui est propre. Mais en
outre, elles sont belles conformément à l'ordre attendu des circonstances qui
en sont comme les parties, car la beauté consiste justement en la juste mesure
des parties, et elles sont bonnes en tant qu'elles sont ordonnées à la fin.
160. Et il ajoute que chacun de ces trois
attributs appartient au plus haut point aux opérations conformes à la vertu. Et
il le prouve au moyen du jugement de l'homme de bien. En effet, ce dernier,
possédant une intelligence droite à l'égard des opérations humaines, possède
également à leur sujet un jugement droit, tout comme celui qui possède un sens
du goûter qui est sain possède aussi un jugement qui est vrai relativement aux
saveurs. Mais l'homme de bien juge que les opérations conformes à la vertu sont au plus haut point délectables,
belles et bonnes en tant qu'il les préfère à toutes les autres choses
délectables, belles et bonnes. Donc, puisque le bonheur consiste dans les
opérations vertueuses, il s'ensuit qu'il est le bien le meilleur, le plus beau
et le plus délectable.
161. Ensuite (1099a26), lorsqu'il dit: ¨ Et les distinctions ne sont pas etc. ¨,
il rejette de son propos une certaine opinion.
Pour
en avoir l'évidence, il faut considérer qu'à Délos, il était écrit sur le
fronton du temple d'Apollon: le meilleur est ce qui est le plus juste; le plus
désiré est d'être en santé; le plus délectable est ce dont chacun préfère
jouir. Mais le Philosophe dit que ces trois attributs n'appartiennent pas à des
genres différents, mais qu'ils appartiennent tous les trois aux opérations
conformes à la vertu dans lesquelles ou dans la meilleure desquelles consiste
le bonheur. Il en résulte qu'il n'y a qu'un seul bien, à savoir le bonheur, qui
soit le meilleur, le plus beau et le plus désirable ou le plus délectable.
162. Ensuite (1099a32), lorsqu'il dit: ¨ Néanmoins, de toute évidence, etc. ¨, il
en arrive à la considération de la troisième opinion qui soutenait que les
biens extérieurs sont nécessaires au bonheur.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il montre en quoi cette
opinion est conforme à la vérité. En deuxième lieu il manifeste son propos, là
(1099a35) où il dit: ¨ Il est en effet
impossible etc. ¨. En troisième lieu il tire une conclusion de ce qui vient
d'être dit, là (1099b8) où il dit: ¨ C'est
pourquoi certains mettent au même rang etc. ¨. Il dit donc en premier lieu
(1099a32) que la troisième opinion présentée plus haut (n. 149) est de toute évidence vraie quant à ceci, à savoir en tant
qu'elle pose que le bonheur a besoin de la présence de biens extérieurs, commme
nous l'avons dit plus haut (n. 111).
163. Ensuite (1099a35), lorsqu'il dit: ¨ En effet, il est impossible etc. ¨, il
manifeste son propos.
Et
à ce sujet il faut considérer que le bonheur a besoin de la présence de
certains des biens extérieurs en tant qu'instruments dont nous avons besoin
pour exercer les opérations vertueuses dans lesquelles consiste le bonheur. Et
par rapport à cela il dit qu'il est impossible ou difficile à l'homme, qui ne
possède pas de richesses dont il puisse disposer pour les donner ou les
dépenser, de poser certaines opérations vertueuses. Il existe en effet de
nombreuses opérations vertueuses que nous posons au moyen des amis, des
richesses et du pouvoir civil. par exemple du fait que quelqu'un est roi ou
proconsul. Mais il y a certains des biens extérieurs qui donnent au bonheur une
certaine beauté en tant qu'ils rendent l'homme agréable aux yeux des autres, ce
qui appartient à la nature de la beauté. Et à ce sujet il ajoute que la
privation de certains des biens extérieurs affaiblit le bonheur, c'est-à-dire
en tant qu'elle rend l'homme méprisable en quelque sorte aux yeux des autres,
comme on le voit par exemple chez celui qui manque de noblesse, de descendance
ou même de beauté corporelle. En effet, nul n'est parfaitement heureux s'il est
disgracié par la nature car cela le rend méprisable et digne de dédain aux yeux
des autres. Et il en va de même pour celui qui est de naissance obscure ou
privé d'une heureuse descendance. Et celui qui aura des enfants ou des amis
complètement mauvais sera beaucoup moins heureux car il sera empêché de poser
une action vertueuse. De la même manière, si les amis qu'il avait sont morts,
cela s'oppose au bonheur, car cela sera pour lui cause d'une tristesse qui
tendra à demeurer dans son coeur. Par conséquent, il semble que le bonheur
exige une semblable prospérité extérieure.
164. Ensuite (1099b8), lorsqu'il dit: ¨ C'est pourquoi certains mettent au même rang
etc. ¨, il tire une conclusion. En effet, puisque le bonheur consiste en
l'opération vertueuse, il a néanmoins besoin en quelque sorte de biens extérieurs, qu'on appelle biens de
fortune, car ils adviennent ou s'éloignent souvent de l'homme par hasard, et
c'est pourquoi certains ont soutenu que la félicité s'identifie à la bonne
fortune, alors que d'autres ont affirmé que le bonheur s'identifie à la vertu
comme nous l'avons dit plus haut (n. 66-68).
Et
de quelle cause procède le bonheur: est-elle divine, humaine ou fortuite?
165. Après avoir montré comment les différentes opinions s'accordent avec la
définition du bonheur présentée plus haut, le Philosophe, suite à cela, porte
ici sa recherche sur la cause du bonheur.
Et
en premier lieu (1099b10) il soulève une question. En deuxième lieu, il y
répond là (1099b13) où il dit: ¨ Ou bien
recevons-nous le bonheur comme etc. ¨
Au
sujet du premier point, il faut considérer qu'il est nécessaire que le bonheur procède ou bien d'une cause par soi
et déterminée, ou bien d'une cause par accident et indéterminée qui est le
hasard ou la fortune. Mais si le bonheur procède d'une cause déterminée, cette
cause sera ou bien humaine, ou bien divine. Or, c'est de trois manières que
quelque chose procède en nous d'une cause humaine. Premièrement, par
l'apprentissage, comme la science. Deuxièmement, par la coutume, comme la vertu
morale. Troisièmement, par l'exercice, comme l'art militaire et les autres arts
de la sorte.
166. Il présente donc une question pour chacune
des trois parties de cette division, dont la première se rapporte à la cause
humaine. Et c'est justement ce qu'il se demande relativement à cette cause:
est-ce que le bonheur est quelque chose qui s'acquiert par l'apprentissage,
comme la science, par la coutume, comme la vertu morale, ou bien par
l'exercice, comme l'industrie des opérations relatives aux choses
artificielles. Pour ce qui est de la deuxième partie de la division qui se
rapporte à une cause divine, la question est la suivante: est-ce que le bonheur
nous advient au moins en partie d'une source divine et d'une quelconque
participation d'un des dieux dont l'existence dépasse celle des hommes? Enfin, la dernière question, celle qui se
rapporte à la troisième partie de la division relative à la cause par accident
et indéterminée, est la suivante: est-ce que le bonheur advient à l'homme en
raison du hasard?
167. Ensuite (1099b13), lorsqu'il dit: ¨ Ou bien recevons-nous le bonheur comme un
don etc. ¨, il répond à la question qui précède. Et il le fait en premier
lieu comme par mode de division, en considérant chacune des parties de la
question. Il le fait en deuxième lieu au moyen d'une raison commune tirée de la
définition du bonheur, là (1099b25) où il dit: ¨ Il est donc manifeste à partir de notre raisonnement etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier il montre qu'il est au
plus haut point rationnel de penser que le bonheur procède d'une cause divine.
En deuxième lieu, il montre qu'on peut soutenir que le bonheur procède d'une
cause humaine, là (1099b15) où il dit: ¨ Mais
il est évident, même etc. ¨. En troisième lieu il montre qu'il est
problématique de poser que le bonheur procède d'une cause fortuite, là
(1099b20) où il dit: ¨ Mais s'il en est
ainsi, etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu (1099b13) que si quelque chose d'autre procèdant d'un
don des dieux, c'est-à-dire de ces substances que les anciens appelaient les
Dieux, est donné aux hommes, il est raisonnable de penser que le bonheur soit
un don provenant du dieu suprême, car le bonheur est lui-même le bien suprême
parmi les biens humains. Il est manifeste en effet que c'est par une puissance
supérieure qu'un être est conduit à une fin supérieure, comme l'art militaire parvient
à une fin qui est supérieure à celle à laquelle parvient l'art qui fabrique les
brides. D'où il est raisonnable de penser que la fin ultime, à savoir le
bonheur, procède en l'homme de la puissance supérieure à toutes les puissances,
à savoir du plus grand des dieux.
168. Mais que les hommes tiennent quelque chose
des substances séparées, cela devient évident à partir de la ressemblance même
de l'homme avec les substances séparées, à savoir la puissance intellectuelle.
En effet, tout comme les corps inférieurs reçoivent leurs perfections des corps
supérieurs, de même les intellects inférieurs reçoivent les leurs des
intellects supérieurs. Cependant, Aristote ne s'attarde pas ici davantage sur
ce sujet, mais il en parle plus proprement dans un autre traité, celui de la Métaphysique.
169. Ensuite (1099b15), lorsqu'il dit: ¨ Mais il est évident, même si etc. ¨, il
montre qu'on peut dire avec raison que le bonheur provient d'une cause humaine.
En effet, bien que le bonheur vienne principalement de Dieu, l'homme y coopère
cependant en quelque sorte. Et c'est ce que montre Aristote de deux manières.
Et
en premier lieu il le montre certes en disant que même si le bonheur vient
d'une cause humaine, cela n'enlève rien de ce qui est propre au bonheur, à
savoir qu'il est un bien souverain et divin. Et il dit que si le bonheur
n'était pas un don qui nous est envoyé immédiatement de Dieu, mais qu'il
advenait plutôt à l'homme à cause de la vertu, comme quelque chose pouvant être
acquis par la coutume, ou à cause d'une étude, comme quelque chose pouvant être
enseigné, ou à cause d'une certaine pratique, comme quelque chose pouvant être
acquis par l'exercice, il est évident que le bonheur est de l'ordre des choses
souverainement divines, car puisqu'il est la récompense et la fin de la vertu,
il s'ensuit que le bonheur est lui-même quelque chose d'excellent et de divin
qui nous rend bienheureux. En effet, on ne dit pas du bonheur qu'il est quelque
chose de divin uniquement parce qu'il nous vient de Dieu, mais aussi parce
qu'il nous rend semblable à Dieu en raison de l'excellence de sa bonté.
170. En deuxième lieu, là (1099b18) où il dit: ¨ Il se pourrait également qu'il soit etc.
¨, il montre la même chose au moyen de ceci, à savoir que que cette position,
laquelle affirme que ce qui regarde la fin d'une nature est commun à tous les
êtres qui possèdent cette nature, s'applique au bonheur. Et par conséquent, si
le bonheur est la fin de la nature humaine, il faut qu'elle puisse être commune
à tous ceux ou à la plupart de ceux qui possèdent la nature humaine. Et ce
principe est sauvegardé s'il vient d'une cause humaine. Car s'il s'obtient au
moyen d'un travail ou d'une étude, il pourra apparaître chez tous ceux qui ne
souffrent pas d'un empêchement pour poser les opérations vertueuses, soit par
un défaut de nature, comme ceux qui sont naturellement idiots, soit par une
mauvaise habitude qui imite la nature. D'où il est clair que le bonheur dont
parle ici le Philosophe ne consiste pas dans une continuité avec l'intelligence
séparée par laquelle l'homme saisirait tout, comme certains l'ont soutenu.
Cette sorte de bonheur ne peut survenir chez plusieurs, mais plutôt chez aucun
homme en cette vie.
171. Ensuite (1099b20), lorsqu'il dit: ¨ Mais s'il en est ainsi etc. ¨, il montre
qu'on ne peut soutenir que le bonheur soit causé par la fortune ou le hasard,
et il le fait au moyen de deux raisonnements, dont voici le premier.
Ce
qui existe par nature se trouve manifestement d'autant mieux qu'il se conforme
à sa nature. Et il en va de même pour toutes celles qui procèdent d'un art ou
d'une cause quelconque, et surtout pour celles qui procèdent d'une cause
excellente de laquelle le bonheur semble dépendre, puisqu'il est lui-même
quelque chose d'excellent. La raison en est que l'art et toute cause agente
agit en vue d'un bien. Il en résulte qu'il s'ensuit que tout agent dispose ce
qu'il fait de la meilleure façon autant qu'il le peut. Et cela semble se
vérifier surtout de Dieu qui est la cause de toute la nature. Et c'est pourquoi
ce qui existe par nature se trouve d'autant mieux qu'il se conforme à sa
nature. Mais il est meilleur que le bonheur provienne d'une cause par soi,
divine ou humaine, que du hasard qui est une cause par accident. Car ce qui
existe par soi est toujours plus puissant que ce qui existe par accident. Le
bonheur ne vient donc pas du hasard.
172. Il présente le deuxième raisonnement là
(1099b24) où il dit: ¨ Mais concéder au
hasard le plus grand bien serait etc. ¨, et voici ce raisonnement.
Le
bonheur est le plus grand de tous les biens humains, puisque tous les autres
biens sont ordonnés à lui comme à leur fin. Or, il serait au plus haut point
funeste de faire dépendre le bonheur du hasard car les autres biens humains
devraient alors bien davantage venir du hasard et par conséquent on devrait
cesser toute recherche humaine sur les biens humains à poursuivre, ce qui
serait au plus haut point dangereux. Le bonheur n'est donc pas quelque chose de
fortuit.
173. Ensuite (1099b25), lorsqu'il dit: ¨ Il est donc manifeste etc. ¨, il donne
la solution de la question qui précède en disant qu'est manifeste, à partir de
la définition du bonheur donnée plus haut, la vérité qu'on recherchait
relativement à la question qui précède. Nous avons dit en effet plus haut (n. 127-128) que le bonheur est une
opération de l'âme rationnelle conforme à la vertu. Or, ce qui est conforme à
la vertu est conforme à une raison qui est mue par quelque cause divine. Or, ce
qui procède du hasard est en-dehors de la raison. Le bonheur ne procède donc
pas du hasard, mais d'une autre cause, une cause prochaine qui est humaine, et
d'une cause première et éloignée qui est divine. Mais certains autres biens
contribuent au bonheur, et pour lesquels le hasard joue un rôle. Cependant, ce
n'est pas en ces biens que consiste principalement le bonheur mais parmi ces
biens, certains sont nécessaires pour donner au bonheur une certaine beauté,
alors que d'autres coopèrent au bonheur à titre d'instruments, comme nous
l'avons dit plus haut (n. 169).
C'est pourquoi il ne faut pas attribuer le bonheur au hasard à cause de ces
biens secondaires.
174. Ensuite (1099b30), lorsqu'il dit: ¨ Ces caractères étant reconnus etc. ¨, il
montre que la définition précédente du bonheur s'accorde non seulement avec les
opinions des autres sur le bonheur, mais aussi avec ce que lui-même a dit
d'après sa propre opinion.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre que cette définition
s'accorde avec les choses qu'il a dites plus haut (n. 19-42) sur le bonheur. En deuxième lieu il conclut ce qui doit être
dit avec justesse d'après cette opinion, là (1099b35) où il dit: ¨ Il convient donc de n'attribuer ni au boeuf
etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1099b30) que ¨ ceci
¨, à savoir que la félicité soit une opération conforme à la vertu, a été admis
comme étant conforme aux choses que nous avons dites dans le proème. En effet,
nous avons affirmé là que le meilleur des biens humains, c'est-à-dire le
bonheur, est la fin de la science politique, dont la fin est manifestement une
opération conforme à la vertu. La science politique s'applique en effet à cette
intention principale en produisant des lois et des récompenses et en présentant
des peines pour faire des hommes de bons citoyens qui pratiquent le bien, ce
qui se ramène à poser des opérations conformes à la vertu.
175. Ensuite (1099b35), lorsqu'il dit: ¨ Il convient donc etc. ¨, il conclut, à
partir du raisonnement qui précède, de quels êtres il faut retirer le bonheur
conformément aux choses qui sont dites avec justesse. Et il dit en premier lieu
qu'on ne peut dire d'aucun animal irrationnel qu'il est heureux. Et il convient
de dire cela parce qu'aucun d'eux ne peut avoir part aux opérations vertueuses,
lesquelles sont conformes à la raison, et au sujet desquelles nous avons dit
que c'est en elles que consiste le bonheur.
176. En deuxième lieu, là (1100a2) où il dit: ¨ Pour la même raison etc. ¨, il exclut
même les enfants du bonheur en disant que pour la même raison, même un enfant
ne peut être dit heureux car en raison de son jeune âge il ne possède pas
encore un plein usage de sa raison pour pouvoir poser des opérations
vertueuses. Et si parfois on dit d'eux qu'ils sont heureux, c'est à cause d'un
espoir d'une perfection à venir qu'on peut
concevoir à leur sujet à partir de certains indices. Et c'est pourquoi
ils ne sont pas heureux présentement, car le bonheur, comme nous l'avons dit
plus haut (n. 127-129), nécessite
une vertu parfaite afin que l'opération et la vie ne soient pas seulement
bonnes, mais excellentes et parfaites pour que l'opération bonne devienne
continuelle et de longue durée.
On
se demande si on peut dire de quelqu'un qu'il est heureux en cette vie et on
discute également de l'opinion de Solon qui affirmait que nul ne peut être
heureux en cette vie; et on se demande par la suite si on peut dire des morts
qu'ils sont heureux.
177. Après avoir montré ce qu'est la félicité, le
Philosophe soulève ici une difficulté à son sujet, à savoir: est-ce qu'il est
possible de dire d'un homme, en cette vie, qu'il est heureux? Et à ce sujet il
fait trois choses.
En
premier lieu il présente ce qui motive la difficulté (1100a5). En deuxième lieu
il présente la difficulté elle-même, là (1100a10) où il dit: ¨ Donc, est-ce que nul autre homme ne doit etc.
¨. En troisième lieu, il présente la réponse à la difficulté, là (1100b8) où il
dit: ¨ Il n'est certes pas sensé de
suivre cette fortune etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il y a de nombreux changements qui surviennent dans
la vie: il est rare en effet que la vie soit libre de toutes les manières; au
contraire, elle est stable en peu de choses: il y a des changements tels que la
vie passe du bien au mal et du mal au bien. Et ces changements se produisent
parfois dans une faible, parfois dans une grande, et parfois encore dans une
moyenne mesure. Et il arrive que de tels changements se produisent à toutes les
époques de la vie humaine, c'est-à-dire pendant l'adolescence, la jeunesse et
la vieillesse.
178. Il arrive en effet parfois que certains, qui
possédaient pendant toute leur vie la plus grande abondance de biens
extérieurs, tombent dans leur vieillesse dans les plus grands malheurs, comme
Homère le raconte dans ses vers héroïques au sujet de Priam. Et nul ne dira
qu'est heureux celui qui, après avoir joui de tels biens qui tiennent du
hasard, trouve par la suite une fin si misérable. En effet, passer d'une grande
prospérité à un grand dénuement semble plutôt contribuer chez un homme à
l'augmentation de son malheur.
179. Ensuite (1100a10), lorsqu'il dit: ¨ Donc, est-ce que nul autre homme etc. ¨,
il soulève la difficulté qu'il se propose d'examiner.
Et
en premier lieu il présente la difficulté. En deuxième lieu, il s'y oppose, là
(1100a13) où il dit: ¨ Donc, s'il faut
admettre etc. ¨. En troisième lieu, il rejette une réponse, là (1100a15) où
il dit: ¨ Mais nous ne disons pas que le
mort etc. ¨.
Il
présente donc en premier lieu la difficulté relative à l'opinion de Solon,
lequel fut un des sept sages et établit les lois des Athéniens. Ce dernier,
considérant que la vie humaine est soumise à des changements de fortune,
affirma qu'aucun homme ne doit être déclaré heureux tant qu'il vit, mais qu'on
ne peut être jugé tel qu'après la mort. La question est donc de savoir si, en
raison de ce qui est arrivé à Priam, aucun autre homme ne doit être appelé
heureux tant qu'il vit, et s'il n'est pas plutôt préférable, selon l'opinion de
Solon, de considérer la fin de la fin et
voir si le bonheur a duré jusqu'à la fin pour dire d'un homme qu'il a
été heureux, ou s'il n'est pas nécessaire de se conformer à cette opinion.
180. Ensuite (1100a13), lorsqu'il dit: ¨ Donc, s'il faut admettre etc. ¨, il
s'oppose à la difficulté qu'il vient de dire en réfutant les dires de Solon. Si
en effet on juge de la pensée de Solon selon les paroles mêmes qu'il exprime,
il s'ensuit que l'homme n'est heureux que lorsqu'il est mort. Mais cette
position est manifestement problématique, pour cette raison et pour d'autres,
par exemple parce que la mort est la plus grande privation et que le bonheur
est la plus grande perfection, et aussi pour cette raison que nous avons dite
plus haut (n.119-126), à savoir que le bonheur est une certaine opération; or,
il est manifeste que le mort ne possède aucune opération; par conséquent, il
est impossible de dire des morts qu'ils sont heureux. Il faut cependant noter
que le Philosophe ne parle pas ici du bonheur de la vie future, mais de celui
de la vie présente, lorsqu'il se demande si le bonheur peut être attribué à
l'homme pendant qu'il vit ou seulement après la mort.
181. Ensuite (1100a15), lorsqu'il dit: ¨ Mais nous ne disons pas que le mort est
heureux etc. ¨, il rejette une réponse au moyen de deux raisonnements, dont
le deuxième est présenté là (1100a30) où il dit: ¨ Mais il nous faut revenir à ce qui était recherché en premier. ¨.
Au
sujet du premier point il fait deux choses. En premier lieu il présente cette
réponse et il la réfute. En deuxième lieu, partant de là, il soulève un autre
problème, là (1100a23) où il dit: ¨ Mais
voici un nouveau problème etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il faut considérer que le raisonnement précédent
d'Aristote montrait qu'il est impossible à un homme d'être heureux dans la
mort. Quiconque en effet accorderait cela, à savoir que le mort n'est pas
heureux, et même Solon n'a pas voulu dire cela, à savoir que quelqu'un est
heureux lorsqu'il meurt. Mais il a plutôt voulu dire que lorsque quelqu'un
meurt, c'est alors qu'on peut dire avec certitude à son sujet qu'il a été
heureux parce qu'il est désormais à l'abri du danger, des malheurs et des infortunes,
de telle manière que pour le reste on ne peut douter de son bonheur. Mais
Aristote écarte cette réponse en disant qu'elle présente un problème.
182. En effet, le mort diffère du vivant en ceci
qu'il est privé de sensations. Mais il est possible qu'advienne à un homme
vivant un bien ou un mal sans qu'il le sente, par exemple si, tout en
l'ignorant, il est diffamé, ses enfants sont tués ou encore ses richesses sont
dilapidées; par conséquent, pour la même
raison, il semble qu'un bien ou un mal puisse advenir à un mort bien qu'il ne
le sente pas. Et il parle ici du bien ou du mal de la vie civile, comme on le
voit par les exemples qu'il ajoute lorsqu'il dit: ¨ des honneurs et des marques de mépris ¨. En effet, on manifeste
parfois des honneurs aux morts, comme lorsqu'ils sont loués et que leur mémoire
est célébrée. De même, il leur survient aussi certains déshonneurs, comme
lorsqu'ils sont exhumés et que leurs os sont brûlés. De la même manière encore
certains biens et certains maux semblent pouvoir leur survenir selon le bonheur
ou l'infortune de leurs enfants ou de leur descendance. Ainsi, il semble donc
que même le mort n'échappe pas totalement aux maux et aux infortunes. Par
conséquent, même dans la mort, on ne peut dire de lui qu'il est heureux.
183. Ensuite (1100a223), lorsqu'il dit: ¨ Mais voici un nouveau problème etc. ¨,
il insère une difficulté à l'occasion de ce qu'il vient de dire. Et il dit que
ce qu'il vient de dire, à savoir au sujet du bonheur et de l'infortunne des
enfants et de la descendance, soulève un problème. Il arrive en effet qu'un
homme vive heureux jusqu'à sa vieillesse et meure de la même manière selon la
raison donnée de son bonheur et que néanmoins, par la suite, se produisent de
nombreux changements dans sa descendance, dont certains membres deviennent bons
conformément à la dignité de leur père, alors que d'autres connaissent une vie
tout à fait opposée. Il est manifeste en
effet qu'il est possible aux enfants de différer des parents de toutes les
manières, de telle sorte que de bons parents aient de mauvais enfants et que
les enfants de parents riches soient pauvres. Ceci étant posé, une difficulté
semble découler de deux côtés.
184. En effet, d'une part, il serait étrange que
le mort lui aussi subît des changements à cause de telles infortunes, et qu'il
fût tantôt heureux, tantôt misérable. D'autre part, il semblerait étrange, au
moins dans un temps rapproché, que ce qui arrive aux enfants ne concerne en
rien leurs parenst, même s'ils sont morts, de telle manière qu'à partir de là
le bonheur de ces derniers serait empêché.
185. Ensuite (1100a30), lorsqu'il dit: ¨ Mais il nous faut revenir etc. ¨, il
présente le deuxième raisonnement en vue d'écarter la réponse qui précède. Et
il dit que la deuxième difficulté étant mise de côté, il nous faut revenir à la
première, dont la solution pourra nous manifester la vérité de la deuxième
difficulté. Or, il semble que la réponse donnée précédemment n'était pas juste.
En effet, s'il fallait se tourner vers la fin de la vie humaine pour dire si
quelqu'un est heureux, non pas pour dire s'il est véritablement heureux
maintenant mais plutôt pour dire s'il l'était dans le passé, cela paraîtrait
problématique qu'on ne puisse dire que quelqu'un est heureux lorsqu'il l'est
présentement, puisque la vérité d'une proposition qui porte sur le passé se
fonde sur la vérité d'une proposition qui porte sur le présent. C'est pourquoi
en effet il est vrai qu'une chose a été s'il fut vrai qu'elle est.
186. Mais certains refusaient de dire que
quelqu'un est heureux à cause des changements de la vie présente et, pour cette
raison, ils croyaient que le bonheur est quelque chose de permanent et qui ne
peut pas changer facilement, autrement le désir naturel ne serait jamais en
repos. En effet, chacun désire naturellement demeurer fermement dans le bien
qu'il possède. Mais la roue de la fortune tourne constamment autour des mêmes,
de telle manière qu'ils passent des biens aux maux et inversement. Par
conséquent, il est manifeste que s'il fallait juger du bonheur en considérant
les changements de fortune pour dire de quelqu'un qu'il est heureux en cette
vie, nous devrions souvent dire d'un même individu qu'il est tantôt heureux,
tantôt misérable pour ainsi faire savoir que quelqu'un est heureux à la manière
d'un caméléon, lequel change de couleur d'après les différentes couleurs des
corps sur lesquels il se pose. De cette manière, nous affirmerions que sont
heureux ceux dont la fermeté est fragile, ce qui est contraire à la nature même
du bonheur.
Le
malheureux et l'heureux ne doivent pas se vérifier d'après les biens de la
fortune puisque le bien et le mal, qui se vérifient selon la raison, ne
consistent que très peu en ces biens; et on démontre en outre que celui qui est
heureux supporte tous les événements de fortune.
187. Ayant présenté la difficulté, Aristote la
résout ici. Et en premier lieu il résout la principale difficulté (1100b8). En
deuxième lieu, il résout celle qui est secondaire, là (1101a23) où il dit: ¨ Quant aux coups du sorts qui atteignent
notre descendance etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il fait précéder
des considérations qui sont nécessaires à la résolution de la difficulté. En
deuxième lieu, il applique ces considérations à la solution de la présente
difficulté, là (1100b13) où il dit: ¨ Et
cette difficulté témoigne en faveur de notre discours etc. ¨
Au
sujet du premier point (1100b8), il faut considérer que le bonheur consiste
essentiellement dans l'opération vertueuse. Or les biens extérieurs, qui sont
soumis à la fortune, se rapportent au bonheur de manière instrumentale. Et
c'est pourquoi il dit que nous ne devons pas suivre la fortune changeante pour
juger si un homme est heureux ou malheureux, car le malheur ou le bonheur d'un
homme, lequel se vérifie selon la raison, ne consiste pas principalement en ces
biens. Néanmoins, la vie humaine a besoin de ces biens à titre d'instruments,
comme nous l'avons dit (n. 163).
Mais les opérations conformes à la vertu sont premières et déterminent du fait
qu'un homme soit heureux, de telle manière qu'on puisse dire de quelqu'un qu'il
est heureux principalement parce que ses activités sont conformes à la vertu.
Et les opérations contraires, c'est-à-dire celles qui sont vicieuses, sont la
cause principale qui décide d'un effet contraire, à savoir du malheur, de telle
manière que celui qui persiste dans les opérations vicieuses est véritablement
malheureux.
188. Ensuite (1100b13), là où il dit: ¨ Et cette difficulté témoigne en faveur de
notre discours etc. ¨, il applique ce qu'il vient de dire à la solution de
la difficulté.
Et
il montre en premier lieu que les opérations conformes à la vertu se présentent
comme les plus stables parmi toutes les affaires humaines. Deuxièmement il
montre, là (1100b18) où il dit: ¨ Mais en
toute circonstance il se montrera etc. ¨, que le bonheur, conformément à ce
qui a été dit, pourra durer toute la
vie. En troisième lieu il montre, là (1100b35) où il dit: ¨ Mais s'il est vrai que les opérations
dominent toute notre vie etc. ¨, que toutes les difficultés sont surmontées
conformément à ce qui a été dit.
Il
dit donc en premier lieu (1100b13) que ce que nous nous sommes trop peu demandé
plus haut (n. 186) au sujet de la
permanence du bonheur, cela témoigne en faveur de notre discours, c'est-à-dire
celui par lequel nous disons que les opérations conformes à la vertu sont la
cause principale du bonheur. En effet, rien dans la vie humaine ne manifeste
aussi constamment de la permanence que les opérations conformes à la vertu. Il est
manifeste en effet que les biens extérieurs, et même les biens intérieurs qui
se rapportent au corps, puisqu'ils sont matériels et corporels, sont par
eux-mêmes soumis au changement, alors que ceux qui se rapportent à l'âme ne le
sont que par accident, et c'est pourquoi ils sont moins soumis au changement.
Mais parmi les biens qui se rapportent à l'âme humaine, certains appartiennent
à l'intellect, comme les sciences, alors que d'autres, comme les vertus,
s'adressent aux activités de la vie. Et ces dernières manifestent davantage de
permanence que les disciplines elles-mêmes, c'est-à-dire que les sciences
démonstratives.
189. Et ce que nous venons de dire ne doit pas
s'entendre par rapport à la matière, car les sciences démonstratives portent
leur examen sur des matières nécessaires qui ne peuvent être autrement qu'elles
sont. Mais ces paroles doivent plutôt s'entendre par rapport à l'exercice de
l'acte. En effet, l'exercice des sciences spéculatives ne nous est pas familier
d'une manière aussi continue que celui des opérations conformes à la vertu. Ce
sont en effet les choses dans lesquelles il nous faut agir conformément à la
vertu ou contrairement à elle qui s'offrent continuellement à nous, comme
l'usage des aliments, la compagnie des épouses, les conversations des hommes
entre eux, et les autres activités de ce genre vers lesquelles se tourne la vie
humaine. Il en résulte que la possession de la vertu, plus que celle de la
science, s'affermit dans l'homme par la coutume.
190. Et parmi les vertus elles-mêmes, celles qui
sont les plus honorées semblent être celles qui sont les plus permanentes,
aussi bien parce qu'elles sont les plus intenses que parce que les hommes les
pratiquent continuellement pour vivre conformément à elles. Et telles sont les
opérations vertueuses dans lesquelles consiste le bonheur, car elles sont les
plus parfaites, ainsi que nous l'avons dit (n. 128, 130, 150, 160, 164). Et la cause
en est naturellement que l'homme ne peut oublier qu'il est vertueux parce qu'il
s'exerce continuellement à les accomplir. Mais il existe aussi une autre cause:
à savoir que la vertu consiste principalement en une inclination de l'appétit
qui ne peut disparaître par l'oubli.
191. Ensuite (1100b18), lorsqu'il dit: ¨ Mais en toute circonstance il se montrera
etc. ¨, il montre, d'après ce qui vient d'être dit, que le bonheur pourra
durer toute la vie. Et il dit que puisque les opérations conformes à la vertu
sont les plus permanentes, comme nous l'avons dit (n. 188-190), si c'est en elles que se place principalement le bonheur,
comme nous l'avons dit (n. 153-190),
il s'ensuit que se retrouvera dans l'homme heureux ce que l'on se demandait
dans la difficulté passée, à savoir qu'il sera tel pendant toute sa vie. Et
Aristote prouve cela en premier lieu au moyen des opérations elles-mêmes, là
(1100b19) où il dit: ¨ Car toujours, il
exercera etc. ¨.
192. En effet, celui qui possède un habitus
parfait peut toujours, ou le plus continuellement parmi les hommes, agir
conformément à cet habitus. Or, comme nous l'avons établi plus haut (n. 187, 188), celui qui est heureux possède une vertu parfaite. Donc,
lui-même pourra toujours ou le plus souvent accomplir dans sa vie active et
contempler dans sa vie spéculative ce qui est conforme à la vertu.
193. En deuxième lieu, là (1100b21) où il dit: ¨ Et il supportera les coups du sort etc.
¨, il montre la même chose en s'appuyant sur les bonnes fortunes qui jouent un
rôle secondaire dans le bonheur. Et il dit que celui qui est heureux supportera
de la meilleure façon tous les coups de la fortune et que dans tous les cas il
se comportera d'une manière tout à fait prudente, en sa qualité d'homme
vraiment bon, et non seulement en apparence. Et il est comme un carré auquel on
ne peut rien reprocher, c'est-à-dire qui
reçoit sa perfection des quatre vertus cardinales, comme certains le proposent.
Mais cela ne semble pas être conforme à l'intention d'Aristote qu'on ne voit
jamais faire une telle énumération. Mais plutôt le carré désigne ce qui est
parfait en vertu, à la ressemblance du corps cubique qui possède six surfaces
carrées à cause desquelles il se tient fermement sur n'importe laquelle de ces
surfaces. De la même manière, l'homme vertueux se tient avec fermeté face à
n'importe quel coup du sort. Donc, parce que c'est le propre de la vertu de
bien supporter tous les coups de la fortune, il est clair que l'homme heureux
en raison d'aucun changement de fortune ne renoncera à l'opération vertueuse.
Et par la suite il manifeste cela dans le particulier par mode de division, là
(1100b24) où il dit: ¨ Mais nombreux sont
les événements qui etc. ¨.
194. Et il dit que puisque de nombreux maux et de
nombreux biens nous arrivent par hasard, lesquels diffèrent par la grandeur et
la petitesse d'importance, il est manifeste que les moments heureux de peu
d'importance, tout comme les petites infortunes, ne font pas passer la vie du
bonheur au malheur ou inversement. Mais s'ils sont nombreux et de grande
importance, ils seront ou bien heureux, ou bien malheureux. S'ils sont heureux,
ils contribueront à rendre la vie de l'homme meilleure. En effet, ainsi que
nous l'avons dit, les biens extérieurs sont nécessaires au bonheur, soit à
titre d'embellissements, soit à titre d'instruments ordonnés à une opération
conforme à la vertu. Pour ce qui est du premier avantage, il dit qu'ils sont de
nature à embellir la félicité de notre vie; pour ce qui est du deuxième
avantage, il dit que l'usage des biens extérieurs est bon et vertueux dans la
mesure où c'est la vertu qui en fait usage de telle manière qu'elle s'en sert à
titre d'instruments pour bien agir.
195. Mais si au contraire ces événements dûs à la
fortune sont nombreux et particulièrement malheureux, ils causent chez l'homme
heureux une certaine tribulation extérieure et un trouble intérieur, car à
l'intérieur ils introduisent des tristesses et à l'extérieur ils font obstacle
à la réalisation de nombreuses et bonnes actions, sans toutefois faire
disparaître totalement toute opération vertueuse; en effet, la vertu arrive à
faire un bon usage même des graves infortunes dans lesquelles resplendit le
bien de la vertu, c'est-à-dire dans la mesure où l'homme vertueux supporte
sereinement de nombreuses et graves infortunes: non pas à cause d'une
insensibilité à l'égard de la douleur ou de la tristesse, comme le pensaient
les Stoïciens, mais à cause de sa force de caractère et de sa grandeur d'âme,
sa raison n'est pas renversée par de telles tristesses.
196. On retrouvait en effet cette différence
entre les Stoïciens et les Péripatéticiens, dont le chef était Aristote: les
Stoïciens affirmaient en effet que la tristesse ne devait jamais se retrouver
dans la vie d'un homme vertueux, puisqu'ils soutenaient qu'aucun bien de
l'homme ne consiste dans les choses corporelles et extérieures; les
Péripatéticiens soutenaient de leur côté que dans l'homme vertueux la tristesse
se trouve à être réglée par la raison sans toutefois que cette dernière
parvienne à la supprimer totalement. Ces derniers soutenaient en effet qu'un
certain bien humain, non pas le plus grand mais le plus petit, à titre
d'auxiliaire du bonheur, se trouve dans
les choses corporelles et matérielles.
197. Mais il faut remarquer qu'il pourrait se
produire une modification corporelle qui ferait disparaître totalement le
bonheur de l'homme en empêchant complètement l'opération de la vertu, par
exemple si le chagrin le faisait tomber dans la furie, la folie ou la démence.
Mais puisque le bonheur n'est recherché que dans la vie humaine qui est
conforme à la raison, une telle vie disparaît lorsque l'usage de la raison fait
défaut. Il s'ensuit que l'état de démence dans la vie humaine doit être
considéré comme un état de mort. Et c'est pourquoi il est évident qu'il faut
dire la même chose de celui qui persévère dans les opérations vertueuses
jusqu'à la démence, comme s'il persévérait jusqu'à la mort.
198. Ensuite (1100b35), lorsqu'il dit: ¨ Mais si les opérations etc. ¨, il écarte
les difficultés qui semblent découler de ce qu'il vient de dire. Et il dit que
si les opérations vertueuses gouvernent la vie heureuse, comme nous l'avons dit
(n. 188), il ne s'ensuit pas que
l'homme heureux devienne misérable à cause des infortunes, parce qu'il
n'accomplit pas d'actes odieux et mauvais, c'est-à-dire des actes contraires à
la vertu. Mais nous pouvons croire avec probabilité qu'en raison de la vertu
parfaite que possède l'homme heureux, en tant qu'homme véritablement bon et
sage, il supportera tous les coups du sort avec noblesse, ce qui revient à agir
conformément à la vertu dans toutes les circonstances de ce genre. Et bien
qu'il ne posera pas toujours les mêmes opérations en toutes circonstances, mais
celles qu'il faut selon ce qui se présente, c'est-à-dire selon qu'elles seront
heureuses ou malheureuses, il agira cependant toujours pour le mieux, se
servant de ce que lui présente la fortune comme de certaines données,
c'est-à-dire à la manière dont il conviendrait à un bon général d'utiliser au
mieux l'armée dont il dispose pour la guerre conformément à la condition dans
laquelle elle se trouve. Or, s'il avait dans son armée des soldats aguerris, il
procéderait autrement que s'il avait une armée constituée de recrues. Et c'est
de la même manière qu'il conviendrait au cordonnier de procéder, c'est-à-dire
de faire les meilleures chaussures possibles à partir des cuirs dont il
dispose, bien qu'il ferait de meilleures chaussures au moyen de telle pièce de
cuir qu'au moyen de telle autre. Et il en va de même pour tous les autres arts.
199. Et s'il en est ainsi, jamais l'homme heureux
ne deviendra misérable par l'avènement des bonnes fortunes. En effet, celui qui
agit contrairement à la vertu, parce qu'il fait un mauvais usage de ces bonnes
fortunes, demeura toujours malheureux. De la même manière, celui qui est
heureux ne tombera pas dans l'infortune de Priam. D'abord, parce qu'il s'en
préviendra avec prudence. Deuxièmement parce que, si elles se présentent à
l'improviste, il les supportera de la meilleure façon possible, comme nous
venons de le dire (n. 198). Par
conséquent, il ne passera pas facilement du bonheur au malheur par n'importe
quelle infortune, mais ne sera éloigné de l'usage de la raison que par de
nombreux et graves revers de fortune. Et si ces revers le rendent malheureux,
ce n'est pas facilement qu'il redeviendra heureux à nouveau, mais il lui faudra
une longue période de temps pour accueillir de grands biens, tant par
l'exercice d'actes vertueux que par la récupération de sa fortune extérieure.
200. Ensuite (1101a15), lorsqu'il dit: ¨ Donc, qu'est-ce qui empêche de dire etc.
¨, il termine la présentation de son opinion au sujet du bonheur. Et il dit que
rien n'empêche de dire qu'est heureux celui qui agit selon une vertu parfaite
et qui possède des biens extérieurs suffisants pour agir selon la vertu, non
pas certes pendant un court moment mais durant une vie complète, c'est-à-dire
sur une longue durée. Et cela est certes suffisant pour dire de quelqu'un qu'il
est heureux en cette vie.
201. Mais si nous voulons prendre le bonheur
d'après la meilleure des formes qu'il peut revêtir, alors il faut ajouter à la
notion de bonheur, car l'homme vivra-t-il ainsi, comme nous l'avons dit (n. 129), pendant toute sa vie, et
finira-t-il, c'est-à-dire mourra-t-il d'une manière qui convient à la raison?
La raison pour laquelle cette condition semble devoir être ajoutée est que
l'avenir nous est inconnu. Or, tout ce qui est parfait et excellent semble
appartenir à la nature du bonheur, puisqu'il est la fin ultime de l'homme. Et
c'est en ce deuxième sens que Solon parle du bonheur. Et s'il en est ainsi,
comme nous l'avons dit (n. 200),
nous dirons que parmi les vivants, sont heureux en cette vie ceux auxquels
appartiennent présentement et appartiendront dans l'avenir les caractères que
nous avons dits (n. 177-186).
202. Mais parce que ces caractères semblent ne
pas rejoindre les conditions présentées plus haut (n. 104-117) au sujet du bonheur, il ajoute que nous appelons heureux
ces hommes qui, soumis au changement en cette vie, ne peuvent posséder un
bonheur parfait. Et parce qu'un désir naturel n'est pas vain, on peut penser
avec raison qu'un bonheur parfait est réservé à l'homme après cette vie. Et à
la fin il résume en disant qu'il faut se contenter de ce qui a été dit sur le
sujet.
Ce
qui arrive aux amis contribue au bonheur. Et on se demande si, tout comme les
vivants sont affectés par ce qui arrive aux amis, de même est-ce que les morts
le sont aussi par les mêmes accidents? Il conclut qu'assurément, si les morts
sont affectés par certaines infortunes des amis, cette affection n'est pas de
telle manière qu'elle ait le pouvoir de changer leur condition.
203. Après avoir résolu la principale difficulté
qui portait sur les changements de fortune touchant celui qui est heureux, le
Philosophe traite ici d'une difficulté introduite plus haut (n. 183), à savoir des changements de
fortune qui touchent les amis. Et à ce sujet il fait deux choses. En premier
lieu il compare les fortunes et les infortunes qui surviennent aux amis à
celles qui surviennent à l'homme lui-même (1101a23). En deuxième lieu, il compare
celles qui surviennent au mort à celles qui touchent le vivant, là (1101a32) où
il dit: ¨ Que chacune des passions
affecte différemment etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il suppose que ce
qui arrive à ses amis a une influence sur l'homme lui-même. En deuxième lieu il
montre quelles sont ces influences et quelle est leur nature, là (1101a25) où
il dit: ¨ Les événements qui nous
atteignent sont nombreux et forts différents etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1101a23) que si on voulait dire que les événements de
fortune, bons ou mauvais, qui atteignent nos descendants ou chacun de ceux qui
nous suivent ainsi que tous nos amis, n'affectent en rien le bonheur de l'homme
vivant ou de celui qui est mort, cela serait étrange pour deux raisons.
Premièrement parce que cela serait contraire à la nature de l'amitié, laquelle
se définit par une union entre les amis, union qui est telle que l'un d'eux
considère les choses qui appartiennent à l'autre comme étant les siennes. Deuxièmement
parce qu'une telle affirmation serait contraire à l'opinion commune qui ne peut
être totalement fausse.
204. Ensuite (1101a25), lorsqu'il dit: ¨ Les événements de fortune qui nous
atteignent sont nombreux et fort différents etc. ¨, il montre quels
événements survenant aux amis, ainsi que leur nature, contribuent au bonheur de
l'ami. Et il dit que puisque les choses qui arrivent suivant la fortune, bonnes
ou mauvaises, sont nombreuses et diffèrent de toutes les manières, c'est-à-dire
selon l'espèce, la quantité, le temps et suivant d'autres modalités, dont
certaines nous touchent davantage, d'autres moins, si on voulait toutes les
classer séparément pour voir ce qui retombe ou non sur l'homme à partir
d'elles, cela nécessiterait un long travail, pratiquement infini, car une telle
diversité se produit d'après des modalités infinies.
205. Mais ce que nous disons de façon générale et
sommaire, c'est-à-dire comme par esquisse, à savoir d'une manière superficielle
ou par analogie, suffit: à savoir que parmi les événements de fortune qui
atteignent l'homme, certains, à savoir les plus considérables, exercent un
poids ou une force de changement sur la condition de la vie humaine et
apportent une aide à la vie heureuse; mais d'autres sont plus légers et ne suscitent
pas de grandes joies dans la vie de l'homme. Il en va de même pour les
événements qui surviennent à chacun de nos amis, de telle manière cependant que
retombent davantage sur nous ceux atteignent nos amis les plus proches, bien
qu'ils soient moindres par la quantité.
206. Ensuite (1101a32), lorsqu'il dit: ¨ Que chacune des passions affecte
différemment etc. ¨, il montre à partir de quoi les accidents d'un ami
importent à un homme, et cela est davantage manifeste chez l'homme vivant, et
aussi de quelle manière cela se produit chez les morts.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre comment il en va
différemment quant à cela pour les hommes qui vivent et pour ceux qui sont
morts. En deuxième lieu il se demande si ce qui arrive aux amis a une influence sur les morts, puisqu'il est
manifeste que cela a une influence sur les vivants, là (1101b1) où il dit: ¨ Mais il faut peut-être davantage etc. ¨
Au
sujet du premier point il faut considérer que les morts sont placés en dehors
de la vie présente dont Aristote cherche à examiner la félicité, comme nous le
voyons (n. 180) dans ce qui précède.
Or, les morts n'abordent cette vie que dans la mesure où ils demeurent dans la
mémoire des vivants. Et c'est pourquoi, si on considère cette vie, les morts
sont présents aux vivants de la même manière que les événements qui se
produisent maintenant en acte sont présents à ceux qui se produisirent jadis et
qu'on raconte maintenant, comme la guerre de Troie et les événements
semblables.
207. Il dit donc que chacune des passions,
c'est-à-dire que chacun des accidents fortuits affecte des vivants et des
morts, cela présente une différence bien plus grande que celle qu'on observe
dans les tragédies où sont racontées les injustices, à savoir les homicides ou
les vols, et les maux, c'est-à-dire toutes les infortunes qui sont racontées
dans les tragédies par les poètes comme ayant préexisté jadis ou comme se
déroulant présentement sous nos yeux. Car en premier lieu on tire une
ressemblance du côté de l'événement fortuit et une différence du côté des
personnes: en effet, certaines existent en acte dans les affaires humaines,
alors que d'autres n'existent que dans la mémoire. En deuxième lieu au
contraire on tire une ressemblance du côté des personnes qui sont dans les
affaires humaines et une différence du côté des événements fortuits, dont
certains existent en acte dans les affaires humaines alors que d'autres
n'existent que d'après des récits tirés de la mémoire. Et parce que le bonheur
est davantage relatif aux personnes qu'aux choses se produisant à l'extérieur,
c'est pourquoi le Philosophe dit que la première différence, dans la mesure où
elle convient au propos, c'est-à-dire à la modification du bonheur, est plus
grande que la seconde. Et c'est à partir de ce cas semblable introduit sur la
différence entre les événements qu'il dit qu'on doit conclure la différence
pour notre propos.
208. Il est manifeste en effet que si on raconte
les événements passés malheureux, même s'ils touchent l'auditeur qui est affecté
par eux de quelque manière, cela ne modifie pas à ce point sa condition. Il en
résulte que les événements de fortune modifient encore moins la condition du
mort. Et le Philosophe introduit certes ce point pour résoudre l'argument
présenté plus haut (n. 184) qui
concluait que si un événement a une influence sur les vivants sans qu'ils le
sentent, il a aussi une influence sur les morts.
209. Ensuite (1101b1), lorsqu'il dit: ¨ Et peut-être faut-il davantage etc. ¨,
il se demande finalement si les événements qui arrivent aux amis ont quelque
influence sur les morts.
Et
en premier lieu il examine le propos. En deuxième lieu il conclut ce qu'il vise
principalement, là (1101b6) où il dit: ¨ S'ils
semblent donc apporter quelque chose etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il semble qu'on doive danvantage porter la
recherche sur ceux qui sont morts pour savoir s'ils participent de quelque
manière aux bonheurs ou aux malheurs de ce monde: car il est suffisamment
manifeste qu'aucun d'eux ne peut être affecté par eux au point de passer du
bonheur au malheur ou inversement. Car si une impression provenant d'un
événement qui se produit ici rejaillit sur eux, soit en bien, soit en mal,
cette dernière sera faible et légère, soit en elle-même, soit par rapport à
eux. Et s'il en est ainsi, cette impression ne sera pas d'une intensité et
d'une nature telle qu'elle rendra heureux ceux qui ne le sont pas ou qu'elle
privera du bonheur ceux qui le possèdent. Il a été dit (n. 194) en effet que si les événements fortuits sont faibles, ils
n'entraînent pas un changement de vie. Donc, si les succès ou les revers de
fortune affectent peu les morts, il s'ensuit à partir de là que leur condition
relativement au bonheur ne sera pas modifiée.
210. Ensuite (1101b6), lorsqu'il dit: ¨ S'ils semblent donc apporter quelque chose
etc. ¨, il termine la présentation de son opinion.
Et
il dit que si les biens que font les amis et les maux qui leur arrivent
semblent apporter quelque chose aux morts, et si de même leurs infortunes
semblent avoir une influence sur eux, ce sera cependant d'une manière et dans
une mesure telles qu'elles ne rendront pas malheureux les heureux, ni heureux
les malheureux; et elles ne les changeront pas non plus selon un de ces
caractères, par exemple selon la sagesse et la vertu ou selon un autre des
caractères de la sorte. Mais la construction peut être suspendue à cet endroit:
¨ Mais ce ne sera pas d'une manière et
dans une mesure telles etc. ¨ et alors la conditionnelle serait justifiée:
¨ affecterait dans une certaine mesure
etc. ¨ et la conjonction d'inférence sera superflue.
211. Mais il semble être conforme à l'intention
d'Aristote que les choses qui sont dites ici au sujet des morts doivent
s'entendre à leur sujet non pas quant à ce qu'ils sont en eux-mêmes, mais en
tant qu'ils vivent dans la mémoire des hommes. C'est ainsi en effet que
semblent rejaillir sur eux après leur mort ce qui arrive à leurs amis, pour
autant qu'à partir de là leur mémoire et leur gloire sont rendues plus
agréables ou plus obscures. Mais il dit que cela est fragile, car rien n'est
plus fragile que ce qui ne repose que sur l'opinion des hommes. Or il dit que
cela est faible, et surtout quant à eux, c'est-à-dire quant aux morts, car cela
ne leur appartient que selon qu'ils existent dans les mémoires des hommes.
212. Mais se demander si les hommes vivent de
quelque manière selon leur âme après la mort, et s'ils connaissent les choses
qui se passent ici-bas, ou si à partir de ces événements ils subissent quelque
changement, cela ne relève pas de ce que l'on se propose dans ce traité,
puisque le Philosophe traite ici du bonheur accessible à la vie présente, comme
on le voit à partir de ce qui a été dit plus haut (n. 206). Et c'est pourquoi les questions de ce genre, qui auraient
besoin d'un long développement, sont ici mises de côté, afin que ne surviennent
pas dans cette science, qui est pratique, de nombreux discours étrangers aux
actions, ce à l'égard de quoi le Philosophe a précédemment (n. 31) formulé un reproche. C'est ailleurs
en effet, dans un autre traité, que le Philosophe discutera plus amplement de
ces questions.
On
argumente pour savoir si le bonheur est du nombre des biens honorables et on
détermine qu'il est honorable puisqu'il est évident qu'il est le bien parfait
et excellent. Ce qui est corroboré tant par les louanges des hommes et des
dieux que par l'opinion d'Eudoxe.
213. Après avoir montré ce qu'est le bonheur, le
Philosophe s'interroge ici sur une certaine propriété du bonheur.
Et
en premier lieu il soulève une difficulté (1101b10). En deuxième lieu, il
établit la vérité, là (1101b13) où il dit: ¨ Il semble que tout ce qui est louable etc. ¨
Il
dit donc (1101b10) qu'après avoir défini ce qui précède, il est nécessaire
d'examiner si le bonheur est du nombre des biens honorables ou fait partie des
biens louables. Et qu'il soit nécessaire que le bonheur soit contenu dans l'un
ou l'autre de ces genres de biens, il le prouve par ceci que le bonheur n'entre
pas dans le genre des puissances. En effet, nul n'est loué ou honoré du seul
fait qu'il possède une puissance à faire le bien, mais du fait qu'il est
disposé de quelque manière à le faire.
214. Mais pour avoir l'évidence de cette
question, il faut considérer que l'honneur et la louange diffèrent de deux
manières. Et ils diffèrent certes premièrement du côté de ce en quoi consistent
l'honneur et la louange. En effet, l'honneur ajoute quelque chose à la louange.
L'honneur implique en effet un témoignage manifestant l'excellence de
quelqu'un, que cela se produise par des paroles ou par des gestes, par exemple
lorsqu'on s'agenouille ou qu'on se lève devant quelqu'un, alors que la louange
s'exprime seulement par des paroles. Ils diffèrent deuxièmement quant à l'objet
auquel la louange et l'honneur sont démontrés. Les deux en effet sont démontrés
à quelque chose d'excellent. Mais il existe deux sortes d'excellence: la
première est une excellence absolue, à laquelle on doit attribuer l'honneur; la
deuxième est une excellence relative, c'est-à-dire ordonnée à une certaine fin,
à laquelle on doit par conséquent attribuer la louange.
215. Ensuite (1101b13), lorsqu'il dit: ¨ Or, il semble que tout ce qui est louable
etc. ¨, il répond à la difficulté soulevée.
Et
il montre premièrement que le bonheur fait partie des biens honorables du fait
qu'il est quelque chose de parfait et d'excellent. Et il le montre deuxièmement
du fait qu'il a raison de principe, là (1102a3) où il dit: ¨ Et il semble qu'il soit tel parce que etc.
¨.
Et
au sujet du premier point il fait deux choses. En premier lieu il montre à
quelle sorte d'objets s'adresse la louange. En deuxième lieu il conclut que ce
qui est excellent n'admet pas la louange mais quelque chose de mieux, là
(1101b23) où il dit: ¨ Mais si la louange
s'adresse à de tels objets etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer. En deuxième lieu, il manifeste son propos, là
(1101b15) où il dit: ¨ Nous louons en
effet l'homme juste etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1101b13) que tout ce qui est louable est louable pour
deux raisons simultanément: c'est-à-dire du fait qu'il possède en lui cette
disposition par nature et du fait de son rapport avec quelque chose d'autre.
216. Ensuite (1101b15), lorsqu'il dit: ¨ Nous louons en effet l'homme juste etc.
¨, il manifeste son propos.
Et
il le fait premièrement à partir des éloges des hommes. Puis il le fait en
deuxième lieu à partir des éloges divins, là (1101b20) où il dit: ¨ C'est ce que manifestent également les
éloges que nous faisons des dieux etc. ¨.
Et
il faut considérer au sujet du premier point que l'homme reçoit des éloges à la
fois pour les vertus de l'âme et pour les vertus du corps. Or, selon la vertu
de l'âme c'est l'homme lui-même possédant la vertu de l'âme, par exemple celui
qui est juste ou courageux, qui est loué, et universellement tout homme bon
possédant l'une ou l'autre des vertus. Et c'est aussi la vertu elle-même qui
est louée, et elle est louée en raison de quelque chose d'autre, c'est-à-dire à
cause des opérations et des actes auxquels elle est ordonnée. Or, l'homme
vertueux, tout comme la vertu elle-même, sont loués du fait qu'ils sont
ordonnés à la réalisation des opérations vertueuses. Mais un homme est aussi
loué pour ses vertus corporelles, parce qu'il possède la force de combattre ou
parce qu'il est agile à courir, ou pour d'autres actions semblables, du fait
que l'homme est ordonné de quelque manière à quelque chose qui est un bien en
soi et précieux, digne d'intérêt.
217. Et il faut remarquer une différence entre
les vertus de l'âme et celles du corps. En effet, pour louer une vertu de l'âme
il suffit d'être bien disposé à l'égard des opérations qui correspondent à
cette vertu car le bien de l'homme réside dans l'acte même de la vertu. Mais
pour ce qui est d'une vertu corporelle, il ne suffit pas d'être bien disposé à
l'égard des actes qui correspondent à
cette vertu, par exemple il ne suffit pas d'être bien disposé à bien courir ou
à bien lutter, car ce n'est pas en cela que consiste le bien de l'homme.
Quelqu'un pourrait en effet courrir ou lutter soit en vue du bien, soit en vue
du mal. Et c'est pourquoi, lorsqu'il parle des vertus de l'âme, Aristote dit à
leur sujet qu'elles sont louées à cause de leurs opérations et de leurs actes;
mais lorsqu'il parle des vertus du corps, il précise qu'elles sont louées dans
leur relation ou par rapport à quelque chose d'autre.
218. Ensuite (1101b20), lorsqu'il dit: ¨ Ce que manifestent également les éloges que
nous faisons des dieux etc. ¨, il manifeste ce qu'il vient de dire au moyen
des éloges que nous adressons aux dieux. En effet, s'il existait quelque chose
qui est louable absolument et non pas uniquement dans sa relation à quelque
chose d'autre, il s'ensuivrait que la même chose serait louable chez tous. Or,
cela apparaît comme étant manifestement faux si l'on considère les louanges que
nous adressons aux substances séparées auxquelles nous donnons le nom de
dieux. Si en effet on rapportait aux actions
qui sont louées chez les hommes les éloges que nous leur adressons, ils
paraîtraient dérisoires, par exemple si on les louait pour ne pas avoir été
vaincus par la concupiscence ou par la peur. Et il en est ainsi parce que les
louanges se définissent par leur relation à quelque chose, comme nous l'avons
dit (n. 214).
219. Ensuite (1101b23), lorsqu'il dit: ¨ Donc, si la louange possède bien etc. ¨,
partant de ce qui précède, il conclut son propos. Et en premier lieu il amène
sa conclusion de la manière qui suit. La louange a pour objet ce dont la bonté
est considérée en relation à quelque chose d'autre. Mais ce qui est excellent
n'est pas ordonné à quelque chose d'autre; bien au contraire, ce sont les
autres choses qui lui sont ordonnées. La louange ne peut donc s'adresser à ce
qui est excellent, mais seulement ce qui est supérieur à la louange, tout comme
dans la vie spéculative, ce n'est pas la
science qui a pour objet les principes, mais plutôt quelque chose qui est
supérieur à la science, à savoir l'intelligence. La science a en effet pour
objet propre les conclusions qui sont connues à cause des principes. De la même
manière, la louange a pour objet propre les opérations dont la bonté est due à
autre chose. Mais l'honneur, qui est quelque chose de supérieur à la louange, a
pour objet ce à quoi les autres choses sont ordonnées.
220. En deuxième lieu, là (1101b25) où il dit: ¨ Là-dessus, comment ne pas etc. ¨, il
manifeste la conclusion qui précède au moyen de ce qui se dit communément.
Et
il le fait premièrement quant aux choses qui sont l'objet de quelque chose de
meilleur que la louange. Deuxièmement, il le fait quant aux choses qui sont
l'objet de la louange, là (1101b33) où il dit: ¨ La louange convient donc etc. ¨
Et
au sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente,
pour manifester le propos, ce qu'on en pense communément; en deuxième lieu, il
présente l'opinion d'Eudoxe, là (1101b28) où il dit: ¨ Et Eudoxe semble avoir bien etc. ¨.
Aristote
dit donc en premier lieu (1101b25) qu'aux yeux de tous, il est clair que ce qui
est excellent est l'objet de quelque chose de meilleur que la louange. Ce qui
est manifeste du fait que nous disons que les dieux sont heureux et bienheureux
en leur attribuant quelque chose de meilleur que la louange, et aussi du fait
que nous faisons de même pour les hommes excellents dans lesquels nous voyons
quelque ressemblance avec les dieux en raison de leur excellence. Et tout comme
nous attribuons aux personnes les plus excellentes quelque chose de meilleur
que la louange, nous faisons aussi de même pour les biens les plus excellents
comme le bonheur. En effet, nul ne loue le bonheur à la manière dont il loue un
homme juste ou vertueux, mais il lui attribue quelque chose de meilleur, aussi
longtemps que nous disons de lui qu'il est le bonheur.
221. Ensuite (1101b28), lorsqu'il dit: ¨ Et Eudoxe semble avoir bien etc. ¨, il
présente ce qu'en dit Eudoxe pour manifester la même chose.
Ce
dernier plaçait dans la volupté le premier des biens, c'est-à-dire qu'il
affirmait que la volupté est le bien suprême. Et il estimait qu'il fallait
déclarer que puisque la volupté fait partie des biens et qu'elle n'est pas
louée, pour cette raison elle doit être en elle-même quelque chose de meilleur
que les choses qui sont objet de louange: en effet, quelqu'un n'est pas loué à
cause de sa volupté; de même, Dieu ou ce qui peut tenir lieu de souverain bien,
n'est pas loué. En effet, c'est à ces souverains biens que nous rapportons les
autres biens dont nous louons la bonté parce qu'ils dépendent en quelque sorte
de la bonté du souverain bien.
222. Ensuite (1101b33), lorsqu'il dit: ¨ La louange convient donc etc. ¨, il
manifeste ce qu'il a dit par rapport aux choses qui sont objet de louange. Et
il dit que la louange convient à la vertu parce que c'est par elle que nous
accomplissons les bonnes actions. En effet, quelqu'un est loué à cause de ses
actes de l'âme ou du corps, comme nous l'avons déjà dit (n. 216-217). Mais l'examen des choses pour
lesquelles les hommes ont l'habitude d'être loués relève plus proprement des
orateurs, dont le travail porte sur les
louanges. Il appartient en effet au genre démonstratif des causes, qui est l'un
des trois genres qui tombent sous la considération de la rhétorique, comme on
le voit chez le Philosophe au premier livre de sa Rhétorique (ch. 3) et chez Cicéron dans sa Rhétorique (L. 3). Mais quant à nous, il apparaît manifestement à
partir de ce que nous avons dit précédemment que le bonheur fait partie des
biens honorables du fait qu'il est un bien parfait.
223. Ensuite (1102a3), lorsqu'il dit: ¨ Il
semble aussi qu'il en soit ainsi parce que etc. ¨, il prouve son propos par
la notion de principe. Nous affirmons en effet que ce qui tient lieu de
principe et de cause des biens est honorable et comme quelque chose de divin,
car Dieu est le premier principe de tout bien. Mais le bonheur est le principe
de tous les biens humains, car c'est en vue de lui que les hommes posent toutes
leurs opérations. Or c'est la fin, pour tout ce qui est objet d'opération et
d'appétit, qui a raison de principe, car c'est de la fin que se tire la raison
des choses qui dont ordonnées à la fin. D'où il s'ensuit que le bonheur est un
bien honorable.
Le
Philosophe commence ici son discours sur la vertu dont la connaissance conduit
au plus haut point à celle du bonheur. Il dit de plus qu'il appartient à cette
science d'examiner la vertu: pour le montrer, il prend comme fondement qu'il
appartient à cette science d'étudier et de traiter de certaines parties de l'âme.
224. Après avoir traité du bonheur, le Philosophe
traite ici de la vertu.
Et
en premier lieu il fait précéder certaines notions qui sont nécessaires à la
considération de la vertu (1102a5). En deuxième lieu, il commence à traiter de
la vertu au début du second livre, là (1103a13) où il dit: ¨ La vertu existant sous deux formes etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre que
c'est à cette science qu'il appartient de traiter de la vertu. En deuxième lieu
il assume certaines choses qu'il faut connaître au sujet des parties de l'âme,
là (1102a14) où il dit: ¨ Or, il faut
examiner la vertu etc. ¨. En troisième lieu, il divise la vertu
conformément à la division des parties de l'âme, là (1103a4) où il dit: ¨ Or, la vertu se distingue d'après etc.
¨.
Il
manifeste le premier point de deux manières. Premièrement par un raisonnement
qui se tire du côté du bonheur (1102a5). Nous avons dit en effet plus haut (nn.
128, 130, 150, 160, 164, 175, 187, 190) que le bonheur est une certaine opération conforme à une vertu
parfaite. Par conséquent, c'est par la connaissance de la vertu que nous
pourrons mieux traiter du bonheur. Et c'est pourquoi, en ayant traité de toutes
les vertus au dixième livre de ce traité, il complète son traité sur le
bonheur. Donc, puisque cette science cherche principalement à savoir quel est
ce bien humain qui est le bonheur, il est convenble qu'il appartienne à cette
science d'examiner la vertu.
225. Deuxièmement, là (1102a5) où il dit: ¨ On pense qu'en vérité l'homme politique etc.
¨, il prouve son propos à partir de la nature propre de cette science. En
effet, la science politique, en vérité, consacre au plus haut point son étude
et ses efforts à la vertu. Elle cherche en effet à faire de bons citoyens obéissant
aux lois, comme on le voit chez les législateurs des Crétois et des
Lacédémoniens qui possédaient une cité très ordonnée ou chez tous les autres
qui mettent de l'avant des lois semblables pour obtenir des hommes vertueux.
Or, c'est à la science politique qu'appartient l'examen de la présente science,
car c'est dans cette science que sont enseignés les principes de la politique.
D'où il est manifeste que la question de la vertu conviendra à cette science,
conformément au choix que nous avons fait dans le prologue (n. 25-31) de primer la science politique
avant toute autre science, pour notre recherche de la fin ultime des êtres
humains.
226. Ensuite (1102a14), lorsqu'il dit: ¨ C'est donc sur la vertu que nous devons etc.
¨, il assume certaines notions relatives aux parties de l'âme qui sont
nécessaires à la connaissance des vertus.
Et
à ce sujet il fait deux choses. Et en premier lieu il montre qu'il est
nécessaire d'assumer ces notions dans cette science. En deuxième lieu il les
assume, là (1102a27) où il dit: ¨ Or,
nous avons donné sur l'âme, dans nos discussions exotériques etc. ¨
Au
sujet du premier point il fait deux choses. En premier lieu il montre qu'il est
nécessaire à cette science de considérer certaines notions sur les parties de
l'âme. En deuxième lieu il montre de quelle manière elle doit les considérer,
là (1102a25) où il dit: ¨ Il faut donc
que l'homme politique porte son attention sur l'âme dans la mesure où etc.
¨.
Il
dit donc en premier lieu (1102a14) que lorsque nous cherchons à examiner ce
qu'il en est de la vertu, nous l'entendons de la vertu humaine. Nous avons dit
en effet plus haut (n. 224) que ce
que nous cherchons à connaître dans cette science, c'est le bien et le bonheur
humain. Et c'est pourquoi, si nous recherchons la vertu en vue du bonheur, il
est nécessaire que nous recherchions la vertu humaine. Or, la vertu qui est
proprement humaine n'est pas celle qui est relative au corps, et que l'homme
partage aussi avec d'autres choses, mais celle qui appartient à l'âme et qui lui
est propre. Mais tout cela est également cohérent avec ce que nous avons dit
précédemment (n. 123-126), à savoir que le bonheur est une
opération de l'âme.
227. Par conséquent, le politicien doit
considérer l'âme dont il recherche la vertu tout comme le médecin doit
considérer le corps dont il recherche la santé. D'où il est manifeste que le
politicien doit connaître de quelque manière ce qui se rapporte à l'âme tout
comme le médecin qui a soin des yeux et de tout le corps doit connaître les
yeux et l'ensemble du corps. Et il appartient d'autant plus au politicien de
considérer l'âme dont il recherche la vertu que cette science politique est
supérieure à la science de la médecine, ainsi que nous l'avons vu plus haut (n.
25-31). Et c'est pourquoi il faut aussi que sa considération soit plus
complète. Nous voyons en effet que les plus excellents médecins consacrent
beaucoup d'efforts à la connaissance du corps humain et non seulement à celle
des opérations médicales. C'est pourquoi l'homme politique se doit de
considérer l'âme.
228. Ensuite (1102a25), lorsqu'il dit: ¨ Il faut donc que l'homme politique porte son
attention sur l'âme etc. ¨, il montre de quelle manière l'homme politique
doit faire cet examen. Et il dit que dans
cette science on doit porter notre attention sur l'âme au moyen de
celles-ci, à savoir au moyen des vertus et des actes de l'homme qui sont ici
l'objet de notre intention principale. Et c'est pourquoi il faut porter notre
attention sur l'âme dans la mesure où cet examen est suffisant pour notre
recherche principale. En effet, si on voulait pousser notre étude sur l'âme
plus loin que ce qui suffit à notre propos, cela exigerait un travail plus considérable
que celui qui est requis dans notre propos. Et il en va de même pour toutes les
autres choses qui sont recherchées en vue d'une fin, à savoir que leur quantité
doit se prendre d'après ce qui convient à la fin.
229. Ensuite (1102a27), lorsqu'il dit: ¨ Quant à ce qui a été dit à ce sujet dans
etc. ¨, il assume certaines précisions qui doivent être considérées ici au
sujet des parties de l'âme.
Et
en premier lieu il divise les parties de l'âme en rationnelle et irrationnelle.
En deuxième lieu, il subdivise la partie irrationnelle, là (1102a35) où il dit:
¨ Or, la partie irrationnelle etc. ¨
. En troisième lieu, au même endroit, il subdivise l'autre membre de la
division de l'âme, à savoir la partie rationnelle de l'âme, là (1103a2) où il
dit: ¨ Mais s'il faut parler de cette
partie, etc. ¨.
Et
au sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente la
division. En deuxième lieu il dit qu'il faut mettre de côté une difficulté, là
(1102a29) où il dit: ¨ Pour l'instant, il
n'importe pas de savoir etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1102a27) que certaines considérations ont été faites
de manière suffisante au sujet de l'âme dans le livre intitulé De l'Âme, qu'il appelle discours
extérieurs peut-être parce qu'il a écrit ce livre à la manière de lettres
destinées à certains existant au loin. En effet, les livres qu'il avait coutume
d'enseigner à ses proches qui l'écoutaient, il disait à leur sujet qu'ils
étaient destinés à ceux qui écoutent, comme les livres des Physiques qui sont
dénommés de l'auditeur des Physiques.
Ou mieux encore, les discours extérieurs sont ainsi dénommés parce qu'ils sont
extérieurs à la science qu'on se propose ici. Mais nous devons nous servir ici,
dit-il de ce qui est dit là, par exemple qu'il y a une certaine partie de l'âme
qui est rationnelle et une autre qui est irrationnelle, comme on le dit au
troisième livre du traité intitulé De
l'Âme (cap. 9, 2; S. Thom., l. X1V, n. 797).
230. Ensuite (1102a29), lorsqu'il dit: ¨ Pour l'instant, il n'importe pas de savoir
etc. ¨ il soulève une difficulté qui doit être écartée du propos, à savoir
si ces deux parties de l'âme, celle qui est
rationnelle et celle qui est irrationnelle, sont distinctes l'une de
l'autre par le sujet et par le lieu, à la manière des parties du corps ou de
toute autre chose divisible et continue, tout comme Platon qui affirmait que la
partie rationnelle est dans le cerveau, que la partie irrationnelle est dans le
coeur et que la partie végétative est dans le foie; ou si plutôt ces deux
parties ne se distinguent pas par le sujet mais seulement par la raison, tout
comme dans la circonférence la courbe du cercle, c'est-à-dire le concave et le
convexe ne se distinguent pas par le sujet mais seulement par la raison. Et il
dit que pour ce qui concerne notre propos, il importe peu d'affirmer l'un ou
l'autre de ces énoncés. Et c'est pourquoi il met de côté cette question
puisqu'elle ne concerne pas le propos.
Il
divise la partie irrationnelle de l'âme en végétative et sensitive, et il
montre que la partie végétative n'est pas une partie de l'âme humaine et
qu'elle ne participe aucunement de la raison; mais il montre en outre que bien
que la partie sensitive soit contraire à la raison, elle participe néanmoins
d'une certaine manière de la raison aussi longtemps qu'elle est elle-même
réglée par l'autorité de la raison.
231. Après avoir divisé les parties de l'âme en
rationnelle et irrationnelle, le Philosophe subdivise ici la partie
irrationnelle.
Et
en premier lieu il présente un des membres de la division (1102a35). En
deuxième lieu, il présente l'autre membre de la division, là (1102b15) où il
dit: ¨ Or, il semble qu'il y ait une
autre force de l'âme qui soit irrationnelle et qui participe etc. ¨.
Et
au sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente une
certaine partie irrationnelle de l'âme. En deuxième lieu il montre que cette
partie de l'âme n'est pas proprement humaine, là (1102b4) où il dit: ¨ La vertu de cette faculté est donc commune
etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1102a35) que parmi les parties irrationnelles de
l'âme, il y en a une qui se compare à l'âme des plantes et qui est commune à
tous les vivants connus ici-bas. Et c'est cette partie qui est la cause de la
nutrition et de la croissance chez tous les vivants. Et une telle partie de
l'âme se retrouve chez tous les êtres qui se nourrissent, non seulement
lorsqu'ils sont déjà nés, mais même avant qu'ils naissent, c'est-à-dire chez
les embryons qui manifestement se nourrissent et croissent.
232. De la même manière on retrouve cette partie
de l'âme non seulement chez les animaux parfaits, c'est-à-dire chez ceux qui
possèdent tous les sens et qui se meuvent d'un mouvement progressif, mais aussi
chez les animaux imparfaits qui ne possèdent que le sens du toucher et qui
demeurent immobiles dans un même lieu comme les coquillages. Il est manifeste
en effet que tous les êtres dont nous venons de parler vivent et qu'ils
possèdent une partie de l'âme. Or, il est plus raisonnable de placer chez tous
ces êtres cette partie de l'âme que toute autre, puisque les opérations de
cette partie de l'âme apparaissent plus manifestement en eux.
233. Ensuite (1102b4), lorsqu'il dit: ¨ La vertu de cette faculté est donc commune
etc. ¨, il montre que la partie de l'âme dont on vient de parler n'est pas
humaine.
Et
en premier lieu il le conclut à partir de ce qui précède. En effet, nous
appelons humain ce qui est propre à l'homme. Donc, si cette partie de l'âme est
la plus commune, il s'ensuit qu'elle n'est pas humaine.
234. En deuxième lieu, là (1102b5) où il dit: ¨ Cette partie semble en effet s'exercer dans
le sommeil etc. ¨, pour manifester encore davantage cette conclusion, il
ajoute un signe évident. En effet, cette partie de l'âme se trouve à s'exercer
de la manière la plus efficace dans le sommeil: aussi longtemps que l'animal
dort, alors que la chaleur naturelle revient vers l'intérieur, la digestion
s'accomplit plus facilement. Or, ce qui est propre à l'homme en tant qu'on peut
dire d'un homme qu'il est bon ou mauvais, ne s'exerce pas beaucoup dans le
sommeil, et ce n'est pas pendant son sommeil qu'on peut voir si un homme est
bon ou mauvais. C'est pourquoi il existe un proverbe qui affirme que pendant le
sommeil, qui est la moitié de la vie, les heureux ne se distinguent pas des
malheureux. La raison en est que pendant le sommeil le jugement de la raison
est lié et les sens extérieurs ne s'exercent pas alors que l'imagination, tout
comme la puissance nutritive, continue de s'exercer.
235. Et il est raisonnable qu'il en soit ainsi, à
savoir que pendant le sommeil le bon ne diffère pas du méchant et l'heureux du
malheureux, parce que dans le sommeil, cette partie de l'âme, par laquelle
l'homme est bon, suspend son opération. Et si le bon et le mauvais diffèrent
pendant le sommeil, ce n'est pas à cause d'une différence qui se produirait
pendant le sommeil, mais à cause d'une différence qui existait déjà pensant la
veille, c'est-à-dire dans la mesure où les mouvements qui se produisaient
pendant la veille passent peu à peu dans ceux qui dorment, c'est-à-dire pour
autant que les choses que l'homme voit, entend et pense, pendant la veille,
parviennent à l'imagination de celui qui dort. Et c'est de cette manière que
dans le sommeil, les songes de ceux qui sont vertueux sont meilleurs, parce
qu'ils s'occupaient à des activités honnêtes alors qu'ils étaient éveillés, que
ceux de tous les autres qui s'affairaient à des occupations vaines et
malhonnêtes pendant la veille. Et ce que nous venons de dire (n. 234-235) suffit à notre propos. Mais de
tout ce que nous avons dit précédemment (n. 233-235), il s'ensuit que la partie nutritive de l'âme doit être
délaissée puisqu'elle n'est pas de nature à participer de la vertu humaine.
236. Ensuite (1102b15), lorsqu'il dit: ¨ Or, il existe une autre nature de l'âme
irrationnelle etc. ¨, il présente l'autre membre de la division.
Et
en premier lieu, il présente son intention. En deuxième lieu, il prouve ce
qu'il a l'intention de montrer, là (1102b17) où il dit: ¨ Chez l'incontinent et chez le continent etc. ¨.
Il
dit en effet en premier lieu qu'à côté de la partie nutritive de l'âme, il y a
une autre partie irrationnelle, comme l'est la partie nutritive, mais qui
participe de quelque manière de la raison: et cette autre partie irrationnelle
de l'âme diffère de la partie nutritive qui est absolument dépourvue de toute
vertu proprement humaine, ainsi que nous l'avons dit (n. 235).
237. Ensuite (1102b17), lorsqu'il dit: ¨ Chez l'incontinent et chez le continent etc.
¨, il prouve ce qu'il se propose de montrer.
Et
en premier lieu, il prouve qu'il existe une autre partie irrationnelle de
l'âme. En deuxième lieu, il prouve que cette autre partie participe de quelque
manière de la raison, là (1102b25) où il dit: ¨ Et nous disons que cette partie participe en quelque sorte de la raison
etc. ¨.
Et
il prouve son premier point par une raison qu'il tire du continent et de
l'incontinent, chez lesquels nous louons une partie de l'âme qui possède la
raison du fait que leur raison délibère correctement et les conduit vers ce
qu'il y a de meilleur, soit en détournant d'un mal, soit en persuadant d'un
bien: en effet, l'un et l'autre choisit de s'abstenir de voluptés illicites.
Mais chez l'un et l'autre, il semble exister quelque chose qui leur a été donné
par la nature en dehors de la raison, qui s'oppose à cette dernière et lui
résiste, c'est-à-dire qui empêche la raison d'exécuter ce qu'elle a choisi.
D'où il est clair que cette partie est irrationnelle puisqu'elle est contraire
à la raison. Et cette partie est l'appétit sensible, lequel désire ce qui est
délectable aux sens; or, ce qui est délectable aux sens est parfois contraire à
ce que la raison juge être un bien absolument. Dans ce cas, chez celui qui est
continent, l'appétit sensible est vaincu par la raison, car le continent a
certes en lui des concupiscences qui sont mauvaises que sa raison ne suit
cependant pas. Mais chez l'incontinent, de telles concupiscences l'emportent
sur la raison et la font tomber.
238. Et c'est pourquoi il ajoute un exemple. En
effet, tout comme les membres du corps sont affaiblis parce qu'ils ne peuvent
absolument pas être contrôlés par la puissance dirigeante de l'âme, comme cela
se produit chez les paralytiques et chez ceux qui sont ivres, lesquels se
déplacent vers la gauche alors qu'ils ont choisi de se diriger vers la droite,
cela est également vrai pour l'âme chez les incontinents, lesquels se meuvent
vers ce qui est contraire à ce que la raison a choisi. Mais cela n'apparaît pas
aussi clairement pour les parties de l'âme que pour les parties du corps. En
effet, pour les parties du corps, nous voyons manifestement comment un membre
se meut sans coordination, alors que nous n'observons pas cela d'une manière
aussi évidente dans les parties de l'âme. Néanmoins, il faut penser qu'il existe
dans l'homme quelque chose qui est contraire à la raison et lui résiste. Mais
de quelle manière cette partie de l'âme diffère de la raison, à savoir par le
sujet ou seulement par la raison, cela ne se rapporte pas à notre propos.
239. Ensuite (1102b25), lorsqu'il dit: ¨ Toutefois, cette partie de l'âme semble
participer etc. ¨, il montre que cette partie irrationnelle de l'âme
participe de la raison.
Et
en premier lieu il manifeste cela à partir de ce qui se passe à l'intérieur de
l'homme. En deuxième lieu, il le manifeste à partir de ce qui se passe à
l'extérieur de l'homme, là (1103a1) où il dit: ¨ Que la partie irrationnelle de l'âme obéisse etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que
cette partie irrationnelle participe de la raison. En deuxième lieu, il conclut
une différence qui existe entre cette partie irrationnelle et celle qui a été
présentée plus haut, là (1102b30) où il dit: ¨ Ainsi donc, la partie irrationnelle semble être double etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu que la partie irrationnelle dont nous parlons
maintenant (n. 233-235) semble en
quelque sorte participer de la raison, comme nous l'avons dit plus haut (n. 236). Et cela est manifeste chez
l'homme qui est continent dont l'appétit sensible obéit à la raison. En effet,
bien qu'il ait en lui des désirs mauvais, cependant il n'agit pas selon eux
mais selon la raison. Et cette partie irrationnelle de l'âme est bien davantage
soumise à la raison chez l'homme qui est sobre, c'est-à-dire chez celui qui est
tempérant, dont l'appétit sensible est en quelque sorte dompté par la raison de
telle manière que les mauvais désirs qui sont en lui ne sont pas impétueux. Il
en va de même pour celui qui possède la vertu de force et pour tout autre homme
qui possède l'habitus de la vertu morale, car chez eux presque tout est en
harmonie avec la raison, c'est-à-dire non seulement les actes extérieurs, mais
aussi les désirs intérieurs.
240. Ensuite (1102b30), lorsqu'il dit: ¨ Ainsi donc, la partie irrationnelle est
double etc. ¨ il conclut, en s'appuyant sur ce qui vient d'être dit, en
présentant la différence qui existe entre chacune des deux parties
irrationnelles. Et il dit qu'il semble, en s'appuyant sur ce qui précède, que
l'irrationnel se dit en deux sens. Car la partie nutritive qu'on retrouve dans
les plantes ne participe aucunement de la raison. En effet, elle n'obéit pas au
commandement de la raison. Au contraire, la puissance concupiscible, et en
général toute puissance appétitive, comme l'irascible et la volonté,
participent en quelque sorte de la raison en tant qu'elles entendent la raison
qui meut et qu'elles lui obéissent comme à quelqu'un qui commande. Et ainsi
nous disons que la raison tient la place du père qui commande et des amis qui
suggèrent, mais elle ne se présente pas à la manière de celui qui contemple
seulement comme le fait la raison des mathématiciens. En effet, cette partie de
l'âme irrationnelle ne participe aucunement d'une telle raison.
241. Ensuite (1103a1), lorsqu'il dit: ¨ Que cette partie irrationnelle soit
persuadée par la raison etc. ¨, il montre que l'irrationnel participe de la
raison au moyen de ce qui se passe extérieurement. Il indique en effet ceci,
comme il le dit lui-même, à savoir que les suggestions qui nous viennent des
amis, les reproches que nous adressent les aînés, ainsi que les prières
proférées par les inférieurs ont pour but de faire en sorte que nous ne cédions
pas à nos concupiscences. Or, tout cela serait vain si cette partie de l'âme
irrationnelle ne pouvait participer de la raison. Et il est manifeste à partir
de là que la raison n'est pas soumise aux mouvements des passions de l'appétit
sensible et qu'elle peut les retenir. C'est pourquoi la raison n'est pas
soumise aux mouvements des corps célestes à partir desquels, au moyen d'une
modification du corps humain, peut apparaître une certaine modification dans
l'appétit sensible de l'âme. En effet, puisque l'intelligence ou la raison
n'est pas la puissance d'un organe corporel, elle n'est pas soumise directement
à l'action d'une puissance corporelle. Et pour la même raison, il en va de même
de la volonté, laquelle est dans la raison, ainsi qu'on le dit au troisième livre
du traité intitulé De l'Âme (cap. 1V,
5; S. Thom., l. V11, n. 687-699).
242. Ensuite (1103a2), lorsqu'il dit: ¨ Mais s'il faut admettre ce fait etc. ¨,
il subdivise l'autre membre de la première division, à savoir la partie
rationnelle de l'âme. Et il dit que s'il faut dire que cette partie de l'âme,
qui participe de la raison, est en quelque sorte rationnelle, le terme rationnel s'attribuera en deux sens.
Premièrement et en un sens premier, il s'attribuera à ce qui possède la raison
en soi-même et par essence; deuxièmement et en un sens second, à ce qui est
fait par nature pour obéir à la raison comme à un père et en ce dernier sens,
on parlera de rationnel par participation. Et d'après ces distinctions, un
membre se trouve à être contenu à la fois dans le rationnel et dans
l'irrationnel. En effet, il existe ce qui est irrationnel seulement, comme la
partie nutritive de l'âme. Mais il existe une autre partie qui est rationnelle
seulement, à savoir l'intelligence ou la raison. Enfin, il existe cette partie
qui est irrationnelle en elle-même ou par essence mais rationnelle par
participation, comme l'appétit sensible et la volonté.
243. Ensuite (1103a5), lorsqu'il dit: ¨ Les différentes sortes de vertu seront
déterminées etc. ¨, il divise la vertu d'après la différence qu'il vient de
présenter au sujet des parties de l'âme. Et il dit que la vertu se distingue,
c'est-à-dire se divise d'après la précédente distinction des parties de l'âme.
En effet, puisque la vertu humaine est ce au moyen de quoi parvient à sa
perfection l'opération de l'homme qui est conforme à la raison, il est
nécessaire que la vertu humaine soit en quelque sorte rationnelle. En
conséquence, puisque le rationnel se dit en deux sens, c'est-à-dire par essence
et par participation, il est logique que la vertu humaine se dise elle aussi en
deux sens. Et parmi les vertus, certaines se retrouvent dans ce qui est
rationnel par essence et qu'on appelle intellectuelles,
alors que d'autres se retrouvent dans ce qui est rationnel par participation,
c'est-à-dire dans la partie appétitive de l'âme et qu'on appelle pour cette
raison morales. Et c'est pourquoi il
dit que parmi les vertus, nous disons de certaines qu'elles sont
intellectuelles et de d'autres qu'elles sont morales. En effet, nous disons de
la sagesse, de l'intelligence et de la prudence qu'elles sont des vertus
intellectuelles, alors que nous disons de la générosité et de la tempérance
qu'elles sont des vertus morales.
244. Et il prouve cela au moyen des louanges
humaines: en effet, lorsque nous voulons louer quelqu'un pour ses moeurs, nous
ne disons pas à son sujet qu'il est sage ou intelligent, mais plutôt qu'il est
tempérant et doux. Et nous ne louons pas quelqu'un uniquement pour ses moeurs,
mais aussi parce qu'il possède la sagesse. Or, les habitus qui sont dignes de
louange, nous les appelons vertus. Donc, en dehors des vertus morales, il y en
a qui sont intellectuelles, comme la sagesse, l'intelligence et d'autres vertus
de la sorte. Et c'est ainsi que se termine le premier livre de ce traité.
Chez
l'homme, la vertu morale vient de l'habitude et non de la nature: un signe en
est que les hommes deviennent vertueux par la répétition d'actes vertueux
accomplis par eux, auxquels l'homme devrait très peu s'accoutumer si la vertu
venait en nous de la nature.
245. Après avoir précisé certaines notions qui
tiennent lieu comme de préambules à la
vertu, le Philosophe commence ici à traiter des vertus. Et cette section
se divise en deux parties.
Dans
la première il traite des vertus elles-mêmes (1103a15). Dans la deuxième, il
traite, au septième livre de ce traité, de certaines notions qui sont
consécutives aux vertus ou qui les accompagnent, là (1145a13) où il dit: ¨ Mais après cela il faut dire, en commençant
un autre développement, etc. ¨.
Et
la première partie se divise elle-même en deux parties. Dans la première il
traite des vertus morales. Dans la deuxième il traite des vertus
intellectuelles, au sixième livre, là (1138b20) où il dit: ¨ Puisque nous avons dit précédemment etc.
¨. Et la raison de cet ordre est que les vertus morales sont plus connues de
nous et qu'elles nous disposent aux vertus intellectuelles.
Et
la première partie se divise en deux parties. Dans la première il traite des
notions qui se rapportent aux vertus morales en général. Dans la deuxième il
traite des vertus morales en particulier, là (1115a7) où il dit: ¨ Donc, puisque le courage est un juste milieu
etc. ¨.
Mais
la première se divise à son tour en deux parties. Dans la première il traite de
la vertu morale en général. Dans la deuxième il traite de certains principes
des actes moraux, au troisième livre, là (1109b30) où il dit: ¨ Puisque la vertu a rapport aux passions et
aux actions etc. ¨.
Or,
la première partie se divise elle-même en trois parties. Dans la première il
porte son examen sur la cause de la vertu morale. Dans la deuxième, il
recherche la nature de la vertu morale, là (1105b20) où il dit: ¨ Quelle est donc la nature de la vertu etc.
¨. Dans la troisième partie il montre de quelle manière il est possible à
quelqu'un de devenir vertueux, là (1109a20) où il dit: ¨ Ainsi donc, la vertu morale est un milieu etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre que la
vertu morale est causée en nous à partir d'opérations. En deuxième lieu, il
montre à partir de quelle sorte d'opérations elle est causée en nous, là
(1103b27) où il dit: ¨ Mais puisque le
présent traité ne se propose pas etc. ¨. Dans la troisième partie il
soulève une difficulté relativement à ce qui vient d'être dit, là (1105a18) où
il dit: ¨ Mais on pourrait nous demander
etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre quelle
est la cause de la génération de la vertu. En deuxième lieu, il montre quelle
est la cause de sa destruction, là (1103b8) où il dit: ¨ En outre, c'est à partir des mêmes causes que les mêmes etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il affirme que
la vertu morale apparaît en nous par la répétition des opérations. En deuxième
lieu, il montre qu'elle ne vient pas en nous de la nature, là (1103a20) où il
dit: ¨ D'où il est manifeste etc. ¨.
Dans la troisième, il manifeste par un signe ce qu'il vient de dire, là (1103b3)
où il dit: ¨ Ce qui en témoigne, c'est ce
qui se passe etc. ¨.
246. Il dit donc en premier lieu (1103a15) que
puisqu'il existe deux sortes de vertu, à savoir la vertu intellectuelle et la
vertu morale, la vertu intellectuelle est engendrée et croît la plupart du
temps par l'enseignement. La raison en est que la vertu intellectuelle est
ordonnée à la connaissance, laquelle nous est davantage acquise par
l'enseignement que par la découverte. En effet, il y a davantage d'hommes qui
peuvent connaître la vérité en l'apprenant des autres qu'en la découvrant par
eux-mêmes. En outre, même ceux qui font des découvertes apprennent plus des
autres que ce qu'ils découvrent par eux-mêmes. Mais parce qu'en apprenant on ne
procède pas à l'infini, il faut que les hommes connaissent beaucoup de choses
par la découverte. Et parce que toute notre connaissance tire son origine de la
sensation, et parce que la répétition des sensations sur une chose en entraîne
l'expérience, c'est pourquoi il s'ensuit que la vertu intellectuelle a besoin
d'une expérience s'étalant sur une longue période de temps.
247. Mais la vertu morale vient en nous par les
moeurs, c'est-à-dire par l'habitude. La vertu morale se trouve en effet dans la
partie appétitive et c'est pourquoi elle implique une certaine inclination vers
quelque chose de désirable. Et cette inclination vient certes soit de la nature
qui incline vers ce qui lui convient, soit de l'habitude qui devient nature. Et
c'est de là que vient que le nom ¨ morale ¨ se tire de l'habitude et en dérive
quelque peu. Car en grec, le terme éthos,
par son e bref, signifie les moeurs ou la vertu morale. Mais le terme Ithos, écrit avec un H grec qui est
long, signifie l'habitude. Il en va aussi de même chez nous, Latins, où le nom morale signifie tantôt la coutume,
tantôt ce qui se rapporte au vice ou à la vertu.
248. Ensuite (1103a20), lorsqu'il dit: ¨ D'où il est manifeste etc. ¨, il prouve,
à partir de ce qui précède, au moyen de deux raisonnements, que la vertu morale
ne vient pas de la nature. Et voici le
premier raisonnement. Parmi les choses qui viennent de la nature, aucune ne
change en raison d'une accoutumance. Et il manifeste cela au moyen d'un
exemple: en effet, la pierre étant naturellement portée vers le bas, même si on
la jette vers le haut autant de fois que l'on voudra, jamais elle ne prendra
l'habitude de se mouvoir vers le haut. La raison en est que les choses qui
agissent naturellement, ou bien agissent seulement, ou bien agissent et
pâtissent. Si elles agissent seulement, cela n'entraîne pas chez elles un
changement dans le principe de l'action. Et, la cause demeurant la même,
toujours demeurera l'inclination vers le même effet. Mais si elles agissent et
qu'en outre elles pâtissent, si la passion n'est pas telle qu'elle écarte le
principe de l'action, l'inclination naturelle qui était présente ne disparaîtra
pas. Mais si la passion est telle qu'elle enlève le principe de l'action, alors
la chose ne sera plus de même nature. Et par conséquent ce qu'elle était avant
ne lui sera plus naturel. Et c'est pourquoi, du fait qu'une chose agisse
naturellement, elle n'est pas modifiée quant à son action. Et il en va de même
aussi si la chose est mue contre nature, sauf peut-être si ce mouvement
corrompt la nature. Mais si le principe naturel de l'action demeure, toujours
l'action demeurera la même. Et c'est pourquoi, dans les choses qui sont selon
la nature, ou dans celles qui sont contre nature, l'accoutumance ou l'habitude
ne change rien.
249. La raison en est que la vertu morale relève
de l'appétit qui est opère en tant qu'il est mû par un bien appréhendé et c'est
pourquoi, en même temps qu'il opère à de nombreuses occasions, il faut qu'il
soit mû par son objet en de nombreuses occasions. Et de là, il s'ensuit une
certaine inclination par mode de nature, tout comme aussi de nombreuses gouttes
qui tombent en viennent à creuser la pierre. Ainsi donc, il est clair que les
vertus morales ne nous viennent pas de la nature et qu'elles ne nous sont pas
contre nature. Mais il y a en nous une aptitude naturelle à les recevoir,
c'est-à-dire dans la mesure où la puissance appétitive qui est en nous est apte
par nature à obéir à la raison. Et les vertus morales parviennent en nous à
leur perfection par l'habitude, c'est-à-dire dans la mesure où du fait que nous
agissons fréquemment selon la raison, la forme de la puissance rationnelle
s'imprime dans la puissance appétitive. Et cette impression, justement, n'est
rien d'autre que la vertu morale.
250. Et Aristote présente son deuxième
raisonnement là (1103a26) où il dit: ¨ De
plus, pour tout ce qui nous est donné par la nature etc. ¨, que voici.
Pour
toutes les choses qui nous viennent de la nature, la puissance se trouve en
nous avant l'opération. Et cela est évident pour la sensation. En effet, ce
n'est pas parce que nous voyons ou entendons fréquemment que nous recevons le
sens de la vue ou de l'ouïe. Mais au contraire, c'est du fait que nous
possédons déjà ces sens que nous commençons à nous en servir et non pas du fait
que nous commençons à nous en servir que nous en venons à les posséder. Mais
c'est en agissant conformément à la vertu que nous acquérons les vertus, tout
comme cela se produit aussi dans les arts et les métiers dans lesquels les
hommes, en les exerçant, apprennent les choses qu'il faut faire après les avoir
apprises. C'est ainsi que c'est en construisant qu'on devient constructeur et
c'est en jouant de la cythare qu'on devient cytharède. Et de même, c'est en
posant des opérations de justice, de tempérance et de force que les hommes
deviennent justes, tempérants et forts. Donc, les vertus de cette sorte ne nous
viennent pas de la nature.
251. Ensuite (1103b3), lorsqu'il dit: ¨ Et ce qui en témoigne, c'est etc. ¨, il
manifeste par un signe ce qu'il vient de dire. Et il dit que ce qu'il vient de
dire, à savoir que c'est par l'exercice qu'on devient vertueux, se trouve à
être confirmé par ce qui se passe ordinairement dans les cités: en effet, c'est
parce que les législateurs habituent les hommes aux opérations vertueuses au
moyen de préceptes, de récompenses et de peines, qu'ils les rendent vertueux.
Et c'est vers cela que doit se porter l'intention de tout législateur, et tous
ceux qui ne s'acquittent pas bien de cette tâche manquent leur but en tant que
législateurs, et leur cité diffère d'une bonne cité comme le mal diffère du
bien.
252. Ensuite (1103b7), lorsqu'il dit: ¨ Mais en outre etc. ¨, il montre que
c'est à partir des mêmes opérations que la vertu est engendrée et qu'elle se
corrompt.
En
premier lieu il montre son propos. En deuxième lieu, il tire un corollaire de
ce qu'il a dit, là (1103b24) où il dit: ¨ C'est
pour cette raison qu'il faut etc. ¨.
Il
dit donc que ce sont les mêmes principes à partir desquels, selon qu'ils sont
reçus diversement, la vertu est engendrée et corrompue. Et il en va de même de
tout art. Et cela, il le manifeste en premier dans les actes, car c'est par
leur manière de jouer de la cythare que les hommes deviennent de bons ou de
mauvais cytharèdes, proportionnellement à leur manière de jouer. Et la même
raison vaut pour les architectes et tous les autres métiers. En effet, c'est du
fait qu'ils construisent bien fréquemment qu'ils deviennent de bons
architectes, et qu'ils construisent mal fréquemment qu'ils deviennent de
mauvais architectes. Et si cela n'était pas vrai, les hommes n'auraient pas
besoin, pour apprendre les arts de cette sorte, d'un maître pour diriger leurs
actions, et ils deviendraient indifféremment de bons ou de mauvais artisans
pour toutes les opérations qu'ils poseraient de quelque manière que ce soit. Et
ce que nous observons dans les arts s'applique aussi aux vertus.
253. En effet, ceux qui agissent bien dans leurs
commerces avec les hommes deviennent justes, alors que ceux qui agissent mal
deviennent injustes. Et il en va de même pour les comportements dans les
situations dangereuses, car ce sont eux qui habitueront l'homme à la crainte ou
à l'audace, et le rendront courageux ou pusillanime, selon qu'il affrontera
bien ou mal ces situations. Et il en va de même de la tempérance et de la
douceur relativement aux désirs et aux colères. Et, en un mot, pour le dire
universellement, d'activités semblables naissent des habitus semblables.
254. Ensuite (1103b24), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison qu'il faut etc.
¨, il dit qu'il faut porter notre attention sur la nature des opérations qu'on
pose, car des habitus différents naissent de comportements différents. Et c'est
pourquoi il conclut qu'il n'est pas de peu d'importance d'être habitué, dès
l'enfance, à bien ou mal agir; cela au contraire est d'une importance extrême
et il faut même dire que tout en dépend. En effet, nous retenons plus fermement
ce qui est gravé en nous dès le commencement.
Les
opérations qui engendrent l'habitus de la vertu doivent être conformes à la
raison droite, et ce sont celles qui ne sont détruites ni par le défaut ni par
l'excès et qui sont conservées par un juste milieu: c'est ce que montre
Aristote au moyen d'une comparaison des actions et des vertus corporelles aux
opérations et aux vertus de l'âme.
255. Après avoir montré que les vertus sont
causées en nous par les actes, le Philosophe cherche ici à savoir de quelle
manière cela se produit. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il montre quelles sont ces opérations ou ces actes à partir
desquels les vertus sont causées en nous. En deuxième lieu il montre quel est
le signe d'une vertu déjà engendrée en nous, là (1104b4) où il dit: ¨ Or, le signe des dispositions acquises etc.
¨.
Et
au sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre la
nécessité de la présente recherche. En deuxième lieu, il précise le mode de la
recherche, là (1104a1) où il dit: ¨ Mais
convenons aussi de ceci etc. ¨. En troisième lieu il montre à partir de
quelles opérations sont causées les vertus, là (1104a11) où il dit: ¨ Il faut donc d'abord examiner etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre la
nécessité de la présente recherche. En deuxième lieu il montre ce qu'il faut
supposer ici, là (1103b35) où il dit: ¨ Qu'il
faille agir selon la raison droite, voilà donc ce qu'on etc. ¨.
Mais
au sujet du premier point (1103b25), il faut considérer que dans les sciences
spéculatives, dans lesquelles on ne recherche que la connaissance de la vérité,
il suffit de connaître quelle est la cause de tel effet. Mais dans les sciences
pratiques, dont la fin est l'opération, il faut en outre connaître par quels
mouvements ou par quelles opérations tel effet découle de telle cause.
256. Il dit donc que la présente recherche, à
savoir celle de la philosophie morale, n'a pas pour but la seule contemplation
de la vérité, comme les autres recherches des sciences spéculatives, mais vise
l'opération. En effet, dans cette science, nous ne cherchons pas à savoir ce
qu'est la vertu pour nous en tenir à la seule connaissance de la vérité de
cette chose mais pour qu'en acquérant la vertu, nous devenions bons. Et il
indique la raison de ceci: en effet, si la recherche de cette science n'était
ordonnée qu'à la seule connaissance de la vérité, elle serait peu utile. En
effet, il importe peu à l'intelligence, et cela ne contribue pas beaucoup à sa
perfection, de connaître les vérités variables des actes contingents sur
lesquels porte la vertu. Et parce qu'il en est ainsi, il conclut qu'il est
nécessaire d'examiner, au sujet des nos opérations, lesquelles doivent être
accomplies. La raison en est, comme nous l'avons dit plus haut (n. 248-253), que ce sont les opérations
qui ont le pouvoir de déterminer la génération en nous des habitus bons ou
mauvais.
257. Ensuite (1103b35), lorsqu'il dit: ¨ Qu'il
faille agir selon la raison droite, etc. ¨, il montre qu'au sujet de la nature
des opérations capables de causer la vertu, il faut supposer comme un principe
généralement admis qu'elles doivent être posées conformément à la raison
droite. La raison en est que le bien de toute chose réside en ceci que son
opération convienne à sa forme. Or, la forme propre de l'homme est celle selon
laquelle il est un animal rationnel. C'est pourquoi l'opération de l'homme
tient sa bonté du fait qu'elle est conforme à la raison droite. En effet, le
dérèglement de la raison est contraire à la nature de la raison. C'est plus
loin, au sixième livre (n. 1109) de
ce traité, qu'on déterminera ce qu'est la raison droite, c'est-à-dire celle qui
appartient aux vertus intellectuelles, et quel est son rapport aux autres
vertus, à savoir à celles qui sont morales.
258. Ensuite (1104a1), lorsqu'il dit: ¨ Mais convenons aussi de ceci etc. ¨, il
détermine la manière selon laquelle il faut chercher à découvrir ces
opérations. Et il dit qu'il faut en premier lieu supposer ceci, à savoir que
tout discours qui porte sur les actions, comme c'est le cas pour le traité qui
nous occupe présentement, ne doit être enseigné que de façon sommaire et
générale, c'est-à-dire en faisant usage d'exemples et d'analogies, et non avec
certitude, comme nous l'avons dit dans le prologue de cet ouvrage (n. 23). Et s'il doit en être ainsi, c'est
parce que la qualité du discours doit être recherchée en fonction de la
condition de la matière, comme nous l'avons dit au même endroit (n. 32). Or, nous voyons que les choses qui
entrent dans le domaine des activités morales, ainsi que les autres qui leur
sont utiles, à savoir les biens extérieurs, n'ont pas en elles quelque chose
qui se tient par mode de nécessité: au contraire, elles sont toutes
contingentes et variables. Il en va de même des opérations de la médecine qui
se rapportent à la santé, parce que la disposition même du corps à soigner,
ainsi que les choses qui sont prises pour le soigner, varient considérablement.
259. Et comme le discours qui porte sur les
activités morales est incertain et variable même dans ses considérations
universelles, il est encore plus incertain si on veut descendre jusqu'au
particulier pour traiter spécialement des singuliers. En effet, une telle
connaissance ne relève d'aucun art ni d'aucun discours. En effet, les causes
des activités singulières varient selon des modalités infinies. C'est pourquoi
le jugement à porter sur ces activités est laissé à la prudence de chacun. Cela
revient à dire qu'il faut que ceux-là même qui agissent avec prudence cherchent
à considérer tout ce qu'il convient de faire à tel moment précis après avoir
examiné toutes les circonstances particulières, tout comme le médecin doit le
faire dans les soins qu'il doit apporter au malade et comme le capitaire doit
le faire dans le gouvernement du navire. Or, bien que ce discours soit tel, à
savoir incertain même dans l'universel et même inexprimable dans le
particulier, cependant nous devons nous efforcer d'apporter un certain secours
à l'homme dans ce domaine, c'est-à-dire de telle manière qu'il puisse se
diriger, par ce moyen, dans ses opérations.
260. Ensuite (1104a11), lorsqu'il dit: ¨ Il faut donc en premier lieu examiner etc.
¨, il montre quelles doivent être ces opérations qui causent la vertu.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre à partir de quelles
opérations la vertu est causée. En deuxième lieu il montre que la vertu causée
produit de semblables opérations, là (1104a28) où il dit: ¨ Et non seulement les générations etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il faut d'abord considérer ceci, à savoir que les
forces agissantes et les opérations qui causent les vertus sont naturellement
aptes à être corrompues aussi bien par l'excès que par le défaut. Et pour le
manifester, il faut prendre certains signes et témoignages plus manifestes,
c'est-à-dire ce qui se produit dans le cas des vertus du corps qui sont plus
manifestes que les vertus de l'âme.
261. Nous voyons en effet que la force corporelle
est ruinée par les excès des gymnases, c'est-à-dire par certains exercices
corporels dans lesquels certains combattaient nus; du fait que la vertu naturelle
du corps est affaiblie par trop de travail, de même le défaut de ces exercices
gâte la force corporelle car par le défaut d'exercices les membres demeurent
délicats et faibles à l'égard de ce qui demande des efforts. Et il en va encore
de même de la santé: en effet, si quelqu'un prend trop de nourritures et de
boissons, ou même s'il en prend moins qu'il ne faut, la santé est altérée. Mais
si quelqu'un use des exercices, des aliments et des boissons dans une juste
mesure, la force corporelle apparaît en lui, et la santé s'en trouvera accrue
et conservée en lui.
262. Et il en va ainsi de même des vertus de
l'âme, par exemple de la force, de la tempérance et des autres vertus. En
effet, celui qui craint et fuit tout ce qui se présente à lui, et qui est incapable
d'affronter le moindre danger, devient lâche. De même, celui qui ne craint rien
et qui marche vers tous les dangers devient téméraire. Et il en va de même du
côté de la tempérance: en effet, celui qui s'empare de toute volupté et n'en
évite aucune devient intempérant; mais celui qui les évite toutes, comme le
font sans raison les hommes grossiers, devient insensible.
263. Et cependant on ne doit pas admettre à
partir de là que la virginité, par laquelle on s'abstient de tous les plaisirs
de l'amour, est un vice: tant parce que par là on ne s'abstient pas de tous les
plaisirs que parce qu'on s'abstient de ces plaisirs selon une raison droite,
tout comme il n'est pas vitieux non plus que certains soldats s'abstiennent de
tous les plaisirs de l'amour pour s'occuper plus librement des choses de la
guerre. Et ces choses ont été dites pour cette raison que la force et la
tempérance sont détruites par l'excès et le défaut et qu'elles sont conservées
par la modération. Et cette modération ou ce juste milieu ne doivent pas
s'entendre d'après la quantité mais selon la raison droite.
264. Ensuite (1104a28), lorsqu'il dit: ¨ Et non seulement les générations etc. ¨,
il montre que les vertus produisent les mêmes opérations que celles à partir
desquelles elles-mêmes ont été engendrées. Et il dit que c'est à partir des
mêmes opérations que se produisent les générations et les croissances des
vertus d'une part, et leurs destructions d'autre part si les opérations sont
prises dans un sens contraire. Et une fois les vertus engendrées, les
opérations vont aller dans le même sens. Et cela est évident pour les choses
corporelles qui sont plus manifestes. En effet, tout comme la force corporelle
est causée du fait que le corps peut prendre une nourriture abondante et supporter
de nombreux travaux et qu'une fois devenu fort il peut réaliser cela
parfaitement, il en va de même pour les vertus de l'âme: en effet, c'est parce
que nous nous détournons des voluptés que nous devenons tempérants; et quand
nous sommes devenus tempérants, nous pouvons parfaitement nous détourner des
voluptés. Et il en va de même pour la vertu de force: parce que c'est du fait
que nous nous accoutumons à mépriser et à affronter les dangers que nous
devenons forts, une fois devenus forts, nous pouvons faire cela parfaitement,
tout comme le feu engendré par la chaleur peut à son tour réchauffer
parfaitement.
Le
signe de la vertu déjà engendrée est le plaisir ou la tristesse qui s'ajoute
aux opérations elles-mêmes: c'est ce que prouve Aristote à partir de
l'application des hommes qui tendent à la vertu, de la matière même de la
vertu, de la peine qui est exprimée par la médecine de l'âme, et à partir de ce
qui détruit la vertu.
265. Après avoir montré quelles doivent être les
opérations qui causent les vertus, Aristote montre ici quel est le signe d'une
vertu déjà engendrée. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il présente ce qu'il se propose de montrer (1104b4). En deuxième
lieu il prouve ce qu'il se propose de montrer, là (1104b10) où il dit: ¨ À cause du plaisir, nous agissons etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il faut considérer, puisque la vertu fait poser des
opérations semblables à celles à partir desquelles elle est elle-même
engendrée, comme nous l'avons dit plus haut (n. 264), l'exécution d'une telle opération diffère cependant selon
qu'elle est posée après ou avant l'acquisition de la vertu. En effet, avant
d'avoir acquis la vertu, l'homme se fait en quelque sorte violence pour poser
une telle opération. Et c'est pourquoi de telles opérations se trouvent à être
mêlées d'une certaine tristesse. Mais une fois que l'habitus de la vertu a été
engendré, de telles opérations deviennent agréables. La raison en est que
l'habitus se trouve dans un être à la manière d'une certaine nature. En effet,
une chose est délectable du fait qu'elle convient à un être conformément à sa
nature.
266. Le Philosophe dit donc que le signe des
habitus déjà engendrés, qu'il soient bons ou mauvais, se prend à partir de la
délectation ou de la tristesse qui s'ajoute aux opérations. Et il manifeste
cela au moyen d'exemples. En effet, celui qui se réjouit dans le fait de se
détourner des voluptés corporelles est vraiment tempérant car il pose une
opération qui est conforme à son habitus. De la même manière, celui qui
supporte des dangers avec plaisir, ou du moins sans tristesse, est fort. Car
dans l'acte de force en particulier, il suffit de ne pas être attristé, comme
nous le dirons plus loin au troisième livre (n. 584-585) de ce traité. Mais quiconque supporte les dangers avec
tristesse est lâche. Et il indique la cause de ce qu'il vient de dire en
s'appuyant sur ceci, à savoir que toute vertu morale est en relation avec les
plaisirs et les douleurs.
267. Et ce qui vient d'être dit ne doit pas
s'entendre de telle manière que toute vertu morale serait en relation avec les
plaisirs et les douleurs pris comme s'ils étaient sa matière propre. En effet,
la matière de chaque vertu morale est ce sur quoi la raison impose une
modalité. Par exemple, la justice porte sur des opérations qui sont relatives à
un autre, la force porte sur des craintes et des audaces, la tempérance sur
certains plaisirs. Mais comme nous le dirons au septième livre (n. 1504-1515) de ce traité, le plaisir est
la fin principale de toutes les vertus morales. En effet, il est requis, dans
toute vertu morale, que l'on se plaise et que l'on s'attriste dans les choses
où il faut respectivement soit se plaire, soit s'attriter. Et c'est conformément
à ce principe qu'il dit ici que la vertu morale est en relation avec les
plaisirs et les douleurs, car la fin de toute vertu morale est d'amener l'homme
à manifester de la rectitude à l'égard des plaisirs et des douleurs.
268. Ensuite (1104b10), lorsqu'il dit: ¨ C'est à cause du plaisir que nous agissons
etc. ¨, il prouve son propos.
Et
en premier lieu il le fait à partir de raisons tirées de ce qui appartient à la
vertu. En deuxième lieu, il le fait à partir de raisons tirées de l'homme
vertueux, là (1104b30) où il dit: ¨ Et
cela nous devient manifest à partir de etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il présente quatre raisonnements dont le premier se
tire de l'application qu'on retrouve chez les hommes qui tendent à la vertu.
Nous avons en effet montré plus haut (n. 264;
265) qu'à partir des actes d'un même
être faits d'une manière contraire, la vertu est soit engendrée, soit détruite.
Nous voyons en effet que la vertu est détruite par le plaisir et la douleur car
c'est à cause du désir des plaisirs que nous faisons le mal, et c'est à cause
de la douleur que nous craignons trouver dans les travaux honnêtes que nous
nous éloignons des biens, c'est-à-dire des opérations vertueuses. C'est
pourquoi, comme Platon le dit, il faut que celui qui recherche la vertu soit
entraîné en quelque sorte dès l'enfance à se réjouir et à s'attrister des
choses dont il faut se réjouir et s'attrister. C'est en cela en effet que doit
consister la bonne éducation des jeunes, à savoir les accoutumer à se réjouir
des bonnes opérations et à s'attrister des mauvaises. Et c'est pourquoi ceux
qui forment les jeunes les applaudissent lorsqu'ils font le bien et les
réprimandent lorsqu'ils font le mal.
269. Aristote présente son deuxième raisonnement
là (1104b15) où il dit: ¨ En outre,
puisque les vertus sont en relation avec nos actes et etc. ¨.
Et
ce raisonnement se tire certes de la matière de la vertu morale de la manière
suivante. Toute vertu morale est relative soit à des actes, comme la justice
qui se rapporte aux achats et aux ventes et aux autres actes de la sorte, soit
à des passions, comme la douceur qui se rapporte aux colères, et il en va de
même des autres vertus. Mais toute passion est suivie d'un plaisir ou d'une
douleur. Car toute passion n'est rien d'autre qu'un certain mouvement de la
puissance appétitive dans sa poursuite d'un bien ou dans sa fuite d'un mal.
Donc, lorsqu'est possédé le bien vers lequel l'appétit tend ou lorsqu'est évité
le mal que l'appétit fuyait, alors il s'ensuit un plaisir. Mais lorsque le
contraire se produit, alors il en résulte de la douleur. Par exemple, le
colérique éprouve du plaisir lorsqu'il parvient à se venger, et il en va de
même du craintif lorsqu'il évite les dangers. Mais lorsque l'inverse se
produit, ils en éprouvent de la tristesse ou de la douleur. Il s'ensuit donc
que toutes les vertus morales se rapportent aux plaisirs et aux douleurs comme
à leur finalité.
270. Le Philosophe présente son troisième
raisonnement là (1104b17) où il dit: ¨ Mais
les corrections apportées à cause d'eux le montrent aussi etc. ¨.
Et
ce raisonnement se tire de la médecine de l'âme. En effet, tout comme les
remèdes ordonnés au recouvrement de la santé sont des potions qui se montrent
amères et qui sont loin d'être agréables, de même aussi les châtiments sont
comme des remèdes ordonnés au rétablissement de la vertu. Ces châtiments ou ces
peines se présentent certes sous la forme d'une diminution des plaisirs ou par
l'usage de certaines douleurs. Car il est dans la nature de la médecine de
guérir généralement par les contraires: par exemple, lorsque la chaleur est
excessive, le médecin applique du froid sur le corps du malade. Donc, la vertu
morale aussi se rapporte aux plaisirs et aux douleurs.
271. Aristote présente son quatrième raisonnement
là (1104b20) où il dit: ¨ En outre, comme
nous l'avons dit etc. ¨.
Et
ce raisonnement se tire de ce qui est contraire à la vertu et la détruit. Et il
dit que tout habitus possède une nature apte à poser ces opérations par
lesquelles il sera soit affaibli, soit amélioré, c'est-à-dire par lesquelles il
croîtra soit en bonté si l'habitus est bon, soit en méchanceté si l'habitus est
mauvais. Ou bien l'on peut entendre ces paroles, à savoir que ces opérations
par lesquelles l'habitus est de nature à s'affaiblir ou à s'améliorer, sont
celles par lesquelles il est de nature à être engendré ou à croître, ce qui
revient à s'améliorer, ou celles par lesquelles il est de nature à se détruire
ou à diminuer, ce qui revient à s'affaiblir. Or, nous voyons que les hommes
deviennent mauvais par la corruption de la vertu du fait qu'ils poursuivent des
voluptés ou fuient des douleurs qu'ils ne devraient pas poursuivre ou fuir, ou
du fait qu'ils les poursuivent ou fuient à des moments inopportuns, ou pour
toute autre circonstance qui fait dévier l'homme de la raison droite.
272. Et c'est à cause de cela que les Stoïciens
furent poussés à dire que les vertus se ramènent à des états d'insensibilité et
de calme. En effet, parce qu'ils voyaient que les hommes deviennent mauvais par
des plaisirs et des douleurs, il crurent qu'il s'ensuivait que la vertu
consiste en ceci, c'est-à-dire dans la cessation absolue des changements
provoqués par les passions. Mais en voulant exclure totalement les passions de
l'âme de l'homme vertueux, les Stoïciens ne se sont pas exprimés d'une manière
juste. Il appartient en effet au bien de la raison de régler l'appétit sensible
dont les mouvements sont les passions. C'est pourquoi il ne convient pas à la
vertu d'exclure toutes les passions, mais seulement celles qui sont déréglées,
c'est-à-dire soit celles qu'il ne faut pas suivre, soit quand il ne faut pas
les suivre, soit pour toute autre circonstance pertinente qui s'ajoute à
l'action. Il conclut donc à partir de là qu'il faut admettre comme principe que
la vertu est la capacité d'exécuter ce qu'il y a de meilleur relativement aux
plaisirs et aux douleurs et que le vice,
qui est l'habitus contraire à la vertu, est la capacité d'exécuter ce qui est
mauvais.
273. Ensuite (1104b30), lorsqu'il dit: ¨ Ceci nous devient encore plus manifeste etc.
¨, il introduit, pour prouver son propos, quatre autres raisonnements tirés des
hommes auxquels appartiennent la vertu, le plaisir et la douleur. Et le premier
raisonnement se dire du caractère commun des plaisirs. Et le Philosophe dit
qu'il y a trois choses qui sont l'objet du choix de l'homme, à savoir le bien
honnête, ce qui sert à autre chose ou l'utile, et le délectable. Et à chacune
de ces sortes de bien s'oppose un contraire: à savoir le mal, c'est-à-dire le
vice qui s'oppose à l'honnête, le nuisible qui s'oppose à l'utile, et le
douloureux qui s'oppose au délecta ble. Sur tous ces points, l'homme bon se
comporte avec rectitude alors que l'homme mauvais est fautif, et surtout par
rapport au plaisir ou au délectable qui est le plus commun de tous les biens
pour deux raisons.
274. Premièrement quant à ceux-là même qui
éprouvent du plaisir, car le plaisir se retrouve chez tous les animaux: en
effet, on le retrouve non seulement dans la partie intellective de l'âme, mais
aussi dans la partie sensitive, alors que l'utile et l'honnête ne se retrouvent
que dans la partie intellective. La raison en est que l'honnête est ce qui est
exécuté conformément à la raison, alors que l'utile implique une ordonnance à
quelque chose d'autre et qu'il appartient en propre à la raison d'ordonner.
275. La deuxième raison du caractère commun du
plaisir se prend du côté des choses mêmes pour lesquelles on éprouve du
plaisir, car le délectable accompagne tous les actes accomplis par choix. En
effet d'une part l'honnête est délectable à l'homme en tant qu'il est conforme
à la raison et d'autre part l'utile est lui aussi délectable parce qu'il
suscite l'espoir d'atteindre la fin. Mais il n'est pas vrai à l'inverse que
tout ce qui est délectable soit honnête ou utile comme on le voit dans les
délectations sensibles.
276. Il présente son deuxième raisonnement là
(1105a2) où il dit: ¨ En outre, dès
l'enfance, nous sommes nourris etc. ¨.
Et
ce raisonnement se tire du caractère naturel de la délectation. En effet, le
sentiment du plaisir est nourri dès la petite enfance en même temps que tout ce
qui est en nous, car l'enfant éprouve naturellement très tôt du plaisir dans le
lait. Et c'est pourquoi il est difficile que l'homme puisse soumettre cette
passion, laquelle se compare à la vie en ceci qu'elle commence à accompagner
l'homme dès le début de sa vie. Et c'est pourquoi la vertu morale se rapporte
principalement à la délectation.
277. Il présente son troisième raisonnement là
(1105a4) où il dit: ¨ Les hommes règlent
leurs opérations sur etc. ¨.
Ce
raisonnement se tire des intérêts des hommes. Tous les hommes en effet règlent
leurs opérations sur le plaisir et la douleur, c'est-à-dire de telle manière
qu'ils recherchent les opérations dans lesquelles ils trouvent du plaisir et
qu'ils s'abstiennent de celles qui les font souffrir. Et c'est pourquoi il est
nécessaire que tout l'intérêt de la vertu morale, c'est-à-dire celle qui est
ordonnée à bien agir, porte sur le plaisir et la douleur. En effet, il n'est
pas de peu d'importance pour nos opérations que nos plaisirs et nos douleurs
soient bons ou mauvais: si l'homme trouve du plaisir dans les biens, il agit
bien; s'il en trouve dans les maux, il agit mal.
278. Il présente enfin son quatrième raisonnement
là (1105a7) où il dit: ¨ En outre, il est
plus difficile etc. ¨.
Et
ce raisonnement se tire d'une comparaison du plaisir à la colère: car, comme le
dit Héraclite, il est plus difficile de lutter contre la volupté que contre la
colère, bien que le combat contre la colère puisse paraître plus difficile à
cause de l'impétuosité de cette dernière. Mais le désir de la délectation est à
la fois plus commun, naturel et dure plus longtemps. Or, l'art et la vertu se
tiennent toujours auprès de ce qui est plus difficile car n'importe qui peut
bien agir dans les choses qui sont faciles. Au contraire, pour les choses
difficiles, seuls peuvent bien agit ceux qui possèdent la vertu et l'art. C'est
pourquoi il est manifeste, à partir de ce qu'on vient de dire, que tout
l'intérêt de la vertu et de la science politique, c'est-à-dire des rapports
sociaux, se porte sur les plaisirs et les douleurs: en effet, celui qui en
usera bien sera bon alors que celui qui en usera mal sera mauvais.
279. Ensuite (1105a15), lorsqu'il dit: ¨ Donc, puisque la vertu se rapporte aux etc.
¨, il résume ce qu'il vient de dire, à savoir que la vertu a rapport aux
plaisirs et aux douleurs, et que les opérations qui la font naître sont les
mêmes que celles qui la font croître, et que celles aussi qui la corrompent
lorsqu'elles sont faites d'une manière opposée; et en outre que ces opérations
qui font naître la vertu sont les mêmes que celles qui sont posées par une
vertu déjà engendrée.
Les
vertus ne doivent pas se comparer aux arts, car les vertus sont les principes
des actions alors que les oeuvres qui sont produites par l'art possèdent en
elles-mêmes ce qui relève de la perfection de l'art.
280. Après avoir montré que les vertus sont
causées par les opérations, le Philosophe soulève ici une difficulté. Et à ce
sujet il fait trois choses.
En
premier lieu il soulève la difficulté (1105a18). En deuxième lieu, il la
résout, là (1105a23) où il dit: ¨ Ou bien
n'en est-il pas ainsi dans les arts etc. ¨. En troisième lieu, à partir de
la solution de la difficulté, il tire la conclusion qu'il visait
principalement, là (1105b9) où il dit: ¨ On
a donc raison de dire etc. ¨.
Voici
donc la difficulté qu'il soulève en premier lieu (1105a18): il semble qu'il en
va dans le domaine des vertus comme il en va dans celui des arts; or, dans le
domaine des arts, on observe que nul ne produit une oeuvre d'art s'il ne
possède pas l'art correspondant, tout comme nul ne produit une oeuvre de
grammaire sans être déjà grammairien, et une oeuvre musicale sans être déjà
musicien. Donc, il en ira de même pour les vertus, à savoir que quiconque fait
un acte de justice est déjà juste et
quiconque pose un acte de tempérance doit être déjà tempérant. Il semble donc
que ce que nous avons dit (n. 264)
ne soit pas vrai, à savoir que c'est en posant des actes de justice que les
hommes deviennent justes, et en posant des actes de tempérance qu'ils
deviennent tempérants.
281. Ensuite (1105a23), lorsqu'il dit: ¨ Ou bien n'en est-il pas ainsi dans les arts
etc. ¨, il résout la difficulté qui précède.
Et
il le fait en premier lieu en supprimant ce qu'il assumait au sujet des arts.
En deuxième lieu en supprimant une similitude qu'il mettait entre les vertus et
les arts, là (1105a26) où il dit: ¨ En
outre, voici une différence etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que dans les arts il n'en va pas comme on le
supposait, à savoir que quiconque fait une oeuvre grammaticale est déjà
grammairien. Il arrive en effet parfois qu'un ignorant prononce par hasard
correctement un énoncé grammatical; parfois même cela se produit sur la
suggestion d'une autre personne qu'il imitera comme un modèle, par exemple si
un mime produit une locution correcte prononcée par un grammairien. Mais alors
un tel devra être évalué comme un grammairien véritable lorsqu'il produira une
oeuvre grammaticale à la manière d'un grammairien, c'est-à-dire conformément à
la science de la grammaire qu'il possède.
282. Ensuite (1105a26), lorsqu'il dit: ¨ En outre, voici une différence etc. ¨,
il présente la deuxième solution.
Et
par rapport à cette solution, il fait deux choses. En premier lieu il supprime
une similitude qu'il avait posée entre les arts et la vertu. En deuxième lieu,
il conclut avec la solution, là (1105b4) où il dit: ¨ Donc, les actions sont qualifiées de justes etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il n'en va pas de même dans les arts et dans les
vertus, parce que les oeuvres produites par l'art possèdent en elles-mêmes ce
qui relève de la perfection de l'art. Et la raison en est que l'art est la
raison droite des choses à fabriquer, comme on le dira au sixième livre (nn. 1153, 1160, 1166) de ce traité. Or, la
fabrication est une opération qui passe dans une matière extérieure. Et une telle opération est la perfecfion de l'oeuvre
qui est faite. C'est pourquoi, dans les opérations de la sorte, le bien se
tient dans l'oeuvre même qui est faite. Et c'est pourquoi il suffit, pour le
bien de l'art, que ce qu'il produit soit bon. Mais les vertus sont les
principes d'opérations qui ne passent pas dans une matière extérieure mais
demeurent au contraire dans les agents eux-mêmes. Il en résulte que les
opérations de la sorte sont les perfections des agents. Et c'est pourquoi le
bien de ces opérations se tient dans les agents eux-mêmes.
283. Et c'est pourquoi le Philosophe dit que pour
que des opérations deviennent justes et tempérantes, il ne suffit pas que les
opérations deviennent bonnes mais il est requis en outre que l'agent opère de
la manière qui convient, et il dit que dans cette manière trois caractères
doivent pouvoir se vérifier: et le premier de ces caractères relève de
l'intelligence ou de la raison, c'est-à-dire de telle manière que celui qui
pose une opération vertueuse n'agit pas par ignorance ou par hasard, mais sait
ce qu'il fait. Le deuxième caractère se prend du côté de la puissance
appétitive, dans lequel deux points doivent se vérifier: le premier, c'est que
l'agent n'agisse pas par passion, par exemple comme lorsque l'on pose une
opération vertueuse par peur, mais par choix, de telle manière que le choix de
l'opération vertueuse ne soit pas posé en vue de quelque chose d'autre, comme
lorsque l'on pose une opération vertueuse en vue d'un profit ou en vue d'une
vaine gloire. Au contraire, le choix de l'opération vertueuse est en vue de
l'opération vertueuse elle-même qui plaît en elle-même, parce qu'elle convient,
à celui qui possède l'habitus de la vertu. Le troisième caractère se prend du
côté de la définition de l'habitus, c'est-à-dire qu'il faut poser un choix
vertueux et agir conformément à ce choix avec fermeté, c'est-à-dire avec
persévérance et avec une volonté immuable de ne se laisser distraire de cette
opération par aucun objet extérieur.
284. Mais en ce qui concerne les arts, seul le
premier caractère, c'est-à-dire le savoir, est requis. En effet, il est
possible de rencontrer un excellent artiste même s'il a choisi de ne jamais
poser une opération artistique et qu'il n'a jamais persévéré dans une telle
opération. Mais la science n'a que peu ou pas d'influence sur le fait pour
l'homme d'être vertueux, lequel fait repose sur les autres conditions qui
adviennent à l'homme par de fréquentes opérations vertueuses qui le rendent
ferme dans ces opérations.
285. Ensuite (1105b4), lorsqu'il dit: ¨ Donc, les actions sont qualifiées de justes
et de tempérées etc. ¨, il conclut par la solution de la difficulté dont il
vient de parler.
Et
il dit que les opération qui sont produites, et que l'on appelle justes et
tempérées, sont semblables à celles qui sont accomplies par un homme juste et
tempérant: mais il ne s'ensuit pas nécessairement que quiconque pose ces
opérations soit juste et tempérant, mais il faut plutôt que celui qui les pose
le fasse à la manière de celui qui est juste et tempérant, c'est-à-dire
conformément aux trois caractères qui précèdent selon lesquels on dit d'un
homme qu'il est juste et tempérant. Ainsi donc, les hommes posent d'abord des
opérations justes et tempérantes, mais pas de la même manière que les font ceux
qui sont déjà justes et tempérants, et c'est à partir de telles opérations que
l'habitus est causé.
286. Mais si l'on demande comment cela est
possible, puisque rien ne passe de soi-même de la puissance à l'acte, il faut
répondre que la perfection de la vertu morale, dont nous parlons maintenant, consiste
en ceci que l'appétit soit réglé par la raison. Or, les premiers principes de
la raison nous sont donnés par la nature, tant pour la vie active que pour la
vie spéculative. Et c'est pourquoi, tout comme au moyen des principes connus à
l'avance on devient, par la découverte, savant en acte, de même, en agissant
conformément aux principes de la raison pratique, on devient vertueux en acte.
287. Ensuite (1105b8), lorsqu'il dit: ¨ On a donc raison de dire etc. ¨, il tire
la conclusion qu'il visait principalement.
Et
en premier lieu il tire la conclusion qu'il se proposait de montrer. En
deuxième lieu, il argumente contre une erreur soutenue par certains, là
(1105b12) où il dit: ¨ Mais nombreux sont
ceux qui n'agissent pas ainsi etc. ¨.
Il
conclut donc en premier lieu qu'on a donc raison de dire ce qui a été dit
précédemment, à savoir que l'homme devient juste en posant des opérations
justes, et tempérant en posant des opérations tempérées. Et sans ces opérations
et sans y appliquer ses efforts, nul ne deviendra bon.
288. Ensuite (1105b12), lorsqu'il dit: ¨ Mais nombreux sont ceux qui n'agissent pas
ainsi etc. ¨, il argumente contre une erreur soutenue par certains qui ne
posent pas les opérations vertueuses mais, se réfugiant dans l'argumentation
sur les vertus, croient devenir bons en faisant oeuvre de philosophes. Et
Aristote dit que ceux-là sont semblables à des infirmes qui, après avoir écouté
avec attention ce que leur a dit leur médecin, ne font rien de ce qui leur a
été recommandé. C'est ainsi en effet que ce que la médecine est au soins du
corps, la philosophie l'est aux soins de l'âme. Il en résulte que tout comme
ceux qui écoutent les recommandations du médecin sans les appliquer ne seront
jamais mieux disposés quant à leur corps, de même, ceux qui entendent les
enseignements des philosophes en matière morale sans les pratiquer n'en
viendront jamais à posséder une âme mieux disposée.
Pour
découvrir la définition de la vertu, le Philosophe prend comme fondement qu'il
existe dans l'âme trois réalités: à savoir les passions, les puissances et les
habitus; et il montre que les vertus ne sont sont ni des passions ni des
puissances, mais qu'elles se situent dans le genre de l'habitus.
289. Après avoir déterminé la cause de la vertu,
le Philosophe commence ici à rechercher ce qu'est la vertu. Et cette section se
divise en deux parties.
Dans
la première il montre ce qu'est la vertu (1105b20). Dans la deuxième il traite
de l'opposition qu'il y a entre la vertu et le vice, là (1108b10) où il dit: ¨ Mais puisqu'il y a trois dispositions, dont
deux etc. ¨.
Or,
la première partie se divise en deux. Dans la première il traite de ce qu'est
la vertu en général. Dans la deuxième, il manifeste, dans des vertus
singulières, la définition qu'il vient de donner, là (1107a28) où il dit: ¨ Mais il ne faut pas seulement parler
universellement de la vertu etc. ¨.
Et
la première partie se divise à son tour en deux. Dans la première il recherche
la définition de la vertu. Dans la deuxième il conclut en disant quelle est la
définition de la vertu, là (1107a1) où il dit: ¨ La vertu est donc une disposition acquise volontaire etc. ¨.
Et
au sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il recherche le
genre de la vertu. En deuxième lieu, il en recherche la différence, là
(1106a15) où il dit: ¨ Mais il ne suffit
pas de dire que c'est un habitus, mais etc. ¨.
C'est
par voie de division qu'il recherche le genre de la vertu. C'est pourquoi, au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente une
division (1105b20). En deuxième lieu, il explique les membres de cette
division, là (1105b22) où il dit: ¨ Or,
j'appelle passions etc. ¨. En troisième lieu, ayant établi la division, il
argumente, là (1105b30) où il dit: ¨ Ainsi
donc, les passions ne sont ni des etc. ¨.
290. Il dit donc en premier lieu (1105b20) que
pour examiner ce qu'est la vertu, il faut assumer qu'il existe trois réalités
dans l'âme, à savoir les passions, les puissances et les dispositions acquises,
et il est nécessaire que la vertu soit l'un d'eux. Le Philosophe a dit en effet
plus haut (n. 282) que la vertu est
le principe de certaines opérations. Or, il n'y a rien dans l'âme qui soit un
principe d'opération à moins d'être l'une de ces trois réalités. Nous voyons en
effet que l'homme agit parfois par passion, par exemple lorsqu'il est emporté
par la colère. Mais il agit parfois par habitus, par exemple comme celui qui
agit à partir d'un art. Mais il agit aussi parfois par une pure puissance par
exemple lorsque l'homme commence à faire quelque chose pour la toute première
fois. D'ou il est clair que cette division ne contient pas tout ce qui est dans
l'âme, car ni l'essence de l'âme, ni l'opération intelligible, n'est un des
trois membres de cette division, car on ne considère dans cette division que ce
qui tient lieu de principe d'opération.
291. Ensuite (1105b22), lorsqu'il dit: ¨ Or, j'appelle passions etc. ¨, il
manifeste les membres de la division qui précède.
Et
en premier lieu il manifeste ce que sont les passions. En deuxième lieu, il
manifeste ce que sont les puissances, là (1105b25) où il dit: ¨ Mais j'appelle puissances etc. ¨. Et en
troisième lieu, il manifeste ce que sont les dispositions acquises ou les
habitus là (1105b26) où il dit: ¨ Enfin,
les habitus sont les états selon lesquels etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il faut considérer qu'on ne parle pas de passions de
l'âme pour l'âme végétative parce que les pouvoirs de cette partie de l'âme ne
sont pas passifs mais actifs, mais seulement pour la partie sensitive et la
partie intellective. Or, en dehors de l'intellect agent, les forces
appréhensives et appétitives sont passives. Et bien que la sensation et
l'intellection soient une certaine passion, cependant on ne les appelle pas
passions de l'âme d'après l'appréhension du sens ou de l'intelligence, mais
seulement d'après l'appétit. Car l'opération d'une puissance appréhensive se
réalise selon que la chose appréhendée se trouve dans celui qui l'appréhendre à
la manière de celui qui appréhende. Par conséquent, la chose appréhendée se
trouve alors à être comme attirée vers celui qui la saisit. Mais l'opération
d'une puissance appétitive se réalise selon que celui qui désire est attiré
vers l'objet du désir. Et parce qu'il est dans la nature d'un patient d'être
attiré vers un agent et non l'inverse, il en résulte qu'on n'appelle pas à
proprement parler passions les opérations des puissances appréhensives, mais
seulement celles des puissances appétitives.
292. Mais parmi ces dernières, même l'opération
de l'appétit intellectuel n'est pas appelé proprement passion, tant parce
qu'elle ne s'accomplit pas selon une modification d'un organe corporel, ce qui
est requis dans la définition de la passion proprement dite, que parce qu'en
outre selon l'opération de l'appétit intellectuel qui est la volonté, l'homme
n'agit pas en tant que patient mais il agit plutôt lui-même en tant que maître
de son acte. Il reste donc que les passions se disent proprement des opérations
de l'appétit sensible qui s'accomplissent selon une modification de l'organe
corporel et qui, en quelque sorte, poussent l'homme à agir.
293. Or, l'appétit sensitif se divise en deux: le
concupiscible, qui se rapportte au bien sensible (c'est-à-dire à ce qui est
agréable aux sens) pris absolument, ainsi qu'au mal qui lui est contraire; mais
il y a aussi l'Irascible qui se rapporte au bien qui a raison de difficile,
comme la victoire dont on dit qu'elle est un certain bien, bien qu'elle ne
s'accompagne pas d'un plaisir sensible. Ainsi donc, toutes les passions qui se
rapportent au bien ou au mal pris absolument se rangent dans le concupiscible.
Et celles qui se rapportent au bien sont au nombre de trois: l'amour, qui
implique une certaine connaturalité de l'appétit à l'égard du bien aimé; le
désir, qui implique un certain mouvement de l'appétit vers le bien aimé; enfin,
le plaisir qui implique un certain repos de l'appétit dans le bien aimé. Et à
ces passions s'opposent les passions suivantes à l'égard du mal pris
absolument, à savoir: la haine qui s'oppose à l'amour; l'aversion ou la fuite
au désir; enfin la douleur au plaisir. Mais ces passions qui se rapportent au
bien ou au mal qui ont raison de difficiles se rangent dans l'irascible: par
exemple la crainte et l'audace par rapport au mal d'une part, l'espoir et le
désespoir par rapport au bien d'autre part. La cinquième passion de l'irascible
est la colère qui est une passion composée et à laquelle ne correspond, par
conséquent, aucune passion contraire.
294. Et c'est pourquoi, lorsque le Philosophe
énumère les passions, il dit qu'elles sont la concupiscence, que nous appelons
désir, la colère, la crainte, la témérité et l'envie, laquelle est contenue
dans la tristesse, et la joie qui est contenue dans le plaisir car elle est un
plaisir qui n'est pas corporel mais qui consiste en une appréhension
intérieure; il ajoute aussi l'amitié, la haine et le désir, lequel diffère de
la concupiscence du fait que cette dernière se range dans la délectation
corporelle tandis que le désir s'attribue à n'importe quelle autre délectation.
295. Il ajoute encore aux passions le zèle et la
pitié qui sont des espèces de la tristesse. Car la pitié est une tristesse qui
a pour objet les maux qui atteignent les autres, alors que le zèle est une
tristesse qui vient de ce que l'homme manque de ce que les autres possèdent.
296. Et il ajoute encore que toutes les passions
qu'il vient d'énumérer sont suivies de délectation et de peine, car elles
impliquent toutes certains mouvements vers le bien ou le mal dont l'avènement
provoque la délectation ou la peine. Il
en résulte que toutes les autres passions se terminent à la délectation ou à la
peine.
297. Ensuite (1105b25), lorsqu'il dit: ¨ Mais j'appelle puissances etc. ¨, il
manifeste ce que sont les puissances, non pas en général, mais relativement à
la matière morale, en tant qu'elles diffèrent des passions. Et il dit qu'on
appelle puissance la capacité qu'ont les passions qui précèdent d'être
éprouvées, ou ce qui nous rend capables de subir les passions qui précèdent.
Par exemple, la puissance de l'irascible est celle selon laquelle nous pouvons
ressentir de la colère, et la puissance du concupiscible est celle selon
laquelle nous pouvons ressentir de la douleur ou de la pitié.
298. Ensuite (1105b27), lorsqu'il dit: ¨ Et j'appelle disposition acquise etc. ¨,
il manifeste quels sont les habitus, et cela aussi il ne le fait pas en général
mais relativement à la matière morale pour les comparer aux passions. Et il dit
qu'on appelle habitus ce qui nous met dans un état heureux ou malheureux par
rapport aux passions. L'habitus est en effet une certaine disposition qui
détermine la puissance relativement à un objet. Et cette détermination, si elle
est conforme à ce qui convient à la nature de la chose, sera un bon habitus qui
dispose la chose à devenir bonne.
Autrement l'habitus est mauvais et conformément à lui la chose devient
mauvaise. Et il donne un exemple d'un habitus que nous avons à éprouver de la colère
et qui est soit mauvais si nous y sommes portés avec impétuosité ou mollement,
c'est-à-dire avec excès ou avec faiblesse, soit bon si elle est éprouvée de
façon modérée.
299. Ensuite (1105b30), lorsqu'il dit: ¨ Ainsi donc, ni les vertus ni les vices ne
sont des passions etc. ¨ il raisonne à partir de la division qui précède.
Et
en premier lieu il montre que les vertus ne sont pas des passions. En deuxième
lieu, il montre qu'elles ne sont pas non plus des puissances, là (1106a7) où il
dit: ¨ C'est pour cette raison que les
vertus et les vices ne sont pas non plus etc. ¨. En troisième lieu, il
conclut qu'elles sont des habitus, là (1106a12) où il dit: ¨ Donc, si les vertus ne sont ni des passions
ni des etc. ¨.
Au
sujet du premier point il présente quatre raisonnements, dont voici le premier.
C'est d'après les vertus qu'on nous qualifie de bons, d'après les vices opposés
qu'on nous qualifie de mauvais. Mais nous ne sommes qualifiés ni de bons ni de
mauvais d'après les passions prises absolument. Donc, ni les vertus ni les
vices ne sont des passions.
300. Il présente le deuxième raisonnement là
(1106a1) où il dit: ¨ Et puisque ce n'est pas d'après nos passions que nous
sommes loués etc. ¨
Et
ce raisonnement se tire de l'éloge et du blâme, lesquels témoignent d'une
certaine bonté et d'une certaine malice. Il dit donc que c'est d'après nos
vertus que nous sommes loués, et d'après les vices opposés que nous sommes
blâmés. Mais nous ne sommes ni loués ni blâmés d'après nos passions prises
absolument. En effet, on n'est ni loué ni blâmé du seul fait qu'on éprouve de
la crainte ou de la colère prise absolument, mais seulement du fait qu'on les
éprouve d'une certaine manière, c'est-à-dire conformément ou non à la raison.
Et c'est de la même manière qu'il faut l'entendre des autres passions de l'âme.
Les passions de l'âme ne sont donc ni des vertus ni des vices.
301. Il présente le troisième raisonnement là
(1106a4) où il dit: ¨ En outre, la colère
et la crainte ne procèdent pas etc. ¨.
Et
ce raisonnement se tire de la manière
d'agir selon la vertu. En effet, les vertus s'accompagnent d'un choix ou n'en
sont pas dépourvues. On peut en effet appeler vertu l'acte même de la vertu. Et
ainsi, si on prend les premiers actes de vertu qui sont intérieurs, la vertu
est un choix. Mais si on entend par vertu les actes extérieurs, la vertu n'est
pas sans choix, car les actes extérieurs de la vertu procèdent d'un choix
intérieur. Mais si on prend la vertu pour l'habitus même de la vertu, là encore
la vertu n'est pas sans choix, tout comme la cause n'est pas sans l'effet qui
lui est propre. Or, les passions nous adviennent sans que nous le choisissions,
car elles devancent parfois la délibération de la raison qui est requise au
choix. Et c'est justement ce que dit Aristote, à savoir que la colère et la
crainte ne proviennent pas de notre volonté, c'est-à-dire d'un jugement de la
raison. Les passions ne sont donc pas des vertus.
302. Il présente son quatrième raisonnement là
(1106a6) où il dit: ¨ En outre, nous
disons que c'est par les passions que nous etc. ¨.
Et
ce raisonnement se tire de l'essence même de la vertu. Nous disons en effet que
les passions sont certains mouvements d'après lesquels nous sommes mûs. Or, les
vertus et les vices sont certaines qualités d'après lesquelles nous ne disons
par être mûs, sauf d'une certaine manière, c'est-à-dire en ce sens où nous
sommes bien ou mal disposés à être mûs vers un objet. Les passions ne sont donc
pas des vertus et des vices.
303. Ensuite (1106a7), lorsqu'Il dit: ¨ C'est pour cette raison que les vertus et
les vices ne sont pas non plus etc. ¨, il montre, au moyen de deux
raisonnements, que les vertus et les vices ne sont pas non plus des puissances.
Et le premier de ces raisonnements se tire de la définition du bien et du mal,
comme il avait aussi construit plus haut sa preuve (n. 299-300) au sujet des passions. Et voici ce raisonnement. Nul n'est
dit bon ou mauvais et n'est loué ou blâmé du seul fait qu'il peut subir une
passion, par exemple du fait qu'il peut éprouver de la colère ou de la crainte.
Mais c'est d'après nos vertus et nos vices qu'on dit de nous que nous sommes
bons ou mauvais et que nous sommes loués ou blâmés. Les vertus et les vices ne
sont donc pas des puissances.
304. Il présente son deuxième raisonnement là
(1106a10) où il dit: ¨ En outre, c'est la
nature qui nous donne ces puissances etc. ¨
Et
voici ce raisonnement qui se tire de la cause. Les puissances nous viennent de
la nature, car ce sont des propriétés naturelles de l'âme. Mais les vertus et
les vices, d'après lesquels nous sommes qualifiés de bons ou de mauvais, ne
nous viennent pas de la nature, comme nous l'avons prouvé plus haut (n. 248-251). Les vertus et les vices ne
sont donc pas des puissances.
305. Ensuite (1106a12), lorsqu'il dit: ¨ Si donc les vertus ne sont ni etc. ¨, il
tire la conclusion qu'il se proposait de démontrer: en effet, parce que les
vertus ne sont ni des passions ni des puissances, il s'ensuit, conformément à
la division qui précède, qu'elles sont des habitus ou des dispositions. Et
c'est ainsi qu'il conclut que la nature de la vertu, quant à son genre, est
manifeste, c'est-à-dire qu'elle se situe dans le genre de l'habitus.
Le
Philosophe manifeste ici à quelle sorte d'habitus appartient la vertu,
c'est-à-dire qu'après avoir présenté en général certains caractères appartenant
à la vertu, il manifeste la différence qui lui est propre, aussi bien par ses
opérations propres que par la nature de la vertu elle-même.
306. Après avoir montré quel est le genre de la
vertu, le Philosophe se demande ici quel est la différence qui lui est propre.
Et
en premier lieu il présente ce qu'il se propose de montrer (1106a14). Et il dit
que pour savoir ce qu'est la vertu, il faut non seulement dire qu'elle est un
habitus, ce qui nous fait connaître son genre, mais il faut aussi dire dans
quelle sorte d'habitus elle se range, ce qui nous manifestera sa différence.
307. En deuxième lieu, là (1106a6) où il dit: ¨ Il faut donc dire etc. ¨, il manifeste
son propos.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il manifeste en général une
caractéristique de la vertu. En deuxième lieu, à partir de cette
caractéristique de la vertu, il manifeste sa différence propre, là (1106a24) où
il dit: ¨ Mais comment nous y
parviendrons, nous l'avons déjà etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu que toute vertu rend bon le sujet qui la possède ainsi
que l'opération posée par ce sujet. Ainsi, la vertu de l'oeil est celle par
laquelle l'oeill est bon et aussi celle par laquelle notre vision est bonne, la
vision étant l'opération propre de l'oeil. De la même manière, la vertu du
cheval est celle qui rend le cheval bon et qui rend aussi bonne son opération
qui consiste à courir rapidement, à porter son cavalier avec douceur et à
attendre sans crainte les guerriers.
308. La raison en est que la vertu d'une chose
s'évalue d'après ce qu'elle peut faire de mieux: par exemple, pour celui qui
peut porter cent livres, sa vertu ne se détermine pas par le fait qu'il en
porte cinquante, mais par le fait qu'il en porte cent, comme on le dit au
premier livre du traité intitulé Du Ciel (cap. X1, 7; S. Thomas L 1, l.
xxv). Or, lorsque la puissance d'une chose se déploie jusqu'à son point
extrême, son opération est bonne. Et c'est pourquoi il revient à la vertu de
toute chose de rendre son opération bonne. Et parce qu'une opération parfaite
ne procède que d'un agent parfait, il s'ensuit que c'est d'après la vertu qui
lui est propre que tout chose est bonne et que son opération est bonne. Et si
cela est vrai pour tout le reste, comme nous l'avons vu au moyen de nombreux
exemples, il s'ensuit que la vertu de l'homme sera une certaine disposition,
comme nous l'avons dit plus haut (n. 305),
par laquelle, à parler formellement, l'homme devient bon, tout comme c'est par
la blancheur qu'on devient blanc, et par laquelle aussi son opération devient
bonne.
309. Ensuite (1106a24), lorsqu'il dit: ¨ Mais de quelle manière y parviendrons-nous
etc. ¨, conformément à cette caractéristique de la vertu qu'il vient de
donner, il porte son examen sur la différence
propre de la vertu, ce qu'il fait de trois manières.
Premièrement
il le fait d'après les opérations qui sont propres à la vertu. Deuxièmement,
d'après la nature même de la vertu, là (1106a25) où il dit: ¨ Mais en outre, cela sera plus manifeste etc.
¨. Troisièmement, d'après la définition même du bien et du mal, là (1106b28) où
il dit: ¨ Nous pouvons certes être
fautifs de nombreuses manières etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il a déjà été dit plus haut (n. 257) de quelle manière l'homme devient
bon et pose de bonnes opérations. Il a été dit en effet plus haut (n. 260-264) que c'est par des opérations
modérées que nous devenons bons selon chacune des vertus et qu'une fois devenus
bons nous posons des opérations semblables. Il reste donc, si la vertu est ce
qui rend l'homme bon et son opération bonne, qu'elle doit se situer dans un
juste milieu.
310. Ensuite (1106a25): ¨ Mais en outre, cela sera plus manifeste etc. ¨, il prouve la même
chose au moyen de la nature même de la vertu.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il fait précéder certaines
notions qui sont nécessaires à la manifestation du propos. En deuxième lieu il
tire la conclusion qu'il se proposait de montrer, là (1106b7) où il dit: ¨ Et si toute science remplit entièrement etc.
¨. En troisième lieu il explique la conclusion, là (1106b15) où il dit: ¨ Et je parle de la vertu morale etc ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente des
notions qui sont nécessaires à la manifestation du propos. En deuxième lieu, il
manifeste ce qu'il avait dit, là (1106a30) où il dit: ¨ En outre, j'appelle position intermédiaire etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu que la manière de devenir bons et de bien agir deviendrait encore plus manifeste
si nous considérions la nature de la vertu. Pour en avoir l'évidence, il faut
admettre trois choses, à savoir le plus, le moins et l'égal, qui peuvent se
présenter aussi bien dans les contingents continus que dans tout autre objet
divisible, qu'il se divise selon le nombre, comme toute entité discrète, ou
selon l'accident comme par l'augmentation ou la diminution d'une qualité dans
un sujet. Or, ces trois dimensions sont telles que l'égal est intermédiaire
entre le plus, qui se range dans l'excès, et le moins, qui se range dans le
défaut. Et cela peut certes s'entendre de deux manières. Premièrement selon la
quantité de la chose prise absolument. Deuxièmement selon le rapport de la
chose à nous.
311. Ensuite (1106a30), lorsqu'il dit: ¨ En outre, j'appelle position intermédiaire
etc. ¨, il manifeste ce qu'il vient de dire au sujet de différence entre la
chose elle-même et son rapport à nous.
Et
il le fait premièrement par un raisonnement. En deuxième lieu, par des
exemples, là (1106a35) où il dit: ¨ Par
exemple, soit etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que l'intermédiaire, quant à la chose elle-même, est
ce qui se tient à égale distance des deux extrêmes. Et parce que
l'intermédiaire est ici considéré d'après la quantité de la chose prise
absolument, il est identique pour tous. Mais l'intermédiaire, quant à nous, est
celui qui ne comporte ni excès ni défaut par rapport à nous. Et pour cette
raison, ce dernier intermédiare n'est pas le même pour tous. Par exemple, si
l'on prend l'intermédiaire dans le cas de la chaussure, l'intermédiaire quant à
nous est celui qui ne dépasse pas la mesure du pied et n'est pas en défaut par
rapport à elle. Et parce que les pieds n'ont pas tous la même dimension, cet
intermédiaire n'est pas le même pour tous.
312. Ensuite (1106a35), lorsqu'il dit: ¨ Par exemple, soit etc. ¨, il manifeste
ce qu'il vient de dire au moyen d'exemples. Et il le fait premièrement en
considérant l'intermédiaire de la chose qui se tient à égale distance des
extrêmes: par exemple, six est pris comme intermédiaire entre dix, quantité
trop grande, et deux, quantité trop petite: en effet, six est également éloigné
de dix et de deux, c'est-à-dire par quatre unités. Or, on dit de cet
intermédiaire, qui est pris ici dans les nombres selon son égale distance des
deux extrêmes, qu'il est selon la proportion arithmétique qui considère la
quantité même du nombre. Mais l'intermédiaire qui se prend selon une égalité de
proportion quant à nous, on dit de lui qu'il est selon la proportion
géométrique, comme nous le verrons plus loin au cinquième livre (nn. 944, 949, 950, 972) de ce traité.
313. Deuxièmement, là (1106b1) où il dit: ¨ Mais ce n'est pas de cette manière etc.
¨, il donne des exemples d'intermédiaires. Et il dit que l'intermédiaire qui se
prend par rapport à nous ne doit pas s'entendre de cette manière, c'est-à-dire
comme étant également distant des extrêmes. Et cela est suffisamment évident
dans l'exemple donné plus haut (n. 311)
au sujet de la chaussure. En effet, si la chaussure dont la longueur est
de vingt doigts est grande et celle dont
la longueur est de quatre doigts est petite, il n'est pas nécessaire pour cela
que celle qui est de douze doigts soit la chaussure intermédiaire, car elle
sera peut-être grande par rapport au pied d'un homme et petite par rapport au
pied d'un autre. Et Aristote manifeste encore cela par l'exemple des aliments.
En effet, si manger dix mines, c'est-à-dire dix mesures de nourriture, est une
ration considérable et en manger deux est une petite ration, il ne faut pas
pour cela que le maître de gymnastique, qui détermine les rations à attribuer,
en prescrive six à tous les athlètes, car cette ration sera encore excessive
pour certains et insuffisante pour d'autres.
314. Elle serait en effet insuffisante pour un
certain Milon qui, selon Solin, pouvait manger un boeuf dans une même journée.
Mais elle serait encore excessive aux yeux du maître de gymnastique pour celui
doit combattre dans les jeux des gymnases, dans lesquels les hommes luttaient
nus, et qui devaient prendre de faibles rations pour être plus agiles. Il en va
de même de ceux qui jouent dans les stades et de ceux qui jouent dans les
palestres, lieux où, chez les Grecs, on pratiquait des exercices physiques. Et
il en va encore de même pour toute science pratique: ainsi, tout homme averti
fuit l'excès et le défaut et recherche le juste milieu, non pas certes selon la
chose, mais par rapport à lui.
315. Ensuite (1106b7), lorsqu'il dit: ¨ Mais si toute science accomplit bien etc.
¨, il argumente de la manière suivante en s'appuyant sur ce qui précède.
Toute
science pratique accomplit bien son office du fait que son intention se fixe
sur le juste milieu et que son exécution s'y réfère pour le réaliser. Et on
peut en donner un signe du fait que les hommes, lorsqu'une oeuvre est bien réalisée,
ont coutume de dire qu'on ne doit rien lui ajouter, ni rien lui enlever : ils
donnent ainsi à entendre que l'excès et le défaut corrompent la bonté de
l'oeuvre qui n'est conservée que dans le juste milieu. C'est ainsi que les bons
ouvriers, comme nous l'avons dit (n. 313-314),
posent toujours leurs opérations en ayant les yeux fixés sur le juste milieu.
Mais la vertu, comme la nature, est meilleure et l'emporte en certitude sur
tout art. En effet, la vertu morale, tout comme la nature, agit en inclinant
déterminément dans une seule direction: la raison en est que la coutume se
change en nature. Mais l'opération de l'art procède de la raison qui se tourne
vers les opposés. C'est pourquoi la vertu, tout comme la nature, l'emporte en
certitude sur l'art.
316. Et la vertu est également meilleure que
l'art: en effet, si l'art rend l'homme capable de faire une bonne oeuvre, ce
n'est pas l'art qui lui fait réaliser une bonne oeuvre; en effet, l'artiste
peut faire une oeuvre difforme car ce n'est pas l'art qui incline à faire un
bon usage de l'art: par exemple, le grammairien est capable de parler
incorrectement. Mais par la vertu, au contraire, quelqu'un est non seulement
rendu capable de bien agir, mais par elle encore il agit bien car la vertu,
tout comme la nature, incline à bien agir. L'art seul, au contraire, produit
seulement la connaissance de la bonne opération. D'où il s'ensuit pour le moins
que la vertu, qui est meilleure que l'art, est un habitus qui cherche à deviner
le juste milieu.
317. Ensuite (1106b15), lorsqu'il dit: ¨ Mais je parle de la vertu morale etc. ¨,
il explique la conclusion qu'il vient de tirer.
Et
il dit que ce qui vient d'être dit (n. 256-263)
doit s'entendre de la vertu morale qui a pour objets les passions et les
actions humaines dans lesquelles on retrouve l'excès, le défaut et le juste
milieu. Et en premier lieu il donne des exemples relatifs aux passions. Il dit
en effet qu'il nous arrive de craindre, d'être audacieux, de désirer,
d'éprouver de l'aversion, c'est-à-dire de fuir quelque chose, d'éprouver de la
colère ou de la pitié, et en général d'éprouver du plaisir ou de la douleur
plus et moins qu'il ne le faut, et pour le pire dans les deux cas. Mais si l'on
éprouve la crainte et l'audace, ainsi que les autres passions qu'il faut, dans
les circonstances qu'il faut, au moment où il le faut, à l'égard des gens
appropriés, pour des fins et selon des manières qui conviennent, alors nous
demeurons dans un juste milieu relativement aux passions. Et c'est justement en
cela que consiste l'excellence de la vertu. Et il en va de même des activités
humaines où l'on retrouve aussi l'excès, le défaut et le juste milieu. Or, la
vertu morale se rapporte aux passions et aux actions humaines comme à sa
matière propre, de telle manière qu'en elles l'excès est un vice et le défaut
est digne de blâme; mais le juste milieu, qui représente la rectitude en cette
matière, mérite d'être loué. Ce sont en effet ces deux caractéristiques qui
appartiennent à la vertu: à savoir la rectitude, qui s'oppose au dérèglement du
vice, et l'éloge qui s'oppose au blâme, lesquels découlent des deux premiers.
318. Et c'est ainsi qu'il conclut que la vertu
morale est à la fois un juste miliieu considérée en elle-même et aussi une
recherche du juste milieu en tant qu'elle a les yeux fixés sur le juste milieu
et qu'elle s'y réfère en le réalisant.
Aristote
présente la définition même de la vertu, dont le propre est de se tenir dans un
juste miliieu, puisque l'excès et le défaut ont pour objets les extrêmes et les
fautes, et voilà pourquoi le mal (comme le disent les Pythagoriciens) se
présente sous une infinité de modalités. Enfin, il montre que la vertu
elle-même peut elle aussi être en quelque sorte un extrême.
319. Ayant fait précéder deux raisonnements pour
montrer quelle est la différence propre de la vertu, Aristote en présente un
troisième qui se tire de la définition même du bien et du mal. Et il dit
(11006b29) qu'il nous est possible d'être fautifs de plusieurs manières. En
effet, le mal, qui est contenu dans la notion de faute, se caractérise, selon
les Pythagoriciens, par l'infini, alors que le bien, selon eux, se caractérise
par le fini. Par cet opposé, le bien, il faut entendre qu'il n'y a qu'une
manière de bien agir.
320. Et l'on peut en donner une raison à partir
de ce que dit Denys dans son traité intitulé Les Noms Divins (ch. 1V) car le bien, selon lui, ne peut procéder
que d'une seule cause intègre alors que le mal vient de nombreux défauts
particuliers, comme on peut le voir pour le bien et le mal corporels. En effet,
la difformité, qui est un mal relatif à la forme du corps, est possible par la
laideur de n'importe quel membre. La beauté, au contraire, n'est possible que
si tous les membres sont bien proportionnés et bien colorés. De la même manière,
la maladie, qui est un mal relatif à la complexion du corps, provient d'un
désordre singulier de n'importe quelle
humeur, alors que la santé n'est possible que par la proportion obligée de
toutes les humeurs. Il en va de même de la faute dans les actions humaines:
elle se produit par le désordre qui se présente de n'importe quelle manière
dans chacune des circonstances, soit selon l'excès, soit selon le défaut. Au
contraire, la rectitude dans ces mêmes actions n'apparaîtra que si l'ordre est
présent de la manière qu'il faut dans toutes
les circonstances. Et c'est pourquoi, tout comme la santé et la beauté
ne sont possibles que d'une seule manière, et d'autre part la maladie et la
difformité de plusieurs manières, de même aussi la rectitude de l'agir moral
n'est possible que d'une seule manière tandis que la faute dans les mêmes
actions se présente d'une infinité de manières. Et il résulte de là que la
faute est facile car elle est possible de plusieurs manières alors que la
rectitude de l'agir est difficile car cela n'est possible que d'une seule
manière.
321. Et Aristote donne un exemple de ce qu'il
vient de dire: car il est facile de s'éloigner d'un contact avec la cible,
c'est-à-dire du point qui est au centre du cercle ou de toute autre surface
déterminément tracée car cela est possible d'une infinité de manières. Au
contraire, atteindre le centre est difficile car cela n'est possible que d'une
seule manière. Il est manifeste en effet que l'excès et le défaut présentent
une multiplicité de visages et que le juste milieu n'en présente qu'un seul.
C'est pourquoi il est manifeste que l'excès et le défaut se rapportent au vice,
le juste milieu à la vertu; car les biens sont quelque chose de simple, qui ne
sont possibles que d'une seule manière, alors que les maux sont multiformes,
c'est-à-dire se présentent de plusieurs manières, ainsi que nous l'avons dit
(n. 320).
322. Ensuite (1107a1), lorsqu'il dit: ¨ La vertu est donc une disposition acquise
etc. ¨, il tire de ce qui précède la définition de la vertu.
Et
en premier lieu il présente la définition elle-même. En deuxième lieu, il
manifeste cette définition, là (1107a3) où il dit: ¨ Elle tient le juste milieu entre deux etc. ¨. En troisième lieu, il
écarte une erreur, là (1107a9) où il dit: ¨ Mais
toute passion et toute action n'admet pas etc. ¨.
Et
dans la définition de la vertu il place quatre éléments, dont le premier est le
genre dont il parle lorsqu'il dit que la vertu est un habitus ou une
disposition acquise, comme cela a été établi plus haut (n. 305). Le deuxième est l'acte de la vertu morale. Il faut en effet
que l'habitus soit défini par son acte. Et c'est de cela dont il parle
lorsqu'il use du terme électif,
c'est-à-dire qui opère par choix. En effet, la principale caractéristique de la
vertu est le choix, comme nous le dirons plus loin (n. 432). Et parce qu'il faut que l'acte se définisse par son objet,
c'est pourquoi il présente en troisième lieu l'objet ou le terme de l'action
lorsqu'il dit ¨ qui consiste par rapport
à nous dans une mesure ¨. En effet, nous avons montré plus haut (n. 314) que la vertu recherche et opère
d'après une mesure ou un milieu qui n'est pas celui de la chose, mais celui qui
se définit par rapport à nous. Or, nous avons dit également (n. 257) que la vertu morale est dans
l'appétit qui participe de la raison. Et c'est pourquoi il fallait ajouter un
quatrième élément à la définition qui touche à la cause de la bonté dans la
vertu, lorsqu'il use de l'expression définie
par la raison. En effet, la recherche de la mesure n'est bonne que si elle
est déterminée par la raison; toutefois, puisqu'il arrive à la raison d'être
droite et erronée, il faut que la vertu opère selon la raison droite, comme
nous l'avons supposé plus haut (n. 257).
323. Et pour expliquer cela, il ajoute ¨ comme un homme sage le déterminera etc.
¨, c'est-à-dire la mesure ou le milieu. Or, on appelle sage ici non pas celui
qui est sage absolument, c'est-à-dire celui qui connaît la cause la plus élevée
de tout l'univers, mais le prudent, c'est-à-dire celui qui est sage
relativement aux activités humaines, comme nous le dirons plus loin au sixième
livre (n. 1163). Car dans l'art de
la construction aussi le bien à venir se détermine d'après le jugement de celui
qui est sage dans cet art. Et il en va de même pour tous les autres arts.
324. Ensuite (1107a3), lorsqu'il dit: ¨ Or, la vertu est un juste milieu etc. ¨,
il manifeste la définition qui précède quant à ceci qu'elle dit que la vertu
consiste dans une médiété.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il montre par rapport à quoi
il y a médiété. En deuxième lieu il montre par rapport à quoi doit se vérifier
cette médiété, là (1107a4) où il dit: ¨ Disons
en outre que tandis que la faute consiste etc. ¨. En troisième lieu, il
tire de là un corollaire, là (1107a6) où il dit: ¨ C'est pour cette raison que la vertu etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que la vertu elle-même est une certaine médiété entre
deux vices et deux habitus vicieux, c'est-à-dire entre celui qui est fautif par
excès et celui qui péche par défaut. Par exemple, la libéralité est une médiété
entre la prodigalité qui verse dans l'excès et le manque de générosité qui
verse dans l'avarice.
325. Ensuite (1107a4), lorsqu'il dit: ¨ Mais disons en outre etc. ¨, il montre
par rapport à quoi se vérifie l'excès, le défaut et le juste milieu. Et il dit
qu'il faut en outre considérer que certains vices, aussi bien dans les passions
que dans les actions, s'écartent soit par défaut, soit par excès de ce qu'il
convient de faire. C'est ainsi que certains s'écartent de ce qu'il faut faire
par défaut, d'autres par excès. Mais on dit de la vertu, dans la mesure où elle
est au service de ce qu'il convient de faire, qu'elle est à la recherche du
juste milieu par la raison et qu'elle le choisit par la volonté. Et par
conséquent il est clair que la vertu est en elle-même une médiété et qu'en
outre elle opère un milieu. La vertu est certes une médiété qui se situe entre
deux habitus mais elle opère un milieu dans les actions et les passions.
326. Ensuite (1107a7), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison que selon son essence
etc. ¨, Aristote tire un corollaire de ce qu'il vient de dire, à savoir que
la vertu, selon son essence et selon sa
définition, est une juste moyenne; mais elle est un extrême en tant qu'elle a
raison de perfection dans tel genre, et qu'elle dispose à bien agir. Pour en
avoir l'évidence, il faut considérer, comme nous l'avons dit (n. 322), que toute la bonté de la vertu
morale dépend de la rectitude de la raison. D'où il suit que le bien convient à
la vertu morale en tant qu'elle suit la raison droite. Mais le mal convient à
l'un et à l'aure vice, c'est-à-dire aussi bien à celui qui dépasse la raison
droite par l'excès qu'à celui qui s'en éloigne par le défaut. Et c'est
pourquoi, conformément à la définition du bien et du mal, les deux vices se
situent dans un seul extrême, à savoir dans le mal qui se vérifie d'après un
éloignement de la raison. Mais la vertu se situe dans l'autre extrême,
c'est-à-dire dans le bien qui se vérifie en tant qu'elle suit la raison.
327. Ce n'est cependant pas à partir de cela que
la vertu et les vices opposés reçoivent l'espèce que leur définition signifie,
parce que la raison droite est à l'appétit qui est droit comme un principe
moteur et une règle extrinsèque. Or, l'appétit corrompu par le vice ne cherche
pas à s'éloigner de la raison droite: cela ne lui est pas intentionnel, car
c'est par soi qu'il recherche ce qui est excessif ou ce qui fait défaut. Or, ce
qui arrive d'une manière qui n'est pas intentionnelle se produit
accidentellement et ce qui est extrinsèque et accidentel ne constitue pas
l'espèce, mais l'espèce de l'habitus se tire plutôt de l'objet vers lequel il
tend par soi ou essentiellement. Mais c'est en tant qu'objets que le milieu
convient à la vertu et les extrèmes aus vices. Et c'est pourquoi Aristote a dit
que bien que ce soit d'après la notion de bien que la vertu se place dans une
extrémité, c'est d'après son espèce essentielle qu'elle consiste dans un juste
milieu.
328. Ensuite (1107a9), lorsqu'il dit: ¨ Mais toute action, de même que toute
passion, n'admet pas ce etc. ¨, il rejette une erreur.
On
pourrait croire en effet que si dans les opérations et les passions la vertu
tient un juste milieu et les vices tiennent lieu d'extrêmes, cela se passe dans
toutes les actions et toutes les passions. Mais Aristote lui-même rejette cela
en disant que ce n'est pas toute action ni toute passion de l'âme qui admet le
juste milieu qui s'attribue à la vertu.
329. Et il manifeste cela là (1107a10) où il dit:
¨ Le nom de quelques-unes suggère
aussitôt la perversité etc. ¨. Et il le fait en premier lieu au moyen d'un
raisonnement. En effet, certaines passions impliquent, par leur seul nom, le
mal, comme le fait de se réjouir du mal qui arrive aux autres, l'impudence,
l'envie; et il en va de même pour certaines opérations, comme le fait de
commettre l'adultère, le vol et l'homicide. Toutes ces passions et ces
opérations, et d'autres semblables, sont en elles-mêmes des maux, et non pas
seulement dans leurs excès ou leurs défauts. C'est pourquoi, quelle que soit la
manière dont on les pose, il ne leur est pas possible d'être bonnes, et celui
qui les fait ou les éprouve est toujours fautif. Et pour expliquer cela, il
ajoute qu'à leur sujet, la question de savoir si l'on agit bien ou mal ne se
pose pas: par exemple, en ce qui concerne l'adultère, on n'a pas à se demander
à l'égard de quelle femme, ni quand, ni comment on peut ou non commettre
l'adultère. Au contraire, le seul fait de commettre l'une ou l'autre de ces
actions ou de ces passions constitue une faute absolument car c'est en
elles-mêmes qu'elles impliquent quelque chose qui répugne à ce qu'il convient
de faire conformément à la raison.
330. En deuxième lieu, là (1107a18) où il dit: ¨ Ce serait comme si on attribuait le juste
milieu à etc. ¨, il montre la même chose en s'appuyant sur des exemples
pris dans les vices. Et il dit que puisque ces actions et ces passions
impliquent en elles-mêmes le mal, rechercher en elles le juste milieu et les
extrêmes reviendrait à attribuer le juste milieu à l'excès et au défaut qui se
trouvent dans la pratique de l'injustice, dans la lâcheté et dans
l'incontinence. Cela serait ridicule: en effet, puisque ces actions impliquent
en elles-mêmes excès et défaut, il s'ensuivrait que l'excès et le défaut
seraient un juste milieu, ce qui s'oppose à ce qui est ajouté. Et il
s'ensuivrait aussi qu'il y aurait à rechercher à l'infini l'excès de l'excès et
le défaut du défaut.
331. Et en troisième lieu, là (1107a23) où il
dit: ¨ Mais de même que la tempérance etc.
¨, il montre la même chose par un cas semblable tiré des vertus.
Il
est manifeste en effet que parce que la tempérance et le courage impliquent en
eux-même juste milieu, il n'y a pas à admettre en eux excès ou défaut, comme
s'il était possible à quelqu'un d'être tempérant ou courageux avec excès ou
défaut. Le juste milieu ne peut être, en effet, un extrême. De la même manière,
ces actions et passions dont nous avons parlé, étant en elles-mêmes des
extrêmes, on ne peut retrouver en elles ni juste milieu, ni excès, ni défaut.
Au contraire, chacune d'elles, quelle que soit la manière dont on les pose, est
un vice
332. Et il conclut à la fin qu'aucun juste milieu
ne peut être attribué à l'excès et au défaut, ni aucun excès ou défaut au juste
milieu.
Aristote
manifeste la définition de la vertu. Il montre, au moyen de vertus
particulières, que le juste milieu est bon et louable, et que l'extrême est
vicieux et détestable: ce qu'il prouve en explorant des vertus et des vices
particuliers.
333. Après avoir montré ce qu'est la vertu en
général, le Philosophe manifeste ici la définition présentée par l'examen de
chacune des vertus en particulier. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il montre que cet examen est nécessaire (1107a28). En deuxième
lieu, il poursuit son propos, là (1107b1) où il dit: ¨ Donc, par rapport aux craintes et etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1107a28) qu'il faut parler de la vertu non seulement
en général, mais il faut aussi que ce qu'on en dit s'ajuste à chacune des
vertus en particulier. Et il en donne la raison: en effet, parmi les discours
qui se rapportent aux activités humaines, les plus universels sont les plus
vains et les plus particuliers sont les plus près de la vérité. Et il en
indique la raison: les actions ne portent que sur des singuliers. Par
conséquent, il est opportun que les discours se rapportant aux activités
humaines s'ajustent aux cas particuliers.
334. Donc, si les discours qui se rapportent aux
activités humaines demeurent dans l'universel, ils seront vains, aussi bien
parce qu'ils ne parviennent pas à leur fin qui est la direction des actions
particulières, que parce qu'ils ne peuvent être utilisés dans de tels cas sans
faire défaut à certains cas particuliers, à cause du caractère variable de leur
matière, ainsi que nous l'avons dit plus haut (n. 32-36). Mais pour de tels objets les discours particuliers sont
plus efficaces en tant qu'ils sont aptes à diriger les activités; et ils sont
aussi plus près de la vérité parce qu'ils se prennent d'après ce qui vérifie
les discours universels. Et c'est pourquoi ce qui a été dit de la vertu en
général (n. 289-332) doit se prendre
d'après une description de chacune des vertus en particulier.
335. Ensuite (1107b1), lorsqu'il dit: ¨ Donc, par rapport aux craintes et etc.
¨, il poursuit son propos en montrant dans le particulier que le juste milieu
est bon et louable, et que les extrêmes sont mauvais et blâmables.
Et
en premier lieu il le montre dans les vertus. En deuxième lieu, il le montre
dans les passions, là (1108a30) où il dit: ¨ Les passions comportent aussi un etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il faut considérer que certains ont distingué les
passions de deux manières. Certains en effet considèrent leur distinction
d'après certaines modalités générales des vertus qui sont au nombre de quatre.
Car la racine de la vertu consiste dans la rectitude même de la raison, et
c'est d'après elle qu'il faut diriger toutes les actions et toutes les
passions. Cependant, ce n'est pas de la même manière que les actions et les
passions sont dirigeables: en effet, les actions, comme les achats et les
ventes, ne présentent pas d'elles-mêmes une résistance à la raison. Et c'est
pourquoi, par rapport à elles, il est seulement requis que la raison établisse
une certaine égalité de rectitude. Mais les passions comportent une certaine
inclination qui peut répugner à la raison de deux manières.
336. Premièrement, du fait qu'elle tire la raison
dans une autre direction, comme on le voit pour toutes les passions qui se
rangent dans une poursuite de l'appétit, comme le désir, l'espoir, la colère et
toutes les autres passions de ce genre. Et relativement à ces passions, il faut
que la raison établisse la rectitude en les réprimant et en les freinant.
Deuxièmement, du fait que la passion se retire de ce qui est conforme à la
raison, comme c'est le cas pour toutes les passions qui impliquent une fuite de
l'appétit, comme la crainte, la haine, et d'autres passions semblables. Et pour
les passions de cette sorte, il faut que la raison établisse la rectitude en
affirmissant l'âme dans ce qui est conforme à la raison. Et c'est d'après cette
division que nous nommons quatre vertus que certains appellent vertus principales. Car c'est de
la prudence que relève la rectitude même de la raison, de la justice l'égalité
constiuée dans les opérations, de la force la fermeté de l'âme et de la
tempérance la répression des passions, ainsi que les noms eux-mêmes
l'indiquent.
337. Certains ont donc admis ces vertus comme
étant universelles, croyant que toute connaissance de la vérité appartient à la
prudence, toute égalité des actions à la justice, toute fermeté de l'âme à la
force et toute répression des passions à la tempérance. Et c'est ainsi que
Cicéron, Sénèque et certains autres ont parlé de ces vertus. C'est pourquoi ils
ont soutenu que ces vertus sont comme les genres des vertus et ont dit que
toutes les autres vertus sont des espèces de ces dernières.
338. Mais cette division des vertus ne semble pas
être juste. Premièrement parce que ces quatres vertus dont nous venons de
parler sont telles que sans elles aucune vertu ne peut exister. C'est pourquoi
les espèces de vertu ne peuvent être distinguées par cette division.
Deuxièmement parce que les espèces de vertu et de vice ne se prennent pas du
côté de la raison mais du côté de leurs objets, comme nous l'avons dit plus
haut (n. 322).
339. Et c'est pourquoi Aristote a distingué avec
plus de justesse les vertus d'après leurs objets ou leurs matières. Et par
conséquent, les quatre vertus qui précèdent ne sont pas appelées principales
parce qu'elles sont universelles, mais parce que leurs espèces se prennent
d'après certains objets principaux. Ainsi, la prudence ne se rapporte pas à
toute connaissance de la vérité, mais spécialement à cet acte de la raison qui
est de commander; la justice non pas à toute égalité d'actions, mais seulement
à celle qui se rapporte à un autre, où il est préférable d'établir une égalité;
la force non pas à n'importe quelle
fermeté, mais seulement à celle qui se rapporte aux craintes des dangers de
mort; la tempérance, non pas à toute répression, mais seulement à celles qui
sont relatives aux désirs et aux plaisirs du toucher. Mais les autres vertus
sont en quelque sorte secondaires et c'est pourquoi elles peuvent se ramener à
celles qui précèdent, non pas comme des espèces qui se rangent dans leurs
genres, mais comme des vertus secondaires qui se ramènent à des vertus
principales.
340. Ceci étant présupposé, il faut savoir que le
Philosophe ne traite pas ici de la justice et de la prudence, mais seulement
plus loin au cinquième (n. 885-1108)
et au sixième (n. 1161-1173) livre
de ce traité. Il traite cependant ici de la tempérance et de la force et de
certaines autres vertus secondaires qui se rapportent toutes à certaines
passions. Mais toutes les passions de l'âme se rapportent à un objet qui
appartient ou bien à la vie corporelle même de l'homme, ou bien aux biens
extérieurs, ou bien aux actes humains.
Il
fait donc premièrement mention des vertus qui se rapportent aux passions dont
les objets appartiennent à la vie corporelle (1107b1). Deuxièmement, il fait
mention de celles qui se rapportent aux biens extérieurs, là (1107b10) où il
dit: ¨ En ce qui concerne le don ou la
réception de l'argent etc. ¨. Troisièmement, de celles qui se rapportent
aux actes extérieurs, là (1108a10) où il dit: ¨ Mais il y a aussi trois autres sortes de médiétés etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il parle de la
force qui se rapporte aux dangers qui mettent la vie en péril (1107b1).
Deuxièmement de la tempérance qui se rapporte aux choses qui sont utiles à la
conservation de la vie, comme les
aliments qui conservent la vie individuelle, et les plaisirs de l'amour par
lesquels est conservée la vie de l'espèce, là (1107b5) où il dit: ¨ Mais en ce qui concerne les voluptés et les
peines etc. ¨.
341. Il dit donc en premier lieu (1107b1) que la
force est le juste milieu entre les craintes et les témérités en tant qu'elles
se rapportent aux dangers de mort. Mais parmi ceux qui sont excessifs, ceux qui
le sont en ceci qu'ils sont sans crainte et qui même n'ont pas assez de
crainte, ceux-là n'ont pas reçu de nom car cela se présente rarement. Et
plusieurs autres passions sont également sans nom pour cette raison que les
hommes ne les remarquent pas suffisamment souvent pour leur attribuer des noms.
Mais celui qui est excessif dans l'audace, on l'appelle téméraire et il diffère
de celui qui est sans crainte car ce dernier est dénommé ainsi d'après un
défaut de crainte, alors que l'audacieux est dénommé d'après un excès d'audace.
Mais celui qui est excessif dans la crainte et qui manque d'audace, on
l'appelle lâche.
342. Ensuite (1107b15), lorsqu'il dit: ¨ Mais en ce qui concerne les voluptés et les
peines etc. ¨, il présente la tempérance.
Et
il dit que la tempérance est un juste milieu, non pas à l'égard de toutes les
voluptés et les peines, mais seulement à l'égard de celles qui sont relatives
au toucher se rapportant à la nourriture et aux plaisirs de l'amour. Cependant,
la tempérance se rapporte moins aux peines qu'aux voluptés, car de telles
peines sont causées par la seule absence des voluptés. Or, l'excès dans de
telles voluptés est appelé intempérance. Mais le défaut à cet égard ne se
produit pas souvent pour cette raison
que tous désirent naturellement le plaisir. Et c'est pourquoi ce défaut n'a pas
reçu de nom, mais lui-même lui en attribue un lorsqu'il appelle insensibles
ceux qui ne perçoivent pas ces voluptés par la sensation. Et c'est pourquoi on
appelle avec raison insensibles ceux qui fuient ces voluptés à l'encontre de la
raison droite.
343. Ensuite (1107b10), lorsqu'il dit: ¨ En ce qui concerne le don et la réception
d'argent etc. ¨, il présente les vertus qui se rapportent aux biens
extérieurs.
Et
en premier lieu, il parle de celles qui ont pour objets les désirs des biens
extérieurs (1107b10). Deuxièmement, il parle de la vertu qui se rapporte aux
maux extérieurs, là (1108a5) où il dit: ¨ Il
y a aussi relativement à la colère etc. ¨.
Or,
les biens extérieurs sont les richesses
et les honneurs. Et en premier lieu, il présente les vertus qui se rapportent
aux richesses (1107b10). En deuxième lieu, celles qui se rapportent aux
honneurs, là (1107b22) où il dit: ¨ Mais
la juste mesure entre l'amour et le
mépris des honneurs etc. ¨.
Et
au sujet du premier point il fait deux choses. En premier lieu, il présente la
libéralité qui se rapporte à des richesses médiocres, puis la magnificence qui
se rapporte à de grandes richesses, là (1107b17) où il dit: ¨ Mais à l'égard des richesses il existe d'autres etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1107b10) que la libéralité est le juste milieu
relatif au don et à la réception
d'argent. Mais la prodigalité et l'avarice se présentent comme l'excès et le
défaut en cette matière, mais d'une
manière contraire. Car celui qui est
prodigue est excessif dans le don mais en défaut dans la réception. L'avare, au
contraire, est excessif dans la réception mais en défaut dans le don. Ces
vertus et ces vices sont présentés ici en gros et à la manière d'exemples,
c'est-à-dire en général et de façon sommaire; mais par la suite (n. 528-594;595-648; 658-706), on traitera
des autres plus distinctement.
344. Ensuite (1107b17), lorsqu'il dit: ¨ Mais à l'égard des richesses il y a d'autres
etc. ¨, il présente la magnificence. Et il dit qu'à côté des dispositions
qui précèdent, la libéralité et les vices qui lui sont opposés, il y a encore
d'autres attitudes possibles face aux richesses à l'égard desquelles la
magnificence est aussi une certaine juste mesure. Mais le magnifique diffère du
libéral en ceci que le magnifique distribue de grandes sommes, le libéral de
petites sommes. Mais l'excès par rapport à la
magnificence est appelé apyrocalia,
de a qui veut dire sans, de pyros, qui signifie expérience, et calos, bien, terme qui peut se traduire par sans expérience du bien, parce qu'on dépense beaucoup sans se
soucier de bien dépenser; on appelle aussi cet excès banausia, qui vient de banos,
qui est une fournaise, parce qu'on consomme toutes les choses à la manière
d'une fournaise. Mais le défaut s'appelle mesquinerie. Et ces extrêmes
diffèrent de ceux qui s'opposent à la libéralité. Mais comment ils en
diffèrent, nous le dirons plus loin au quatrième livre (n. 707-734).
On
examine ici les vertus qui se rapportent aux honneurs, aussi bien les grands
que les petits; et l'on s'attache surtout à manifester les vertus et les vices,
à savoir comment ils se situent comme extrêmes et médiétés: ce que l'on montre
aussi bien dans les vertus qui se rapportent aux actes humains que dans
certaines passions louables.
345. Après
avoir présenté les vertus qui se rapportent aux richesses, le Philosophe
présente ici celles qui se rapportent aux honneurs.
Et
il présente en premier lieu celle qui se rapporte aux grands honneurs. En
deuxième lieu, il présente celle qui se rapporte aux moindres honneurs, là
(1107b25) où il dit: ¨ Or, tout comme
nous disons etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1107b23) que la magnanimité est la juste mesure entre
l'amour et le mépris des honneurs. Mais l'excès dans la poursuite des choses
qui se rapportent à de grands honneurs est une certaine disposition qu'on
appelle chaumotes, du fait que celui
qui en et le sujet est en quelque sorte consumé par les choses qui excitent
l'appétit des honneurs. Car cauma
signifie incendie, mais capnos, en
grec, signifie la même chose que fumée. Mais si ces termes sont écrits de manière à former le
terme chapnotes, ils peuvent aussi
signifier enfumer. Nous avons en effet l'habitude d'appeler enflés ou pleins de
fumée ceux qui aspirent très fortement à des positions élevées ou
considérables. Mais le défaut ou le manque opposé à la magnanimité est appelé
pusillanimité.
346. Ensuite (1107b25), lorsqu'il dit: ¨ Or, tout comme nous disons etc. ¨, il présente
une autre vertu qui se rapporte à des honneurs qui sont moindres. Et il dit que
tout comme nous disons que la libéralité diffère de la magnificence en ceci que
la libéralité n'a à sa disposition que de faibles ressources alors que la
magnificence en a de grandes, de même aussi à l'égard de la magnanimité, qui a
pour objet les grands honneurs, se présente une vertu qui a pour objet les
moindres honneurs. Et que par rapport à cela il faille qu'il existe une
certaine vertu qui tienne la juste mesure, il le manifeste au moyen de ce qu'il
ajoute, à savoir qu'il arrive là aussi de désirer un moindre honneur de la
manière qu'il faut, ce qui s'attribue au juste milieu de la vertu; il arrive
aussi de le désirer plus qu'il ne convient, ce qui s'attribue à un excès, et de
la désirer moins qu'il ne convient, ce qui s'attribue à un défaut. Mais celui
qui est excessif dans le désir de l'honneur, on l'appelle philotimus, c'est-à-dire celui qui aime les honneurs, un ambitieux.
Et celui qui pèche par défaut dans le désir de l'honneur, on l'appelle aphilotimus, c'est-à-dire celui
n'éprouve aucun amour de l'honneur. Enfin, celui qui se tient dans la juste
mesure à cet égard n'a pas reçu de nom particulier.
347. De la même manière, les dispositions,
c'est-à-dire les habitus des vices ou des vertus qui sont au milieu n'ont pas
reçu de nom particulier. Nous pouvons cependant fixer des noms en appelant philotimiam la disposition par laquelle
quelqu'un est appelé philotimus, et aphilotimiam celle par laquelle
quelqu'un est appelé aphilotimus.
Mais parce que la juste mesure n'a pas
reçu de nom, c'est pourquoi ceux qui sont dans les extrêmes, parce qu'ils
prétendent être dans le milieu, affirment l'un et l'autre être à la place du
miliieu. Ce qu'il manifeste par un exemple en parlant d'un similitude qu'il
tire de deux cités qui ont l'habitude de
débattre sur les limites intermédiaires lorsque la borne n'a pas été fixée
préalablement avec certitude, alors que les deux cités soutiennent que le
territoire intermédiaire leur appartient. Mais parce que cela se retrouve à peu
près communément dans tous les vices, à savoir que chacun des extrêmes
revendique pour lui la place du juste milieu et attribue au vertueux la place de
l'autre extrême, comme il arrive au lâche d'estimer téméraire celui qui est
fort, lequel à son tour est estimé lâche par celui qui est téméraire, il
affirme par la suite ce qui est propre à cette matière: car non seulement les
vicieux s'attribuent le nom de la vertu, mais même les vertueux, pour cette
raison que le milieu de la vertu n'a pas reçu de nom, se servent du nom du vice
comme du nom de la vertu.
348. Et c'est ce qu'il ajoute en disant que même
nous, c'est avec raison, lorsque nous parlons de celui qui demeure dans le
juste milieu, que nous lui donnons tantôt le nom d'ambitieux, tantôt celui
d'indifférent. Parfois en effet nous louons un homme du fait qu'il est
ambitieux: nous avons en effet l'habitude de dire, lorsque nous louons un
homme, qu'il soigne son honneur. Ainsi, c'est le vertueux lui-même que nous
appelons ambitieux. Mais parfois aussi nous louons celui qui est indifférent,
comme lorsque nous louons quelqu'un en disant qu'il ne se soucie pas des
honneurs des hommes mais de la vérité. C'est ainsi que nous disons que
l'indifférent est vertueux. Mais nous dirons par la suite, c'est-à-dire au
quatrième livre (n. 794-795),
pourquoi il en est ainsi. Pour l'instant, il nous faut poursuivre l'examen des
justes milieux de la manière que nous avons dite, c'est-à-dire par mode
d'exemples.
349. Ensuite (1108a5), lorsqu'il dit: ¨ Mais en ce qui concerne la colère etc.
¨, il présente la vertu qui se rapporte
aux maux extérieurs qui incitent l'homme à la colère. Et il dit que pour la
colère aussi il y a excès, défaut et juste mesure. Et bien que le plus souvent
tous ces états n'ont pas reçu de nom, nous avons cependant l'habitude d'appeler
doux celui qui modéré en cette matière et douceur la disposition intermédiaire
correspondante. Quant à celui qui est excessif en cette matière, nous
l'appelons irascible, et irascibilité la disposition correspondante. Quant à
celui qui se tient dans l'extrême opposé, le défaut, nous l'appelons
flegmatique, et flegme la disposition correspondante.
350. Ensuite (1108a10), lorsqu'il dit: ¨ Mais il y a aussi trois attitudes moyennes
etc. ¨, il présente les vertus qui se rapportent aux actes humains.
Et
en premier lieu il montre ce qui les distingue. En deuxième lieu il les
illustre par des exemples, là (1108a20) où il dit: ¨ Donc, en ce qui concerne la vérité etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il existe trois médiétés qui diffèrent sous
certains rapports mais se ressemblent sous d'autres rapports. Elles se
ressemblent certes en ceci que toutes ont pour objet les paroles et les
activités par lesquelles les hommes communiquent entre eux. Elles diffèrent
cependant en ceci que l'une d'elles se rapporte à la vérité de ces paroles et
de ces actions, alors que les autres se rapportent à leur agrément: de telle
manière cependant que parmi ces dernières, l'une d'elles est relative aux
agréments qu'on retrouve dans le jeu, les autres à ceux qui accompagnent la vie
en général, c'est-à-dire les événements sérieux.
351. Et il faut aussi parler de cela pour mieux
voir qu'en toutes choses la mesure est louable et que les extrêmes ne sont pas
louables mais plutôt blâmables. Or, la plupart de ces comportements n'ont pas
reçu d'appellations particulières. Néanmoins, comme nous l'avons fait pour le
reste, nous tenterons de leur imposer des noms, aussi bien pour manifester ce
que nous allons dire que pour parvenir au bien que nous poursuivons. Car la fin
de cette science n'est pas de manifestater la vérité, mais de bien agir.
352. Ensuite (1108a20), lorsqu'il dit: ¨ Donc, en ce qui concerne la vérité etc.
¨, il illustre par des exemples les vertus qui précèdent.
Et
il le fait premièrement pour celle qui se rapporte à la vérité. Et il dit que
par rapport à la vérité, on appelle vrai celui qui tient la juste mesure, et
véracité sa disposition. Mais l'invention du faux qui se produit dans ce qu'on
ajoute en plus, c'est-à-dire lorsqu'on exagère en se représentant meilleur
qu'on ne l'est, on l'appelle vantardise, et vantard celui qui commet cet excès.
Mais l'invention contraire, celle qui consiste à se représenter en se
diminuant, c'est-à-dire à se dépeindre soi-même de manière méprisante, on
l'appelle ironia, c'est-à-dire
dérision, et iron, c'est-à-dire
moqueur celui invente ce mensonge.
353. Deuxièmement, là (1108a24) où il dit: ¨ En ce qui concerne l'agrément qu'on retrouve
dans etc. ¨, il illustre par des exemples la vertu qui se rapporte aux
jeux. Et il dit qu'en ce qui concerne l'agrément qu'on retrouve dans les jeux,
on appelle eutrapelus, c'est-à-dire
enjoué, celui qui est mesuré ou qui se dirige bien en toutes circonstances, et eutrapelia, c'est-à-dire enjouement, la
disposition qu'il possède. Mais celui qui est excessif en cela, on l'appelle bomolocus, qui vient de bomos qui signifie s'élever, et de lochos, qui signifie enlèvement. Et ce
terme s'attribue par analogie avec l'oiseau de proie qui volait toujours autour
des autels des idoles pour enlever quelque chose. De la même manière, celui qui
est excessif dans les jeux insiste toujours pour enlever à quelqu'un une parole
ou un fait pour les tourner, comme le fait un bouffon, en des jeux. Et la
disposition correspondante, on l'appelle bomolochia,
c'est-à-dire bouffonnerie. Mais celui qui tient l'autre extrême, on l'appelle agroicus, c'est-à-dire rustre, et agroichia, c'est-à-dire rusticité, sa disposition.
354. Troisièmement, là (1108a25) où il dit: ¨ En ce qui concerne l'agrément pour le reste
etc. ¨, il illustre par un exemple la troisième des vertus dont il a parlé.
Et il dit qu'en ce qui concerne le reste des agréments qu'on retrouve dans les
relations humaines quant à ce qu'on y fait
de sérieux, celui qui est agréable dans la juste mesure est appelé aimable, non pas en raison d'un effet
de l'amour, mais en raison de relations qui conviennent, et sa disposition
intermédiaire amabilité. Mais celui qui est excessif en cela et qui ne le fait
que pour le plaisir, on dit de lui qu'il est celui qui aime plaire; mais s'il
le fait en vue d'un intérêt, par exemple pour la richesse, on l'appelle
flatteur ou adulateur. Quant à celui qui est en défaut à l'égard de la juste
mesure et qui ne craint pas d'être désagréable à l'égard de ceux avec lesquels
il vit, on l'appelle querelleur et
déplaisant.
355. Ensuite (1108a30), lorsqu'il dit: ¨ Mais il y a aussi dans les passions etc.
¨, il donne un exemple de certaines passions qui sont elles aussi louables. Et
il parle en premier lieu de la pudeur, en disant que même dans les passions et
dans ce qui s'y rattache on retrouve une certaine juste mesure. La pudeur, en
effet, n'est pas une vertu, comme on le montrera au quatrième livre (n. 867-882) de ce traité. Cependant on
loue celui qui est pudique du fait que
dans ce genre de passions il faut rester dans le juste milieu. Mais celui qui
est excessif en cela et qui éprouve de la crainte en toute circonstance, on l'appelle
pudibond, c'est-à-dire stupide. Mais celui qui est en défaut à l'égard de la
crainte et qui ne respecte rien, on l'appelle impudent et celui qui tient le
juste milieu, on l'appelle pudique.
356. Et en deuxième lieu, là (1108b1) où il dit:
¨ Mais le juste milieu entre etc. ¨,
il traite d'une autre passion qu'on appelle nemesis,
c'est-à-dire indignation, qui est le juste milieu entre l'envie et l'epicacotharchia, ce terme venant
de tharcus, qui veut dire se
réjouir, cacos, qui signifie mal, et epi qui signifie au delà de, pour
signifier au total celui qui se réjouit du mal et dont la disposition est la
malignité. Or, ces dispositions se rapportent au plaisir et à la douleur causés
par ce qui arrive aux autres. En effet, le nemesiticus,
celui qui s'indigne et qui blâme, s'attriste du fait que le méchant trouve du
succès dans sa méchanceté; l'envieux est excessif en ceci qu'il s'afflige en
toute circonstance du bonheur d'autrui; mais celui qu'on appelle epicacotharcos est tellement en défaut à
l'égard de la douleur qu'il se réjouit même des méchants qui trouvent du succès
dans leur méchanceté. Mais nous parlerons ailleurs de ces dispositions,
c'est-à-dire au deuxième livre (cap. X) de la Rhétorique.
357. Et à la fin, parce que la justice comprend
différentes espèces dans lesquelles la juste mesure ne se prend pas de la même
manière, il parlera plus loin, au cinquième livre (n. 885-1108), de la justice, et de la manière dont ses parties
admettent le juste milieu. De même, c'est plus loin, au sixième livre (n. 1109-1291), qu'il traitera des vertus
rationnelles ou intellectuelles.
On trouve une double contrariété entre les
vertus et les vices: l'une se retrouve entre les vices eux-mêmes, l'autre entre
les vices et les vertus. C'est là qu'il prouve que
l'opposition entre les vices eux-mêmes est plus grande que celle qu'on retrouve
entre les vices et les vertus, et que l'un des extrêmes est plus contraire à la vertu que ne l'est
l'autre extrême.
358. Après avoir montré ce qu'est la vertu en
général et avoir appliqué cette définition aux vertus particulières, le
Philosophe traite ici de l'opposition entre les
vertus et les vices. Et à ce sujet il fait trois choses.
En
premier lieu il montre que dans ces dispositions il existe deux sortes de contrariété:
la première est celle qui existe entre les vices eux-mêmes; la deuxième est
celle qui existe entre les vices et les
vertus (1108b10). En deuxième lieu il montre que la contrariété qui existe
entre les vices eux-mêmes est plus
importante, là (1108b27) où il dit: ¨ Ces
dispositions étant ainsi opposées entre elles, etc. ¨. En troisième lieu il
montre comment l'un des vices est plus
opposé que l'autre à la vertu, là (1108b30) où il dit: ¨ Ajoutons que par rapport au moyen etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer. En deuxième lieu, il prouve ce qu'il se propose de
montrer, là (1108b15) où il dit: ¨ En
effet, tout comme l'égal est plus grand que le moins etc. ¨. En troisième
lieu, il tire un corollaire de ce qu'il
vient de dire, là (1108b24) où il dit: ¨ C'est
pourquoi les extrêmes repoussent etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1108b10) que puisqu'il existe trois dispositions dont
deux sont des vices, c'est-à-dire dont l'un est un vice par excès et l'autre un
vice par manque, et qu'une seule est une vertu qui se tient dans le milieu,
toutes ces dispositions s'opposent les unes aux autres de quelque manière: en
effet, les dispositions extrêmes sont contraires les unes aux autres et en
outre la disposition intermédiaire s'oppose à ces dernières.
359. Ensuite (1108b15), lorsqu'il dit: ¨ Et tout comme l'égal est plus grand que le
moins etc. ¨, il prouve ce qu'il vient de dire.
Or,
il n'était pas nécessaire de prouver que les deux vices, celui qui pèche par
excès et celui qui pèche par manque, sont contraires, du fait qu'ils sont
manifestement les plus éloignés l'un de l'autre. Mais ce que nous avons dit (n.
358) au sujet de la vertu, à savoir
qu'elle est contraire au vice, pourra présenter un problème: en effet, puisque
la vertu tient le milieu entre les deux vices, elle n'est pas distante de
chacun d'eux au maximum alors que la contratiété se présente comme une distance
maximale entre deux états, comme on le dit au dixième livre de la Métaphysique (Lib. 1X, cap. 1V, 1-5 (S.
Thom. lib. X, lect. V, n. 2023-2035). Et c'est pourquoi le Philosophe
s'applique spécialement ici à montrer que la vertu est contraire à chacun des
vices.
360. Et à ce sujet il faut considérer que puisque
le moyen participe de quelque manière de chacun des extrêmes, dans la mesure où
il participe de l'un d'eux, il est contraire à l'autre, tout comme l'égal, qui
tient le milieu entre le grand et le petit, est en quelque sorte petit comparé
au grand mais grand comparé au petit. Et c'est pourquoi l'égal s'oppose à la
fois au grand sous la raison de petit, et au petit sous la raison de grand. Et
c'est pour cette raison qu'il y a comme un mouvement des contraires vers le
milieu comme vers leur contraire, comme on le dit au cinquième livre de la Physique (cap. 1, 6; S. Thom. lect. 1).
361. Ainsi donc, les dispositions moyennes, aussi
bien dans les passions que dans les actions, se présentent comme des excès par
rapport à celle qui est un manque, et comme un manque à l'égard de celle qui
est un excès. Par exemple le courageux, aux yeux du timide, est téméraire; mais
aux yeux du téméraire, il paraît lâche. De même le tempérant passe pour
intempérant aux yeux de l'insensible, , mais pour insensible aux yeux de
l'intempérant. Il en va de même du libéral qui est prodique au regard de
l'avare, mais avare au regard du prodigue. Il apparaît donc clairement que la
vertu est contraire à chacun des extrêmes.
362. Ensuite (1108b24), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison que les extrêmes
repoussent etc. ¨, il tire un corollaire de ce qu'il vient de dire.
En
effet, parce que la disposition intermédiaire se présente à l'un des extrêmes
comme s'il était l'autre extrême, il en résulte que chacun des extrêmes
repousse vers son propre contraire celui qui occupe la position intermédiaire :
c'est-à-dire que chacun des extrêmes juge que celui qui occupe la position
intermédiaire est comme l'autre extrême qui lui est opposé, comme le lâche qui
dit du courageux qu'il est téméraire, et comme ce dernier qui dit du courageux
qu'il est lâche. Et cela est encore le signe de ce que nous avons dit (nn. 359, 361), à savoir que la vertu est
contraire à chacun des extrêmes.
363. Ensuite (1108b26), lorsqu'il dit: ¨ Ces dispositions étant ainsi opposées etc.
¨, Aristote montre que l'opposition des vices entre eux est plus grande que
l'opposition des vices aux vertus. Et il le fait au moyen de deux
raisonnements, dont voici le premier.
Plus
des termes sont distants entre eux, plus ils s'opposent, car la contrariété
consiste en une certaine distance. Or, les termes extrêmes sont plus éloignés
l'un de l'autre qu'ils ne le sont du terme moyen, comme le grand et le petit
sont plus éloignés l'un de l'autre qu'ils ne le sont de l'égal qui tient le
milieu entre eux. Donc, les vices sont davantage opposés entre eux qu'ils ne le
sont à l'égard de la vertu. Il faut cependant
considérer qu'Aristote parle ici de l'opposition de la vertu au vice non
pas sous le rapport du bien et du mal, car alors les deux vices seraient
contenus sous un seul et même extrême, le mal; mais il en parle plutôt en tant
que la vertu, selon l'espèce qui lui est propre, tient le milieu entre deux
vices.
364. Il présente le deuxième raisonnement là
(1108b30) où il dit: ¨ Ajoutons que les
extrêmes laissent apparaître quelque ressemblance etc. ¨. Et voici ce
raisonnement.
Il
existe une certaine ressemblance entre la vertu et l'un des extrêmes, par
exemple entre le courage et la témérité, entre la prodigalité et la libéralité.
Au contraire, entre les deux vices extrêmes, il existe une dissimilitude
absolue. Donc, la contratiété la plus grande implique la distance la plus
grande, comme nous l'avons dit (n. 359).
365. Ensuite (1109a1), lorsqu'il dit: ¨ En outre, ce qui s'oppose le plus au moyen
est tantôt etc. ¨, il montre que
l'un des extrêmes s'oppose davantage au moyen que ne le fait l'autre extrême.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il présente ce qu'il se propose
de montrer. En deuxième lieu il en assigne la raison, là (1109a5) où il dit: ¨ Or, il en est ainsi pour deux raisons etc.
¨.
Il
dit donc en premier lieu que dans certains cas, c'est davantage le vice qui
pèche par défaut qui est contraire au terme moyen qui est la vertu, mais
parfois c'est le vice qui pèche par excès. Par exemple, la témérité, qui relève
d'un excès, n'est pas le vice le plus opposé au courage, contrairement à la
lâcheté qui relève d'un défaut. Au contraire, l'insensibilité, qui relève d'un
manque et d'un défaut, ne s'oppose pas au plus haut point à la tempérance,
contrairement à l'intempérance qui relève d'un excès.
366. Ensuite (1109a5), lorsqu'il dit: ¨ Or, il en est ainsi pour deux raisons etc.
¨, il présente deux raisons pour appuyer ce qu'il vient de dire.
Et
la première de ces raisons se tire du côté de la chose elle-même, c'est-à-dire
de la nature même des vertus et des vices. En effet, nous avons dit plus haut
(n. 364) qu'il existe une certaine
ressemblance entre l'un des extrêmes et le milieu qu'est la vertu. Et du fait
même que l'un des extrêmes est plus proche et plus semblable que l'autre du
milieu qu'est la vertu, il s'ensuit que ce ne sera pas celui qui est le plus
semblable qui sera le plus contraire à la vertu, mais celui qui lui est le plus
opposé. Par exemple, si la témérité est plus semblable et plus proche du
courage, il s'ensuit que la lâcheté lui sera plus dissemblable et par
conséquent plus contraire. Car il est évident que ce sont les termes qui sont
davantage distants du juste milieu qui lui sont les plus contraires. Et la
raison qui explique cela doit se tirer de la nature même des passions.
367. Et il se produit en effet ce qu'il dit ici
au sujet des vertus morales qui s'exercent sur les passions, et auxquelles il
appartient de conserver le bien de la raison à l'encontre du mouvement des
passions. Or, c'est de deux manières que les passions peuvent corrompre le bien
de la raison. Premièrement par leur impétuosité, en poussant à faire plus que
ce que la raison commande, principalement dans les désirs des plaisirs et les
autres passions qui se rangent dans la poursuite d'un appétit. C'est pourquoi
la vertu qui se rapporte à ce genre de passions cherche surtout à réprimer ces
passions. Et c'est pour cette raison que le vice qui se définit par le manque
lui ressemble davantage, et que celui qui se définit par l'excès lui est
davantage contraire, comme on le voit pour la tempérance. Par ailleurs,
certaines passions corrompent le bien de la raison en se retirant vers ce qui est
moindre que ce qui est conforme à la raison, comme on le voit pour la crainte
et les autres passions qui se rapportent à la fuite. Il en résulte que la vertu
qui s'exerce sur de telles passions cherche surtout à affermir quelqu'un dans
le bien de la raison à l'encontre du vice qui se définit par le manque et c'est
pour cette raison que c'est cette dernière sorte de vice qui est davantage contraire à la vertu.
368. Ensuite (1109a14), lorsqu'il dit: ¨ Mais l'autre raison se tire de nous-mêmes
etc. ¨, il assigne l'autre raison qui se tire de nous-mêmes.
En
effet, puisqu'il appartient à la vertu de repousser les vices, l'intention de
la vertu est de repousser plus puissamment ces vices pour lesquels nous avons
une plus grande inclination. Et c'est pourquoi les vices qui nous sont plus
naturels de quelque manière que ce soit sont eux-mêmes plus contraires à la
vertu. Tout comme nous sommes plus naturellement portés à poursuivre les
délectations qu'à les fuir, pour cette raison nous sommes très facilement portés
à l'intempérance qui implique un excès dans les plaisirs. Ainsi donc, nous
disons que ces vices, lesquels croissent plus naturellement en nous pour cette
raison que nous y sommes naturellement inclinés, sont davantage contraires à la
vertu. Et c'est pourquoi l'intempérance, qui relève d'un excès dans les
plaisirs, est davantage contraire à la tempérance que ne l'est l'insensibilité,
ainsi que nous l'avons déjà dit (n. 365).
Aristote
montre ici comment il est possible d'acquérir la vertu: et bien qu'il soit
difficile à l'homme de devenir vertueux, il présente trois manières d'y
parvenir, à savoir: s'éloigner des extrêmes, considérer ce à quoi nous sommes
naturellement inclinés, et éviter les plaisirs.
369. Après avoir précisé ce qu'est la vertu, le
Philosophe montre ici comment il est possible à l'homme de l'acquérir, car,
tout comme nous l'avons dit précédemment (n. 351), la fin de cet enseignement n'est pas de connaître la vérité
mais de devenir bon. Et à ce sujet, il fait deux choses.
En
premier lieu il montre qu'il est difficile à l'homme de devenir vertueux
(1109a20). En deuxième lieu, il montre de quelle manière il est possible d'y
parvenir, là (1109a30) où il dit: ¨ C'est
pour cette raison qu'il faut que celui qui vise etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il résume les
choses qu'il a dites (1109a20). Et il dit qu'il a suffisamment dit précédemment
(n. 310-316) que la vertu est un
juste milieu et de quelle manière elle l'est, c'est-à-dire non pas selon la chose,
mais quant à nous; et il a dit en outre par rapport à quoi elle est un milieu,
c'est-à-dire par rapport à deux maux ou à deux vices, dont les uns pèchent par
excès, les autres par défaut. Et il a dit aussi pourquoi la vertu est un
milieu, c'est-à-dire parce qu'elle vise un équilibre, c'est-à-dire en
recherchant le milieu et en le choisissant, aussi bien dans les passions que
dans les actions.
370. En deuxième lieu, là (1109a25) où il dit: ¨ C'est pourquoi il est difficile etc. ¨,
il conclut, à partir de ce qu'il a montré, qu'il est difficile d'être appliqué,
c'est-à-dire vertueux.
En
effet, dans toutes les activités nous observons qu'il est difficile de parvenir
à l'équilibre et qu'il est facile de s'en écarter, tout comme déterminer le
centre du cercle n'est pas le fait de n'importe qui, mais du savant,
c'est-à-dire du géomètre, tandis que n'importe qui peut s'en écarter
facilement. Et il en va de même pour ce qui est de donner de l'argent et de le
dépenser. Mais pour ce qui est de donner
quelque chose à qui il faut en donner, dans la quantité qu'il faut,
quand il le faut, en vue de quelle fin il le faut, de quelle manière il le
faut, circonstances par lesquelles on entend donner correctement, cela n'est
pas à la portée de n'importe qui et n'est pas facile, mais plutôt, en raison de
sa difficulté, cela est rare, difficile, louable et vertueux, en tant que cela
est conforme à la raison.
371. Ensuite (1109a30), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison qu'il faut que celui
qui vise etc. ¨, il montre les manières par lesquelles il est possible à
quelqu'un de parvenir à devenir vertueux.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre de quelle manière il
est possible à quelqu'un de parvenir à la découverte du juste milieu. En
deuxième lieu il traite de la découverte même du juste milieu, là (1109b15) où
il dit: ¨ Or, il est difficile etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il présente trois enseignements, dont le premier
présenté se tire de la nature même de la chose. Et il dit que parce qu'il est difficile
de devenir vertueux et de trouver le juste milieu, il faut pour cette raison
que celui qui vise le juste milieu, c'est-à-dire celui qui cherche à y
parvenir, commence surtout par s'éloigner de l'extrême qui est le plus
contraire à la vertu. Par exemple, si quelqu'un veut parvenir à ce juste
miliieu, le courage, il doit surtout manifester une application à s'éloigner de
la lâcheté qui est plus opposée au courage que ne l'est la témérité, comme nous
l'avons dit (n. 365).
372. Et il présente l'exemple d'un certain
Calypso qui avertissait les navigateurs d'éviter surtout les plus grands
dangers auxquels la mer pouvait les exposer et qui sont les flots agités, qui
peuvent retourner le navire, et les vapeurs des brouillards qui limitent
la vision des matelots. Et c'est ce
qu'il dit: ¨ Tenir le navire en dehors
des brouillards et de l'agitation des flots ¨, comme s'il disait: Tu
protégeras le navire de manière à fuir les brouillards et l'agitation des
flots.
373. Et il donne la raison de l'enseignement qui
précède en disant que l'un des vices extrêmes, c'est-à-dire celui qui est le
plus contraire à la vertu, est une faute plus grande; mais l'extrême qui est le
moins contraire à la vertu est une moindre faute. Et c'est pourquoi, parce
qu'il est très difficile d'atteindre le juste milieu de la vertu, l'homme doit
s'efforcer d'éviter au moins les plus grands dangers, à savoir ceux qui sont
les plus contraires à la vertu. Dans cette optique, les navigateurs disent
qu'après une première navigation où l'homme n'a eu à soutenir aucun danger, la
deuxième est telle qu'il s'expose aux plus petits. Et la même chose se produit
dans la vie humaine de la manière que nous l'avons dite (n. 371), c'est-à-dire de telle manière que
l'homme évite surtout les vices qui s'opposent le plus à la vertu.
374. Il présente le deuxième enseignement là
(1109b2) où il dit: ¨ Il faut donc
examiner dans quel sens etc. ¨.
Et
cet enseignement se tire de ce que nous sommes, c'est-à-dire de ce qui est
propre à chacun. Et il dit qu'il faut que celui qui veut devenir vertueux
prenne le soin d'examiner ce vers quoi son appétit est naturellement le plus
incliné: en effet, ce n'est pas nécessairement vers les mêmes choses que tous
les humains sont plus naturellement inclinés. Or, c'est à partir du plaisir et
de la douleur qu'il éprouve qu'il est possible à quelqu'un de connaître ce vers
quoi il est le plus incliné, car ce qui convient naturellement à chacun lui est
agréable.
375. Il en résulte que si quelqu'un éprouve
beaucoup de plaisir à poser une action ou à ressentir une passion, c'est le
signe qu'il y est naturellement incliné. Or, les hommes recherchent vivement
les choses vers lesquelles ils sont naturellement inclinés, et c'est pourquoi,
dans ce cas, ils outrepassent facilement le juste milieu. Et c'est pour cette
raison qu'il faut, autant que faire se peut, nous porter dans la direction
contraire. Car lorsque nous nous appliquons à nous éloigner considérablement de
la faute vers laquelle nous penchons, alors, à la fin, nous parviendrons avec
peine au juste milieu. Et il présente une similitude tirée des ouvriers qui
redressent des branches tordues, lesquels, lorsqu'ils veulent les redresser,
les plient dans la direction opposée et les ramènent ainsi au milieu.
376. Et il faut souligner ici que cette manière
d'acquérir les vertus est la plus efficace, c'est-à-dire celle selon laquelle
l'homme se porte vers le contraire de ce vers quoi il est incliné soit par la
nature, soit par l'habitude. Cependant, la manière que les Stoïciens proposent,
c'est-à-dire celle selon laquelle l'homme s'éloigne peu à peu des choses vers
lesquelles il est incliné, comme le rapporte Cicéron dans son livre intitulé Les Questions Tusculanes (Lib. 1V, c.
31-35, n. 65-76), est plus facile.
Mais encore, la manière que propose ici Aristote convient à ceux qui désirent
vivement s'éloigner des vices et parvenir à la vertu, alors que celle des
Stoïciens convient davantage à ceux dont la volonté est faible et tiède.
377. Aristote présente la troisième manière de
parvenir à la vertu, là (1109b8) où il dit: ¨ Mais en tout, il faut se garder de etc. ¨.
Et
cet enseignement se tire lui aussi de ce que nous sommes, non pas certes
d'après ce qui est propre à chacun, comme nous venons de le faire (n. 374-376), mais selon ce qui est commun
à tous les hommes. En effet, tous les hommes sont naturellement portés vers les
plaisirs. Et c'est pourquoi il dit universellement que tous les hommes qui
recherchent la vertu doivent éviter les plaisirs: en effet, parce que les
hommes sont grandement inclinés vers le plaisir, les choses agréables, une fois
appréhendées, mettent facilement l'appétit en mouvement. Et c'est pourquoi il
dit que nous ne pouvons pas juger du plaisir en toute objectivité, c'est-à-dire
en nous arrêtant pour le considérer, sans que l'appétit reçoive aussitôt cette
considération pour s'y récipiter, c'est-à-dire pour désirer le plaisir. C'est
pourquoi l'attitude à l'égard d'Hélène qu'avaient les anciens qui dirigeaient
la plèbe troyenne, jugeant qu'elle devait être rejetée, doit être aussi la
nôtre à l'égard des plaisirs; et pour tout ce qui se rapporte au plaisir, il
faut reprendre pour nous les paroles de ceux qui disent que nous devons rejeter loin de nous les plaisirs corporels. Et c'est
ainsi qu'en rejetant le plaisir, nous serons moins entraînés à la faute, car le
désir du plaisir conduit les hommes à une multitude de fautes.
378. Il conclut donc qu'en faisant ce qui a été
dit sommairement dans ce chapitre, nous pourrons mieux parvenir au juste milieu
de la vertu.
379. Ensuite (1109b15), lorsqu'il dit: ¨ Or, cela peut être difficile etc. ¨, il
montre de quelle manière le juste milieu de la vertu doit être déterminé.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il en montre la difficulté. En
deuxième lieu, il montre ce qui suffit pour fixer le juste milieu, là (1109b20)
où il dit: ¨ Mais celui qui s'écarte peu
etc. ¨. En troisième lieu, il répond à une question sous-entendue, là
(1109b22) où il dit: ¨ Mais déterminer
jusqu'à quel point et dans quelle mesure etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que cela, à savoir la découverte du juste milieu, est
difficile, surtout si l'on considère les circonstances particulières qui se
présentent dans chacune des actions particulières. Car il n'est pas facile de
déterminer de quelle manière, contre qui, à quel sujet et combien de temps il
est permis d'éprouver de la colère. Et il donne un signe de cette difficulté:
car ceux qui sont en défaut, par exemple à l'égard de la colère, il nous arrive
parfois de les louer et de les qualifier de doux; à l'inverse, ceux qui
exagèrent lorsqu'ils se fâchent en punissant ou en s'opposant, il nous arrive
aussi parfois de les louer et de les appeler de vrais mâles.
380. Ensuite (1109b20), lorsqu'il dit: ¨ Mais celui qui s'écarte peu etc. ¨, il
montre ce qui suffit pour fixer le juste milieu de la vertu.
Et
il dit que celui qui s'écarte peu de ce qui est
bien accompli conformément à la vertu ne mérite pas d'être blâmé, que ce
soit par excès ou par défaut car un léger écart du juste milieu de la vertu
n'est pas évident à cause de la difficulté du juste milieu. Mais celui qui s'en écarte beaucoup
encourt le blâme car sa faute n'échappe à personne.
381. Ensuite (1109b22), lorsqu'il dit: ¨ Mais déterminer jusqu'à quel point et dans
quelle mesure etc . ¨, il répond à une question sous-entendue.
On
pourrait en effet se demander dans quelle mesure celui qui s'éloigne du juste
milieu est blâmable. Et Aristote lui-même, en répondant, affirme qu'on ne peut
déterminer facilement par un discours jusqu'à quel point et dans quelle mesure
celui qui s'éloigne du juste milieu mérite le blâme. Et la difficulté n'est pas
moindre pour tout ce qui touche le sensible, et qui peut être davantage
discerné par les sens, que pour ce qui peut être déterminé par la raison. Car
tout ce qui se rapporte aux actes vertueux concerne des cas particuliers et
c'est pour cette raison que le jugement qu'on porte sur eux relève des sens; et
même si cela ne relève pas d'un sens extérieur, cela relève au moins d'un sens
intérieur par lequel il est possible à quelqu'un de bien juger des actes
singuliers, ce qui relève du jugement de la prudence, comme il le dira plus
loin au sixième livre (n. 1215; 1249) de ce traité. Mais cela suffit
ici pour montrer que la disposition moyenne est louable en toutes
circonstances. Mais il faut parfois pencher vers l'excès, parfois vers le
défaut, soit à cause de la nature même de la vertu, soit à cause de nos
inclinations, comme nous l'avons vu précédemment (n. 369-378). Et c'est de
cette manière que nous atteindrons facilement la position moyenne et le bien.
Et c'est par ces considérations que se termine le deuxième livre de ce traité.
Il
traite du spontané et de l'involontaire: et il traite d'abord de l'involontaire
avant de traiter du spontané, en montrant quel est l'involontaire par violence
et quel est l'involontaire par ignorance.
382. Après avoir déterminé ce qu'est la vertu en
général, Aristote détermine ici certains principes des actes vertueux. Il avait
dit (n. 305) en effet, en
définissant la vertu, qu'elle est un habitus électif du fait que la vertu agit
par choix: et c'est pourquoi par la suite il traite maintenant de l'élection,
du volontaire et de la volonté. Or, le volontaire est commun à ces trois
notions, car on appelle volontaire tout ce qui est fait de plein gré. Mais
l'élection porte sur tout ce qui est en vue de la fin alors que la volonté a
pour objet la fin elle-même.
Cette
partie se divise donc en deux. Dans la première il traite des trois principes
des actes vertueux que nous venons de nommer (1109b30). Dans la deuxième partie
il compare ces principes aux actes vertueux, là (1113b3) où il dit: ¨ Mais la
fin étant l'objet de la volonté etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il détermine du
volontaire et de l'involontaire. En deuxième lieu, il traite de l'élection, là
(1111b4) où il dit: ¨ Ayant traité du
volontaire et de l'involontaire etc. ¨. En troisième lieu, il traite de la
volonté, là (1113a17) où il dit: ¨ Or, la
volonté, comme nous l'avons dit, a pour objet la fin etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre qu'il
appartient à cette science de considérer le volontaire et l'involontaire. En
deuxième lieu, il en traite, là (1110a1) où il dit: ¨ Sont involontaires les actes etc. ¨.
383. Et au sujet du premier point, il présente
deux raisonnements, dont le premier se tire de l'objet qui est propre à l'étude
présente, à savoir les vertus. Et il conclut de ce qui précède que la vertu
morale, dont nous traitons présentement, porte sur les passions et les actions,
de telle manière que dans ce qui est volontaire relativement aux passions et
aux actions, on rencontre la louange lorsque quelqu'un agit par vertu et le
blâme lorsqu'il agit vicieusement. Mais lorsque quelqu'un agit
involontairement, même si ce qu'il fait est conforme à la vertu, il ne mérite
pas la louange; mais si ce qu'il fait est contraire à la vertu, il mérite un
pardon du fait qu'il agit involontairement, de telle sorte que le blâme qu'il
reçoit est léger; et parfois même, il mérite la pitié, de telle sorte qu'il est
exempté de tout blâme.
384. On peut encore distinguer le pardon de la
pitié de manière à dire qu'il y a pardon quand il y a diminution ou suppression
totale du blâme à partir d'un jugement de la raison alors que la pitié naît
d'une passion. Or, la louange et le blâme doivent être attribués proprement à
la vertu et au vice. Et c'est pourquoi le volontaire et l'involontaire, d'après
lesquels se distinguent les notions de louange et de blâme, doivent être définis par ceux qui cherchent à savoir ce
qu'est la vertu.
385. Il présente son deuxième raisonnement là
(1109b35) où il dit: ¨ Du reste, cette
étude sera utile aux etc. ¨.
Et
ce raisonnement se tire de la science politique à laquelle notre présente étude
est ordonnée. Et il dit qu'il est utile aux législateurs de considérer le
volontaire et l'involontaire pour fixer les honneurs à attribuer à ceux qui
agissent bien, et les peines à ceux qui agissent mal, car c'est la différence
entre le volontaire et l'involontaire qui fait la différence entre les honneurs
et les peines à attribuer.
386. Ensuite (1110a1), lorsqu'il dit: ¨ Il semble que sont involontaires les actes
etc. ¨ il traite du volontaire et de
l'involontaire, mais en premier lieu de l'involontaire. En deuxième lieu, il
traite du volontaire, là (1111a23) où il dit: ¨ Donc, si l'involontaire est etc. ¨. Et la raison de cet ordre est que
l'involontaire procède d'une cause qui est simple, par exemple de la seule
ignorance ou de la seule violence, alors que le volontaire implique la
participation d'une multitude de causes.
Et
au sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il divise
l'involontaire. En deuxième lieu il définit l'un des membres de la division, là
(1110a2) où il dit: ¨ Or, est violent ce
dont le principe est etc. ¨. En troisième lieu, il définit l'autre membre
de la division, là (1110b18) où il dit: ¨ Les
actes posés par ignorance etc. ¨. Il dit donc en premier lieu que certains
actes sont involontaires de deux manières: à savoir, soit involontaires par
contrainte, soit involontaires par ignorance. Et la raison de cette division
est que l'involontaire est la privation du volontaire. Or, le volontaire
implique un mouvement de la puissance appétitive qui présuppose la connaissance
de la puissance appréhensive, du fait que le bien appréhendé meut la puissance
appétitive. Or, il y a deux manières pour un acte d'être involontaire:
premièrement par le fait que le mouvement de la puissance appétitive est
empêché et dans ce cas l'on est en présence de l'involontaire par violence;
deuxièmement parce que la connaissance de la puissance appréhensive est
empêchée, et dans ce cas l'on parle de l'involontaire par ignorance.
387. Ensuite (1110a2), lorsqu'il dit: ¨ Or, est violent ce dont etc. ¨, il
traite de l'involontaire par violence.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre ce qu'est le violent.
En deuxième lieu il écarte une erreur à ce sujet, là (1110b10) où il dit: ¨ Et si l'on disait que l'agréable et le beau
etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre ce
qu'est le violent pris absolument. En deuxième lieu, il montre ce qu'est le
violent pris relativement, là (1110a5) où il dit: ¨ Mais pour toutes les actions que nous posons par crainte de etc. ¨.
En troisième lieu, il apporte sa conclusion, là (1110b1) où il dit: ¨ Quels actes doivent alors être appelés
violents etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu qu'est violent l'acte dont le principe est extérieur à
soi-même. Il a été dit (n. 386) en
effet que la contrainte empêche le mouvement de la partie appétitive. C'est
pourquoi, puisque l'appétit est un principe intérieur, il est juste de dire que
l'acte contraint procède d'un principe extérieur; cependant, ce ne sont pas
tous les actes dont le principe est extérieur qui sont violents, mais seulement
ceux qui procèdent d'un principe extérieur de telle manière que l'appétit
intérieur ne contribue pas au même acte. Et c'est ce que Aristote dit, à savoir
que le violent dont il parle est celui dans lequel l'homme ne participe en rien
à l'acte, c'est-à-dire par l'appétit qui lui est propre. Et il parle d'agent
pour celui qui fait quelque chose par violence, et de patient pour celui qui
subit la violence. Et il présente un exemple: ainsi, si le souffle,
c'est-à-dire le vent, pousse une chose vers un certain lieu par sa violence ou
si des hommes, ayant contrôle et pouvoir sur quelqu'un, le chassent contre sa
volonté.
388. Ensuite (1110a5), lorsqu'il dit: ¨ Mais pour toutes les actions posées par
crainte de etc. ¨, il montre ce qu'est le violent pris relativement.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu, il soulève une difficulté. En
deuxième lieu, il la résout, là (1110a13) où il dit: ¨ De telles actions sont donc complexes etc. ¨. En troisième lieu, il
manifeste la solution apportée, là (1110a20) où il dit: ¨ Or, dans les actions de cette
sorte etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que certains posent des actions par crainte de plus
grands maux dans lesquels ils ont peur de tomber, ou en vue d'un certain bien
qu'ils ont peur de perdre. Par exemple,
si un tyran détenait un contrôle et un pouvoir sur nos parents et nos enfants,
et nous commandait de faire une action honteuse avec cette condition que si
nous la commettions, ils ne seraient pas tués, mais que si elle n'était pas
commise, ils le seraient.
389. La question est donc de savoir si ces actes
posés à partir de telles craintes doivent être appelés volontaires ou
involontaires. Et il présente un autre exemple tiré de ceux qui, lors d'une
tempête survenant sur la mer, jettent leur cargaison dans la mer. Cela, à
parler absolument, nul ne le ferait volontairement, mais tous ceux qui ont une
intelligence bien disposée le font pour se sauver eux-mêmes ainsi que ceux qui
les accompagnent.
390. Ensuite (1110a13), lorsqu'il dit: ¨ De telles actions sont donc complexes etc.
¨, il résout la difficulté qui précède.
Et
il le fait en concluant, à partir de ce qui a été dit (n. 387), que les actions dont
on vient de parler et qui sont posées par peur, sont complexes, c'est-à-dire
qu'elles tiennent de l'un et de l'autre, à savoir de l'involontaire certes dans
la mesure où personne ne veut purement et simplement jeter ses possessions dans
la mer; mais elles tiennent aussi du volontaire dans la mesure où celui qui est
sage veut cela en vue de son salut et du salut des autres. Cependant, ces
actions sont plus rapprochées des opérations volontaires que de celles qui sont
involontaires. La raison en est que l'action de jeter ses choses dans la mer,
ou toute autre action de ce genre, peut être considérée de deux manières. Premièrement,
en tant qu'elle est prise absolument et dans l'universel, et ainsi elle est
involontaire; deuxièmement, en tant qu'elle est prise selon les circonstances
particulières qui se présentent dans le temps dans lequel cela doit être fait
et alors elle est volontaire. Mais parce que les actes se rapportent aux
singuliers, il faut juger de la condition de l'acte davantage d'après la
considération des singuliers que d'après la considération des universels. Et
c'est là ce que dit Aristote lorsqu'il affirme que les opérations dont on vient
de parler deviennent volontaires lorsqu'elles sont accomplies, c'est-à-dire une
fois que toutes les circonstances particulières qui se présentent à ce moment
ont été considérées, et c'est d'après ce moment particulier qu'existent la fin
et l'achèvement de l'opération.
391. Et c'est pourquoi il faut dire qu'une action
est volontaire et involontaire d'après la considération du temps, lorsqu'on
l'exécute. Or il est manifeste qu'une fois qu'elle est accomplie, elle est
voulue. Ce qui est évident du fait que dans ces opérations, le principe moteur
qui fait mouvoir ses organes, c'est-à-dire qui fait appliquer les membres
corporels à l'opération, se trouve dans l'homme lui-même. Cependant, il en
irait autrement si lui-même ne mettait pas lui-même ses membres en mouvement et
que ces derniers étaient mûs par un agent plus puissant. Or, avoir en soi-même
le principe de ses actes, c'est aussi avoir en soi le pouvoir de les exécuter
ou non, ce qui relève de la nature même du volontaire. D'où il est manifeste
que de telles opérations sont proprement et véritablement volontaires.
Cependant, à parler absolument, c'est-à-dire en les considérant dans
l'universel, elles sont involontaires car nul, de lui-même, ne choisirait de
poser des opérations de la sorte sauf à cause de la crainte, ainsi que nous
l'avons dit (n. 390).
C'est
aux actions posées de plein gré que sont dus la louange, la détestation,
l'honneur et la peine; mais c'est seulement le pardon qui est dû aux opérations
posées par crainte.
392. Après avoir résolu la difficulté soulevée au
sujet des actes posés par crainte en montrant que de tels actes sont
volontaires, le Philosophe manifeste ici cette réponse en montrant que la
louange, le blâme, l'honneur et la peine sont dûs à de tels actes volontaires.
Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il montre de quelle manière la louange, le blâme, l'honneur et la
peine sont dûs à de tels actes (1110a20). En deuxième lieu, il manifeste les
difficultés qui s'élèvent à ce sujet, là (1110a30) où il dit: ¨ Or, il est difficile etc. ¨. Et au sujet
du premier point, il présente les trois degrés, sous le rapport de la louange
et du blâme, de ces actions qui sont posées par crainte.
393. Et par rapport au premier point (1110a20),
il montre que dans ces actions au sujet desquelles il a dit qu'elle sont un
mélange de volontaire et d'involontaire, il arrive parfois que certains soient
loués du fait qu'ils supportent quelque chose de dégoûtant, non pas une faute,
mais un certain affront, ou encore quelque chose de pénible, c'est-à-dire
quelque chose de souffrant, pour cette raison qu'ils persévèrent dans la
poursuite de beaux et grands biens, par exemple de certains actes vertueux.
Mais parfois, c'est l'inverse qui se produit: ils sont blâmés, car il semble
que ce soit le propre de l'homme pervers de supporter ce qui est honteux,
c'est-à-dire de subir d'immenses confusions pour un profit qui est nul ou de
peu d'importance. En effet, personne ne supporte un mal pour conserver un certain
bien, à moins que ce bien ne l'emporte dans son coeur sur ces autres biens
auxquels s'opposent les maux qu'il supporte. Or, il appartient à un appétit
déréglé de préférer des biens négligeables à de grands biens
qui sont détruits par de grands maux. Et c'est pourquoi il dit que cela
est le fait d'un homme pervers dont l'appétit est déréglé.
394. Il présente le deuxième degré de ces actions
là (1110a23) où il dit: ¨ Dans certains
cas, ce n'est pas la louange, mais etc. ¨.
Et
il dit que dans certaines actions posées par crainte, ce n'est pas la louange
qui est méritée, mais seulement le pardon, comme c'est le cas lorsque quelqu'un
pose des actes qu'il ne faut pas poser, par exemple certains actes qui ne
conviennent pas à son état et qui ne sont pas très graves, à cause de la
crainte d'autres maux dont le poids dépasse la nature humaine et que nul ne
pourrait supporter, surtout en raison de cette cause, par exemple s'il fallait
à quelqu'un supporter la brûlure d'un feu à moins de dire un mensonge honteux ou
de poser des gestes vils et méprisables qui ne conviennent pas à sa dignité.
395. Il présente le troisième degré des ces
actions, là (1110a27) où il dit: ¨ Peut-être
existe-t-il des cas où il ne faut pas etc. ¨.
Et
il dit que certaines actions sont à ce point mauvaises qu'aucune force ne peut
être admise pour les faire et que l'homme doit plutôt accepter la mort en
endurant les plus terribles tourments que de poser de telles actions, comme le
fit le bienheureux Laurent qui supporta les brûlures du gril pour ne pas offrir
des sacrifices aux idoles. Et c'est là ce que le Philosophe dit, ou bien parce
la gloire, après la mort, reste à celui qui meurt pour la vertu, ou bien parce
que persister avec force dans le bien de la vertu est à ce point bon que la longue
durée de la vie, que l'homme perd en mourant, ne peut égaler ce bien. Et c'est
pourquoi il ajoute que les Alcméona, c'est-à-dire le poème fait par Euripide au
sujet d'Alcméon, sont ridicules: il y raconte en effet que Alcméon fut poussé à
tuer sa mère sous l'ordre de son père qui le lui commanda alors qu'il mourait
lors de la guerre thébaine à laquelle il allait suite au conseil de son épouse.
396. Ensuite (1110a30), lorsqu'il dit: ¨ Or, il est difficile etc. ¨, il présente
deux difficultés qui surgissent au sujet de telles opérations.
Et
la première de ces difficultés se rapporte au jugement de la raison. Et il dit
qu'il est parfois difficile de juger de la conduite à choisir pour éviter le
mal, et quels maux il faut supporter plutôt que tels autres pour ne pas
s'écarter de tout bien.
397. Et la deuxième difficulté, qu'il présente là
(1110a32) où il dit: ¨ Il est encore plus
difficile de etc. ¨, se rapporte à l'immuabilité du sentiment.
Et
il dit qu'il est encore plus difficile à l'homme de s'en tenir avec
persévérance à ce qu'il connaît par le jugement de sa raison que de juger
correctement de ce qu'il faut faire. Et il donne la raison de cette difficulté
en disant que comme il arrive bien souvent, les choses auxquelles on s'attend
sont pénibles, c'est-à-dire affligeantes et douloureuses, et celles auxquelles
les hommes sont contraints par la crainte sont déshonorantes. Or, il est
difficile que le sentiment de l'homme ne soit pas ébranlé par la crainte de la
douleur. Et parce que les actes auxquels l'homme est contraint par de telles
craintes sont déshonorants, il convient que des blâmes s'élèvent contre ceux
qui sont contraints par la peur de la souffrance à faire de telles actions;
mais à ceux qui ne peuvent être contraints à les faire, ce sont des éloges qu'on
doit adresser.
398. Ensuite (1110b2), lorsqu'il dit: ¨ Quels actes allons-nous donc etc. ¨, il
conclut ce qu'il vient de dire et il donne la raison de certains de ces dires.
Et
en premier lieu il rappelle la question principale, à savoir quels sont les
actes que nous devons appeler violents? En deuxième lieu, il rappelle la
réponse par rapport à ce qui est violent pris absolument, dont la cause est
extérieure de telle manière que celui qui agit par violence n'a aucunement
l'intention d'y participer. En troisième lieu il rappelle ce qu'il a dit au
sujet de ces actions qui présentent un mélange de volontaire et d'involontaire.
Et il dit que ces actes qui, en eux-mêmes et pris absolument et
universellement, sont involontaires, deviennent volontaires à un moment
déterminé et à cause d'événements déterminés. Et bien que ces actes soient en
eux-mêmes involontaires, cependant puisque le principe est intérieur à
l'opération, c'est pourquoi on doit les appeler volontaires d'après ce temps
déterminé et pour les causes qui y sont rattachées. Et par conséquent il est
clair que ces actes ressemblent davantage à des actes volontaires qu'à des
actes involontaires car ils sont volontaires si l'on considère les
circonstances particulières dans lesquelles les actions consistent.
399. En quatrième lieu, il rappelle ce qu'il
avait dit au sujet de la difficulté qui se présente pour de tels actes. Et il
dit qu'il n'est pas facile de rendre une décision sur l'acte à poser de
préférence à un autre. Et il en donne la raison en disant que de nombreuses
différences se présentent dans les cas particuliers. Et c'est pourquoi le
jugement à porter à leur sujet ne peut être compris dans des règles
déterminées, et il reste donc à être évalué par celui qui est prudent.
400. Ensuite (1110b10), lorsqu'il dit: ¨ Et si l'on disait que le délectable etc.
¨, il écarte une erreur exprimée par certains au sujet des actes qui sont posés
par violence.
En
effet, parce que l'homme est un être qui agit selon la raison, il a semblé à
certains que l'homme fait par soi et comme volontairement uniquement ce qu'il
fait selon sa raison, et en outre que lorsqu'il arrive à l'homme d'agir à
l'encontre de sa raison ou en vue du désir de quelque chose d'agréable ou
encore par envie d'un bien extérieur, il agit par violence. Et c'est pourquoi
ceux-là affirmaient que les choses délectables et les biens extérieurs, par
exemple les richesses, agissent sur nous par violence, c'est-à-dire dans la
mesure où, puisqu'ils nous sont extérieurs, ils poussent l'homme à agir à l'encontre
de la raison. Mais Aristote réfute cette position au moyen de cinq
raisonnements.
401. Et voici le premier de ces raisonnements. Si
les choses extérieures, dans la mesure où elles sont délectables et sont vues
comme des biens, causent dans l'homme une violence, il s'ensuit alors que tout
ce que nous faisons dans les activités humaines est fait par violence et que
plus rien ne sera volontaire: en effet, toutes les opérations que les hommes
posent, c'est justement en vue de cela qu'ils les posent, à savoir en vue d'un
bien délectable ou en vue de toute autre sorte de bien. Or, cette conséquence
étant absurde, le principe l'est aussi.
402. Il présente son deuxième raisonnement là
(1110b12) où il dit: ¨ Et certains,
contraints, n'agissent qu'à etc. ¨. Et voici ce raisonnement.
Tous
ceux qui agissent par violence et involontairement agissent dans la peine.
C'est pourquoi, au cinquième livre de la Métaphysique
(V. 1V, cap. V; S. Thom., Lib. V, lect. V1, 829-831), il est dit avec raison
que la nécessité est affligeante car elle est contraire à la volonté. Au
contraire, ceux qui agissent en vue de parvenir à un bien délectable le font
avec plaisir. Ils n'agissent donc pas par violence et à contre-coeur.
403. Et voici le troisième raisonnement qu'il
présente là (1110b15) où il dit: ¨ En
effet, il serait ridicule de etc. ¨.
Et
il dit qu'il est ridicule de s'en prendre, c'est-à-dire d'accuser ce qui nous
est extérieur et non nous-mêmes du fait d'être devenus blâmables et d'avoir
permis à de tels plaisirs de nous dominer: en effet, notre volonté n'est pas
mue nécessairement par les choses désirables, mais elle a le pouvoir de leur
résister ou non, du fait qu'aucune de ces choses n'a raison de bien universel
et parfait, contrairement à la félicité que nous voulons tous nécessairement.
404. Et voici son quatrième raisonnement, là
(1110b16) où il dit: ¨ Et de s'attribuer
à soi-même les biens alors que etc. ¨.
Et
il dit qu'il est ridicule de s'attribuer à soi-même la responsabilité des biens
et des actions vertueuses, et d'attribuer aux biens délectables, en tant qu'ils
excitent nos désirs, la responsabilité de nos actes ignobles. Et il affirme
qu'une telle attitude est ridicule parce que les actions contraires ont pour
cause une même puissance rationnelle. Et c'est pourquoi il faut dire que tout
comme la raison qui agit par elle-même est la cause des actions vertueuses, de
même aussi, lorsqu'elle suit les passions, elle est cause des actions
vicieuses.
405. Il présente son cinquième raisonnement là
(1110b17) où il dit: ¨ Il apparaît donc
clairement qu'on appelle violent etc. ¨.
Et
il dit qu'est violent l'acte dont le principe est extérieur de telle manière
que celui qui le subit ne participe en rien à cet acte. Mais celui qui agit en
vue de biens extérieurs participe à cet acte. Donc, bien que le principe qui
incline sa volonté soit extérieur, cependant son opération n'est violente ni
absolument, parce qu'il participe à l'opération, ni par mixité, car dans les
opérations qui sont mixtes, rien n'est rendu volontaire absolument comme c'est
le cas ici. Et c'est pourquoi l'homme agissait tantôt avec peine et qu'il agit
ici avec plaisir, comme nous l'avons dit (n. 402).
Il
traite ici de l'involontaire par ignorance, où il présente trois différences
relativement à l'ignorance elle-même, lesquelles se vérifient d'après les
différentes actions posées par ignorance.
406. Après avoir traité de l'involontaire par
violence, il traite ici de l'involontaire par ignorance. et à ce sujet, il fait
deux choses.
En
premier lieu, il montre de quelle manière quelque chose est involontaire par
ignorance (1110b18). En deuxième lieu, il manifeste certains énoncés qu'il
avait exprimés, là (1111a3) où il dit: ¨ Donc,
peut-être ne sera-t-il pas mauvais etc. ¨.
Au
sujet du premier point (1110b18), il présente trois différences relativement à
l'ignorance, dont la première se vérifie selon que ce qui est fait par
ignorance se présente différemment à la volonté. Parfois, en effet, ce qui est
fait pas ignorance est contraire à la volonté et alors on l'appelle proprement
involontaire. Mais parfois, un tel acte n'est pas contraire à la volonté mais
seulement en dehors de la volonté en tant qu'il est ignoré. Et dans ce cas, cet
acte n'est pas appelé involontaire, mais plutôt non volontaire.
407. Il dit donc que ce qui est fait par
ignorance, c'est-à-dire de telle manière que l'ignorance en soit la cause, est
absolument non volontaire du fait que l'acte de la volonté ne s'y porte pas. En
effet, l'acte de la volonté ne peut se porter sur ce qui est tout à fait ignoré
puisque l'objet même de la volonté est le bien connu. Mais plus précisément
l'acte qui est posé par ignorance en est un qui est attristant, dont on connaît
par la suite qu'il est contraire à la volonté et qui pour cette raison
introduit dans l'âme une tristesse et un regret, lequel est une sorte de
tristesse à l'égard des choses qui ont été faites. En effet, un acte est
attristant du fait qu'il est contraire à la volonté, comme le dit le Philosophe
au cinquière livre de la Métaphysique
(Lib. 1V, cap. V, 2; S. Thoom., Lib. V. lest. V1, 829-831).
408. En effet, celui qui fait quelque chose par
ignorance et n'est pas attristé par ce qu'il a fait après l'avoir connu, par
exemple s'il a reçu de l'argent en croyant que c'était de l'étain, ne pourra
pas dire qu'il a reçu cet argent en le voulant puisqu'il ne savait pas que
c'était de l'argent; et on ne pourra pas dire de lui non plus qu'il l'a reçu
contre son gré, c'est-à-dire qu'il a reçu l'argent contre sa volonté, puisqu'il
n'est pas attristé par le fait qu'il a reçu l'argent par ignorance. Mais c'est
celui qui éprouve une peine et un regret de ce qu'il a fait par ignorance qui
agit contre son gré, comme celui qui recevrait de l'étain en croyant que c'est
de l'argent. Mais parce que celui qui n'éprouve aucun regret diffère de celui
qui en éprouve et dont on dit qu'il agit contre son gré, on dira de lui qu'il
n'agit pas de son plein gré. En effet, parce qu'il diffère selon la chose de
celui qui agit contre son gré, il est
préférable de lui donner un nom propre et distinct.
409. Il présente une deuxième différence là
(1110b25) où il dit: ¨ Il semble donc
qu'autre est celui etc. ¨.
Cette
différence se prend certes d'après la différence qui existe entre ce qu'on fait
et l'ignorance, laquelle est parfois la cause de ce qui est fait mais qui
procède parfois d'une autre cause. Il dit donc que ce qu'on fait par ignorance
est autre que ce qu'on fait sans savoir ce qu'on fait. Parfois, en effet, celui
qui fait quelque chose sans savoir ce qu'il fait n'agit pas par ignorance. Par
exemple, celui qui est ivre ou en colère n'agit pas par ignorance, mais par
ivresse ou par colère, et cependant aucun d'eux n'agit en sachant ce qu'il
fait, car c'est par l'ivresse et la colère que l'ignorance est causée, tout
comme l'opération elle-même. Et ainsi, l'ignorance se présente comme
accompagnant l'opération et non comme en étant la cause de l'opération.
410. Et il conclut à partir de là que tout comme
celui qui se fâche agit en ignorant ce qu'il fait et non par ignorance mais par
colère, de même tout homme méchant agit non pas par ignorance, mais en ignorant
quels biens il doit faire et quels maux il doit
fuir en particulier, c'est-à-dire dans la mesure où il estime qu'il doit
faire ce mal et qu'il doit cesser de faire ce bien maintenant. Et c'est pour
cette raison qu'il commet une faute, c'est-à-dire parce qu'il fait ce qu'il ne
faut pas faire. Or, ceux qui ignorent ce qu'ils font sont généralement injustes
à l'égard des autres et mauvais à l'égard d'eux-mêmes. D'où il est clair que du
fait que l'on agisse en ignorant ce que l'on fait et non par ignorance, cela ne
rend pas l'acte involontaire: en effet, aucun de ceux qui agissent
involontairement ne devient pour cette raison injuste ou méchant.
411. Il présente la troisième différence là
(1110b30) où il dit: ¨ Il veut donc
définir l'involontaire etc. ¨.
Et
cette différence se tire du côté de ce qui est ignoré. Et il faut considérer
ici qu'il peut exister deux sortes d'ignorance. La première est celle selon
laquelle quelqu'un ignore ce qu'il faut faire ou éviter. Et il dit que cette
ignorance est celle de ce qui convient, c'est-à-dire de ce qu'il faut faire.
Or, une telle ignorance n'est pas la cause de l'involontaire, car une ignorance
de cette sorte ne peut arriver que par négligence à l'homme ayant l'usage de la
raison. En effet, chacun est tenu de se montrer soucieux de savoir ce qu'il
doit faire ou éviter. C'est pourquoi, si l'ignorance elle-même est considérée
comme étant volontaire, alors l'homme ne cherche pas à l'éviter comme il est
tenu de le faire, et par conséquent l'acte qui sera posé par une telle
ignorance ne sera pas jugé comme étant involontaire. Et c'est ce que dit
Aristote, à savoir que l'involontaire implique, c'est-à-dire qu'il se définit
naturellement non pas par l'ignorance de ce qu'il convient de faire,
c'est-à-dire de ce qui prépare l'acte. Or, il est possible à quelqu'un
d'ignorer cela de deux manières.
412. Premièrement lors d'un choix particulier:
par exemple lorsque quelqu'un, en raison d'un désir, estime qu'il doit
maintenant forniquer. Deuxièmement, il peut le faire dans l'universel, comme on
le voit chez celui qui croit que toute fornication est licite. Or, l'une et
l'autre ignorance appartient à celui qui contribue à l'acte. C'est pourquoi
aucune d'elles ne cause l'involontaire. Et c'est ce que le Philosophe dit, à
savoir que cette ignorance qui est dans le choix particulier, c'est-à-dire
celle par laquelle l'on estime que l'on doit faire ce mal maintenant, n'est pas
la cause de l'involontaire, mais elle est plutôt cause du vice, c'est-à-dire de
la faute. Et même l'ignorance qui est dans l'universel n'est pas cause de
l'involontaire, parce que l'on mérite le blâme pour une telle ignorance. Or,
nul n'est blâmé pour un acte involontaire, ainsi que nous l'avons établi plus
haut (n. 410).
413. Mais il y a aussi l'ignorance des conditions
particulières, à savoir si cette femme est une épouse, si cet homme est un
père, ou si ce lieu est sacré. Et telles sont les circonstances dans lesquelles
se déroulent les actions humaines, et c'est par la juste ignorance de ces
circonstances que quelqu'un mérite la pitié et le pardon, du fait que celui qui
ignore l'une d'elles agit involontairement. D'où il est clair que c'est
l'ignorance de ces circonstances particulières, et non pas l'ignorance de ce
qu'il convient de faire, qui est cause de l'involontaire.
414. Ensuite (1111a2), lorsqu'il dit: ¨ Donc, peut-être ne sera-t-il pas mauvais etc.
¨, il manifeste ce qu'il vient de dire, à savoir: quelles sont ces
circonstances dont l'ignorance cause l'involontaire.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il dit quelles sont ces
circonstances. En deuxième lieu, il dit de quelle manière elles sont ignorées,
là (1111a5) où il dit: ¨ Donc, toutes ces
circonstances, nul etc. ¨. Troisièmement, il dit de quelle manière
l'ignorance de ces circonstances cause l'involontaire, là (1111a17) où il dit:
¨ Étant donnée l'ignorance de toutes etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il faut considérer que les circonstances ne sont rien
d'autre que des conditions particulières de l'acte humain, lesquelles peuvent
certes se prendre soit du côté des
causes de l'acte, soit du côté de l'acte lui-même. Or, la cause de l'acte est soit
l'agent, soit la fin. Or, l'agent est soit l'agent principal, soit l'agent
instrumental. Et du côté de l'acte, trois aspects peuvent être considérés, à
savoir le genre de l'acte, sa matière ou son objet, et enfin le mode d'action.
Et c'est d'après ces divisions que le Philosophe présente ici six
circonstances. Et il dit qu'il n'est peut-être
pas mauvais mais plutôt préférable de déterminer la nature et le nombre de
ces circonstances particulières dont l'ignorance cause l'involontaire. Et il se
sert de cet adverbe (peut-être)
signifiant le doute, comme il le fait à plusieurs autres endroits dans ce
livre, en raison de l'incertitude liée à la matière morale.
415. Donc, en énumérant ces circonstances, il dit
qui, laquelle se rapporte à la
personne de l'agent principal; puis, il ajoute quoi, c'est-à-dire ce qui
est fait et qui indique le genre de l'action; et sur quoi, qui se rapporte
à la matière ou à l'objet. Et il ajoute aussi relativement à cela ce qui appartient à la mesure de l'acte comme
de l'agent, c'est-à-dire le lieu et le temps, comme il dit, dans lesquels il
agit. Car toutes les choses extérieures semblent avoir un rapport à l'acte
humain. Or, Cicéron fait entrer ce qu'on appelle sur quoi dans ce qu'on appelle le quoi. Et ce qu'on appelle ce
en quoi, il le divise en deux circonstances, c'est-à-dire le quand et le où.
416. Et il fait une subdivision par rapport à
l'agent instrumental. Parfois, comme circonstance, il faut indiquer ce par quoi, c'est-à-dire l'instrument.
En effet, ce n'est certes pas toute action qui s'accomplit au moyen d'un
instrument, par exemple l'intellection et le vouloir. Au lieu de cette
expression, certains disent par quels
auxiliaires. Car celui à qui un auxiliaire est fourni se sert de cet
auxiliaire comme d'un instrument. Et en ce qui concerne la fin, il dit: ce en vue de quoi, par exemple lorsque
le médecin fait une entaille en vue de guérir. Et en ce qui concerne le mode
d'action, il dit: de quelle manière,
par exemple avec douceur, c'est-à-dire légèrement, ou avec violence,
c'est-à-dire fortement.
417. Ensuite (1111a5), lorsqu'il dit: ¨ Donc, toutes ces circonstances, nul etc.
¨, il montre de quelle manière les circonstances dont on vient de parler sont
ignorées. Et il dit que nul, à moins d'être fou, n'ignore toutes ces
circonstances dont on vient de parler. Et parmi les autres circonstances, il
est manifeste qu'il ne peut ignorer ce qu'il fait, car il faudrait alors qu'il
s'ignore lui-même, ce qui est impossible. Mais il peut arriver que l'agent
ignore ce qu'il fait, comme ceux qui disent des choses qu'il ne fallait pas
dire, par exemple ceux qui disent en s'excusant que des mots se sont échappés
de leur mémoire, ou qu'ils n'ont jamais su que ces choses étaient indicibles,
c'est-à-dire qu'elles ne devaient pas être dites, comme les mystères secrets
révélès par un certain poète nommé Eschyle. Mais celui qui parle de ces choses
ignore ce qu'il fait car il ignore que cela est une révélation de ce qui doit
être gardé secret.
418. Et il présente un autre exemple par rapport
à des faits: par exemple, l'archer qui veut montrer à son disciple de quelle
manière il faut lancer les flèches et qui se trouve alors à être poussé vers
quelque chose, c'est-à-dire vers la flèche. Celui-là ignore ce qu'il fait car
il ignore qu'il tombera sur la flèche. Ensuite il présente un exemple de
l'ignorance qui est relative à ce sur
quoi, comme celui qui, prenant son fils pour l'ennemi qui combat sa maison,
le tue, tout comme une certaine femme nommée Mérope tua son fils. Et il est
clair par conséquent que pour un événement de la sorte l'homme sait ce qu'il
fait car il sait qu'il tue, mais il ne sait pas sur quoi il le fait, car il ne
sait pas qu'il tue son fils.
419. Par ailleurs, il présente un exemple sur
l'ignorance relative à l'instrument: par exemple si quelqu'un se sert dans un
jeu de lance d'une lance acérée en croyant qu'elle est arrondie par le
retranchement du fer, ou si quelqu'un croit que la pierre dont il se sert est
une pierre ponce.
420. Et en outre il présente plus loin un exemple
sur l'ignorance de la fin. Et il dit que si un médecin, un assistant ou un
maître de gymnase, en visant la guérison corporelle d'un homme, le tue en le
frappant, alors ces derniers ignorent la fin: non pas celle qu'ils
recherchaient, mais celle qui est consécutive à leur action. Ils ignoraient en
effet que leurs opérations allaient conduire à une telle fin.
421. Et finalement il présente un exemple
d'ignorance relatif au mode d'action: comme celui qui, croyant allonger
doucement la main pour montrer de quelle manière il faut frapper comme on le
fait dans la lutte, frappe violemment. Ce dernier ignorait en effet qu'il
frapperait violemment.
422. Ensuite (1111a18), lorsqu'il dit: ¨ Étant donnée l'ignorance de toutes etc.
¨, il montre de quelle manière l'ignorance de toutes ces circonstances cause
l'involontaire.
Et
en premier lieu il dit que puisque l'ignorance peut survenir relativement à
n'importe quelle de ces cinq circonstances qui concourrent à l'accomplissement
de l'opération, celui qui ignorera l'une d'elles semblera agir contre son gré
ou involontairement, bien que son action ne soit pas également involontaire par
rapport à toutes les circonstances, mais elle le sera surtout s'il ignore les
circonstances principales.
423. Et en deuxième lieu, là (1111a20) où il dit:
¨ Or, les principales circonstances sont
etc. ¨, il manifeste quelles sont les principales circonstances.
Et
il dit que les principales circonstances semblent être d'une part ce sur quoi
porte l'opération, c'est-à-dire l'objet ou la matière de l'acte, d'autre part
ce en vue de quoi l'acte est posé, c'est-à-dire la fin. Car les actes tirent
leurs espèces de leurs objets. En effet, tout comme la matière est l'objet de
l'acte extérieur, de même la fin est l'objet de l'acte intérieur de la volonté.
424. En troisième lieu, là (1111a22) où il dit: ¨
C'est d'après une telle ignorance etc..¨,
il dit que l'ignorance de ces circonstances ne suffit pas à causer
l'involontaire. Et il dit que puisque l'involontaire se dit d'après l'ignorance
dont on vient de parler, l'involontaire exige encore que l'opération
s'accompagne de tristesse et de regret, comme nous l'avons dit plus haut (n. 408).
Il
montre ce qu'est le spontané ou le volontaire, et il le définit comme étant
l'acte dont le principe est intrinsèque à l'agent qui connaît les
circonstances.
425. Après avoir traité de l'involontaire, le
Philosophe traite ici du volontaire.
Et
en premier lieu il montre ce qu'est le volontaire (1111a23). En deuxième lieu,
il écarte une certaine erreur à ce sujet, là (1111a25) où il dit: ¨ Peut-être est-ce à tort que etc. ¨.
Au
sujet du premier point (1111a23) il faut considérer que bien que l'involontaire
se dise d'après la négation du volontaire, cependant, si l'on regarde les
causes, quelque chose est appelé volontaire par éloignement de ce qui cause
l'involontaire, comme la violence et l'ignorance. Et parce que toute chose est
connue par sa cause, c'est pourquoi il tire la définition du volontaire de la
suppression des causes de l'involontaire. Et il dit que puisque l'involontaire
se produit par l'intervention d'une force extérieure et par l'ignorance, comme
nous l'avons dit plus haut (n. 386),
le volontaire semble être ce dont le principe réside dans l'agent lui-même. Et
par conséquent, le volontaire exclut la violence, de telle manière cependant
que l'agent lui-même connaisse les circonstances particulières qui se
rapportent à l'opération. Et en disant cela, il écarte l'ignorance qui cause
l'involontaire.
426. Ensuite (1111a25), lorsqu'il dit: ¨ Peut-être est-ce à tort que etc. ¨, il
écarte une certaine erreur qu'il présente en premier lieu.
En
effet, certains ont pensé que le volontaire n'est pas tout ce dont le principe
est intérieur et qui s'accompagne de la connaissance des circonstances. Il peut
arriver en effet que ce principe qui est intérieur ne soit pas l'appétit
rationnel qu'on appelle volonté et d'où
se tire le terme volontaire, mais plutôt quelque passion de l'appétit sensitif,
par exemple la colère ou le désir, ou quelque chose d'autre de même nature. Et
le Philosophe affirme qu'on a peut-être tort de dire cela. Et il faut noter ici
que parce que les passions de l'appétit sensitif sont excitées par les choses
extérieures appréhendées par les sens, cette erreur semble être de même nature
que celle qu'il a soulevée plus haut (n. 400-405),
selon laquelle il disait que les choses extérieures causent une violence. Mais
il fallait examiner cela à cet endroit parce qu'il y traitait du violent dont
le principe est extérieur. Or, on doit ici examiner cette nouvelle difficulté
où il est question du volontaire dont le principe est intérieur, car les
passions résident à l'intérieur de nous.
427. En deuxième lieu, là (1111a26) où il dit: ¨ Car premièrement, dans ce cas, nul etc.
¨, il réfute l'opinion qui précède au moyen de cinq raisonnements.
Et
voici le premier de ces raisonnements. Toutes les opérations que posent les
bêtes et les enfants, ils les posent en suivant une passion de l'appétit
sensible et non d'après l'appétit intellectuel puisqu'ils sont privés de
l'usage de la raison. Donc, si les opérations qui sont posées par colère, désir
ou par toute autre passion de l'appétit sensitif étaient involontaires, il
s'ensuivrait qu'aucune bête et aucun enfant n'agirait volontairement. Or, on
dit au contraire à leur sujet qu'ils agissent volontairement, non pas parce que
leurs opérations procèdent de la volonté, mais parce qu'ils agissent
spontanément par un mouvement qui leur est propre, de telle manière qu'ils ne sont
pas mus par un principe extérieur. On appelle en effet volontaire ce qu'on fait
spontanément et qui procède d'un mouvement propre. Donc, les opérations qui
sont posées par colère ou désir sont volontaires.
428. Voici le deuxième raisonnement qu'il présente
là (1111a27) où il dit: ¨ Ensuite, est-ce
qu'aucun de ces actes etc. ¨.
Si
les actes qui sont posés par colère ou par désir ne sont pas volontaires, ou
bien cela sera universellement vrai, ou bien cela sera vrai pour les maux mais
non pour les biens, c'est-à-dire de telle manière que les biens que quelqu'un
fait par passion seraient faits volontairement, contrairement aux maux qui
seraient faits non volontairement. Et ils disaient peut-être cela parce que les
biens s'accordent avec la raison à laquelle les maux s'opposent. Or, la volonté
est dans la raison. Mais cette deuxième hypothèse semble ridicule, puisqu'il
n'existe qu'une seule cause pour toutes les opérations que l'homme pose,
qu'elles soient bonnes ou mauvaises: et cette cause est la volonté. En effet,
ce n'est pas à chaque fois que la colère ou que le désir croît que l'homme se
jette dans l'action, à moins que ne survienne le consentement de l'appétit
rationnel. De la même manière aussi, la première hypothèse semble ridicule, à
savoir celle qui appelle non volontaires les biens qu'il faut désirer aussi
selon la passion. Car en ce qui concerne les choses qu'il faut désirer, la
raison y conduit par la volonté. Or, dans certains cas, il faut se mettre en
colère, par exemple pour réprimer les fautes. Et de la même manière, il y a
certaines choses qu'il faut désirer, comme la santé et l'instruction. Il
s'ensuit donc qu'il est faux de dire que les opérations qui sont posées par
passion ne sont pas volontaires.
429. Il présente ici son troisième raisonnement
là (1111a34) où il dit: ¨ Il semble aussi
que les actes involontaires causent de la tristesse etc. ¨.
Les
actes violents causent de la tristesse. Or, ceux qui sont accomplis par désir
s'accompagnent de plaisir. Donc, ils ne sont pas involontaires.
430. Voici le quatrième raisonnement qu'il
présente là (1111a36) où il dit: ¨ Mais
en outre, quelle différence y a-t-il etc. ¨.
Comme
il l'a établi précédemment (nn. 383;
393), on doit blâmer et fuir les
fautes qui sont volontaires. Et on ne peut en dire autant des fautes qui sont
involontaires que l'homme ne peut ni fuir ni être blâmé à cause d'elles. Mais
tout comme les fautes qui procèdent d'une pensée, c'est-à-dire d'une
délibération, doivent être évitées et blâmées, de même aussi celles qui
procèdent de la colère ou d'une autre passion. En effet, l'homme peut résister
à la passion par la volonté. C'est pourquoi l'on est blâmé si l'on pose une
action honteuse par passion. Donc, les opérations qui procèdent d'une
délibération ne diffèrent pas, sous le rapport
du volontaire, des autres qui procèdent d'une passion.
431. Voici le cinquième raisonnement qu'il
présente là (1111b2) où il dit: ¨ Les
passions irrationnelles ne semblent pas moins etc. ¨.
Les
passions irrationnelles, c'est-à-dire les appétits sensitifs, semblent être
humaines, c'est-à-dire en ce sens que l'appétit sensitif peut obéir à la
raison, comme il a été dit plus haut (n. 272).
Donc, les opérations qui procèdent de la colère, du désir et des autres
passions sont elles aussi humaines. Or, nulle opération involontaire n'est
humaine. En effet, ni la louange ni le blâme ne sont attribués à l'homme qui
agit involontairement. Il est donc faux de dire que les actes qui procèdent de
la passion sont involontaires.
Il
traite du choix, dont il affirme que le genre est le volontaire; et il montre
que le choix n'est ni le désir, ni la colère, ni l'opinion; il montre en outre
qu'il existe une certaine différence entre le choix et la volonté, étant donné
que le choix lui-même n'est pas éloigné de la volonté.
432. Après avoir traité du volontaire et de
l'involontaire, le Philosophe traite ici du choix.
Et
en premier lieu il traite du choix lui-même (1111b4). En deuxième lieu, il
traite du conseil qui est placé dans la définition du choix, là (1112a18) où il
dit: ¨ Est-ce qu'il y a lieu de délibérer
sur tout etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre qu'il
appartient à cet enseignement de considérer le choix. En deuxième lieu, il se
demande ce qu'est le choix, là (1111b5) où il dit: ¨ Le choix semble bien être volontaire etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1111b4) qu'après avoir traité du volontaire et de
l'involontaire, il faut ensuite passer à la définition du choix, parce qu'il
présente en bref les choses qui sont nécessaires à la considération du choix.
Et il prouve ici qu'il appartient à cette science de traiter du choix, parce
que le choix semble au plus haut point être propre à la vertu sur laquelle se
porte principalement notre rercherche actuelle.
433. Et la raison en est manifestée du fait que,
puisque c'est de l'habitus de la vertu que procèdent à la fois le choix
intérieur et l'opération extérieure, on discerne mieux à partir du choix qu'à
partir des opérations extérieures si les moeurs sont vertueuses ou vicieuses.
En effet, tout homme vertueux choisit le bien mais parfois il ne le fait pas en
raison d'obstacles extérieurs. Et celui qui est vicieux accomplit parfois une
action vertueuse, non pas à partir d'un choix vertueux, mais par crainte ou
pour une fin qui ne convient pas, par exemple pour une vaine gloire ou pour
quelque chose d'autre de même nature: c'est pourquoi il est clair qu'il
appartient à notre propos actuel de considérer le choix.
434. Ensuite (1111b6), lorsqu'il dit: ¨ Le choix semble bien être volontaire etc.
¨, il montre ce qu'est le choix.
Et
en premier lieu il en cherche le genre. En deuxième lieu, il en cherche les
différences là (1111b11) où il dit: ¨ Mais
ceux qui disent que le choix s'identifie au désir etc. ¨. En troisième
lieu, il en tire la définition là (1112a15) où il dit: ¨ Mais qu'est donc ce choix et quelle en est la nature etc. ¨.
Or,
le genre du choix, c'est le volontaire, car le volontaire s'attribue
universellement au choix et a plus d'extension que lui. C'est pourquoi il dit
en premier que tout choix est un certain volontaire: c'est-à-dire que le choix
et le volontaire ne sont pas absolument identiques, mais le volontaire a plus
d'extension, ce qu'il prouve par deux raisonnements.
435. Et il présente le premier raisonnement là
(1111b8) où il dit: ¨ Les enfants et tous
les animaux semblent bien agir volontairement etc. ¨.
Les
enfants et les autres animaux participent du volontaire, c'est-à-dire dans la
mesure où ils agissent spontanément et par un mouvement qui leur est propre,
ainsi que nous l'avons dit plus haut (n. 427).
Cependant, ils ne participent pas du choix puisqu'ils n'agissent pas en partant
d'une délibération que présuppose le choix: donc, le volontaire a plus
d'extension que le choix.
436. Et il présente son deuxième raisonnement là
(1111b10) où il dit: ¨ Et nous appelons
certes volontaires les actes soudains etc. ¨.
Et
lorsque nous posons des actes soudains, nous disons de ces actes qu'ils sont
volontaires puisque leur principe réside en nous; on ne dit cependant pas
qu'ils sont posés par choix car ils ne procèdent pas d'une délibération. Le
volontaire a donc plus d'extension que le choix.
437. Ensuite (1111b11), lorsqu'il dit: ¨ Mais ceux qui disent que le choix
s'identifie à etc. ¨, il recherche les différences qui entrent dans la
définition du choix en prouvant que le choix diffère de ce à quoi il ressemble.
Et
à ce sujet, il fait deux choses. En premier lieu il présente ce qu'il se
propose de montrer. En deuxième lieu, il prouve ce qu'il se propose de montrer,
là (1111b14) où il dit: ¨ Le choix n'a
rien de commun etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que certains ont soutenu que le choix s'identifie au
désir, car les deux impliquent un certain mouvement de l'appétit vers un bien.
Et d'autres ont soutenu que le choix est identique à la colère peut-être pour
cette raison que dans les deux on retrouve un certain usage de la raison. En
effet, celui qui est en colère se sert de sa raison pour autant qu'il juge que
l'offense qui lui a été faite est digne de vengeance. Mais d'autres, pensant
que le choix est dépourvu de passion, ont attribué le choix à la partie
rationnelle, soit du côté de l'appétit, en disant qu'il est la volonté, soit du
côté de l'appréhension, en disant qu'il est une sorte d'opinion. Et tous les
principes des actes humains sont entièrement compris dans ces quatre parties, à
savoir la raison à laquelle appartient l'opinion, l'appétit rationnel qui est
la volonté, l'appétit sensible qui se divise en irascible, auquel appartient la
colère, et en concupiscible auquel appartient le désir. Et le Philosophe
affirme que ceux-là, à savoir ceux qui soutiennent que le choix s'identifie
avec l'une de ces quatre parties, ne s'expriment pas correctement.
438. Ensuite, là (1111b14) où il dit: ¨ Le choix n'a rien de commun avec etc. ¨,
il prouve son propos.
Et
en premier lieu, il montre que le choix n'est pas le désir. En deuxième lieu,
il montre que le choix n'est pas la colère, là (1111b18) où il dit: ¨ Le choix est encore moins la colère etc.
¨. En troisième lieu, il montre que le choix n'est pas la volonté, là (1111b20)
où il dit: ¨ Le choix n'est pas non plus
la volonté etc. ¨. Enfin, en quatrième lieu, il montre que le choix n'est
pas l'opinion, là (1111b31) où il dit: ¨ Il
n'est pas non plus une opinion etc. ¨.
Et
au sujet du premier point, il présente quatre raisonnements, dont le premier
est commun à la colère et au désir, et que voici. Le désir et la colère sont
communs aux hommes et aux animaux irrationnels. Mais on ne retrouve pas le
choix délibéré chez les animaux irrationnels, ainsi que nous l'avons dit
précédemment (n. 435). En
conséquence, le choix n'est ni le désir, ni la colère.
439. Voici son deuxième raisonnement là (1111b14)
où il dit: ¨ Celui qui est incontinent
est capable de désirer mais non de etc. ¨.
Si
le choix était le désir, quiconque agirait par choix agirait aussi par désir et
inversement. Or, cela est faux. En effet, l'incontinent agit par désir mais non
par choix délibéré, car il ne demeure pas proprement dans son choix à cause de
son désir. Au contraire, celui qui est continent opère par choix et non par
désir, car il résiste par son choix à son désir, comme nous le verrons plus
loin au septième livre (n. 1143) de
ce traité. Le choix ne s'identifie donc pas au désir.
440. Voici son troisième raisonnement là
(1111b16) où il dit: ¨ Le désir s'oppose
au choix etc. ¨.
Chez
celui qui est continent comme chez celui qui est incontinent, le désir s'oppose
au choix. En effet, l'un et l'autre choisit selon la raison le contraire de ce
qu'il désire selon l'appétit sensible. Mais ni chez l'un ni chez l'autre le
désir ne s'oppose au désir, car tout désir de l'un et de l'autre tend vers un
même but, à savoir ce qui est agréable au sens. Il ne faut cependant pas
l'entendre dans le sens où aucun désir ne s'opposerait à une autre désir. Il se
trouve en effet des désirs pour des contraires, par exemple lorsque l'un désire
se mouvoir et l'autre demeurer en repos. Il est donc clair que le choix n'est
pas le désir.
441. Voici son quatrième raisonnement là
(1111b17) où il dit: ¨ Et le désir se
rapporte certes au plaisir et etc. ¨.
Le
désir s'accompagne toujours de plaisir, c'est-à-dire à cause la présence de la
chose désirée, ou de tristesse à cause de son absence. En effet, toute passion
est suivie soit de plaisir soit de
tristesse ainsi que nous l'avons établi au deuxième livre (n. 296) de ce traité. Mais le choix ne
s'accompagne pas nécessairement de plaisir ou de tristesse. Il peut en effet
exister sans aucune passion, à partir du seul jugement de la raison. Le choix
n'est donc pas le désir.
442. Ensuite (1111b18), lorsqu'il dit: ¨ Le choix est encore moins la colère etc.
¨, il montre que le choix ne s'identifie pas à la colère.
Et
il dit que le choix est encore moins la colère que le désir. Car même en
apparence, les actes qui sont posés par colère ne semblent pas être faits par
un choix délibéré du fait qu'à cause de la rapidité du mouvement de la colère,
les actes qui sont produits par la colère sont les plus soudains. En effet, bien
qu'il y ait dans la colère un certain usage de la raison, c'est-à-dire dans la
mesure où celui qui est en colère commence à entendre sa raison qui juge que
l'offense doit être vengée, cependant il ne l'entend pas parfaitement
déterminer la manière et l'ordre à suivre pour se venger. C'est pourquoi la
colère exclut au plus haut point la délibération qui est prérequise au choix.
Mais le désir n'opère pas aussi soudainement et c'est pourquoi les actes qui
procèdent du désir ne semblent pas être aussi éloignés du choix que ceux qui
procèdent de la colère.
443. Ensuite (1111b20), lorsqu'il dit: ¨ Mais le choix n'est pas non plus la volonté
etc. ¨, il montre la différence qu'il y a entre le choix et la volonté.
Et
en premier lieu il présente ce qu'il a l'intention de montrer. En deuxième
lieu, il prouve ce qu'il a l'intention de montrer, là (11111b21) où il dit: ¨ En effet, le choix ne vise certes pas etc.
¨. En troisième lieu il conclut en manifestant ce qui est à la racine de la
différence entre la volonté et le choix, là (1111b30) où il dit: ¨ Le choix porte universellement sur ce qui
etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que le choix n'est pas même la volonté, bien qu'il
semble avoir une parenté avec la volonté. L'un et l'autre appartiennent en
effet à une seule et même puissance, c'est-à-dire à l'appétit rationnel qu'on
appelle volonté. Or, la volonté renvoie à l'acte de cette puissance qui est en
relation avec le bien pris absolument. Le choix, par ailleurs, renvoie à l'acte
de cette même puissance qui est en relation avec le bien en tant qu'il a
rapport avec notre opération par laquelle nous sommes ordonnés à un certain
bien.
444. Ensuite (1111b21), lorsqu'il dit: ¨ En effet, le choix ne vise certes pas etc.
¨, il prouve ce qu'il se propose de montrer au moyen de trois raisonnements,
dont voici le premier.
En
effet, on ne dit pas du choix, parce qu'il a trait à notre opération, qu'il a
pour objet l'impossible. Et celui qui dirait qu'il choisit quelque chose
d'impossible se montrerait stupide. Mais la volonté, parce qu'elle regarde le
bien pris absolument, pourrait avoir pour objet n'importe quel bien, même s'il
était impossible. Ainsi, quelqu'un pourrait vouloir être immortel, ce qui est
impossible d'après l'état de cette vie corruptible. En conséquence, le choix et
la volonté ne sont pas identiques.
445. Il présente son deuxième raisonnement là
(1111b24) où il dit: ¨ De plus, la
volonté porte également sur ce que etc. ¨.
La
volonté de quelqu'un peut également porter sur ce que cette personne ne peut
réaliser elle-même, comme celui qui, considérant un combat, pourrait vouloir
que quelqu'un, par exemple un comédien, remporte la victoire en jouant un
personnage qui marcherait sur le champ de bataille comme s'il était un
gladiateur alors qu'il ne l'est pas, ou encore qui vaincrait celui qui est
véritablement un athlète. Mais nul ne choisit ces actions qui sont réalisables
par les autres, mais seulement celles qu'il peut réaliser par lui-même. Donc,
le choix diffère de la volonté.
446. Il présente son troisième raisonnement là
(1111b26) où il dit: ¨ Mais la volonté a
davantage pour objet etc. ¨.
Et
il dit que la volonté porte davantage sur la fin que sur ce qui est ordonné à
la fin car c'est pour la fin que nous voulons ce qui est ordonné à la fin. Or,
ce en vue de quoi nous voulons quelque chose, nous le voulons davantage. Or, le
choix ne porte que sur ce qui est ordonné à la fin et non sur la fin elle-même. Car la fin est
présupposée comme étant déjà déterminée. Mais nous recherchons ce qui est
ordonné à la fin comme devant être disposé pour la fin. Par exemple, c'est la
santé que nous voulons principalement, laquelle est la fin du traitement. Mais
ce que nous choisissons, ce sont les remèdes au moyen desquels nous retrouvons
la santé. De la même manière, ce que nous voulons, c'est être heureux, et cela
est notre fin ultime que nous disons vouloir. Mais il n'est pas juste de dire
que nous choisissons d'être heureux. Donc, le choix n'est pas la volonté.
447. Ensuite (1111b30), lorsqu'il dit: ¨ Mais tout choix porte sur ce qui etc. ¨,
il présente la racine de toute la différence qu'il y a entre le choix et la
volonté.
Il
présente la racine de toute la différence, c'est-à-dire la racine à laquelle se
ramènent universellement toutes les différences qui précèdent. Et il dit que le
choix semble avoir pour objet tout ce qui est en notre pouvoir. Et telle est la
cause pour laquelle le choix ne peut avoir pour objet l'impossible, ni les
actes qui ne sont réalisables que par les autres, ni la fin qui le plus souvent
est déjà établie en nous par la nature.
Il
poursuit son examen en disant que le choix n'est pas non plus l'opinion, pas
même celle que nous formons au sujet de ce que nous pouvons faire.
448. Après avoir montré que le choix n'est
identique ni au désir ni à la colère qui relèvent de l'appétit sensible, ni
même à la volonté qui est l'appétit rationnel, le Philosophe montre ici que le
choix ne s'identifie pas non plus à l'opinion qui relève de la raison
elle-même. Et à ce sujet il fait trois choses.
En
premier lieu il montre que le choix ne s'identifie pas à n'importe quelle
opinion (1111b31). En deuxième lieu, il montre qu'il ne s'identifie pas en
particulier à l'opinion qui a pour objet ce que nous devons faire, là (1112a3)
où il dit: ¨ Et il ne s'identifie à aucune
etc. ¨. En troisième lieu il soulève une difficulté qu'il laisse sans
solution, là (1112a13) où il dit: ¨ Quant
à savoir si l'opinion précède ou etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1111b31) que d'après ce qui précède, il est clair que
le choix ne s'identifie pas à l'opinion prise universellement. Et il le prouve
au moyen de deux raisonnements, dont voici le premier. L'opinion peut porter
sur toutes les matières, aussi bien sur celles qui sont éternelles et
impossibles que sur celles qui sont en notre pouvoir. Au contraire, le choix ne
porte que sur les matières qui sont en notre pouvoir, comme nous l'avons dit
précédemment (n. 447). Le choix ne
s'identifie donc pas à l'opinion.
449. Et voici le deuxième raisonnement qu'il
présente là (1112a1) où il dit: ¨ En
outre, l'opinion se divise en vraie et en fausse et non etc. ¨.
Les
choses qui se divisent par des différences diverses sont elles-mêmes
différentes et ne sont pas identiques. Or, les opinions se divisent en vraies
et en fausses car elles relèvent de la puissance cognitive dont l'objet est le
vrai, et elles ne se divisent pas en bonnes et mauvaises comme c'est le cas
pour le choix qui relève de la puissance appétitive dont l'objet est le bien.
Et à partir de là il conclut que le choix ne s'identifie pas à l'opinion prise
universellement. Et cela est à ce point manifeste que nul n'ose dire le
contraire.
450. Ensuite (1112a3), lorsqu'il dit: ¨ Et il ne s'identifie même à aucune etc.
¨, il montre que le choix ne s'identifie pas même à une certaine opinion qui a
pour objet les choses que nous pouvons faire.
Et
il le montre au moyen de deux raisonnements dont voici le premier. C'est le
choix que nous faisons de faire le bien ou de faire le mal qui détermine notre
nature morale, c'est-à-dire qui fait que nous sommes bons ou mauvais; au
contraire, ce n'est pas d'après nos opinions bonnes ou mauvaises, vraies ou
fausses, que nous sommes qualifiés de bons ou de mauvais. Le choix ne
s'identifie donc pas à l'opinion qui a pour objet les actions que nous pouvons
choisir.
451. La raison de cette différence est qu'on nous
qualifie de bon ou de mauvais non pas d'après la puissance, mais d'après
l'acte, comme Aristote l'établit au neuvième livre de la Métaphysique (Lib. V111, cap. 1X, 1-3; S. Thom. Lib. 1X, lest. X,
1883-86), c'est-à-dire non pas du fait que nous avons la puissance de bien
agir, mais du fait que nous agissons bien en acte. Or, du fait qu'un homme est
parfait selon l'intelligence, il devient en puissance à bien agir et n'agit pas
bien aussitôt. Par exemple, du fait même qu'il possède l'habitus de la
grammaire, l'homme est en puissance à parler bien et convenablement; mais pour
parler convenablement en acte, cela requiert qu'il le veuille. Car l'habitus
est ce par quoi l'on agit aussitôt qu'on le veut, comme le dit le Commentateur
au troisième livre du traité intitulé de
l'Âme. D'où il est clair que c'est la bonne volonté qui fait qu'un homme
agit bien en acte d'après toute puissance ou habitus qui obéit à la raison. Et
c'est pourquoi on appelle un homme bon absolument du seul fait qu'il possède
une bonne volonté. Mais du fait qu'un homme possède une bonne intelligence, on
ne dit pas de lui qu'il est bon absolument, mais seulement qu'il est bon sous un
rapport, par exemple comme un bon grammairien ou un bon musicien. Et c'est
pourquoi, parce que le choix relève de la volonté et l'opinion de
l'intelligence, c'est par nos choix et non par nos opinions qu'on nous qualifie
de bons ou de mauvais.
452. Il présente son deuxième raisonnement là
(1112a4) où il dit: ¨ Et nous choisissons
de rechercher ou etc. ¨.
Le
choix regarde surtout nos actions. Nous choisissons en effet de rechercher ceci
ou de fuir cela, ou toute autre chose qui a trait à nos actions. Mais l'opinion
considère surtout les choses. Notre opinion exprime en effet la nature d'une
chose, par exemple la nature du pain, ou à quoi il sert, ou encore de quelle
manière il faut en user. Mais l'opinion ne porte pas surtout sur nos
opérations, par exemple nous ne formons pas l'opinion de poursuivre ou de fuir
quelque chose. La raison en est que nos actions sont des singuliers contingents qui passent vite.
C'est pourquoi la connaissance ou l'opinion qu'on peut former à leur sujet n'est pas beaucoup
recherchée pour la vérité qui serait en elles, mais seulement pour l'action. Le
choix ne s'identifie donc pas à l'opinion.
453. Voici son troisième raisonnement là (1112a7)
où il dit: ¨ Et le choix est loué surtout
etc. ¨
Le
bien du choix consiste en une certaine rectitude, par exemple en tant que
l'appétit ordonne correctement quelque chose à la fin. Et c'est ce qu'il dit, à
savoir que le choix est surtout loué pour ceci qu'il s'accorde avec ce qu'il
faut faire correctement, tandis que l'opinion est surtout louée pour son accord
avec la vérité. Par conséquent, le bien et la perfection du choix consiste dans
une certaine rectitude, alors que le bien et la perfection de l'opinion
consiste dans la vérité. Or, les choses dont les perfections diffèrent,
diffèrent aussi entre elles. Le choix ne s'identifie donc pas à l'opinion.
454. Voici son quatrième raisonnement qu'il
présente là (1112a8) où il dit: ¨ Nous
choisissons en effet ce que nous savons avec certitude etc. ¨.
Le
choix s'accompagne d'une certitude. Nous choisissons en effet ce que nous
savons avec certitude être un bien. Mais l'opinion manque de certitude. Nos
opinions portent en effet sur des jugements que nous ne savons pas bien être
vrais. Le choix n'est donc pas l'opinion.
455. Il présente son cinquième raisonnement là
(1112a10) où il dit: ¨ Et ne semblent pas
être les mêmes ceux qui etc. ¨.
Si
en effet le choix et l'opinion étaient identiques, il faudrait que ceux qui
font les meilleurs choix soient les mêmes que ceux qui ont une opinion vraie
sur ces choix. Mais il est évident que cela est faux. En effet, certains
forment dans l'universel des opinions vraies au sujet de ce qu'il est
préférable de faire, et ne choisissent pourtant pas ce qu'il est préférable de
faire, mais plutôt ce qui est le pire en raison de leur perversité. Le choix ne
s'identifie donc pas à l'opinion.
456. Ensuite (1112a13), lorsqu'il dit: ¨ Quant à savoir si l'opinion précède ou etc.
¨, il présente une difficulté, à savoir si l'opinion précède ou suit le choix.
Et
il dit que cela n'a pas d'importance pour notre propos. Car, dit-il, nous ne
cherchons pas à déterminer l'ordre qu'il y a entre eux, mais seulement s'il y a
identité entre les deux. Il faut cependant savoir que l'opinion, puisqu'elle
relève de la puissance cognitive, précède, à parler proprement, le choix qui
relève de la puissance appétitive, laquelle est mise en mouvement par la
puissance cognitive. Mais parfois, il arrive accidentellement que l'opinion
suive le choix: par exemple lorsque, par affection pour ceux qu'on aime, on
change l'opinion qu'on avait d'abord à leur sujet.
457. Ensuite (1112a15), lorsqu'il dit: ¨ Quelle est donc la nature de etc. ¨, il
montre ce qu'est le choix.
Et
il dit que puisque le choix n'est pas l'une des quatre facultés dont nous avons
parlé, il faut considérer ce qu'il est quant à son genre et ce qu'il est quant
à sa différence. Et quant à son genre, il semble que ce soit le volontaire.
Cependant, ce n'est pas tout ce qui est volontaire qui est un choix, ainsi que
nous l'avons dit plus haut (n.434-436),
mais seulement le volontaire qui est précédé d'une délibération. Et qu'il
faille faire attention à cette différence, il le manifeste par ceci, à savoir
que le conseil est un acte de la raison et que le choix lui-même doit
s'accompagner d'un acte de la raison et de l'intelligence. Et c'est justement
ce que son nom semble sous-entendre ou indiquer d'une manière voilée, lequel
signifie prendre une chose avant d'autres. Or il appartient justement à la
raison, laquelle a la capacité de comparer, de préférer une chose à d'autres.
Aristote
présente une question au sujet du conseil, à savoir s'il porte sur tout objet;
et il exclut les matières qui sont éternelles, uniformes, celles qui se
produisent le plus souvent, celles qui procèdent du hasard, et celles qui sont
les plus éloignées, sur lesquelles le conseil ne semble pas avoir de prise.
458. Après avoir traité du choix, le Philosophe
traite ici du conseil.
Et
en premier lieu, il traite du conseil considéré en lui-même (1112a18). En
deuxième lieu il traite du conseil en relation avec le choix, là (1113a8) où il
dit: ¨ L'objet de la délibération est
identique à etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre sur
quels objets doit porter la délibération ou le conseil. En deuxième lieu, il
traite de la manière et de l'ordre suivant lequel il faut délibérer, là
(1112b13) où il dit: ¨ Or, nous
délibérons non pas sur les fins etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre ce
qu'il a l'intention de montrer ici. En deuxième lieu, il procède à l'exécution
ce qu'il a l'intention de montrer, là (1112a23) où il dit: ¨ Mais sur ce qui est éternel etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente la
difficulté qu'il a l'intention d'examiner (1112a18). Et la difficulté consiste
à savoir si les hommes délibèrent sur tous les sujets, de telle manière que
toute chose serait l'objet d'une délibération, ou s'il existe des choses sur
lesquelles ne porte pas la délibération.
459. En deuxième lieu, là (1112a20) où il dit: ¨ Peut-être faut-il dire que l'objet de la
délibération etc. ¨, il explique la difficulté qu'il vient de présenter.
Et,
dit-il, on ne dit pas qu'est objet de délibération ce sur quoi peut parfois
délibérer un homme insensé, c'est-à-dire quelqu'un qui a l'usage de la raison
mais qui est pervers, ou un homme qui est fou, c'est-à-dire qui est totalement
privé de l'usage de la raison. Mais on dit au contraire qu'est véritablement
objet de délibération ce sur quoi délibèrent les hommes qui ont une
intelligence correctement disposée. Les hommes de cette sorte ne délibèrent que
sur les choses dont la nature est telle qu'on doive délibérer à leur sujet et
qu'on appelle proprement objets de délibération. Ceux qui sont insensés
délibèrent parfois aussi des choses dont
la nature est telle qu'on ne doive pas délibérer à leur sujet.
460. Ensuite (1112a23), lorsqu'il dit: ¨ Mais sur ce qui est éternel etc. ¨, il
montre sur quelle sorte de choses doit porter la délibération.
Et
il le fait en premier lieu en distinguant les choses d'après leurs causes. Il
le fait en deuxième lieu en les distinguant d'après toutes les causes, là (1112b1)
où il dit: ¨ En ce qui concerne les
connaissances certaines etc. ¨. Troisièmement, il le fait en les
distinguant d'après les conditions des choses elles-mêmes, là (1112b9) où il
dit: ¨ Or, il faut délibérer etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre sur
quelle sorte de choses il n'y a pas délibération. En deuxième lieu, il tire une
conclusion qui manifeste sur quelle sorte de choses porte la délibération, là
(1112a31) où il dit: ¨ Or, nous
délibérons sur ce qui est en notre pouvoir et qui etc. ¨. En troisième
lieu, il montre que sa conclusion découle bien de ce qui précède, là (1112a33)
où il dit: ¨ C'est-à-dire sur tout le
reste etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait cinq considérations. En premier lieu (1112a23)
il dit que nul ne délibère sur ce qui est éternel, c'est-à-dire sur ce qui
existe toujours et qui est étranger au mouvement. Et les êtres de cette sorte
sont soit ceux dont les substances ne sont pas soumises au mouvement, comme les
substances séparées et la totalité du monde, soit encore les choses qui, même
si leur existence est dans une matière mobile, sont séparées de cette matière
par la raison, comme le sont les êtres mathématiques. C'est pourquoi il donne
l'exemple du diamètre du carré et de la diagonale à son côté, au sujet desquels
nul ne se demande s'ils sont commensurables.
461. En deuxième lieu, là (1112a24) où il
dit: ¨ Mais pas davantage sur les choses qui sont en mouvement mais dont le
mouvement etc. ¨, il dit que nul ne délibère davantage sur les choses qui,
bien qu'elles se meuvent, ont un mouvement qui est toujours uniforme. Et dans
ce cas, soit l'uniformité de leur mouvement est nécessaire non en raison d'une
autre cause, comme les choses qui sont nécessaires par elles-mêmes, soit en raison
de la nature des corps mobiles, soit en raison d'une cause séparée si on pose
des substances immatérielles qui mettent en mouvement les orbes célestes dont
il parle ici. C'est pourquoi il donne l'exemple des révolutions, c'est-à-dire
des mouvements circulaires du soleil et de ses solstices et de ses équinoxes.
462. En troisième lieu, là (1112a26) où il dit: ¨ Et il n'y a pas davantage délibération pour les événements qui
s'effectuent tantôt ainsi, tantôt autrement etc. ¨, il dit qu'il n'y a pas
non plus délibération pour les choses qui consistent dans le mouvement et qui
le plus souvent se produisent de la même manière mais parfois autrement dans
peu de cas: par exemple les sécheresses qui se produisent plus fréquemment en
été et les pluies qui se produisent la plupart du temps en hiver, bien que les
choses se présentent parfois autrement.
463. En quatrième lieu, là (1112a27) où il dit: ¨ Ni non plus pour ce qui se produit par
hasard etc. ¨, il dit qu'il n'y a pas non plus délibération pour les choses
qui se produisent par hasard, comme la découverte d'un trésor. En effet, tout
comme les choses dont nous avons parlé plus haut (n. 461-462) ne dépendent pas de notre opération, de même celles qui
viennent du hasard ne peuvent dépendre de notre préméditation parce qu'elles
sont imprévisibles et en dehors de l'intention.
464. En cinquième lieu, là (1112a28) où il dit: ¨
Mais on ne délibère pas non plus sur tout
ce etc. ¨, il dit que non seulement les hommes ne délibèrent pas en matière
nécessaire, sur les choses naturelles et les événements qui procèdent du
hasard, mais ils ne délibèrent pas non plus sur toutes les affaires humaines.
Par exemple, les Lacédémoniens ne délibèrent pas sur la manière dont les
Scythes, qui sont très éloignés d'eux, doivent vivre au mieux en société. Et il
ajoute une raison commune qui répond à toutes les situations dont il vient de
parler lorsqu'il dit: ¨ En effet, rien de
tout cela ne pourra se faire etc. ¨; c'est-à-dire que rien de tout cela, à
savoir les matières qui sont nécessaires, celles qui sont naturelles, celles
qui procèdent du hasard, et même celles qui sont faites par les autres hommes,
ne peut se faire par notre intervention.
465. Ensuite (1112a31), lorsqu'il dit: ¨ Mais nous délibérons etc. ¨, il dit,
comme à titre de conclusion procédant de ce qui précède, sur quoi porte la
délibération. Et il dit que nous délibérons sur ce qui peut être fait par nous,
c'est-à-dire sur ce qui est en notre pouvoir. En effet, la délibération est
ordonnée à l'opération.
466. Ensuite (1112a33), lorsqu'il dit: ¨ Mais cela etc. ¨, il montre que cette
conclusion découle de ce qui précède, parce qu'en dehors des situations qui
précèdent et au sujet desquelles nous avons dit qu'elles ne sont pas l'objet
d'une délibération (n.460-464), il
ne reste que ceci, à savoir les choses qui sont en notre pouvoir et au sujet
desquelles nous disons qu'elles sont l'objet d'une délibération. Et il le
prouve en présentant une division des causes. Nous voyons en effet que les
causes des choses sont au nombre de quatre. Il y a d'abord la nature, qui est
principe de mouvement soit pour les choses qui se meuvent toujours de la même
manière, soit pour les choses qui observent un mouvement uniforme dans la
plupart des cas. Puis, il y a la
nécessité qui est la cause des êtres qui sont toujours de la même manière sans
être assujettis au mouvement. Il y a en outre la fortune qui est une cause par
accident et qui est en dehors de l'intention de l'agent et sous laquelle se
range aussi le hasard. Enfin, à côté de ces causes il y a en outre cette cause,
à savoir l'intelligence, et quoi que ce soit d'autre, comme la volonté, le sens
et tout autre principe de la sorte, qui produit ce qui est fait par l'homme. Et
cette cause se diversifie d'après la diversité des hommes, de telle manière que
les individus humains délibèrent sur ces opérations qui peuvent être accomplies
par eux puisqu'il n'y a pas de délibération possible sur ces opérations qui
procèdent des autres causes ainsi que nous l'avons dit (n. 464).
467. Ensuite (1112b1), lorsqu'il dit: ¨ Et en ce qui concerne les connaissances
certaines etc. ¨, il montre sur quoi peut porter la délibération,
considérant les différents arts opératifs d'après lesquels nous faisons les
choses qui sont en notre pouvoir.
Et
à ce sujet, il fait deux choses. Et en premier lieu il montre dans quels arts
on rencontre la délibération et dans lesquels on ne la rencontre pas. Et il dit
que pour ces sciences pratiques qui possèdent des modes d'opération déterminés
et qui se suffisent à elles-mêmes, c'est-à-dire de telle manière que l'effet de
leurs opérations ne dépend pas d'un événement survenant de l'extérieur, pour
cette sorte de science, dit-il, il n'y a pas délibération, par exemple sur la
manière dont il faut écrire les lettres. Et la raison en est que nous ne
délibérons que sur ce qui comporte une incertitude. Or, il n'y a pas
d'incertitude sur la manière dont les caractères doivent être écrits car la
manière dont il faut les écrire est déterminée, il n'y a pas de doute à ce sujet,
et l'effet de l'acte d'écrire ne dépend que de l'art et de la main de celui qui
écrit. Mais nous délibérons sur les choses qui s'accomplissent par nous-mêmes,
c'est-à-dire pour lesquelles nous devons déterminer à l'avance de quelle
manière elles seront faites parce que cela n'est ni certain ni déterminé de soi
en ce qui les concerne.
468. En deuxième lieu, là (1112b4) où il dit: ¨ Nous ne délibérons pas toujours de la même
manière etc. ¨, il montre que dans ces cas la délibération ne s'effectue
pas de la même manière, mais dans certains cas davantage, dans d'autres moins.
Et en premier lieu il montre cette différence parmi les arts opératifs
lorsqu'on les compare entre eux. Et il dit que pour les choses qui sont
déterminées par nous, ce n'est pas toujours de la même manière, c'est-à-dire
avec une égale hésitation, que nous en délibérons; mais nous en délibérons
davantage pour ceux qui sont moins déterminés en eux-mêmes et dans lesquels il
faut considérer un plus grand nombre de facteurs extérieurs: par exemple, dans
l'art de la médecine il faut être
attentif à la force naturelle de celui qui est malade; dans celui du
négore, il faut considérer les besoins des hommes et l'abondance des choses à
vendre; dans celui du pilotage des navires, il faut tenir compte du souffle des
vents. Dans ces arts, il faut davantage délibérer que dans l'art de la
gymnastique, c'est-à-dire dans l'art de la lutte et celui des exercices
physiques, car ces derniers possèdent des manières de procéder qui sont
certaines et déterminées. Et il faudra d'autant plus délibérer dans les arts
dont nous venons de parler qu'ils comporteront moins de certitude. Et il en va
de même pour les autres arts.
469. En troisième lieu, là (1112b7) où il dit: ¨ Mais nous délibérons davantage dans les arts
etc. ¨, il montre une différence qu'il y a entre les arts opératifs et les
sciences spéculatives quant à la nécessité de délibérer.
Et
il dit qu'il est davantage nécessaire de délibérer dans les arts, c'est-à-dire
dans les disciplines pratiques, que dans les sciences dont la fin est la pure
spéculation où il n'y a pas à délibérer quant aux choses qui en sont l'objet
car de telles choses procèdent de la nécessité ou de la nature, mais seulement
quant à l'usage qu'on peut en faire, par exemple sur la manière et l'ordre à
suivre pour progresser en elles. Il reste cependant vrai qu'il est moins
nécessaire de délibérer dans les sciences spéculatives que dans les sciences
pratiques à l'égard desquelles nous éprouvons davantage de doute en raison de
la grande variété qui se présente dans ces arts.
470. Ensuite (1112b9), lorsqu'il dit: ¨ Mais il faut aussi délibérer sur etc. ¨,
il montre sur quoi il faut délibérer en considérant les conditions des choses
elles-mêmes.
Et
à ce sujet il présente trois conditions appartenant aux choses sur lesquelles
il y a délibération. Et en premier lieu il dit qu'il faut délibérer sur les
faits qui se présentent le plus souvent. Cependant, puisqu'ils peuvent se
présenter autrement, la manière dont ils vont se produire comporte incertitude.
En effet, si l'on voulait par délibération déduire les événements qui se
produisent le plus rarement, par exemple si le pont de pierre par lequel on
veut passer doit tomber, jamais l'homme ne ferait la moindre chose.
471. En deuxième lieu, là (1112b10) où il dit: ¨ Sur ceux qui comportent incertitude etc.
¨, il dit qu'il faut délibérer sur les choses pour lesquelles la manière de les
accomplir n'est pas déterminée. En effet, le juge ne délibère pas sur la
manière dont il doit rendre la sentence dans les choses qui sont bien établies
par la loi, mais il le fera peut-être dans les cas pour lesquels la loi ne
donne pas suffisamment de précisions.
472. En troisième lieu, là (1112b11) où il dit: ¨
Et nous prenons des conseillers dans les
cas etc. ¨, il dit que pour les événements de grande importance, nous nous
adressons à d'autres personnes, comme si nous n'avions pas confiance en
nous-mêmes pour discerner suffisamment par nous-mêmes ce que nous devons faire.
Par conséquent il est clair que la délibération ne doit pas porter sur
n'importe quel fait insignifiant, mais sur ceux qui sont d'importance.
Le
Philosophe montre ici que la délibération ne porte pas sur les fins, mais sur
les choses qui sont ordonnées à la fin, laquelle est certes première dans
l'intention, mais dernière dans l'exécution.
473. Après avoir montré sur quelle sorte d'objets
doit porter la délibération, le Philosophe traite ici de la manière et de
l'ordre suivant lesquels il faut délibérer. Et parce que la délibération est
une certaine recherche, il fait trois choses à ce sujet.
En
premier lieu il montre le mode suivant lequel doit se faire la recherche
délibérative (1112b13). En deuxième lieu, il en montre l'effet, là (1112b25) où
il dit: ¨ Et si l'on rencontre
l'impossible etc. ¨. En troisième lieu, il montre le terme de cette
recherche, là (1112b33) où il dit: ¨ Il
semble donc, comme nous l'avons dit, etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente le
mode suivant lequel il faut délibérer. En deuxième lieu, il manifeste ce qu'il
a dit, là (1112b20) où il dit: ¨ En
effet, celui qui délibère etc. ¨.
Or,
puisque la délibération est une certaine recherche pratique sur ce que nous
devons faire, il est nécessaire que cette recherche repose, comme la recherche
spéculative, sur certains principes à partir desquels d'autres choses sont
recherchées. C'est pourquoi, en premier lieu, il montre ce qui est supposé
comme principe dans la délibération. En deuxième lieu, là (1112b15) où il dit:
¨ Mais, ayant posé la fin, ils
recherchent etc. ¨, il montre ce qui est recherché dans la délibération à
partir de là.
474. Or, il faut considérer que dans le domaine
des activités humaines, c'est la fin qui tient lieu de principe, car c'est de
la fin que dépend la nécessité de ce que l'on peut faire, comme le Philosophe
le dit au deuxième livre de la Physique
(Lib. 11, cap. V11, 7; S. Thom. lect. X1), et c'est pourquoi il faut la
supposer. Et c'est justement là ce que dit Aristote lorsqu'il affirme qu'on ne
délibère pas sur les fins, mais plutôt sur les moyens qui sont ordonnés aux
fins; il en va ici comme dans les sciences spéculatives où la recherche ne
porte pas sur les principes mais sur les conclusions. Et il manifeste par des
exemples ce qu'il vient de dire (1112b13): en effet, le médecin ne délibère pas
pour savoir s'il doit guérit le malade, mais c'est cela même qu'il suppose
comme étant sa fin. De même l'orateur ne délibère pas pour savoir s'il doit
persuader l'auditoire car c'est là la fin qu'il recherche. De même encore le
politicien, à savoir celui qui dirige la cité, ne délibère pas pour savoir s'il
doit établir la paix, laquelle est à la cité ce que la santé est au corps
humain, cette santé consistant dans un équilibre des humeurs comme la paix
consiste dans un équilibre des volontés. Par conséquent il en va de même pour
le reste de ceux qui ont à accomplir des activités humaines, car aucun d'eux ne
délibère sur la fin.
475. Ensuite (1112b15), lorsqu'il dit: ¨ Mais ayant posé la fin etc. ¨, il montre
sur quoi et de quelle manière s'effectue la recherche par délibération.
Et
à ce sujet il fait trois considérations, dont la première est qu'une fois qu'on
a posé une fin, la première intention de ceux qui délibèrent est de trouver la
manière, c'est-à-dire par quel mouvement ou par quelle action il est possible
de parvenir à cette fin, et aussi par quels instruments il importe d'être mû ou
d'agir en direction de la fin, par exemple au moyen d'un cheval ou d'un navire.
La deuxième intention, lorsque c'est par plusieurs moyens qu'il est possible de
parvenir à la fin, qu'il s'agisse d'instruments ou d'actions, est de trouver lequel
d'entre eux est le plus facile et le meilleur pour y parvenir. Et cette
intention relève du jugement dans lequel certains échouent parfois à découvrir
les chemins qui conduisent à la fin. Enfin, la troisième intention, s'il arrive
que ce soit par un seul moyen qu'on peut parvenir à la fin, soit un instrument,
soit un mouvement, le meilleur, on recherche comment ce moyen sera atteint pour
que par lui on parvienne à la fin. Et tout cela exige de la constance et du
soin. Et si le moyen par lequel il est possible de parvenir à la fin n'est pas
possédé immédiatement, il faut rechercher par la suite par quel autre moyen on
pourrait l'obtenir. Et il en va de même pour ce dernier, jusqu'à ce qu'on en
vienne à la cause qui est la première dans l'exécution mais qui est la dernière
dans cette recherche qu'est la délibération.
476. Ensuite (1112b20), lorsqu'il dit: ¨ En effet, celui qui délibère etc. ¨, il
manifeste ce qu'il vient de dire au moyen d'une similitude tirée de la
recherche spéculative.
Et
il dit que c'est parce que la cause qui est la première dans l'exécution est la
dernière dans la découverte que celui qui délibère semble mener sa recherche de
la manière que nous avons dite (n. 473),
c'est-à-dire par mode de résolution, à la manière d'une figure qui est une
description géométrique dans laquelle celui qui veut prouver une conclusion
doit ramener la conclusion dans ses principes jusqu'à ce qu'il parvienne aux
premiers principes indémontrables. Or, toute délibération se ramène à une
interrogation, c'est-à-dire à une certaine recherche, bien que toute
interrogation ou toute recherche ne soit pas une délibération comme c'est le
cas pour la recherche mathématique. En effet, seule la recherche qui porte sur
l'agir humain est une délibération. Et parce que celui qui délibère recherche
de manière résolutive, il est nécessaire que sa recherche se prolonge jusqu'à
ce qui tient lieu de principe dans l'opération. Car ce qui est dernier dans
l'intention où s'achève la résolution, c'est ce qui est premier dans l'ordre de
l'exécution de l'opération.
477. Ensuite (1112b25), lorsqu'il dit: ¨ Et si on en vient à l'impossible etc. ¨,
il montre un effet de la délibération.
Et
en premier lieu il montre son propos. En deuxième lieu, il manifeste certaines
choses qu'il a dites, là (1112b29) où il dit: ¨ Parfois, ce sont des instruments qui sont recherchés, parfois etc.
¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'une fois que la recherche de la délibération sera
parvenue à ce qu'il faut exécuter en premier dans l'opération, si ceux qui délibèrent
découvrent que cela est impossible, ils renoncent, c'est-à-dire qu'ils mettent
de côté toute cette affaire comme s'ils avaient perdu tout espoir. Par exemple,
si pour pousuivre une affaire un homme a besoin d'argent pour le donner à
d'autres et qu'il ne puisse le donner, il faut abandonner cette affaire. Mais
s'il apparaît que ce qui a été découvert par délibération est possible à
réaliser, alors il commence aussitôt à l'exécuter. En effet, comme nous l'avons
dit (n. 476), il faut que ce à quoi
se termine la recherche résolutive de la délibération soit premier dans
l'exécution de l'opération. Or, on appelle possible ( à celui qui agit ) non
seulement tout ce que chacun peut faire par sa puissance propre, mais aussi ce
qu'il peut faire par la puissance des autres. Et c'est pourquoi Aristote dit
que sont possibles toutes les choses que nos amis peuvent faire. Car les choses
qui sont faites par nos amis sont faites par nous en quelque sorte,
c'est-à-dire dans la mesure où le principe de leurs actions est en nous en tant
qu'ils le font par égard pour nous.
478. Ensuite (1112b29), lorsqu'il dit: ¨ Parfois, ce qui est recherché, ce sont les
instruments, parfois, etc. ¨, il manifeste ce qu'il vient de dire, à savoir
quelles sont ces choses recherchées qui parfois sont trouvées possibles,
parfois non. Et il dit que parfois ce qui est recherché par la délibération, ce
sont les instruments, comme le cheval ou l'épée, mais parfois une nécessité,
c'est-à-dire leur opportunité ou la manière dont il faut s'en servir. Et il en
va ainsi de même dans le reste des arts, à savoir que ce qui est recherché
c'est parfois ce au moyen de quoi quelque chose sera fait, les instruments,
mais parfois la manière de s'en servir ou parfois même pourquoi s'en servir,
tout cela relevant de la nécessité dont on vient de parler.
479. Ensuite (1112b33), lorsqu'il dit: ¨ Il semble bien, comme nous l'avons dit etc.
¨, il tire une conclusion dans laquelle il montre quel est le terme où s'arrête
la recherche de la délibération.
Et
il le fait d'après trois considérations. Premièrement du côté de celui-là même
qui pose l'opération. C'est pourquoi il dit, comme nous avons dit plus haut (n.
292), que l'homme étant le principe
de ses opérations et que la délibération de chaque homme porte sur ce qui peut
être fait par lui-même, il en résulte que lorsque la recherche de la
délibération en arrive à ce qu'il a le pouvoir de faire, c'est là que se
termine la délibération.
480. Il présente la deuxième considération là
(1112b35) où il dit: ¨ Or, les opérations
etc. ¨, où il montre que la délibération tient son terme ou son arrêt du
côté de la fin. Et il dit que toutes les opérations sont en vue d'autre chose,
c'est-à-dire en vue des fins. C'est pourquoi il n'y a pas de délibération sur
la fin mais sur les moyens qui sont en vue de la fin. Et par conséquent il est
clair que dans la recherche de la délibération le terme se tient du côté de la
fin et de l'agent, tout comme dans les démonstrations, à la fois vers le haut
et vers le bas, le terme se tient comme du côté de chacun des extrêmes.
481. Il présente sa troisième considération là
(1113a1) où il dit: ¨ La délibération ne
porte pas non plus sur les singuliers etc. ¨.
Il
montre où s'arrête la recherche de la délibération du côté des instruments
particuliers dont nous nous servons dans les opérations comme d'intermédiaires
pour parvenir à la fin. Et il dit que la délibération ne porte pas non plus sur
les choses singulières pour savoir ce qu'elles sont, par exemple pour savoir si
ce qui est proposé est du pain et s'il est préparé, c'est-à-dire cuit ou
travaillé, comme il le faut. Ce discernement relève en effet du sens.
482. Mais que l'arrêt de la délibération résulte
de ces trois facteurs, comme dans les démonstrations, il le prouve par
l'impossible. Car si quelqu'un délibérait toujours, il procéderait ainsi à
l'infini, ce qui ne relève pas de la raison ni par conséquent de la
délibération qui est une certaine recherche rationnelle ainsi que nous l'avons
déjà dit (n. 476).
Dans
cette lecture, on compare la délibération au choix où l'on montre qu'il sont en
quelque sorte identiques en un certain sens, et comment l'un précède l'autre.
483. Après avoir traité de la délibération prise
absolument, Aristote traite ici de la délibération dans sa relation au choix.
Et à ce sujet, il fait deux choses.
En
premier lieu il compare la délibération au choix (1113a7). En deuxième lieu, à
partir de là, il tire la définition du choix, là (1113a14) où il dit: ¨ Mais puisque l'objet du choix est etc.
¨.
Et
au sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente ce
qu'il se propose de montrer. En deuxième lieu, il prouve ce qu'il se propose de
montrer, là (1113a10) où il dit: ¨ En
effet, le jugement qui découle de la délibération est le choix etc. ¨.
En
premier lieu, c'est donc de deux manières qu'Il compare la délibération au
choix. Premièrement en tant qu'ils se
ressemblent quant à l'objet ou à la matière de l'un et de l'autre. Et
quant à cela il dit que l'objet de la délibération est identique à celui du
choix parce que la délibération, aussi bien que le choix, portent sur les
choses qui sont faites en vue de la fin. Deuxièmement, quant à l'ordre qu'on
observe chez l'un et chez l'autre. Et quant à cela il dit que lorsque quelque
chose est déjà déterminé par la délibération, alors il est aussitôt choisi, la
délibération précédant le choix.
484. Ensuite (1113a10), lorsqu'il dit: ¨ En effet, le jugement qui découle etc.
¨, il manifeste ce qu'il vient de dire .
Et
il le fait en premier lieu au moyen d'un raisonnement qui se tire de ce qui a
été dit précédemment (473-482) au
sujet de la délibération. Et il dit que la détermination de la délibération
précède le choix parce qu'il faut qu'après la recherche de la délibération
s'ensuive le jugement sur les choses découvertes par la délibération. Et il
faut que soit aussitôt choisi ce qui a été jugé antérieurement. Et que le
jugement de la raison suive la recherche de la délibération, il le manifeste
par ceci, à savoir que celui-là, c'est-à-dire celui qui recherche par la
délibération de quelle manière il doit agir, se retire de la délibération
lorsque, en déployant sa recherche, il en vient à ce que lui-même peut faire.
Et si ce qu'il peut faire constitue une multiplicité d'opérations, lorsqu'il a
réussi à ramener tout cela à l'antécédent, c'est-à-dire à ce qui se présente
comme étant ce qu'il doit faire en premier, c'est là ce qui est choisi,
c'est-à-dire ce qui se trouve à être ce qui doit être fait en premier. C'est
pourquoi il s'ensuit que le choix présuppose la détermination de la
délibération.
485. En deuxième lieu, là (1113a13) où il dit: ¨ Or, cela est manifeste etc. ¨, il prouve
au moyen d'un exemple ce qu'il vient de dire.
Et
il dit que ceci, à savoir que le choix doive suivre la détermination de la délibération,
est évident à partir des anciennes constitutions, c'est-à-dire de la coutume
des anciens droits civils selon lesquels les rois ne possédaient pas un pouvoir
absolu sur la multitude, de telle manière que tous agissaient selon leurs vues,
mais étaient plutôt des guides de la multitude à laquelle il appartenait de
choisir ce qui avait été déterminé par les premiers magistrats dans les
conseils. Et c'est pourquoi il dit qu'autrefois les rois annonçaient au peuple
les choses qu'eux-mêmes avaient choisies par la détermination de leur
délibération, de telle manière que le peuple choisissait ce qui avait été déterminé par eux. Et Homère adopta cette vue
en demandant aux magistrats des Grecs d'annoncer au peuple les choses qu'ils
avaient déterminées dans leur délibération.
486. Ensuite (1113a14), lorsqu'il dit: ¨ Mais l'objet du choix étant etc. ¨, il
montre ce qu'est le choix en s'appuyant sur ce qui précède.
Et
il dit que l'objet du choix n'étant rien d'autre qu'une des possibilités
d'actions qui sont en notre pouvoir et qui ont été considérées dans la
délibération, il s'ensuit que le choix n'est rien d'autre que le désir des
choses qui sont en notre pouvoir et qui procèdent de la délibération. En effet,
le choix est un acte de l'appétit rationnel qu'on appelle la volonté. C'est
pourquoi, s'il a dit que le choix est un désir délibéré, c'est parce que c'est
du fait que l'homme délibère qu'il parvient par la suite à juger des choses qui
ont été découvertes par la délibération, et c'est ce désir qui est le choix.
487. Et à la fin (1113a15), lorsqu'il dit: ¨ Nous avons donc dit sommairement ce qu'est
le choix etc. ¨, il montre quelle est la définition précédemment donnée du
choix.
Et
il dit que la définition du choix est maintenant donnée sommairement, c'est-à-dire
à la manière d'une esquisse et non pas selon ce qu'il est coutume de fixer
d'une manière analytique, c'est-à-dire d'après une définition dont chacune des
parties fait l'objet d'une recherche. Mais la définition du choix a plutôt été
présentée d'une manière générale. Et il dit (n. 486) sur quels objets porte le choix, c'est-à-dire sur les
opérations qui sont en notre pouvoir. Et plus haut (n. 483), il a dit aussi que le choix porte sur les opérations qui sont
ordonnées à la fin, lesquelles sont aussi objet de délibération.
Aristote
résout ici une difficulté qui comprend deux parties: certains croyaient que la
volonté ne se porte que vers le bien par soi alors que d'autres pensaient
qu'elle ne se porte que vers les biens apparents.
488. Après avoir traité du volontaire et du
choix, Aristote traite ici de la volonté. Et à ce sujet, il fait trois choses.
En
premier lieu il présente ce qui est manifeste au sujet de la volonté (1113a17).
En deuxième lieu, il introduit une difficulté, là (1113a18) où il dit: ¨ Mais il a semblé à certains que la volonté
etc. ¨. En troisième lieu, il résout cette difficulté là (1113a23) où il
dit: ¨ Mais si ces explications ne nous
plaisent pas etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1113a17) ce qui a été dit plus haut (n. 446), à savoir que la volonté a pour
objet la fin elle-même. Et il parle ici de la volonté en tant qu'elle signifie
l'acte de cette puissance qu'est la volonté. Or, l'acte de toute puissance est
dénommé à partir de la puissance elle-même et considère ce vers quoi la
puissance tend en premier et par soi: par exemple, on appelle vision l'acte de
la puissance visuelle qui est ordonnée aux choses en tant que visibles. Et
c'est en ce sens qu'on dit de l'intelligence qu'elle considère les premiers
principes, lesquels se comparent à la puissance intellectuelle à titre d'objets
premiers et par soi. Et c'est pourquoi on dit aussi de la volonté que son objet
est proprement la fin, que la puissance de la volonté considère comme un
certain principe premier et par soi.
489. Ensuite (1113a18), lorsqu'il dit: ¨Mais il a semblé à certains etc. ¨, il
présente une certaine difficulté.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu, il présente des opinions
contraires sur la volonté. Et il dit qu'il a semblé à certains que la volonté a
pour objet le bien par soi et à d'autres qu'elle ne se porte que sur le bien
apparent.
490. En deuxième lieu, là (1113a19) où il dit: ¨ Or, il arrive que ceux qui affirment etc.
¨, il réfute la première opinion. Et il dit que ceux qui affirment que l'objet
de la volonté, c'est-à-dire ce sur quoi se porte la volonté, ne peut être que
ce qui est un bien par soi, se verront contraints d'affirmer aussi que le mal
que certains ont choisi n'était pas l'objet de leur volonté. En effet, d'après
leur position, si l'objet de leur choix avait été l'objet de la volonté, il
aurait été un bien. Or, il arrive parfois que c'est un mal. Donc, l'objet de la
volonté n'est pas toujours un bien par soi.
491. En troisième lieu, là (1113a21) où il dit: ¨
Mais d'autre part, pour ceux qui disent
etc. ¨, il réfute la deuxième opinion.
Et
il dit que pour ceux qui disent que l'objet de la volonté est le bien apparent,
il s'ensuit que rien par nature n'est l'objet de la volonté et que pour chacun
l'objet de la volonté sera ce qui lui semblera pouvoir l'être. Or, pour
différentes personnes, ce sont différentes choses, et parfois même des choses
contraires, qui semblent être l'objet de la volonté. Par exemple, si la couleur
n'était pas le visible mais seulement ce qui a l'apparence d'être la couleur,
il s'ensuivrait que rien ne serait pas nature le visible. Or, cela est absurde,
car à chaque puissance naturelle correspond un objet déterminé par nature. Il
n'est donc pas vrai que la volonté a pour objet le bien apparent.
492. Ensuite (1113a24), lorsqu'il dit: ¨ Mais si ces explications ne nous plaisent
pas etc. ¨, il résout la difficulté qui précède.
Et
en premier lieu il présente la solution d'après une certaine distinction. Et il
dit que si les inconvénients dont nous venons de parler et qui procèdent des
deux opinions précédentes ne sont pas acceptés, il faut dire, en distinguant le
bien absolu et le bien relatif, c'est-à-dire ce qui est bien par rapport à
celui-ci ou à celui-là, que l'objet de la volonté est ce qui semble à chacun
être un bien.
493. En deuxième lieu, là (1113a26) où il dit: ¨ Pour l'honnête homme, est un bien etc.
¨, il montre à qui convient chacun des membres de la distinction précédente. Et
il dit que pour l'honnête homme, est objet de la volonté ce qui l'est selon la
vérité, c'est-à-dire ce qui est un bien absolument ou purement et simplement.
Mais pour l'homme mauvais, c'est-à-dire pour l'homme vicieux, est objet de la
volonté ce qui se présente à lui, c'est-à-dire ce qui lui semble être un bien,
quelle que soit cette chose indéterminément . Et il donne un exemple tiré des
choses corporelles. Nous voyons en effet que pour les hommes dont les corps
sont bien disposés, sont saines les choses qui sont telles en vérité. Mais pour
ceux qui sont malades, sont saines certaines autres choses, c'est-à-dire celles
qui sont modulées à la méchanceté de leur complexion. De la même manière encore
les choses apparaissent amères et douces en vérité à ceux qui ont un sens du
goûter bien disposé, et chaudes en vérité à ceux qui possèdent un sens du
toucher bien disposé, tout comme ceux qui ont une puissance corporelle bien
disposée discernent bien les choses lourdes, alors que pour ceux qui sont
faibles les objets légers paraissent lourds.
494. En troisième lieu, là (1113a30) où il dit: ¨
L'homme qui est honnête juge correctement
de chaque chose en particulier etc. ¨, il manifeste ce qu'il vient de dire.
Et en premier lieu il le fait par rapport aux hommes vertueux.
Et
il dit que celui qui est vertueux juge correctement des cas particuliers qui
relèvent des actions humaines. En effet, dans chacune des circonstances
particulières, c'est ce qui est un bien en vérité qui lui apparaît comme un
bien. Et il en est ainsi parce qu'à chacun des habitus, ce sont les objets qui
lui sont propres, c'est-à-dire ceux qui lui conviennent, qui lui apparaissent
naturellement délectables. Or, en ce qui concerne l'habitus de la vertu, ce
sont les choses qui sont bonnes en vérité qui lui conviennent, car l'habitus de
la vertu morale se définit à partir de ce qui est conforme à la raison droite.
Et c'est pourquoi ce qui est conforme à la raison, à savoir ce qui est bon
absolument, c'est cela qui lui semble être un bien. Et l'homme vertueux diffère
beaucoup des autres en ceci que dans chacune des opérations qui sont en son pouvoir, il
discerne ce qui est véritablement un bien, comme s'il était lui-même la règle
et la mesure de toutes les opérations qu'il peut poser. En effet, dans toutes
les circonstances, chacun doit juger du bien et du mal d'après ce qui lui
semble.
495. En deuxième lieu, là (1113b1) où il dit: ¨ Mais la plupart des hommes, etc. ¨,
c'est par rapport aux hommes corrompus qu'il manifeste ce qu'il a dit.
Et
il dit que la plupart des hommes, c'est-à-dire ceux qui sont corrompus, se
trompent dans leur discernement sur le bien et le mal, surtout à cause du
plaisir en raison duquel il arrive qu'ils désirent quelque chose d'agréable qui n'est pas un
bien, comme si c'était un bien, et qu'ils fuient quelque chose de pénible mais
qui est en soi un bien, comme si c'était un mal . La raison en est qu'ils
n'obéissent pas à la raison mais au sens.
La
vertu et le vice sont en notre pouvoir, aussi bien sous le rapport des
opérations que sous celui des habitus.
496. Après avoir traité du volontaire, du choix,
de la délibération et de la volonté, lesquels sont les principes des actes
humains, le Philosophe applique ici ce qu'il a dit aux vices et aux vertus. Et
à ce sujet il fait trois choses.
En
premier lieu il détermine la vérité (1113b3). En deuxième lieu, il rejette une
erreur, là (1113b13) où il dit: ¨ Mais
dire que nul n'est méchant volontairement etc. ¨. En troisième lieu, il
résume ce qui a été dit au sujet des vertus, là (1114b27) où il dit: ¨ Nous avons donc parlé sommairement des
vertus etc. ¨.
Au sujet du premier point (1113b3), il fait
trois choses. En premier lieu, en s'appuyant sur ce qu'il a dit, il montre que
la vertu est en nous, c'est-à-dire en notre pouvoir. En deuxième lieu, il
montre qu'il en va de même pour le vice, là (1113b5) où il dit: ¨ Or, il en va de même pour etc. ¨. En
troisième lieu, il montre la raison de cette conséquence, là (1113b10) où il
dit: ¨ Mais si ce sont à la fois les
actes bons et honteux qui etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1113b3) que puisque l'objet de la volonté est la fin,
et que la délibération et le choix ont pour objet les moyens qui sont ordonnés
à la fin, il s'ensuit que les opérations qui se rapportent à cela, à savoir aux
moyens qui sont ordonnés à la fin, sont posées d'après un choix et sont donc
volontaires. La raison en est que le choix est volontaire, ainsi que nous
l'avons dit plus haut (nn. 434-436; 457). Or, les opérations vertueuses se
rapportent justement aux moyens ordonnés à la fin. Elles sont donc volontaires
et il faut par conséquent que la vertu elle-même soit volontaire et qu'elle
soit en nous, c'est-à-dire qu'elle soit en notre pouvoir.
497. Ensuite (1113b5), lorsqu'il dit: ¨ Or, il en va de même pour le vice etc.
¨, il montre qu'il en va de même pour la méchanceté, c'est-à-dire pour le vice
qui est opposé à la vertu.
Et
il dit que pour la même raison la méchanceté est volontaire et en notre
pouvoir, car ses opérations le sont elles aussi. Et il le prouve de la manière
qui suit: s'il est en notre pouvoir de poser une opération, il est aussi en
notre pouvoir de ne pas la poser. Si en effet il n'était pas en notre pouvoir
de ne pas poser une opération, il nous serait impossible de ne pas la poser: il
nous serait donc nécessaire de la poser et par conséquent cette opération ne
viendrait pas de nous mais serait posée par nécessité. Et de la même manière il
dit que quant aux opérations pour lesquelles il est en notre pouvoir de ne pas
les poser, il est par conséquent aussi en notre pouvoir de les poser. En effet,
s'il n'était pas en notre pouvoir de les poser, il nous serait impossible de
poser ces opérations. Donc, il nous serait nécessaire de ne pas agir: par
conséquent, ne pas poser ces opérations ne procéderait pas de nous mais de la
nécessité.
498. Par conséquent, il faut donc dire que
partout où il est en notre pouvoir d'affirmer, il est aussi en notre pouvoir de
nier, et inversement. Or, les opérations qui procèdent de la vertu et celles
qui procède du vice diffèrent selon l'affirmation et la négation. Par exemple,
si le fait d'honorer ses parents est un bien et un acte vertueux, ne pas le
faire est un mal et relève d'un vice. Et si ne pas voler relève d'une vertu et
voler relève d'un vice, il s'ensuit que si l'opération qui procède de la vertu
est en nous, comme nous l'avons prouvé (n. 496),
l'opération qui procède du vice l'est elle aussi. Et ainsi, par conséquent, le
vice lui-même était en nous, c'est-à-dire en notre pouvoir.
499. Ensuite (1113b10), lorsqu'il dit: ¨ Si donc il est en notre pouvoir d'exécuter
etc. ¨, il indique la raison de la conséquence qui précède, à savoir que si
les opérations sont en nous, les habitus aussi sont en nous.
Et
il dit que s'il est en notre pouvoir de faire ou non le bien et le mal, comme
nous venons de le montrer (n. 497-498),
puisque du fait qu'en faisant ou non le bien ou le mal, l'homme devient bon ou
mauvais, comme nous l'avons montré au deuxième livre (n. 250-253), il s'ensuit qu'il est en notre pouvoir de devenir
convenables, c'est-à-dire bons conformément à l'habitus de la vertu, et mauvais
conformément à celui du vice.
500. Ensuite (1113b13), lorsqu'il dit: ¨ Mais dire que nul n'est méchant
volontairement etc. ¨, il rejette une erreur relative à ce qui vient d'être
dit.
Et
en premier lieu il rejette l'erreur elle-même. En deuxième lieu, il en rejette
la racine, là (1114a4) où il dit: ¨ Mais
peut-être un homme dans ce cas etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il présente
l'exclusion de l'erreur. En deuxième lieu, il soulève une difficulté à ce
sujet, là (1113b17) où il dit: ¨ Ou bien
il faut remettre en question ce que nous avons dit etc. ¨. En troisième lieu,
il détermine la vérité, là (1113b19) où il dit: ¨ Mais si cela nous paraît évident etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il faut considérer que certains ont soutenu que nul
n'est mauvais volontairement, et que personne n'est heureux contre son gré; et ils
disaient cela parce que la volonté tend d'elle-même vers le bien. La raison en
est que le bien est ce que tous désirent et par conséquent la volonté fuit
d'elle-même le mal. Il dit donc que l'un de ces énoncés, à savoir que nul n'est
mauvais volontairement, apparaît vraisemblablement comme étant un mensonge
parce que la méchanceté est quelque chose de volontaire. Cependant, l'autre
énoncé, à savoir que nul ne soit bon et heureux contre son gré, semble être
vrai.
501. Ensuite (1113b17), lorsqu'il dit: ¨ Ou bien il faut remettre en question ce que
etc. ¨, il soulève une difficulté relative à ce qui vient d'être dit.
En
effet, s'il est vrai que les actions vertueuses et vicieuses sont volontaires,
et que par conséquent la vertu et le vice le sont aussi, il est clair que ce
que nous disons maintenant est vrai (n. 500).
Mais se trouvera-t-il quelqu'un pour croire qu'il faut douter de ce qui a été
dit, c'est-à-dire de manière à dire que l'homme n'est pas le principe et le
générateur de ses opérations comme il l'est de ses enfants? C'est comme si
Aristote disait: il serait étonnant que quelqu'un dise cela.
502. Ensuite (1113b19), lorsqu'il dit: ¨ Mais si cela nous paraît évident etc. ¨,
il confirme la vérité.
Et
il le fait premièrement au moyen d'un raisonnement. Deuxièmement, il le fait au
moyen de signes, là (1113b22) où il dit: ¨ Semblent
témoigner en faveur de cela etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu que si cela, à savoir la délibération, le choix et la
volonté, qui sont en notre pouvoir, sont manifestement les principes de nos
opérations, et que nous ne pouvons pas ramener nos opérations à d'autres
principes si ce n'est à ceux qui sont en notre pouvoir, à savoir à la
délibération et au choix, il s'ensuit que nos opérations, bonnes ou mauvaises,
sont en notre pouvoir. Car les choses dont les principes sont en notre pouvoir
sont elles-mêmes en notre pouvoir et sont volontaires.
503. Ensuite (1113b22), lorsqu'il dit: ¨ Semblent témoigner en faveur de cela etc. ¨, il manifeste
son propos par des signes.
Et
il le fait premièrement à l'égard de ce qui est manifestement volontaire.
Deuxièmement, il le fait à l'égard de ce qui semble avoir quelque chose
d'involontaire, là (1113b30) où il dit: ¨ En
effet, on punit ce qui est commis par ignorance si etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que les choses que nous avons dites (n. 502), à savoir que les opérations
vertueuses et vicieuses sont en notre pouvoir, semblent être attestées par les
conduites privées de chacun de nous. En effet, tout père de famille punit son
enfant ou son serviteur s'il a mal agi. Elles semblent aussi être attestées par
les gestes des législateurs qui ont soin de la république: en effet, eux-mêmes
punissent plus légèrement ou soumettent à des peines plus graves ceux qui font
le mal tant qu'ils ne le font pas par contrainte ou par ignorance, à la
condition toutefois que les fautifs ne soient pas eux-mêmes la cause de leur
ignorance. En effet, si ceux qui commettent des actions mauvaises posaient ces
opérations en y étant forcés ou par ignorance, ces opérations ne seraient pas
volontaires comme nous l'avons vu plus haut (n. 400-405). D'où il est manifeste qu'ils les punissent en tant qu'ils
agissent volontairement.
504. Et de la même manière ils honorent ceux qui
font le bien volontairement, comme s'ils encourageaient les bons à faire le
bien par des honneurs et retenaient les mauvais de faire le mal par des
châtiments. Or, nul ne demande à quelqu'un de faire des choses qui ne sont ni
en son pouvoir ni volontaires, car en de tels cas la tentative de persuasion
qui précède l'opération serait parfaitement inutile: par exemple, si on tentait
de persuader quelqu'un de ne pas avoir chaud en été, ou un malade de ne pas
souffrir, ou l'affamé privé de nourritures de ne pas avoir faim, ou toute autre
personne dans des conditions similaires de faire quelque chose qui n'est pas en
son pouvoir, car dans chacun de ces cas la personne ne souffrirait pas moins
pour autant. Donc, si nous ne sommes pas encouragés à faire des choses qui ne
sont pas en notre pouvoir, mais que nous sommes encouragés à faire les biens et
à éviter les maux, il s'ensuit que ces derniers sont en notre pouvoir.
505. Ensuite (1113b30), lorsqu'il dit: ¨ En effet, on punit ce qui est commis par
ignorance si etc. ¨, il manifeste la même conclusion pour les cas qui
semblent avoir quelque chose d'involontaire.
Or,
l'ignorance est cause du caractère involontaire d'un acte, comme nous l'avons
dit plus haut (n. 406-424);
cependant, si nous sommes la cause de notre ignorance, cette dernière sera
volontaire et nous serons punis pour cette ignorance. Or, l'homme peut être la
cause de son ignorance de deux manières. Premièrement d'une manière directe en
faisant quelque chose, comme on le voit chez ceux qui s'enivrent et qui à cause
de cela sont rendus ignorants, lesquels doivent être réprimandés pour deux
raisons: premièrement certes pour s'être enivrés; deuxièmement pour avoir
commis une faute suite à cet ivresse. En effet, le principe de l'ivresse est au
pouvoir de l'homme lui-même car l'homme est son propre maître et il dépend de
lui de ne pas s'enivrer, c'est-à-dire qu'il est en son pouvoir de ne pas
s'enivrer: or, dans ce cas-ci, l'ébriété est la cause de l'ignorance. Ainsi,
par conséquent, l'homme est la cause de son ignorance.
506. Mais l'homme peut être la cause de son
ignorance d'une autre manière, indirectement, du fait qu'il ne fait pas ce
qu'il doit faire. Pour cette raison, l'ignorance des choses qu'on peut et qu'on
est tenu de savoir est considérée comme volontaire et c'est pour cette raison
que les hommes sont punis. Et c'est ce que le Philosophe dit, à savoir que les
législateurs punissent ceux qui ignorent ce que les lois ont statué et que tous
doivent savoir, par exemple qu'il ne faut pas voler. Mais ils ne punissent pas
sur les points difficiles du droit que tous ne sont pas tenus de savoir parce
qu'ils ne le peuvent pas. Et il en va de même dans les autres cas où tous les
hommes semblent ignorer en raison d'une négligence, car il était en leur
pouvoir de ne pas ignorer ces choses. En effet, ils sont maîtres d'eux-mêmes et
il est en leur pouvoir d'être diligents et de ne pas être négligents.
Aristote
supprime les racines de l'opinion qui soutient que nul n'est mauvais
volontairement et il montre que les habitus de l'âme par lesquels l'homme est
qualifié d'injuste ou de négligent sont volontaires quant à leur génération
mais non plus une fois qu'ils ont été engendrés.
507. Après avoir écarté l'erreur de ceux qui
soutiennent que nul n'est mauvais volontairement, le Philosophe détruit ici les
racines de cette erreur.
Et
il le fait premièrement (1114a3) quant à la disposition intérieure à partir de
laquelle quelqu'un pourrait être incliné au mal en dehors de son intention.
Deuxièmement, il le fait quant à la puissance appréhensive par laquelle quelque
chose est jugé bon ou mauvais, là (1114a32) où il dit: ¨ Mais si quelqu'un disait que etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente ce
sur quoi quelqu'un pourrait s'appuyer pour soutenir l'erreur qui précède (1114a3).
En deuxième lieu, il réfute cela, là (1114a4) où il dit: ¨ Mais nous disons que pour ceux qui sont la cause de telles situations
etc. ¨.
Or,
le Philosophe avait dit (n. 506) que
pour l'homme, il est en son pouvoir d'être diligent ou d'être négligent pour
tout ce qui touche ses opérations. Mais il serait possible de nier cela en
disant qu'un homme peut être d'une nature telle qu'elle ne lui permet pas
d'être diligent, comme nous le voyons chez les flegmatiques qui sont
naturellement lents, chez les cholériques sont naturellement enclins à la
colère, chez les mélancoliques qui sont naturellement enclins à la tristesse et
les sanguins à la joie. Et d'après cela, il s'ensuivrait qu'il n'est pas en le
pouvoir de l'homme d'être diligent.
508. Ensuite (1114a4), lorsqu'il dit: ¨ Mais nous disons que pour ceux etc. ¨,
il rejette ce qui vient d'être dit. Et pour en avoir l'évidence il faut
considérer qu'un homme peut être dit tel de deux manières. Premièrement d'après
une disposition corporelle qui procède soit de sa complexion corporelle, soit
d'une influence des corps célestes: dans ce cas, l'intelligence et la volonté,
qui sont des puissances absolument incorporelles ne faisant pas usage d'un
organe corporel comme on peut le voir chez Aristote au troisième livre de son
traité intitulé De l'Âme (cap. 1V, 5
(S. Thom. lect. V11, 687-699), ne
peuvent être modifiées immédiatement par une telle disposition. Mais d'une
telle disposition peut résulter un certain changement du côté de l'appétit
sensible, lequel fait usage d'un organe corporel, et dont les mouvements sont
les passions de l'âme. Mais suite à cela, à partir de cette disposition
corporelle, la raison et la volonté, qui sont les principes des actes humains,
ne sont pas davantage mis en mouvement qu'elles ne le sont à partir des
passions de l'âme au sujet desquelles nous avons également dit au premier livre
(n. 241) qu'elles peuvent être
persuadées par la raison. Mais la deuxième disposition se tient du côté de
l'âme, laquelle est l'habitus à partir duquel la volonté ou la raison est
inclinée à l'opération.
509. Et c'est pourquoi le Philosophe, mettant de
côté les dispositions ou les qualités corporelles, traite seulement de la
disposition des habitus.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre en effet que les
hatitus de l'âme, d'après lesquels quelqu'un est négligent ou injuste, sont
volontaires du fait que c'est à cause d'eux que quelqu'un est blâmé (1114a4).
En deuxième lieu il montre que même les défauts physiques qui sont
réprimandables sont volontaires, là (1114a23) où il dit: ¨ Et non seulement les vices de l'âme sont etc. ¨.
Et
au sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que
les habitus de l'âme sont volontaire quant à leur génération (1114a4). En
deuxième lieu (1114a15) il montre qu'ils ne sont pas volontaires une fois que
leur génération est complétée.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer. En deuxième lieu, il le prouve, là (1114a8) où il
dit: ¨ C'est en effet ce qui est fait
dans chacune des opérations qui etc. ¨.
510. Il faut cependant considérer que les habitus
qui tendent vers le mal sont divers, tout comme les opérations qui conduisent
au mal. Il y a en effet certains habitus qui sont mauvais du fait qu'ils
détournent de bien agir; et quant aux habitus de cette sorte, il dit que les
hommes eux-mêmes sont pour eux-mêmes la cause d'un tel devenir, c'est-à-dire de
ne pas être diligents pour bien agir en vivant de la sorte, c'est-à-dire en se
comportant d'une manière relâchée, c'est-à-dire sans s'efforcer de bien agir. Mais
d'autres habitus sont mauvais du fait que par eux certains sont inclinés à mal
agir, soit en nuisant aux autres, soit par des dérèglements dans leur propre
vie. Et quant à cela le Philosophe dit que les hommes sont à eux-mêmes la cause
qui explique qu'ils sont injustes, dans la mesure où ils font du mal aux autres
et qu'ils sont incontinents dans leur propre vie dans la mesure où ils la
mènent à des abus de boissons et à d'autres abus de la sorte qui se rapportent
aux plaisirs du toucher.
511. Ensuite (1114a8), lorsqu'il dit: ¨ C'est en effet ce qui est fait dans chacune
etc. ¨, il prouve son propos.
Et
il le fait premièrement au moyen d'une similitude prise dans d'autres cas. Nous
voyons en effet que les opérations accomplies dans chacun des domaines nous
rendent tels, c'est-à-dire nous rendent disposés à devenir semblables à ce que
nous accomplissons. Et cela est manifeste chez ceux qui s'appliquent et se
donnent de la peine à s'entraîner pour quelque exercice, par exemple pour la
lutte, le combat ou pour toute autre opération. En effet, tous ceux qui
accomplissent un grand nombre de fois les mêmes opérations deviennent tels
qu'ils peuvent poser parfaitement des opérations semblables. Donc, puisque nous
voyons cela se produire dans tous les domaines, ignorer que les dispositions
sont engendrées à partir des opérations semble être le fait d'un homme dépourvu
d'esprit.
512. En deuxième lieu, là (1114a13) où il dit: ¨ Il est en outre irrationnel etc. ¨, il
montre la même chose au moyen d'un raisonnement tiré du rapport entre l'acte et
l'habitus. Si en effet quelqu'un veut poser un acte dont il sait qu'il est la
cause de laquelle découle tel effet, il s'ensuit qu'il veut cet effet. Et bien
que peut-être il ne veuille pas cet effet en lui-même, il veut cependant plus
puissamment que cet effet soit qu'il ne désire que la cause ne soit pas. Par
exemple, si quelqu'un veut se promener en été en sachant à l'avance qu'il va
suer, il s'ensuit qu'il veut suer. En effet, bien qu'il ne veuille pas la
transpiration pour elle-même, il veut cependant davantage subir la
transpiration que se priver de la marche. En effet, rien n'empêche que qu'un
acte ne soit pas en lui-même volontaire mais qu'il le soit cependant par
rapport à quelque chose d'autre, comme la prise de la potion amère est
volontaire dans sa relation avec la santé. Il en irait cependant autrement si
l'homme ignorait que tel effet découle de telle cause. Par exemple, si
quelqu'un, se promenant sur le chemin, tombe sur des bandits, ce dernier effet
ne devient pas volontaire parce qu'il n'était pas connu à l'avance. Or, il est
manifeste que les hommes qui commettent des injustices deviennent injustes, et
que ceux qui commettent des adultères deviennent incontinents. Il est donc
irrationnel de vouloir commettre des injustices et de ne pas vouloir être
injustes, ou de vouloir commettre des adultères et de ne pas vouloir être
incontinents. Et il est manifeste que si en n'ignorant pas cela il fait
volontairement les choses d'où il résulte qu'il est injuste, il sera volontairement
injuste.
513. Ensuite (1114a15), lorsqu'il dit: ¨ Cependant, même si l'injuste le voulait, il
ne serait pas juste pour autant etc. ¨, il montre que les habitus du mal ne
se soumettent pas à la volonté une fois qu'ils ont été engendrés. Et il dit:
celui qui est devenu volontairement injuste, ce n'est pas parce qu'il voudrait
parfois cesser d'être injuste qu'il deviendrait juste pour autant. Et il prouve
cela au moyen d'une similitude tirée des dispositions corporelles. En effet,
s'il arrive à quelqu'un alors qu'il est en santé de tomber dans la maladie par
sa faute en vivant sans retenue, c'est-à-dire en faisant un usage immodéré de
nourritures et de boissons et en
n'obéissant pas aux recommandations des médecins, il est clair qu'au début il
était en son pouvoir de ne pas devenir malade. Mais après s'être abandonné à
ces actions, ayant déjà pris des nourritures abondantes et nuisibles, il n'est
plus en son pouvoir de ne pas devenir malade. Tout comme celui qui lance une
pierre peut ne pas la lancer, mais une fois qu'elle est lancée, il n'est plus
en son pouvoir de la rattraper. Et cependant nous disons qu'il est en le
pouvoir de l'homme de lancer ou de projeter une pierre parce qu'au début cela
était en son pouvoir. Il en va de même des habitus des vices: car au début il
est dans le pouvoir de l'homme de ne pas devenir injuste ou intempérant. C'est
pourquoi nous disons que les hommes sont volontairement injustes et
intempérants, bien qu'une fois qu'ils le sont devenus, cela n'est plus en leur
pouvoir, c'est-à-dire de cesser immédiatement d'être injustes ou intempérants
car cela exige énormément d'efforts et d'exercices.
514. Ensuite (1114a23), lorsqu'il dit: ¨ Ce sont non seulement les vices de l'âme qui
sont acquis volontairement etc. ¨, il montre, au moyen d'une similitude
tirée des difformités corporelles, que les habitus vicieux sont volontaires.
Et
il dit que ce ne sont pas seulement les vices de l'âme qui sont volontaires,
mais aussi certaines difformités
corporelles. Et c'est avec raison que sont réprimandés les hommes qui en sont
atteints. En effet, nul ne blâmerait avec raison celui qui est difforme de
naissance; mais il serait juste de le faire à l'égard de ceux qui le sont
devenus à cause de leur négligence à soigner leur corps comme il se doit. Il en
va de même pour ceux qui naissent faibles ou aveugles. En effet, nul ne
réprimandera avec raison celui qui est aveugle de naissance ou qui l'est devenu
suite à une maladie ou à une blessure qui n'est pas volontaire. Dans ce cas,
les hommes sont plutôt pris en pitié. Par conséquent, il est clair que parmi
les vices et les difformités corporelles, ce sont ceux qu'il nous était
possible d'éviter qui sont réprimandés. Il est manifeste à partir de là que
pour les autres cas, c'est-à-dire pour ce qui appartient à l'âme, c'est-à-dire
les vices ou les habitus vicieux, ils sont aussi en notre pouvoir.
Aristote
argumente ici contre ceux qui nient qu'il existe en nous une puissance
cognitive du bien et il détruit leurs fondements et leurs raisonnements, tout
comme il l'a fait précédemment pour ceux qui soutenaient que le vice n'est pas
quelque chose de volontaire.
515. Après avoir rejeté la racine de ceux qui
soutiennent que le vice n'est pas volontaire en considérant la disposition qui
incline l'appétit, il rejette ici l'autre racine en considérant la puissance
cognitive. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il présente la racine en question (1114a32). En deuxième lieu, il
la rejette, là (1114b2) où il dit: ¨ Donc,
si chacun est à soi-même la cause de ses habitus etc. ¨.
Au
sujet du premier point (1114a32), il faut considérer que le bien meut l'appétit
en tant qu'il est appréhendé. En effet, tout comme l'appétit ou l'inclination
naturelle suit une forme inhérente par nature, de même l'appétit animal suit
une forme qui est appréhendée. Donc, pour qu'une chose devienne l'objet d'un
appétit, cela présuppose qu'elle soit appréhendée en tant que bien. D'où il
s'ensuit que chacun désire ce qui lui apparaît être un bien.
516. Mais on pourrait dire qu'il n'est pas en
notre pouvoir qu'une chose nous semble être un bien ou nous apparaisse comme
telle, puisque nous ne sommes pas maître de notre imagination, c'est-à-dire des
images qui apparaissent à notre esprit ou de ce que nous voyons intérieurement;
mais tel est un chacun, telle lui semble être la fin, c'est-à-dire que telle
lui apparaîtra la chose comme devant être désirée comme un bien ou une fin. En
effet, une chose convient à un être conformément à la forme qui lui est propre,
tout comme il est propre au feu de se porter vers le haut et à la terre de se
porter vers le centre. Et c'est ainsi que nous voyons aussi chez les animaux
que chaque animal désire une chose comme un bien ou une fin d'après la
disposition de sa nature. Il en résulte que des animaux divers possèdent des
opérations et des actes divers, bien que tous les animaux appartenant à une
même espèce possèdent des mouvements et des opérations semblables. Or, dans
l'espèce humaine, on retrouve des individus possédant des mouvements et des
opérations divers. C'est pourquoi certains ont pensé que ce fait est dû à une
disposition naturelle à cause de laquelle il semble à celui-ci que ceci est un
bien et à celui-là que telle autre chose est un bien, de telle manière que cela
ne serait pas soumis au pouvoir des hommes.
517. Ensuite (1114b2), lorsqu'il dit: ¨ Mais si chacun est à soi-même la cause de
ses habitus etc. ¨, il rejette la racine dont il vient de parler.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente la raison qui
écarte ce qui a été dit (n. 516). En
deuxième lieu, il ajoute en sens contraire la solution qui la détruit, là
(1114b3) où il dit: ¨ Mais si nul n'est à
lui-même la cause etc. ¨. En troisième lieu, il la prouve, là (1114b13) où
il dit: ¨ Mais si toutes ces propositions
sont vraies, en quoi la vertu etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il faut considérer qu'il existe deux manières pour
quelque chose d'apparaître comme un bien à quelqu'un.
518. Premièrement, dans l'universel, comme par
une considération spéculative. Et un tel jugement sur le bien ne procède pas
d'une disposition particulière mais d'une puissance universelle de la raison
qui syllogise dans le domaine des actions comme dans celui des choses de la
nature. Mais parce que les actions de l'homme sont contingentes, la raison
n'est pas poussée à donner son assentiment à une position plutôt qu'à une
autre, comme cela se produit pour les choses qui sont l'objet de
démonstrations, mais plutôt l'homme a ici le pouvoir d'approuver l'une ou
l'autre des parties de la contradiction, comme cela se produit pour toutes les
choses que l'homme peut faire, et surtout celles dans lesquelles de nombreuses
possibilités sont recherchées parmi lesquelles n'importe laquelle peut être
jugée comme étant un bien.
519. Deuxièmement, c'est comme par une
connaissance pratique par rapport à une opération que quelque chose peut
apparaître comme un bien à quelqu'un. Et c'est de cette sorte de jugement dont
le Philosophe parle maintenant, et qui peut certes être porté de deux manières
sur quelque chose qui est un bien. Premièrement de telle manière que quelque
chose apparaisse à quelqu'un comme étant un bien pris absolument et en soi et
cela est vu comme un bien selon la raison de fin. Deuxièmement, de manière à
apparaître comme un bien à quelqu'un non pas purement et simplement,
c'est-à-dire absolument, mais en tant qu'il se présente au moment présent.
520. Or, puisque l'appétit tend vers un objet de
deux manières, à savoir d'une part selon une passion de l'âme, d'autre part
selon un habitus, il arrive qu'à partir de la passion une chose soit jugée
bonne en tant qu'elle se présente maintenant. Par exemple, à celui qui craint
le naufrage, à cause de la passion de la crainte, il semble que le fait de
jeter les marchandises à la mer soit un bien, et à celui qui est concupiscent
que c'est un bien de forniquer. Mais le jugement par lequel l'homme juge qu'une
chose est un bien en elle-même et absolument provient de l'inclination d'un
habitus et c'est de cela dont il traite maintenant. Et c'est pourquoi il dit
que puisque l'homme est en quelque sorte la cause de son habitus mauvais à
cause de l'habitude d'être fautif, comme on l'a montré (n. 509-510), il s'ensuit à l'inverse que celui-là aussi est encore à
lui-même la cause de l'imagination qui découle d'un tel habitus, c'est-à-dire
de l'apparence par laquelle il lui semble que telle chose est un bien en soi.
521. Ensuite (1114b3), lorsqu'il dit: ¨ Mais si nul n'est à lui-même la cause etc.
¨, il présente la réponse de l'adversaire qui détruit ce qui a été dit (518-520).
Et
il dit qu'on pourrait peut-être affirmer que nul n'est à lui-même la cause de
ses mauvaises actions mais que chacun fait cela par ignorance de la fin,
c'est-à-dire dans la mesure où il estime qu'il obtiendra quelque chose de
meilleur en agissant ainsi. Mais l'homme ne parvient pas de lui-même et comme
volontairement à désirer la fin appropriée: il faut que cela lui convienne de
par sa naissance, c'est-à-dire que tout comme l'homme possède dès sa naissance
la vue extérieure par laquelle il juge bien des couleurs, de même aussi, de par
sa naissance, il possède une bonne disposition de cette vue intérieure par
laquelle il juge bien et désire ce qui est un bien en vérité. Et ainsi il
faudra dire de lui qu'il possède une bonne naissance et qu'il est celui auquel
le jugement dont on vient de parler a été donné dès sa naissance. En effet, la
naissance qui est évidemment parfaite et véritablement bonne est celle par
laquelle vient correctement et de la meilleure façon dans l'homme ce qui existe
de plus grand et de meilleur, et que l'homme ne peut obtenir d'autrui par une
assistance ou un enseignement; mais il faut qu'il le possède tel qu'il lui a
été donné par la nature. Donc, que l'homme possède heureusement cela dès sa
naissance, cela rend sa naissance louable pour deux raisons: premièrement à cause de l'excellence
de ce don; deuxièmement à cause de l'impossibilité de l'acquérir autrement.
522. Or, il faut considérer que telle semble être
la position de certains mathématiciens qui soutiennent que l'homme est disposé,
dès sa naissance, par la puissance des corps célestes, à faire ceci ou cela. Et
Aristote, dans son livre intitulé De
l'Âme (Lib. 111, cap. 111, 1-2; S. Thom., lest. 1V, 616-623), attribue
certes cette position à ceux qui n'affirment aucune différence entre
l'intelligence et le sens. Si en effet on dit, comme on le dit ici (ibidem),
que la volonté des hommes est telle que le père des hommes et des dieux,
c'est-à-dire le ciel ou le soleil, la leur a donnée, la conséquence sera que la
volonté et la raison dans laquelle se range la volonté seront quelque chose de
corporel tout comme l'est le sens. Il n'est pas possible en effet que ce qui
est de soi incorporel soit mû par un corps. Et par conséquent l'intelligence et
la volonté auront un organe corporel et ne différeront en rien du sens et de
l'appétit sensible. C'est pourquoi il présente ici la similitude de la vue
sensible et de la vue par laquelle on juge de la chose.
523. Il faut donc dire qu'une certaine
disposition peut être causée dans le corps humain à partir des corps célestes,
à partir de laquelle est incliné l'appétit sensible dont le mouvement est une
passion de l'âme. Il en résulte qu'à partir de l'inclination qui vient des
corps célestes l'appétit sensible ne reçoit pas une inclination qui le rendrait
capable de juger d'une chose comme étant un bien en soi et absolument, comme le
fait l'habitus électif de la vertu et du
vice, mais seulement capable de juger d'une chose comme étant un bien
pour le moment présent comme le fait la passion. Et il faut dire la même chose
de l'inclination qui survient suite à une complexion corporelle. Mais Aristote
ne traite pas maintenant du jugement par lequel la passion juge que quelque
chose est un bien, car la volonté peut ne pas suivre ce jugement, comme nous
l'avons dit (n. 390-391), mais il
traite plutôt du jugement par lequel l'habitus juge que quelque chose est un
bien. C'est pourquoi la réponse qui précède ne détruit pas le raisonnement
d'Aristote.
524. Ensuite (1114b13), lorsqu'il dit: ¨ Mais si toutes ces propositions sont vraies
etc. ¨, il rejette la réponse qui précède en partant de la supposition des
énoncés que l'adversaire supposait.
L'adversaire
supposait en effet que la vertu est quelque chose de volontaire, ce qu'il niait
du vice. Et c'est pourquoi, en résumant les choses qui ont été dites (n. 516), qui jusqu'ici sont tenues
incertaines, il dit que si ces énoncés sont vrais, à savoir que le désir de la
fin est donné à l'homme par la nature, il n'y a pas de raison pour laquelle la
vertu serait davantage volontaire que le vice. Pour les deux en effet, à savoir
l'homme vertueux et celui qui est vicieux, la raison est la même, c'est-à-dire
que la fin est donnée par la nature ou par
quelque autre manière qu'il lui semble quant à l'appréhension et qui le
touche quant à l'appétit. Et bien que les opérations de la vertu et du vice ne
se rapportent pas seulement à la fin mais aussi aux moyens qui sont ordonnés à
la fin, il faut dire cependant que les hommes font le reste, c'est-à-dire les
moyens qui sont ordonnés à la fin, en se référant à la fin non pas grâce à la
nature, mais de quelque manière qu'il leur semble.
525. Donc, soit qu'on dise que ce ne soit pas par
la nature que la fin semble être telle à
chacun, mais plutôt que chacun en est maître, c'est-à-dire qu'elle est en son
pouvoir de telle manière qu'il s'attache à telle ou telle autre fin; ou encore
que la fin est naturelle et qu'en faisant le reste l'homme devienne vertueux
volontairement, la vertu en sera néanmoins volontaire. Et il en va de même pour
le vice: car c'est d'une manière semblable à l'homme vertueux que l'homme
vicieux fait usage des moyens ordonnés à la fin dans les opérations, quelle que
soit la manière dont ils se rapportent semblablement à la fin, comme nous
l'avons montré plus haut (n. 358-362).
Donc, si les vertus sont volontaires du fait que nous sommes la cause de nos
habitus à partir desquels nous sommes disposés à nous proposer telle fin, il
s'ensuit que les vices aussi sont volontaires car dans un cas comme dans
l'autre, la raison est la même.
526. Ensuite (1114b26), lorsqu'il dit: ¨ C'est donc d'une manière générale que nous
avons parlé des vertus etc. ¨, il résume les choses qui ont été dites plus
haut (n. 224-525).
Et
en premier lieu il montre ce qui a été dit déjà au sujet des vertus. En
deuxième lieu, il dit ce qu'il reste à dire à leur sujet (1115a4).
Il
dit donc en premier lieu que ce qui a été dit (n. 224-525) au sujet des vertus en général et de leur genre en gros,
c'est-à-dire d'une manière schématique, tout cela est manifeste. Nous avons dit
ensuite (n. 324-331) qu'elles sont
une juste moyenne, ce qui relève du genre prochain, et qu'elles sont des
habitus, ce qui relève du genre éloigné sous lequel sont contenus aussi les
vices. Nous avons dit aussi (n. 255-279)
qu'elles engendrent les mêmes opérations que celles à partir desquelles elles
sont elles-mêmes causées; nous avons dit encore qu'elles sont en notre pouvoir,
qu'elles suivent la raison droite, et que les opérations sont volontaires
autrement que le sont les habitus, car nous sommes maìtres de nos opérations du
commencement jusqu'à la fin, aussi longtemps que nous connaissons chacune des
circonstances particulières, alors que nous ne sommes pas maîtres des habitus
dès le début. Par la suite, cependant, à notre insu, chacune des opérations
particulières ajoute quelque chose dans la génération des habitus, tout comme
cela se produit aussi dans les maladies créées par des actes volontaires, comme
nous avons dit plus haut (n. 513).
Mais parce que au début il était en notre pouvoir d'agir ainsi ou non, pour
cette raison les habitus aussi sont dits volontaires.
527. Ensuite (1115a4), lorsqu'il dit: ¨ Ainsi, en reprenant chacune de ces vertus,
nous allons dire etc. ¨, il montre ce qu'il reste à dire. Et il dit qu'il
faut à nouveau reprendre la considération des vertus pour dire au sujet de
chacune en particulier ce qu'elle est, la matière sur laquelle elle porte et de
quelle manière elle opère. Et par conséquent, nous verrons clairement quel est
le nombre des vertus. Et en premier lieu nous parlerons de la force.
Il
commence déjà à traiter de la force, qui semble être un milieu entre l'audace
et la peur, dont il dit que les objets sont maux et les dangers, mais non pas
tous.
528. Après avoir traité des vertus morales en
général, le Philosophe commence ici à traiter de chacune d'elles en particulier.
Et
en premier lieu il traite des vertus morales qui portent sur les passions
intérieures (1115a6). En deuxième lieu, au cinquième livre de ce traité
(1129a1), là où il dit: ¨ Mais nous nous
proposons maintenant d'étudier la justice et l'injustice etc. ¨, il traite
de la justice et de l'injustice qui portent sur des actions extérieures.
Or,
la première partie se divise en deux.
Dans la première il traite des vertus morales qui ont pour objet les
principales passions qui concernent la vie même de l'homme (1115a6). Dans la
deuxième il traite des vertus morales qui ont pour objet certaines passions
secondaires se rapportant aux biens extérieurs de l'homme, ce qu'il fait au
quatrième livre, là (1119b20) où il dit: ¨ Mais
parlons ensuite de la libéralité etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il traite de la
force qui a pour objet les passions qui sont tournées vers ce qui corrompt la
vie humaine (1115a6). En deuxième lieu il traite de la tempérance qui a pour
objet les passions qui sont tournées vers les choses par lesquelles la vie
humaine est conservée, c'est-à-dire les aliments et les rapports amoureux, là
(1117b24) où il dit: ¨ Après cela,
parlons de la tempérance etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il recherche la
matière de la force (1115a6). En deuxième lieu, il détermine le mode
d'opération de la force, là (1115b6) où il dit: ¨ Les sujets de l'effroi ne sont pas identiques pour tous etc. ¨. En
troisième lieu il détermine certaines propriétés de la vertu, là (1117a29) où
il dit: ¨ Mais la force ne se montre pas
de la même manière à l'égard de etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il rappelle, à
partir de ce qui précède, que la matière de la force, à savoir sur quelles
passions elle porte, est manifeste. En deuxième lieu il recherche les objets de
ces passions en tant que la force se rapporte à elles, là (1115a8) où il dit: ¨
Or, ce que nous craignons, ce sont les
dangers etc. ¨.
529. Il dit donc (1115a6) que nous avons déjà dit
plus haut dans le deuxième livre (nn. 267;
341) que la force est un certain
milieu entre les craintes et les témérités. La force implique en effet une
certaine fermeté de l'âme par laquelle l'âme demeure inébranlable contre les craintes
des dangers.
530. Ensuite (1115a8), lorsqu'il dit: ¨ Or, ce que nous craignons, ce sont les
dangers etc. ¨, il recherche les objets des passions dont nous venons de
parler en tant qu'elles se rapportent à la force, et il le fait spécialement du
côté de la crainte sur laquelle porte principalement la force comme nous le
verrons plus loin (n. 536). En
effet, les objets de la crainte sont les mêmes que ceux de l'audace, car ce
qu'un tel fuit par la crainte, un autre l'affronte par la témérité.
Il
fait donc trois choses à ce sujet. En premier lieu il montre quels sont les
objets de la crainte. En deuxième lieu il montre sur quel genre de ces objets
porte la force, car elle porte sur la crainte de la mort, là (1115a13) où il
dit: ¨ L'homme fort ne saurait être tel
contre tous les maux etc. ¨. En troisième lieu il montre en particulier sur
la crainte de quelle sorte de mort porte la force, là (1115a27) où il dit: ¨ L'homme courageux ne se montre pas tel dans
toutes les circonstances où se trouve la mort etc. ¨.
531. Il dit donc en premier lieu que ce que nous
craignons, ce sont les dangers effroyables, lesquels sont les objets de la
crainte. Or, les dangers de la sorte sont universellement des maux. C'est
pourquoi les philosophes aussi définissent la crainte comme étant l'attente
d'un mal. Et l'attente se prend ici en un sens commun pour tout mouvement de
l'appétit à l'égard d'un événement à venir, bien que cependant, au sens
propre, l'attente ne porte que sur un
bien, comme c'est le cas pour l'espoir. Il est donc manifeste que nous
craignons tous certains maux, comme la mauvaise opinion que certains peuvent
avoir sur nous, c'est-à-dire l'infamie, qui est contraire à l'image d'honnêteté
que nous voulons donner; le dénuement et la pauvreté qui s'opposent aux biens
de la fortune extérieure; la maladie, l'inimitié et la mort qui s'opposent aux
biens personnels.
532. Ensuite (1115a13), lorsqu'il dit: ¨ L'homme fort ne saurait être tel contre tous
les maux etc. ¨, il montre que la force pour sur la peur de certains de ces
maux.
Et
il montre en premier lieu que la force ne porte pas sur la peur de certains de
ces maux. En deuxième lieu, il conclut en disant sur quelle sorte de maux à
craindre porte la force, là (1115a24) où il dit: ¨ À l'égard de quelle sorte de maux redoutables le fort se manifeste-t-il
comme étant tel etc. ¨.
Au
sujet du premier point il fait deux choses. En premier lieu il présente son
propos, à savoir que la force ne semble pas se rapporter à la crainte de tous
les maux
533. En deuxième lieu, là (1115a14) où il dit: ¨ Et il est bon en effet de craindre certains
maux etc. ¨, il prouve son propos. Et en premier lieu, il prouve que la
force ou le courage ne porte pas sur la crainte de l'infamie.
Il
appartient en effet au fort d'être loué du fait qu'il n'éprouve pas de crainte.
Mais il existe des choses qu'il faut craindre pour bien vivre, et il est bon de
les craindre, c'est-à-dire dans la mesure où la crainte elle-même est non
seulement nécessaire pour conserver son honnêteté mais aussi parce qu'elle-même
est quelque chose d'honnête. En effet, ne pas craindre des maux de la sorte est
un mal honteux comme on peut le voir pour l'infamie. En revanche, celui qui la
craint est loué comme étant un homme de bien, c'est-à-dire comme quelqu'un dont
les moeurs sont soignées et qui se respecte. Mais celui qui ne craint pas un
mal de la sorte est blâmé comme étant une personne impudente. Il est donc clair
que la force ne se rapporte pas à la crainte de tels maux. Cependant, celui qui
ne craint pas l'infamie, certains disent parfois de lui par analogie qu'il est
fort car il ressemble à l'homme courageux en tant qu'il est sans crainte.
534. En deuxième lieu, là (1115a17) où il dit: ¨ Quant à la pauvreté et à la maladie, il ne
faut pas les craindre etc. ¨, il montre que la force ne porte pas sur la
crainte de la pauvreté.
Et
il dit qu'il ne faut pas craindre la pauvreté, tout comme il le disait (n. 533) au sujet de l'infamie, ni la
maladie, comme tout ce qui ne relève pas d'un vice et dont nous ne sommes pas
la cause. C'est en vain en effet que l'homme craint les choses qu'il ne peut
éviter. Donc, ce que l'homme doit craindre à l'égard de ces maux, c'est de ne
pas tomber dans l'un d'eux par sa faute. C'est ainsi que la crainte est utile
pour éviter ces maux, mais non d'une autre manière. Bien qu'il ne faille pas
craindre autrement ces maux, celui qui se montre sans crainte à leur égard, on
ne l'appelle cependant pas courageux, si ce n'est par une certaine analogie. En
effet, ne pas craindre la pauvreté semble relever d'une autre vertu, à savoir
la libéralité, et certains sont loués pour l'acte de cette vertu en tant qu'ils
osent dépenser ardiment leur argent, lesquels cependant se montrent tout à fait
lâches dans les dangers plus grands de la guerre . La force ne se rapporte donc
pas à la crainte de la pauvreté.
535. En troisième lieu, là (1115a23) où il dit: ¨
Craindre les outrages adressés à ses
enfants etc. ¨, il montre que la force ne se rapporte pas à toutes les
craintes des maux personnels. Et Aristote affirme ici qu'on ne dit pas d'un
homme qu'il est lâche du seul fait qu'il craint que ne soit outragés ou
diffamés ses enfants ou sa femme, ou qu'ils ne subissent quelque autre malheur
de la sorte; et on ne peut davantage dire d'un homme qu'il est fort parce qu'il
ne craint pas les coups de fouet et qu'il les supporte sans broncher, parce que
ce n'est pas là un malheur si effroyable. Mais celui qui est fort absolument
est celui qui affronte les dangers les plus redoutables. Mais quant à celui qui
est intrépide dans certaines autres occasions, on ne dit pas de lui qu'il est fort
absolument, mais relativement à un genre donné.
536. Ensuite (1115a25), lorsqu'il dit: ¨ Donc, dans quelles circonstances redoutables
l'homme se montrera-t-il fort etc. ¨, il montre sur la crainte de quelle
sorte de maux porte la force.
Et
il dit qu'on appelle fort absolument celui qui est intrépide à l'égard des maux
les plus effroyables. En effet, une vertu se détermine d'après le maximum de ce
qu'elle peut faire, comme on le dit au premier livre du traité intitulé Le Ciel (cap. X1, 7; S. Thom. lect. XXV);
c'est pourquoi il faut que la vertu de force se rapporte aux maux les plus
effroyables, de telle manière que nul ne puisse mieux soutenir ces dangers que
celui qui est fort. Or, parmi tous les dangers, le plus effroyable est celui de
la mort. Et la raison en est que la mort est le terme de toute la vie présente,
et au-delà duquel il n'y a plus semble-t-il, ni biens ni maux tels que ceux qui
appartiennent à la vie présente et que la mort nous enlève. En effet, ce qui
appartient à l'état des âmes après la mort ne nous est pas visible. Et ce par
quoi l'homme perd tous ses biens est assurément très effroyable. C'est pourquoi
il semble que la force se rapporte proprement à la crainte des dangers de mort.
537. Ensuite (1115a27), lorsqu'il dit: ¨ Il semble cependant que ce ne soit pas dans
toutes les circonstances de mort etc. ¨, il montre pour quelle sorte de
mort la force a pour objet la crainte.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre à l'égard de quelle
sorte de mort la force se manifeste. En deuxième lieu il montre dans quel ordre
le fort se manifeste par rapport à tous les genres de mort, là (1115a33) où il
dit: ¨ On peut surtout appeler fort celui
etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente son propos.
En deuxième lieu, il prouve son propos, là (1115a30) où il dit: ¨ Dans le danger le plus grand et le plus
glorieux etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que la force ne se rapporte pas même à la mort qu'il
est possible de supporter dans n'importe quelle occasion ou circonstance, par
exemple lorsque l'on périt dans la mer ou par maladie, mais à la mort qu'on
supporte dans les choses les plus élevées, comme cela arrive lorsque quelqu'un
meurt à la guerre pour la défense de sa patrie. Et la même raison vaut pour
toute autre mort qu'on supporte pour le bien de la vertu. Mais si Aristote fait
spécialement mention de la mort à la guerre, c'est que c'est dans cette
circonstance que les hommes supportent le plus souvent la mort en vue du bien.
538. Ensuite (1115a30), lorsqu'il dit: ¨ Dans le danger le plus grand et le plus
glorieux etc. ¨, il prouve son propos de deux manières.
Premièrement
parce que la mort qui se présente à la guerre est le danger le plus grand
puisque c'est dans cette circonstance que l'homme rencontre le plus aisément la
mort; c'est aussi le danger le meilleur parce que dans cette circonstance
l'homme supporte les dangers en vue du bien le meilleur qui est le bien commun,
comme nous l'avons dit au début de ce traité (n. 30). Or, la vertu vise ce qu'il y a de plus grand et de meilleur.
La vertu de force se manifeste donc au plus haut point à l'égard de la mort qu'on
rencontre à la guerre.
539. Deuxièmement, il le fait de la manière qui
suit là (1115a31) où il dit: ¨ S'accordent
avec ce que nous avons dit les honneurs etc. ¨.
Il
prouve la même chose à partir du fait qu'à ceux qui meurent d'une telle mort ou
même à ceux qui s'exposent avec courage aux dangers d'une telle mort, sont
attribués des honneurs tant dans les cités qui vivent en communauté que dans
les monarchies où seuls les rois dominent. Car à ceux qui combattent avec
courage à la guerre, des hommages sont attribués aussi bien de leur vivant
qu'après leur mort. Or, l'honneur est la récompense de la vertu. Donc, c'est à
l'égard d'une mort de cette sorte que se remarque la vertu de force.
540. Ensuite (1115a33), lorsqu'il dit: ¨ On peut surtout appeler fort celui etc.
¨, il montre dans quel ordre se présente la force par rapport à tous les genres de mort.
Et
premièrement il montre comment la force se présente dans la crainte de la mort.
Deuxièmement, comment elle se présente dans la témérité qui apparaît dans de
tels dangers, là (1115b5) où il dit: ¨ En
même temps, les hommes courageux agissent virilement etc. ¨
Et
au sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre à
l'égard de quelle sorte de mort la force se manifeste principalement. Et il dit
qu'on appelle fort surtout celui qui se montre sans peur à l'égard d'une bonne
mort, puisque toute autre vertu est aussi ordonnée au bien, et à l'égard des
dangers qui apportent la mort, surtout s'ils sont soudains. En effet, c'est
dans les événements où il faut agir soudainement qu'on voit que quelqu'un agit
par habitus. Dans les autres, au contraire, quelqu'un a le temps de méditer des
actes semblables à ceux qui sont posés par habitus. Or, ce sont surtout des
actes de la sorte qui se rapportent au bien, et surtout ceux qui sont soudains
dans les dangers de la guerre. Il en résulte que c'est surtout à l'égard de ces
dangers que celui qui est fort est sans crainte.
541. Ensuite (1115b1), lorsqu'il dit: ¨ Mais en outre, en mer et dans les maladies
etc. ¨, il montre comment celui qui est fort se montre sans peur à l'égard
des autres morts.
Et
il dit par conséquent que celui qui est fort se montre sans peur sur la mer et
dans les maladies car il ne s'étonne pas et n'est pas troublé par la peur de tels
dangers. Cependant, ceux qui sont forts sont sans peur en mer, mais pas à la
manière des marins, car même s'ils n'espèrent pas être sauvés, cependant,
méprisant cette mort, ils n'éprouvent pas de crainte. En effet, ils ne se
soucient pas de cette mort au point de s'en laisser remuer d'une manière
désordonnée. Quant aux marins, ils sont sans peur dans les dangers de la mer
parce qu'ils espèrent pouvoir bien s'en tirer en raison de leur expérience.
542. Ensuite (1115b5), lorsqu'il dit: ¨ En même temps, ceux qui sont forts agissent
virilement etc. ¨, il montre que la force se rapporte non seulement à la
crainte de la mort, mais aussi aux audaces relatives à de tels dangers.
Et
il dit également que ceux qui sont forts agissent virilement en affrontant les dangers
dans ces événements dans lesquels la force est louable ou dans ceux où c'est un
bien de mourir, comme c'est le cas dans les choses de la guerre. Il est bien en
effet que l'homme expose sa vie pour le bien commun. Mais dans les disparitions
qui précèdent, c'est-à-dire dans la mort par naufrage ou dans celle par
maladie, il n'y a pas de force qui soit louable ni de bien qui soit consécutif
à ce genre de mort. C'est pourquoi il n'appartient pas à la vertu de force
d'affronter avec audace de tels dangers.
Aristote
affirme que ce qui est effroyable ne se présente pas à tous de la même manière,
mais que ce qui est effroyable pour l'enfant ne l'est pas pour l'homme achevé
qui, bien qu'en tant qu'homme en soit
affecté, ne s'écarte cependant pas du jugement droit de la raison à cause de la
crainte.
543. Après avoir examiné la matière de la force,
le Philosophe examine ici son acte.
Et
en premier lieu il distingue l'acte de la force des actes des vices qui sont
opposés à cette vertu (1115b7). En deuxième lieu, il traite de certains habitus
dont les actes sont semblables à ceux de la force, là (1116a17) où il dit: ¨ Or, il existe cinq autres manières d'être
fort etc. ¨.
Au
sujet du premier point il fait deux choses. En premier lieu il détermine comment
les actes peuvent se diversifier à l'égard de la matière examinée plus haut. En
deuxième lieu, il montre quel est l'acte propre de la force par rapport aux
actes des vices opposés, là (1115b18) où il dit: ¨ Donc, celui qui tient bon dans les choses où cela convient etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il indique la
raison pour laquelle il faut diversifier les actes par rapport à la matière
dont on vient de parler. En deuxième lieu, il montre comment ces actes se
diversifient, là (1115b11) où il dit: ¨ L'homme
fort, en tant qu'homme, manifeste un sang-froid imperturbable etc. ¨. Il
dit donc en premier lieu que l'effroyable n'est pas le même pour tous (1115b7).
544. En effet, puisque la crainte est dans
l'irascible, dont l'objet revêt un caractère de difficulté, il n'y a de crainte
que relativement à un mal qui de quelque manière dépasse les forces de celui
qui éprouve la crainte. C'est pourquoi il existe des choses qui terrifient un
enfant sans affecter un homme achevé. Or, il existe certains maux qui excèdent
les forces humaines qui ne peuvent leur résister, comme les tremblements de
terre, les inondations qui nous viennent de la mer, et d'autres maux de la
sorte. C'est pourquoi de tels maux sont effroyables pour tout homme sage dont
le jugement de l'intelligence est droit.
Quant à ce qui est effroyable mais qui est à la mesure de l'homme en tant qu'il
n'excède pas sa capacité d'y résister, il diffère de deux manières.
Premièrement selon l'étendue différente des dommages causés par la chose, par
exemple, l'effroyable sera de plus d'importance s'il touche de nombreux ennemis
que s'il en touche très peu. Deuxièmement, d'après le plus et le moins, par
exemple s'ils se haïssent plus ou moins et s'approchent plus ou moins. Et ce
qui est dit des choses effroyables se dit aussi des choses qui peuvent être
objet d'audace car la crainte et l'audace, à savoir la témérité, portent sur
les mêmes objets, comme nous l'avons dit plus haut (n. 530).
545. Ensuite (1115b11), lorsqu'il dit: ¨ L'homme fort, en tant qu'homme, manifeste un
sang-froid imperturbable etc. ¨.
Il
montre de comment se diversifient les actes par rapport à la matière dont on
vient de parler d'après la raison qu'il vient de présenter. Et il dit que
lorsque l'on dit que celui qui est fort ne devient pas insensible à la crainte,
cela doit s'entendre d'après ce qui convient à un homme possèdant une
intelligence saine de craindre ce qui dépasse les forces humaines. C'est
pourquoi il appartiendra aussi à celui qui est fort de craindre de tels
dangers. Cependant, dans un cas de nécessité ou d'utilité, il les supportera de
la manière qu'il faut et comme le jugera
la raison droite qui est propre à l'homme, c'est-à-dire de telle manière que
l'homme fort ne s'écartera pas du jugement de la raison à cause de la crainte
de ces dangers effroyables, mais il les supportera, si grands qu'ils soient, à
cause du bien visé qui est la fin de la vertu.
546. Mais il arrive parfois que l'on craigne,
plus ou moins que ne le juge la raison, les dangers effroyables qui dépassent
les forces de l'homme, ou même ceux qui sont à la mesure de l'homme. Et en
outre, il arrive même que l'homme redoute ce qui en soi n'est pas redoutable:
et c'est en cela que consiste la faute de l'homme qui va principalement à
l'encontre de la raison droite. Et tout comme la maladie survient dans le corps
par un désordre de quelque humeur, de même la faute contre la raison droite
survient dans l'âme par un désordre relatif à n'importe quelle circonstance.
C'est pourquoi, relativement à la crainte, quelqu'un commet parfois une faute
du fait qu'il craint ce qu'il ne faut pas craindre, mais parfois aussi du fait
qu'il craint quand il ne faut pas craindre. Et il faut dire la même chose de
toutes les autres circonstances que nous avons présentées plus haut (n. 544). Et ce qui a été dit au sujet des
dangers effroyables, il faut l'entendre aussi au sujet des actions que nous
osons faire avec audace et auxquelles le même raisonnement s'applique, comme
nous l'avons dit (n. 544).
547. Ensuite (1115b18), lorsqu'il dit: ¨ Donc, celui qui tient bon dans les choses
qu'il faut etc. ¨, il montre quel est l'acte de la force par rapport aux
vices qui lui sont opposés.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il présente les actes
respectifs de la vertu et des vices. En deuxième lieu il compare la vertu à
d'autres habitus qui paraissent lui être semblables, là (1116a8) où il dit: ¨ Les audacieux veulent se jeter dans les
dangers etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il détermine
l'acte de la vertu et des vices quant à la crainte et à la témérité. En
deuxième leu, il détermine l'acte de la vertu quant à l'espoir et au désespoir,
là (1116a4) où il dit: ¨ Or, le lâche est
en quelque sorte dans le désespoir etc. ¨. En troisième lieu il se trouve à
conclure, là (1116a5) où il dit: ¨ Il
s'ensuit que le lâche, le téméraire et le courageux etc. ¨.
Au
sujet du premier point il fait deux choses. En premier lieu il détermine l'acte
du vertueux. En deuxième lieu, il détermine les actes de ceux qui sont vicieux,
là (1115b25) où il dit: ¨ Ceux qui
dépassent la mesure etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente ce
qu'il se propose de montrer. En deuxième lieu, il manifeste un énoncé qu'il
avait dit, là (1115b21) où il dit: ¨ Or,
la fin de toute opération est etc. ¨.
548. Et il dit en premier lieu (1115b18) qu'on
appelle fort celui qui supporte ce qu'il faut supporter et qui fuit par crainte
les choses qu'il faut éviter et qui le fait pour une fin qui convient, de la
manière qui convient et quand cela
convient, et qu'il en va de même
aussi de celui qui ose faire les choses qu'il faut et pour une fin qui convient
etc. Et il en donne la raison en disant que celui qui est fort et vertueux
subit par crainte et agit par audace, selon ce qu'exigent les circonstances, et
conformément à ce que commande la raison droite. Toute vertu morale est en
effet en conformité avec la raison droite, comme nous l'avons établi
précédemment (nn. 322, 326).
549. Ensuite (1115b21), lorsqu'il dit: ¨ La
fin de toute opération etc. ¨, il manifeste une expression qu'il
avait dite, à savoir ce en vue de quoi il
convient d'agir. Et il dit que la fin de toute opération est en rapport
avec l'habitus qui lui est propre. L'habitus causé à partir d'une habitude
meut en effet à la manière dont le fait
la nature du fait que l'habitude est une certaine nature, comme le dit le
Philosophe dans son livre intitulé De la
Mémoire et de la Réminiscence (cap. 11; S. Thom. lect. V1, 383). Or, la fin
ultime de l'opération de l'agent naturel est le bien de l'univers qui est le
bien parfait. Mais la fin prochaine vise à imprimer sa ressemblance dans un
autre, tout comme la fin du chaud est de produire du chaud par son action. De
la même manière, la fin ultime de l'agent vertueux est certes le bonheur qui
est la fin parfaite, comme nous l'avons établi au premier livre de ce traité
(nn. 45, 111, 112, 117, etc. ). Mais
sa fin prochaine et propre est de faire exister en acte une ressemblance de
l'habitus.
550. Et c'est justement ce que dit Aristote, à
savoir que le bien qui est recherché par celui qui est fort, c'est la force,
non pas certes l'habitus de la force qui préexiste déjà, mais sa ressemblance en
acte. Et cela est aussi la fin, car toute chose qui est en vue d'une fin est
déterminée conformément à la fin qui lui est propre car c'est de la fin que se
tire la définition de ce qui est ordonné à la fin. Et c'est pourquoi la fin de
la force est quelque chose qui appartient à la définition de la force. Ainsi
donc, celui qui est fort supporte ce qu'il faut supporter et agit en vue du
bien dans la mesure où il cherche à faire les choses qui sont conformes à la
force.
551. Ensuite (1115b25), lorsqu'il dit: ¨ De ceux qui pèchent par excès etc. ¨, il
traite des actes vicieux.
Et
en premier lieu, il traite du vice qui est un défaut de crainte. En deuxième
lieu, de celui qui est un excès d'audace, là (1115b29) où il dit: ¨ Celui qui est excessif dans l'audace etc.
¨. En troisième lieu, de celui qui est excessif dans la crainte, là (1116a1) où
il dit: ¨ Mais celui qui est excessif
dans la crainte etc. ¨.
Il
dit donc que parmi les vices qui se rangent dans l'excès, celui qui est
excessif dans l'absence de crainte, c'est-à-dire celui qui ne craint rien, ne
porte pas de nom particulier. Or, nous avons dit plus haut (n. 341) que plusieurs dispositions n'ont
pas reçu de nom. Et cela se produit surtout pour celles qui se manifestent
rarement. Or, une telle absence de peur se produit rarement. Cela ne se produit
en effet que chez un homme insensé ou chez quelqu'un qui ne possède pas le sens
de la douleur et qui ne craint rien, pas même les tremblements de terre et les
inondations ni aucun de ces événements catastrophiques, ainsi que certains ont
dit l'avoir observé chez ceux qu'on appelle les Celtes, qui est le nom d'un
peuple. Et il dit ici qu'ils sont sans le sens de la douleur, car ce sont les
mêmes choses que nous craignons lorsqu'elles sont à venir et dont nous souffrons
lorsqu'elles sont présentes.
552. Ensuite (1115b29), lorsqu'il dit: ¨ Celui qui est excessif dans l'audace etc.
¨, il traite de ceux qui sont excessif dans l'audace.
Et
il dit que celui qui est excessif dans l'audace face à ce qui est terrifiant,
de manière à affronter audacieusement ce qui est effroyable au-delà de ce que
commande la raison, on l'appelle téméraire. Mais il existe certains hommes qui
ne sont pas véritablement audacieux ou téméraires, mais qui en ont l'air,
c'est-à-dire ceux qui sont insolents puisqu'ils s'imaginent être courageux.
Ainsi, ce que le courageux et l'audacieux sont à l'égard des événements
effroyables, l'insolent cherhe à en avoir l'apparence. C'est pour cette raison que lorsqu'il peut le faire
sans danger, il imite les actes du courageux et de l'audacieux. C'est pourquoi
plusieurs de ceux qui semblent être courageux et audacieux sont en réalité des
lâches, lesquels, alors qu'ils sont audacieux dans les choses qui présentent
peu de danger, ne peuvent supporter les événements qui comportent de graves
dangers lorsqu'ils surviennent.
553. Ensuite (1116a1), lorsqu'il dit: ¨ Celui qui est excessif dans la crainte est
un lâche etc. ¨, il traite de celui qui est excessif dans la crainte.
Et
il dit qu'on appelle lâche celui qui craint ce qu'il ne convient pas de
craindre, de la manière qui ne convient pas et qui fait de même pour les autres
circonstances. Et celui qui est excessif dans la crainte manque certes
d'audace. En effet, il n'y a aucune raison pour ne pas affronter les dangers
terribles en vue de les détruire, si ce n'est à cause de la crainte. Mais le
défaut de crainte face aux dangers peut exister sans l'audace de les affronter.
En effet, si quelqu'un ne fuit pas comme il convient, il ne s'ensuit pas qu'il
attaque plus qu'il ne convient. Mais quiconque est en défaut quant à attaquer
ce qu'il faut ne fait cela qu'en raison de la crainte. C'est pourquoi Aristote
a séparé l'examen du défaut de crainte de celui de l'excès d'audace, mais il a
réuni celui de l'excès de crainte à celui du défaut d'audace. Et bien que le
lâche soit excessif dans la crainte et en défaut par rapport à l'audace, il se
manifeste cependant davantage comme lâche du fait qu'il est excessif dans la
crainte des tristesses que du fait qu'il est en défaut par rapport à l'audace,
car un défaut ne se perçoit pas à la manière d'un excès.
554. Ensuite (1116a3), lorsqu'il dit: ¨ Donc, le lâche est en quelque sorte dans le
désespoir etc. ¨, il montre comment les dispositions qui précèdent se
rapportent à l'espoir et au désespoir.
Pour
en avoir l'évidence, il faut considérer que l'objet de l'audace et de la
crainte est le mal, alors que l'objet de l'espoir et du désespoir est le bien. Or, l'appétit tend par lui-même vers le
bien mais c'est par accident qu'il le fuit néanmoins en raison d'un mal qui y
est rattaché. De la même manière encore, c'est par lui-même que l'appétit fuit
le mal. Mais ce qui est par soi est la cause de ce qui est par accident. Et
c'est pourquoi l'espoir, auquel il appartient de tendre vers le bien, est la
cause de l'audace qui tend vers le mal qui est attaqué. Et c'est pour la même
raison que la crainte qui fuit le mal est la cause du désespoir qui s'éloigne
du bien. C'est la raison pour laquelle Aristote dit que le lâche est dans le
désespoir en tant qu'il craint d'être anéanti par tous les maux mais le
courageux, au contraire, en tant qu'il ose affronter les périls, est dans une
bonne espérance.
555. Ensuite (1116a5), lorsqu'il dit: ¨ Le lâche, l'audacieux et le courageux
rencontrent les mêmes etc. ¨, il résume ce qui a été dit en concluant, à
partir de ce qui précède, que le lâche, l'audacieux et le courageux rencontrent
les mêmes dangers dont nous venons de parler, mais qu'ils se comportent
différemment face à eux. Car l'audacieux et le lâche sont respectivement dans
l'excès et le défaut par rapport à ce qu'ils doivent oser ou craindre. Mais le
courageux tient un juste milieu dans ces mêmes conditions, selon ce qui
convient, et conformément à la raison droite.
556. Ensuite (1116a7), lorsqu'il dit: ¨ En outre, les audacieux se jettent etc.
¨, il compare la force ou le courage à des dispositions qui lui ressemblent.
Et
en premier lieu il montre la différence entre le courageux et l'audacieux. En
deuxième lieu il montre la différence qu'il y a entre le courageux et celui qui
supporte la mort pour éviter certaines inquiétudes ou chagrins, là (1116a10) où
il dit: ¨ Comme nous l'avons dit, le
courage est un juste milieu etc. ¨. Mais parce que les lâches ne semblent
avoir rien en commun avec les courageux, c'est pourquoi il ne prend pas la
peine de souligner les différences qu'il y a entre les deux.
Il
dit donc que les audacieux volent au devant des dangers et s'y précipitent,
c'est-à-dire qu'ils y courent promptement et avec ardeur car ils sont mus par l'impétuosité
d'une passion indépendamment de la raison. Mais lorsqu'ils sont dans les
dangers eux-mêmes, ils reculent parce que le mouvement de la passion qui
précédait est vaincu par la difficulté imminente. Les forts, au contraire,
lorsqu'ils sont au milieu des opérations difficiles, sont déterminés dans
l'action parce que le jugement de la raison, à partir duquel ils agissent,
n'est pas vaincu par la difficulté. Mais avant même d'en venir au danger, ils
demeurent calmes parce qu'ils n'agissent pas sous l'impétuosité de la passion
mais par une délibération de la raison.
557. Ensuite (1116a10), lorsqu'il dit: ¨ Comme nous l'avons dit, le courage est un
juste etc. ¨, il montre la différence qu'il y a entre celui qui est
courageux et celui qui supporte la mort
pour éviter des afflictions.
Et
il dit que nous avons dit plus haut (n. 535-540)
que la force est un juste milieu relatif à des dangers effroyables qui sont des
maux, et spécialement à ceux dont nous avons parlé (n. 535-540), c'est-à-dire aux dangers de mort; et le fort désire agir
vertueusement et soutenir de tels périls pour en venir à un certain bien,
c'est-à-dire à un bien honnête, ou pour fuir quelque chose de honteux ou de
malhonnête. Mais se donner la mort à soi-même de sa propre main, ou subir volontiers
une mort causée par un autre en vue de fuir la pauvreté ou le désir d'une chose
qu'on ne peut posséder, ou toute autre chose qui mène à la tristesse, cela ne
relève pas d'un homme courageux mais
bien plutôt d'un lâche, pour deux raisons. Premièrement parce que le
fait de ne pas pouvoir supporter les épreuves et les tristesses, cela semble
être une certaine molesse de l'âme qui est contraire à la force. Deuxièmement,
parce que celui qui agit ainsi ne se résigne pas à la mort en vue d'un bien
honnête, comme le fait celui qui est fort, mais en vue de fuir un mal qui rend
triste.
558. Et il conclut à la fin en disant qu'à partir
de ce qui vient d'être dit, il est possible de savoir ce qu'est la force.
Il
traite de certains actes de force qui semblent s'accorder avec la véritable
force, lesquels sont les actes de force du politique et du militaire, puisque
ces derniers semblent être tout à fait semblables à ceux qui sont véritablement
forts.
559. Après avoir précisé quel est l'acte de la
véritable force et ceux des vices opposés, le Philosophe traite ici de ceux
dont les actes sont semblables à ceux de la force mais qui sont en défaut par
rapport à la véritable force. Et cela peut survenir de cinq manières. En effet,
puisque la véritable force est une vertu morale, laquelle exige un savoir et
pour cette raison un choix, il est possible, en exerçant l'acte de force, de
s'écarter de la vraie force de trois manières. Premièrement en agissant sans
savoir et ainsi on est en présence de la cinquième modalité d'une force qui
n'est pas véritable, selon laquelle on dit de quelqu'un qu'il est fort par
ignorance. Deuxièmement en n'agissant pas par choix mais sous l'impulsion d'une
passion, soit d'une passion qui pousse vers des périls devant être abordés, comme
la colère, soit une passion qui apaise l'âme contre la peur, comme l'espoir: et
c'est de cette distinction que se tirent deux modalités d'une force qui n'est
pas véritable.
560. Troisièmement il est possible d'être en
défaut par rapport à la vraie force en agissant par choix, certes, mais en ne
choissant pas ce que le fort choisit, c'est-à-dire qu'en supportant les périls il estime, à
cause de l'expérience des armes, qu'il ne lui est pas dangereux de combattre à
la guerre, comme on le voit chez les soldats. Ou bien parce qu'il choisit de
supporter les dangers, non pas pour cette fin en vue de laquelle le fort
choisit, mais en vue des honneurs ou par
crainte des peines que prescrivent les dirigeants des cités.
561. C'est donc d'après cette distinction que
cette section du traité se divise en cinq parties.
Dans
la première partie il traite de la force politique ou civile (1116a16). Dans la
deuxième il traite de la force militaire, là (1116b3) où il dit: ¨ Mais l'expérience des cas particuliers
semble aussi etc. ¨. Dans la troisième partie il traite de la force qui a
pour cause la colère, là (1116b23) où il dit: ¨ On donne aussi la colère comme cause du courage etc. ¨. Dans la
quatrième partie il traite de la force qui procède de l'espoir, là (1117a10) où
il dit: ¨ Ceux qui sont soutenus par
l'espoir ne sont pas non plus de vrais etc. ¨. Dans la cinquième il traite
de la force qui vient de l'ignorance, là (1117a24) où il dit: ¨ Ceux qui ignorent les périls paraissent eux
aussi courageux etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il présente trois degrés de force politique dont le
premier est relatif à ceux qui supportent les dangers en vue des honneurs
(1116a16). Le deuxième concerne ceux qui supportent les dangers par crainte des
châtiments, là (1116a30) où il dit: ¨ On
peut être tenté de placer dans cette catégorie ceux qui sont contraints par etc.
¨. Le troisième touche ceux qui affrontent et supportent les dangers à cause de
la contrainte présente, là (1116b1) où il dit: ¨ Les chefs qui frappent ceux qui reculent etc. ¨.
Et
au sujet du premier point, il fait trois choses.
562. En premier lieu il présente ce degré de
force (1116a16), et il dit: à côté de la
véritable force on appelle aussi forces cinq autres modalités de force:
parmi elles, celle qui tient la première place est la force politique ou civile
du fait que c'est surtout cette force qui est assimilée à la vraie force. Les
citoyens supportent en effet des dangers pour éviter les réprimandes et les
déshonneurs qui sont infligées aux lâches d'après les décrets des lois civiles,
et pour parvenir aux honneurs attribués par les mêmes lois à ceux qui sont
courageux. C'est pour cette raison que chez ces peuples où la lâcheté est
présentée comme une infamie et le courage comme digne de gloire, on trouve les
hommes les plus courageux selon cette sorte de courage et peut-être même, à
cause de la coutume, selon le véritable courage.
563. En deuxième lieu, là (1116a23) où il dit: ¨ Et c'est ainsi qu'Homère fait pour etc.
¨, il introduit des exemples tirés d'Homère qui, en décrivant la guerre de
Troie, présente des personnages qui sont courageux de la même manière,
c'est-à-dire qui le sont à cause des honneurs à en retirer ou des peines à
éviter, comme Diomède du côté des Gresc et Hector du côté des Troyens. Il
présente en effet Hector disant ces paroles: Polydamas, c'est-à-dire un certain
chef Troyen, sera le premier à m'imposer une correction, c'est-à-dire que c'est
lui qui en premier me rejettera si je ne me conduis pas avec courage. Et
Diomède, s'exhortant lui-même à agir avec force, disait: Hector, en s'adressant
à une assemblée de Troyens, dira un jour pour se louanger lui-même et pour me
blâmer: par moi, le fils de Tydée, à savoir Diomède, ainsi nommé par son père,
a fui loin de moi et a été vaincu.
564. En troisième lieu, là (1116a26) où il dit: ¨
Ce genre de courage ressemble beaucoup à
etc. ¨, il manifeste ce qu'il vient de dire, à savoir que ce genre de
courage ressemble beaucoup au véritable courage. Et il dit que le courage
politique est celui qui ressemble le plus à celui dont nous avons parlé plus
haut (n. 562) et qui s'exerce à cause de la vertu. En effet, ce courage
politique s'exerce à cause du sentiment de l'honneur qui est une crainte de ce
qui est honteux, dans la mesure où quelqu'un fuit les outrages, et par
conséquent à cause du désir du bien ou de l'honnête, dans la mesure où ce
courage recherche l'honneur qui est un témoignage d'honnêteté. Et c'est
pourquoi, expliquant cela, il ajoute qu'un courage de la sorte s'exerce en vue
de l'honneur et pour fuir le blâme qui est honteux. Donc, parce que l'honneur
est quelque chose de très rapproché du bien honnête et le blâme du laid
malhonnête, il en résulte que cette sorte de courage est très rapprochée du
vrai courage qui recherche l'honnête et fuit ce qui est malhonnête.
565. Ensuite (1116a30), lorsqu'il dit: ¨ On peut être tenté de placer dans cette
catégorie etc. ¨, il présente le deuxième degré de courage politique qui
s'exerce à cause de la crainte des châtiments. Et il dit qu'on peut ranger dans
la même sorte de courage politique ceux qui sont contraints par les chefs de la
cité à se montrer courageux par peur des châtiments. Mais leur mérite est
moindre que celui de ceux qui précèdent parce qu'ils n'agissent pas courageusement
à cause de la crainte de ce qui est laid, mais par crainte du châtiment. Et
c'est justement ce que dit Aristote, à savoir qu'ils ne fuient pas la laideur,
c'est-à-dire ce qui est malhonnête, mais quelque chose de pénible, de
douloureux ou de dommageable qui entraîne la douleur. C'est par ce moyen en
effet que les maîtres forcent leurs subordonnés à combattre courageusement,
comme le rapporte Homère au sujet de Hector le Troyen qui menaçait vivement ses
soldats en disant: celui que je verrai fuir pour éviter le combat, sans
combattre avec courage, je le traiterai de telle sorte qu'il ne réussira pas à
fuir les chiens.
566. Ensuite (1116b1), lorsqu'il dit: ¨ Et ceux qui commandent et qui frappent ceux
qui reculent etc. ¨, il présente le troisième degré de courage politique,
c'est-à-dire celui par lequel certains sont contraints par leurs chefs à
l'instant même et non pas seulement par la crainte de châtiments futurs. Et
c'est ce que dit Aristote, à savoir que les chefs qui commandent à leurs subordonnés
de ne pas fuir le combat procèdent essentiellement de la même manière que ceux
qui frappent ceux qui reculent devant le danger. Et agissent aussi d'une
manière semblable ceux qui, avant le combat, afin d'éviter toute possibilité de
fuite, érigent des murs, creusent des fossés et construisent d'autres
retranchements pour empêcher la fuite. En effet, tous les chefs, en agissant de
la sorte, forcent leurs subordonnés à combattre. Mais ceux qui sont ainsi
forcés ne sont pas de véritables courageux. Car il faut que celui qui est
courageux soit vertueux non pas à cause de la nécessité qu'il subit, mais à
cause du bien de la vertu.
567. Ensuite (1116b3), lorsqu'il dit: ¨ Mais l'expérience aussi semble etc. ¨,
il traite du courage militaire.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu, en effet, il montre ce qui
amène les soldats à agir courageusement. En deuxième lieu, il compare le
courage militaire au courage politique, là (1116b16) où il dit: ¨ Mais les soldats deviennent lâches etc.
¨.
Il
dit donc en premier lieu que l'expérience, dans les cas particuliers, semble
être une cause de courage. En toute affaire en effet celui qui est expérimenté
agit avec audace et sans peur, comme le dit Végèce dans son livre sur la chose
militaire: ¨ Nul n'hésite à faire ce qu'il a confiance d'avoir bien appris ¨.
Et c'est pour cette raison que Socrate croyait que le courage est une science,
lequel est aussi acquis par expérience:
il croyait aussi que toutes les autres vertus sont des sciences. Mais nous
traiterons plus loin de ce sujet au sixième livre (n. 1286). Ainsi donc, alors que certains autres sont courageux de par
leur expérience dans certains domaines, les soldats sont courageux de par leur
expérience dans le domaine des choses de la guerre.
568. De cette expérience découlent deux
conséquences, dont la première est que dans les guerres, nombreuses sont les
choses qui paraissent plus grandes, c'est-à-dire qui inspirent la crainte à
ceux qui sont inexpérimentés, bien qu'elles ne comportent que peu ou pas de
danger du tout, comme le bruit des armes, la course des chevaux et d'autres
choses de la sorte qui, avec l'expérience, sont vues comme n'étant pas
effroyables. C'est pourquoi, lorsqu'elles se présentent à certains qui n'en
éprouvent pas de peur, ces derniers paraissent courageux, alors qu'à certains
autres qui sont inexpérimentés, elles paraissent dangereuses simplement parce
qu'ils ignorent ce qu'elles sont. La deuxième conséquence qui découle de
l'expérience est ce qu'ils peuvent en faire, c'est-à-dire faire du mal aux
adversaires sans en subir, c'est-à-dire sans être blessé par eux en se
protégeant des blessures et en frappant les autres dans la mesure où ils ont le
pouvoir de bien user des armes et qu'ils possèdent les autres qualités de la
sorte qui sont efficaces pour les rendre capables de blesser les autres de
telle manière qu'ils ne soient pas eux-mêmes blessés. C'est pourquoi il est
manifeste qu'eux-mêmes combattent avec les autres comme des hommes armés
combattent contre des hommes sans armes. En effet, celui qui ne peut bien se
servir des armes ou qui ignore comment s'en servir ressemble à une personne
désarmée.
569. Et il en va de même des athlètes,
c'est-à-dire des combattants courageux et formés à l'égard des ignorants,
c'est-à-dire de ceux qui sont rustres et inexpérimentés. Car dans ces jeux
publics, c'est-à-dire les rencontres des athlètes, ce ne sont pas ceux qui
peuvent le mieux combattre qui sont les plus courageux, mais ceux qui sont les
plus capables de par leur puissance corporelle et dont les corps sont bien
disposés.
570. Ensuite (1116b16), lorsqu'il dit: ¨ Or, les soldats deviennent lâches etc.
¨, il compare le courage militaire au courage politique. Et il dit que les soldats agissent courageusement tant qu'ils
ne voient pas les dangers les presser.
Mais lorsque le danger dépasse
l'expérience qu'ils ont des combats, qu'ils n'ont plus en leur faveur le plus grand nombre d'hommes ou
d'équipements militaires, alors ils deviennent lâches. Ils sont alors les
premiers à fuir. En effet, ils n'étaient audacieux que pour cette raison, à
savoir parce qu'ils estimaient que le danger ne les menaçait pas outre mesure
et c'est pourquoi, lorsqu'ils voient l'ampleur du danger, ils sont les premiers
à fuir. Mais ceux qui sont des citoyens courageux, demeurant sur place, meurent
dans les dangers, comme cela s'est produit dans un certain lieu où, alors que
les soldats étaient en fuite, les citoyens sont restés sur place. En effet, ces
citoyens estimaient que la fuite est honteuse et ils choisissaient plutôt de
mourir que de devoir leur salut à la fuite. Mais si au début les soldats
s'exposent aux dangers, c'est parce qu'ils s'estiment plus puissants que leurs
adversaires. Mais une fois qu'ils savent que les adversaires sont plus
puissants, alors, craignant davantage la mort qu'une fuite honteuse, ils
fuient. Or, il n'en va pas de même de celui qui est courageux, lequel craint
davantage le déshonneur que la mort.
Aristote
considère ici le troisième genre du courage qui n'est pas véritable, qui semble
certes être une certaine forme de colère, laquelle pousse l'homme à des actes de courage.
571. Après avoir présenté deux modalités d'un
courage qui n'est pas véritable, le Philosophe en présente ici une troisième, à
savoir celle qui s'accomplit par la colère qui pousse l'homme à un acte de
courage. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il montre comment la colère incline à un acte de courage
(1116b24). En deuxième lieu, il montre en quoi le véritable courage diffère de
cela, là (1116b32) où il dit: ¨ Les gens
courageux agissent donc à cause du bien etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu (1116b24) que les hommes, dans l'usage commun qu'ils
font du langage, présentent la colère comme une cause du courage alors qu'ils
attribuent au courage ce qu'ils voient être fait par des gens furieux qui
agissent sous le coup de la colère, car ceux qui sont furieux ou colériques ont
l'apparence du courage, tout comme les bêtes excitées par la colère se
précipitent sur les hommes qui les ont frappées. Le courage présente en effet
une certaine ressemblance avec la colère, c'est-à-dire dans la mesure où la
colère nous pousse vers les dangers avec la plus grande impétuosité, alors que
c'est accompagné d'une grande vertu de l'âme que celui qui est courageux se
porte vers les dangers.
572. Et il présente pour le montrer un vers
d'Homère qui, à la manière d'une exhortation, dit: ¨ Fais croître ta vertu par
la colère ¨, c'est-à-dire de telle manière que la colère soit réglée par la
vertu de l'âme. Et il ajoute: ¨ réveille ta vertu et ta colère ¨, c'est-à-dire
de telle manière que par la colère la vertu de l'âme soit plus prompte à poser
son acte. Et ailleurs il dit de certains que, par chacune de leurs narines, ils
émettaient un souffle puissant, c'est-à-dire une colère qui, à cause de la
chaleur du coeur, fait respirer avec une grande vivacité, tellement que
parfois, dans l'élan de la colère, le sang semble bouillir à l'intérieur de
leurs narines. Et Aristote dit que les paroles d'Homère qui précèdent semblent
signifier que la colère excite et donne un élan à l'acte de courage.
573. Ensuite (1116b32), lorsqu'il dit: ¨ Les gens courageux agissent donc à cause etc.
¨, il montre en quoi cette sorte de courage diffère du vrai courage.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il montre ce qui convient
au vrai courage. En deuxième lieu il
montre ce qui convient à la colère des bêtes, là (1116b34) où il dit: ¨ Mais les bêtes sauvages ne sont sensible
qu'à etc. ¨. En troisième lieu, il montre ce qui convient à la colère des
hommes, là (1117a7) où il dit: ¨ Chez les
hommes, la colère etc. ¨.
Il
dit donc que les hommes courageux ne sont pas poussés à exécuter leurs actes de
courage à partir d'un mouvement de colère, mais à partir de l'intention d'un
bien visé, et que la colère intervient à titre secondaire dans leurs actes par
mode de coopération ou d'assistance.
574. Ensuite (1116b32), lorsqu'il dit: ¨ Les gens courageux agissent donc à cause etc.
¨, il montre de quelle manière la colère des bêtes se rapporte à l'acte de
courage. Et il dit que les bêtes sauvages n'affrontent les dangers qu'à cause
de la douleur, c'est-à-dire à cause des maux qu'elles subissent en acte, par
exemple lorsqu'elles sont blessées, ou à cause de la crainte des choses
qu'elles craignent devoir souffrir, par exemple si elles craignent devoir être
blessées; partant de là, excitées à la colère, elles attaquent l'homme. Car si
elles étaient à l'abri dans une forêt ou un
marécage, elles ne pourraient être blessées, elles ne craindraient pas
non plus de l'être et par conséquent elles n'en viendraient pas à attaquer
l'homme. C'est pourquoi il est évident qu'il n'y a pas de vrai courage en elles
car elles sont poussées vers les dangers uniquement par la douleur et la
colère, puisque qu'elles ne prévoient aucun des dangers comme le font ceux qui
agissent courageusement par choix. En effet, si les bêtes, qui agissent par
passion, étaient courageuses, pour la même raison les ânes le seraient, eux qui
ne délaissent pas les pâturages lorsqu'ils sont affamés, même si on les frappe.
Et de la même manière, de nombreuses situations dignes d'audace sont affrontées
à cause des désirs sexuels et cependant on ne trouve pas en elles de vrai
courage, car ces opérations ne procèdent pas du choix du bien, mais d'une
passion. Par conséquent, il est clair que les bêtes non plus, lesquelles sont
poussées vers les dangers à cause de la douleur, ne possèdent pas un vrai
courage.
575. Et bien que nous ayons présenté une
ressemblance entre le désir et la colère, cependant parmi toutes les passions,
le courage qui semble être le plus de même nature que le vrai courage est celui
qui est causé par la colère, de telle manière que s'il présuppose le choix et
la fin convenable en vue de laquelle on agit, il sera du vrai courage. Et c'est
avec insistance que le Philosophe dit: ¨ présuppose
¨, car dans le vrai courage, la colère doit suivre le choix et non le précéder.
576. Ensuite (1117a8), lorsqu'il dit: ¨ Chez les hommes, la colère est etc. ¨,
il montre ce qui appartient au courage qui procède de la colère chez les
hommes, lesquels semblent certes agir par choix et viser une fin, à savoir la
punition de celui contre lequel ils sont fâchés. C'est pourquoi il dit que les
hommes en colère souffrent à cause de l'injure qui a été portée contre eux et
qui n'a pas encore été vengée. Mais lorsqu'ils ont infligé leur punition, alors
ils éprouvent du plaisir puisque leur désir est satisfait. Or, ceux dont le
comportement paraît courageux dans ces
circonstances peuvent certes être appelés combattifs mais non pas courageux: en
effet, ils n'agissent pas à cause du bien ni même sous la conduite de la raison
mais à cause de la passion pour laquelle ils désirent une vengeance. Ils
présentent cependant une certaine ressemblance avec le vrai courage, ainsi
qu'on le voit dans ce qui précède (n. 571-572).
577. Ensuite (1117a10), lorsqu'il dit: ¨ Ceux qui se distinguent par l'espoir ne sont
pas non plus de vrais etc. ¨, il présente une quatrième modalité de courage
selon laquelle certains sont dits courageux à cause de l'espoir qui les anime.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente cette modalité du
courage. En deuxième lieu, il la compare au vrai courage, là (1117a13) où il
dit: ¨ Les deux se ressemblent puisque
les deux sont en quelque sorte audacieux etc. ¨. En troisième lieu, il tire
un corollaire de ce qui vient d'être dit, là (1117a20) où il dit: ¨ C'est pour cette raison qu'on apparaît plus
courageux dans des craintes soudaines que etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que tout comme ceux qui, poussés par la colère,
agissent courageusement, ne sont pas pour cela véritablement courageux, de même
on ne dit pas que sont véritablement courageux ceux qui agissent de la sorte
parce qu'ils y sont poussés seulement par l'espoir de la victoire. Il y a en
effet en eux une certaine supériorité par laquelle ils diffèrent des autres
parce que, ayant plusieurs fois remporté la victoire dans les dangers, ils ont
confiance encore maintenant d'obtenir la victoire, non pas à cause d'une
certaine connaissance qu'ils auraient acquise par l'expérience ( cela
appartient en effet à la deuxième modalité du courage ), mais à cause de la
seule confiance qu'ils ont reçue suite à leurs fréquentes victoires.
578. Ensuite (1117a13), lorsqu'il dit: ¨ Les deux se ressemblent puisqu'ils sont en
quelque sorte audacieux etc. ¨, il compare cette sorte de courage au vrai courage.
Et
il dit que ceux qui sont ainsi portés par l'espoir sont semblables en quelque
sorte à ceux qui sont véritablement courageux car les deux sont audacieux,
c'est-à-dire qu'ils affrontent audacieusement les dangers, non pas cependant en
ce sens qu'on dirait de quelqu'un qu'il est audacieux dans le sens d'un défaut.
Ils diffèrent néanmoins parce que ceux qui sont véritablement courageux
affrontent audacieusement pour les raisons que nous avons dites, à savoir par
choix et en vue du bien, alors que ceux qui sont soutenus par l'espoir
affrontent audacieusement pour cette raison qu'ils estiment être meilleurs au
combat et ne devoir rien subir de mal de la part de leurs adversaires. Et il en
va de même de ceux qui sont en état d'ivresse car, leurs passions s'étant
accrues à cause du vin, ils deviennent remplis d'espoir. Mais lorsque les
événements qu'ils espéraient ne se présentent pas, ils ne persistent pas dans
leurs efforts et ils fuient. Mais le propre de celui qui est véritablement courageux
est de soutenir, pour parvenir au bien ou pour éviter la souillure de ce qui
est déshonorant, les choses qui sont effroyables à l'homme non seulement en
apparence mais en vérité.
579. Ensuite (1117a20), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison qu'on apparaît plus
courageux dans des craintes soudaines etc. ¨, il tire un corollaire de ce
qu'il vient de dire.
En
effet, parce qu'il appartient à celui qui est courageux, conformément à
l'habitus qui lui est propre, de supporter les événements effroyables, celui
qui ne craindra pas et ne sera pas ébranlé dans les dangers soudains apparaîtra
plus courageux que si de tels événements se produisaient dans des circonstances
qui sont prévisibles à l'avance. En effet, un comportement semble davantage
provenir d'un habitus dans la mesure où son sujet semble moins avoir été
préparé à soutenir de tels dangers. En effet, pour affronter les dangers
prévisibles à l'avance, chacun peut choisir à l'avance par la raison et la
délibération, même à l'encontre de l'inclination de l'habitus ou de la passion.
En effet, en aucun cas l'inclination de l'habitus ou de la passion n'est à ce
point véhémente que la raison ne puisse y résister tant que demeure dans
l'homme l'usage de la raison par lequel il reste de lui-même ouvert aux opposés.
Mais l'homme ne peut délibérer dans les événements subits et c'est pourquoi,
dans cette circonstance, il semble agir à partir d'une inclination intérieure
conforme à son habitus.
580. Ensuite (1117a24), lorsqu'il dit: ¨ Mais les ignorants aussi paraissent
courageux etc. ¨, il présente une cinquième modalité d'un courage qui n'est
pas véritable.
Et
il dit que ceux qui ignorent les dangers semblent être courageux alors qu'ils
affrontent audacieusement les événements qui sont dangereux, bien qu'ils ne
leur semblent pas être tels. Et ils ne semblent pas beaucoup différer de ceux
qui sont courageux en raison d'un espoir. En effet, les uns et les autres
estiment qu'ils ne sont pas menacés par les dangers.
581. Mais ils diffèrent en ceci que ceux qui
ignorent n'estiment pas que les dangers qu'ils affrontent soient absolument et
en eux-mêmes des dangers. Au contraire, ceux dont le courage se fonde sur
l'espoir savent quelles sont en elles-mêmes les choses qu'ils affrontent et
néanmoins ils considèrent qu'elles ne représentent pas des dangers pour eux.
C'est pourquoi ceux qui sont ignorants sont dans une situation d'autant plus
mauvaise que ceux dont le courage se fonde sur l'espoir, qu'ils ne possèdent
aucune dignité et courent au danger uniquement en raison de leur défaut de
science. Au contraire, ceux dont le courage se fonde sur l'espoir, même après
avoir connu le danger auquel ils s'exposent, continuent d'y résister pendant un
certain temps, c'est-à-dire jusqu'au moment où l'étendue du danger dépasse leur
espoir. Mais ceux qui ne sont courageux que par ignorance fuient aussitôt
qu'ils voient que ce qu'ils ont devant eux est autre que ce qu'ils avaient
supposé. C'est ce qui arriva aux Argiens, citoyens de la Grèce, qui, alors
qu'ils croyaient combattre contre des Sicyoniens, autres citoyens Grecs qui
leur étaient inférieurs, tombèrent sur d'autres citoyens Grecs qui étaient plus
puissants qu'eux.
582. Aristote conclut finalement en disant que
ceux dont nous venons de parler sont appelés courageux parce qu'ils sont jugés
tels en raison d'une apparence de courage et non parce qu'ils le sont
véritablement.
C'est
le propre du courage de ne pas se manifester également face aux craintes et aux
audaces, mais on le dit plus louable lorsqu'il se présente correctement face
aux dangers effroyables. Par ailleurs, on montre comment se gère le courage
face à la tristesse et au plaisir, puisque le plaisir de celui qui est
courageux est mélangé à de la tristesse, et sa tristesse à du plaisir.
583. Après avoir traité de la matière et de
l'acte du courage, le Philosophe traite ici de certaines propriétés du courage
en tant que le courage a rapport au plaisir et à la tristesse. Et à ce sujet il
fait deux choses.
En
premier lieu il présente les propriétés du courage (1117a29). En deuxième lieu,
il les écarte du courage militaire, là (1117b18) où il dit: ¨ Rien n'empêche peut-être les soldats tels
que nous les avons décrits etc. ¨.
Au
sujet du premier point il fait trois choses. En premier lieu, il montre comment
le courage se rapporte à la crainte et à l'audace. En deuxième lieu, il montre
comment le courage se rapporte à la tristesse, là (1117a33) où il dit: ¨ C'est en soutenant les situations pénibles
etc. ¨. En troisième lieu, il montre comment le courage se rapporte au
plaisir, là (1117b1) où il dit: ¨ Mais il
pourrait en outre sembler que etc . ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1117a29) que puisque le courage se rapporte aux audaces
et aux craintes, il ne se manifeste cependant pas également dans les deux cas.
Au contraire, cette vertu est davantage louée dans le cas où l'on se comporte
correctement dans les situations terrifiantes. En effet celui qui n'est pas
ébranlé dans les dangers effroyables mais se comporte comme il faut face à eux,
est davantage loué comme étant courageux que celui qui se comporte comme il
faut à l'égard des audaces. Et il en est ainsi parce que la crainte naît
naturellement dans l'homme du fait qu'il est assailli par quelque chose de plus
puissant que lui. Au contraire, l'audace naît en quelqu'un du fait qu'il estime
que celui qu'il attaque ne dépasse pas sa puissance. Or, il est plus difficile
de résister à ce qui est plus puissant que soi que d'attaquer ce qui possède
une puissance égale ou inférieure à la sienne.
584. Ensuite (1117a33), lorsqu'il dit: ¨ C'est en soutenant les situations
pénibles etc. ¨, il montre de quelle
manièrer le courage se rapporte à la tristesse. Pour en avoir l'évidence, il
faut considérer que l'objet de la crainte, à savoir le mal, est identique à
celui de la tristesse, mais il en diffère selon la différence qu'il y a entre
le passé et le futur. Car le mal futur a la propriété d'effrayer alors que le
mal qui est proche au point d'être présent a celle d'attrister ou de faire
souffrir. Or, il appartient à celui qui est courageux non seulement de tenir
bon contre les craintes des dangers futurs mais aussi de persister parmi les
dangers présents eux-mêmes, comme nous l'avons dit (n. 548). Et c'est pourquoi Aristote dit qu'on appelle courageux
surtout ceux qui supportent bien les événements pénibles ou tristes,
c'est-à-dire ceux qui sont proches au point d'être présents, par exemples les
coups et les blessures. Et c'est de là que
le courage s'accompagne de tristesse.
585. Et c'est de là que c'est avec raison qu'on
fait l'éloge de celui qui ne s'écarte pas du bien de la vertu pour fuir la
tristesse ou la douleur. Et c'est avec raison aussi qu'à partir de là le
courage est loué au plus haut point, car l'éloge de la vertu consiste surtout
en ceci que quelqu'un agit bien dans des circonstances qui sont difficiles. Or,
il est plus difficile de supporter ce qui est pénible ou douloureux, ce qui
convient au courage, que de s'abstenir de ce qui est délectable, ce qui
convient à la tempérance. C'est pourquoi le courage, plus que la tempérance,
est digne d'éloge.
586. Ensuite (1117b1), lorsqu'il dit: ¨ Mais il pourrait en outre sembler que etc.
¨, il montre de quelle manière le courage se rapporte au plaisir.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il indique ce qu'il se propose
de montrer. En deuxième lieu, il écarte une erreur, là (1117b10) où il dit: ¨ Et plus il possédera une vertu complète etc.
¨. En troisième lieu, il tire un corollaire de ce qu'il vient de dire, là
(1117b16) où il dit: ¨ Mais ce n'est pas
dans toutes les vertus que l'action s'accompagne de plaisir etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que puisque qu'il y a du courage à supporter ce qui
est pénible, il semble certes que celui qui est courageux trouve un certain
plaisir dans la poursuite de la fin pour laquelle il agit avec courage. Mais ce
plaisir se dissipe, c'est-à-dire qu'il est perçu faiblement à cause des
circonstances qui sont pénibles, comme cela se produit dans les lieux destinés
aux jeux des gymnases, c'est-à-dire ceux dans lesquels les lutteurs combattent
nus.
587. C'est à la fin en effet que les lutteurs
trouvent le plaisir en vue duquel ils combattent parce que c'est à ce moment
qu'ils sont couronnés et honorés. Au contraire, supporter les coups leur est
douloureux. Et nier cela reviendrait à nier qu'ils sont faits de chair. En
effet, s'ils possèdent une chair qui est sensible, il est nécessaire que les
blessures leur apporte de la douleur. Et de la même manière, tous les efforts
qu'ils souffrent lors des combats leur sont pénibles. Et parce que nombreuses
sont les circonstances pénibles et douloureuses qu'ils doivent supporter et que
le bien qu'ils en retirent à la fin est
quelque chose de mince, ils ne semblent pas y trouver beaucoup de plaisir,
parce que le plaisir est absorbé par la grande soufffrance. Et il en va aussi
de même de l'acte du courage, car la mort
et les blessures apportent de la douleur à celui qui est courageux, bien
qu'il les supporte à cause de la poursuite du bien de la vertu et pour éviter
le blâme de ce qui est honteux, laquelle fin est certes plus puissante que ne
l'est le combat, et c'est pourquoi il reste encore quelque chose du plaisir
qu'on trouve dans la fin.
588. Ensuite (1117b10), lorsqu'il dit: ¨ Et plus il possédera une vertu complète etc.
¨, il rejette l'erreur des Stoïciens qui soutenaient que les vertueux
n'éprouvent aucune tristesse.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre que la plus grande
tristesse menace celui qui est courageux. En deuxième lieu, il montre que cela
ne diminue pas son courage, mais l'augmente au contraire, là (1117b14) où il
dit: ¨ Or, cela est triste etc. ¨.
Et
dans la première partie, il argumente à partir de ce que les Stoïciens supposaient,
à savoir qu'il n'y a que la vertu qui soit un bien pour l'homme. Et c'est
pourquoi ils disaient qu'il ne convient pas au vertueux de s'attrister car le
bien propre ne souffre aucun dommage. Mais au contraire, le Philosophe dit que
plus une personne est parfaite dans la vertu et heureuse selon le bonheur de la
vie présente, plus elle est aussi menacée d'être attristée par la mort en
considérant la perte des biens de la vie présente.
589. Il y a en effet deux facteurs qui
contribuent à augmenter la tristesse d'un homme dans la perte d'un bien.
Premièrement quand il est privé d'un bien auquel il doit sa dignité.
Deuxièmement à cause de la grandeur du bien dont il est privé. Et ces deux
facteurs jouent un rôle dans la situation qui nous intéresse car celui qui est
vertueux est l'homme le plus digne de vivre. En outre il est privé, en toute
connaissance de cause, des plus grands biens, à savoir de la vie la meilleure
et des vertus qu'il perd quant à l'usage qu'il en fait dans la vie présente. Et
cela lui apporte certes de la tristesse, même si l'on concède qu'il n'est pas
menacé de tristesse par rapport à tous les autres maux qui sont endurés en une
vie florissante.
590. Il faut cependant considérer que la mort
soit désirable chez certains vertueux à cause de l'espérance d'une vie future.
Mais les Stoïciens n'ont pas parlé en ce sens et il ne convenait pas au
Philosophe de parler dans ce traité des caractéristiques qui appartiennent à
l'état d'une autre vie.
591. Ensuite (1117b14), lorsqu'il dit: ¨ Mais cela est triste etc. ¨, il dit que
la tristesse dont il vient de parler ne diminue pas le courage. Mais on dit
plutôt que cela rend quelqu'un plus courageux du fait qu'il préfère le bien
qu'il recherche à la guerre par le courage à tous les biens qu'il perd en
mourant, désirant davantage accomplir un seul grand bien que conserver une
multitude de petits biens, comme nous le dirons plus loin (n. 1879-1880).
592. Ensuite (1117b15), lorsqu'il dit: ¨ Mais ce n'est pas dans toutes les vertus que
l'action s'accompagne de etc. ¨, il conclut, à partir de ce qui précède,
bien qu'il ait dit au premier et au deuxième livre (nn. 154-160, 267, 275-279) que les opérations vertueuses sont
délectables, que ce n'est cependant pas dans toutes les vertus que l'opération
est délectable mais seulement celle qui parvient à atteindre la fin. Et il dit
cela à cause du courage comme nous le voyons au moyen de ce qui a été dit (n. 586-587).
593. Ensuite (1117b17), lorsqu'il dit: ¨ Cependant, rien n'empêche peut-être des
soldats de etc. ¨, il exclut les propriétés qui précèdent du courage
militaire.
Et
il dit que rien n'empêche certains d'être les meilleurs soldats et pourtant de
ne pas être courageux de la manière que nous avons dite. Mais peut-être que
ceux qui sont moins courageux sont de meilleurs soldats et ne recherchent aucun
autre bien, pas même celui du courage.
En effet, ils sont préparés aux dangers, non pas en vue du bien de la vertu,
mais ils exposent leur propre vie aux plus graves périls et l'échangent en
quelque sorte pour de maigres profits, par exemple ceux de leurs soldes et de
leurs butins.
594. Ensuite (1117b22), lorsqu'il dit: ¨ Nous avons donc parlé du courage etc. ¨,
il résume ce qu'il a dit. Et il dit qu'on peut admettre en gros ce qu'est le
courage, de manière à dire qu'il est une vertu tenant un juste milieu,
conformément à la raison droite, à l'égard des craintes et des audaces, en vue
du bien.
Aristote
traite ici de la tempérance qui se situe dans la puissance concupiscible, et
cette vertu, dont la matière particulière, bien qu'elle soit le plaisir, doit
cependant s'entendre comme étant le plaisir animal,
semble tenir le milieu parmi les
plaisirs.
595. Après avoir traité du courage qui se
rapporte aux événements effroyables qui détruisent la vie humaine, le
Philosophe traite ici de la tempérance qui a pour objet ce qui est délectable
et qui conserve la vie humaine, comme les aliments et les rapports amoureux. Et
à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il dit ce qu'il se propose de montrer (1117b24). En deuxième lieu,
il poursuit son propos, là (1117b25) où il dit: ¨ Donc, puisque nous avons dit que la tempérance est un etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1117b24) que suite à ce que nous avons dit au sujet
du courage, il faut parler de la tempérance. Et il donne la raison de cette
suite du fait que ces deux vertus ont un sujet commun. En effet, les deux sont
comprises dans la partie irrationnelle de l'âme, c'est-à-dire pour autant qu'on
dise que la partie irrationnelle de l'âme est apte par nature à s'accorder et à
obéir à la raison, comme nous l'avons établi plus haut au début (n. 239) de ce traité. Or, l'appétit
sensible, d'où relèvent les passions de l'âme, est de cette nature.
596. C'est pourquoi il faut que toutes les vertus
qui se rapportent aux passions se retrouvent dans l'appétit sensible. Or, le
courage se rapporte aux passions de la crainte et de l'audace qui sont dans la
partie irascible alors que la tempérance se rapporte aux passions du plaisir et
de la douleur qui sont dans la partie concupiscible. Il en résulte que le
courage est dans l'irascible alors que la tempérance est dans le concupiscible.
597. Il faut cependant considérer que les
plaisirs, qui sont l'objet de la tempérance, à savoir ceux qui sont relatifs
aux aliments et aux rapports sexuels, sont communs à nous, humains, et aux
brutes animales. Et de la même manière les craintes, à savoir celles de la
mort, qui sont l'objet du courage, sont communes à nous et aux bêtes. Et c'est
pourquoi il dit spécialement que ces deux vertus relèvent des parties
irrationnelles parce qu'elles appartiennent aux parties irrationnelles de
l'âme, non seulement à cause des passions elles-mêmes, mais aussi à cause des
objets de ces passions. Il existe en effet certaines passions, comme celles qui
se rapportent aux richesses et aux honneurs, qui se rapportent à des objets à
l'égard desquels les brutes animales n'éprouvent pas de passions.
598. Ensuite (1117b25), lorsqu'il dit: ¨ Donc, puisque la tempérance est une sorte de
milieu etc. ¨, il commence à traiter de la tempérance.
Et
en premier lieu il se demande quelle est la matière de la tempérance. En
deuxième lieu, il détermine l'acte de la tempérance et celui des vices qui lui
sont opposés, là (1118b7) où il dit: ¨ Mais
parmi les désirs, les uns semblent communs, les autres etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux
choses. En premier lieu il présente la matière de la tempérance en
général. En deuxième lieu, il en recherche la matière particulière, là
(1117b28) où il dit: ¨ Nous allons donc
déterminer sur quelle sorte de plaisirs etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il rappelle trois choses qu'il avait dites précédemment
au deuxième livre (n. 342), dont la première est que la
tempérance est une vertu qui tient un juste milieu relativement aux plaisirs.
La deuxième chose est qu'elle-même porte aussi sur les tristesses qui
proviennent de l'absence des plaisirs. Cependant, la tempérance porte moins sur
les tristesses que sur les plaisirs car quelque chose agit plus efficacement
par sa présence que par son absence. La troisième est que l'intempérance porte
également sur les plaisirs et sur les tristesses du fait que les contraires
affectent un même sujet.
599. Ensuite (1117b28), lorsqu'il dit: ¨ Nous allons donc déterminer sur quelle sorte
de plaisirs etc. ¨, il examine la matière spéciale de la tempérance.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il dit ce qu'il se propose de
montrer. En deuxième lieu, il distingue les sortes de plaisirs, là (1117b30) où
il dit: ¨ Distinguons donc les plaisirs
du corps de ceux de etc. ¨.
En
troisième lieu, il montre sur quelle sorte de plaisirs porte la tempérance, là
(1117b33) où il dit: ¨ Ceux qui
s'adonnent à de tels plaisirs ne sont appelés ni tempérants ni etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu que puisque la tempérance porte sur les plaisirs, il
faut maintenant déterminer sur quelle sorte de plaisirs elle porte afin de
connaître plus précisément la définition de la tempérance.
600. Ensuite (1117b30), lorsqu'il dit: ¨ Distinguons donc les plaisirs du corps de
ceux de etc. ¨, il distingue les sortes de plaisirs.
Et
il dit que parmi eux certains appartiennent à l'âme alors que les autres sont
corporels. Sont corporels les plaisirs qui s'accomplissent dans une certaine
passion corporelle du sens extérieur, alors que les plaisirs de l'âme sont ceux
qui s'accomplissent seulement par une appréhension intérieure. Et il donne un
exemple de plaisir de l'âme en commençant par la cause du plaisir qui est
l'amour. En effet, chacun se délecte du fait qu'il possède ce qu'il aime. Or,
on retrouve chez certains l'amour des honneurs et chez d'autres l'amour de la
science, lesquels ne sont pas appréhendés par un sens extérieur mais par une
appréhension intérieure de l'âme. C'est pourquoi chacun d'eux, c'est-à-dire à
la fois celui qui est amateur des honneurs et celui qui est amateur de la
science, trouve du plaisir dans ce qu'il aime, c'est-à-dire tant qu'il le
possède. Et ce plaisir ne procède pas d'une passion du corps, mais seulement
d'une appréhension de l'âme ou de l'esprit.
601. Ensuite (1117b33), lorsqu'il dit: ¨ Mais ceux qui s'adonnent à de tels plaisirs
ne sont appelés ni tempérants ni etc. ¨, il montre qu'il n'y a pas de
tempérance pour les plaisirs de l'âme.
Et
il désigne les trois genres de ces plaisirs de l'âme. En effet, il y a
certaines choses délectables pour l'esprit qui possède une certaine sorte
d'honnêteté, comme les honneurs et la science, comme nous venons de le dire (n.
600). Et c'est pourquoi Aristote dit
que relativement à de tels plaisirs, ceux qui s'y adonnent ne sont appelés ni
tempérants ni intempérants, puisque la tempérance semble concerner certains
plaisirs ayant un caractère honteux. Il existe cependant à l'égard des plaisirs
relatifs aux honneurs et à la sciences d'autres justes milieux et d'autres
extrêmes relevant de d'autres vertus, comme nous le verrons au quatrième livre
(n. 792-799) de ce traité.
602. En deuxième lieu, là (1117b36) où il dit: ¨ Et il en va de même de ceux qui recherchent
des plaisirs qui etc. ¨, il présente certains autres plaisirs de l'esprit
qui consistent en des paroles et en des actes humains.
Et
il dit que tout comme la tempérance ne trouve pas à s'exercer sur les plaisirs
relatifs aux honneurs et à la science, de même encore elle ne s'exerce pas sur
d'autres plaisirs qui ne sont pas corporels. En effet, ceux qui aiment entendre
des fables et les raconter, et ceux qui tout le jour passent leur temps ou le
dépensent à jacasser sur toute parole ou tout événement contingent,
c'est-à-dire sur ce qui n'est ni nécessaire ni utile, nous les appelons bavards
mais nous ne disons pas d'eux qu'ils sont intempérants. En effet,
l'intempérance ne revêt pas seulement un caractère de vanité, mais aussi de
honte.
603. En troisième lieu, là (1118a1) où il dit: ¨ Ni ceux qui s'attristent de la perte de leur
argent etc. ¨, il présente le troisième genre des plaisirs de l'esprit qui
sont relatifs aux choses extérieures, comme les richesses et les amis.
C'est
pourquoi il dit que ceux qui s'affligent d'une manière déréglée de la perte de
leur argent et de leurs amis, on ne les appelle pas non plus intempérants. Mais
on peut leur attribuer quelque chose qui appartient au vice car de telles
tristesses ne sont pas honteuses en elles-mêmes mais relèvent seulement d'un
dérèglement de l'appétit. Et il conclut à partir de là que du fait que la
tempérance ne s'exerce pas à l'égard des plaisirs de l'âme ou de l'esprit, il
s'ensuit qu'elle s'adresse aux plaisirs corporels.
604. Ensuite (1118a2), lorsqu'il dit: ¨ Mais non pas tous les plaisirs corporels etc.
¨, il montre que la tempérance ne s'adresse pas à tous les plaisirs corporels,
mais à certains seulement.
Et
il montre en premier lieu que la tempérance ne s'exerce pas sur les plaisirs
des trois sens qui perçoivent par un intermédiaire externe. En deuxième lieu,
il montre comment elle s'exerce sur les plaisirs des deux sens qui perçoivent
par un intermédiaire conjoint, là (1118a27) où il dit: ¨ Par ailleurs, les plaisirs semblent n'intéresser que faiblement ou en
rien le goût etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre que la
tempérance ne s'exerce pas sur les plaisirs des trois sens dont il vient de
parler. En deuxième lieu il montre que de tels plaisirs n'appartiennent pas aux
brutes, là (1118a17) où il dit: ¨ Ces
sensations ne s'accompagnent pas non plus de plaisir chez les autres etc.
¨. en troisième lieu, il tire une conclusion de ce qu'il vient de dire, là
(1118a24) où il dit: ¨ C'est donc sur des
plaisirs de ce genre que s'exerce la tempérance et etc. ¨.
Et
au sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il manifeste
que la tempérance ne s'exerce pas sur les plaisirs de la vue (1118a2).
605. Et il dit que la tempérance ne s'exerce pas
sur tous les plaisirs corporels qui ont lieu au moyen des sens externes. En
effet, ceux qui prennent plaisir aux sensations de la vue ne sont pas appelés
pour autant tempérants ou intempérants. Et il illustre cela par les trois
genres de visibles, dont certains sont les sensibles propres de la vue, comme
les couleurs; d'autres sont des sensibles communs, mais qui sont connus surtout
par la vue, comme les figures; d'autres enfin sont des sensibles par accident,
comme l'écriture, à cause de ce qui est signifié par l'écriture.
606. Et Aristote ne dit pas ici ce qui, dans ces
cas, pourrait intéresser la vertu et le vice. Il arrive en effet dans ces cas
que certains trouvent du plaisir soit de la manière qui convient, c'est-à-dire
dans un juste milieu, soit par excès, soit par défaut, ce qui relève de la
curiosité mais non de l'intempérance qui s'adresse à des plaisirs plus
violents.
607. En deuxième lieu, là (1118a7) où il dit: ¨ Il en va de même en ce qui concerne l'ouïe
etc. ¨, il montre que la tempérance ne s'exerce pas sur les plaisirs qui
sont propres au sens de l'ouïe.
Et
il dit qu'il en va de même pour les plaisirs de l'ouïe, c'est-à-dire qu'à leur
égard il n'y a ni tempérance ni intempérance. En effet, si quelqu'un, dans les
mélodies, c'est-à-dire dans les harmonies des voix humaines, et dans le
théâtre, c'est-à-dire dans la simulation de la voix humaine qui est produite
par les instruments, trouve du plaisir soit par excès soit comme il convient,
on ne dira pas de lui qu'il est tempérant ou intempérant, car ces plaisirs ne
sont pas non plus très violents. Cela peut cependant relever d'une autre vertu
ou d'un autre vice.
608. En troisième lieu, là (1118a10) où il dit: ¨
Et il n'en va pas autrement pour ceux qui
relèvent de l'odorat etc. ¨, il montre que la tempérance ne s'exerce pas non
plus sur les plaisirs de l'odorat.
Et
à ce sujet il faut considérer qu'il est dit dans le livre intitulé Du Sens et du Senti (Cap. V; S. Thom.
lect. X111, 177-186) que les espèces
d'odeurs se distinguent de deux manières. Premièrement si on les prend en
elles-mêmes. Deuxièmement, si on les prend dans leurs relations aux saveurs. Il
dit donc qu'on n'appelle pas non plus tempérants ou intempérants ceux qui
trouvent du plaisir comme il convient ou plus qu'il ne convient dans les odeurs
considérées en elles-mêmes, mais seulement s'ils y trouvent du plaisir par
accident, c'est-à-dire en tant que les odeurs coincident avec les plaisirs du
goûter et du toucher.
609. Nous n'appelons pas intempérants ceux qui
trouvent du plaisir dans les odeurs des fruits, des roses ou de l'encens,
lesquelles sont des espèces d'odeurs prises en elles-mêmes. Mais ceux que nous
qualifions de la sorte sont ceux qui trouvent du plaisir dans les odeurs des
mets ou des parfums dont les femmes s'enduisent. C'est dans ces choses en effet
que les intempérants trouvent du plaisir parce que cela leur rappelle certains
autres plaisirs qu'ils convoitent. Et il manifeste cela par l'exemple de ceux
qui trouvent du plaisir dans les odeurs lorsqu'ils ont faim mais cessent d'en
avoir lorsqu'ils sont rassasiés. Par conséquent, il est clair que ceux-là ne
trouvent pas du plaisir dans les odeurs prises en elles-mêmes mais seulement
par accident. Par conséquent, trouver du plaisir dans les odeurs s'attribue à
l'intempérant en tant que ce qui est désirable à ses yeux, c'est ce qui est
représenté par les odeurs.
610. Ensuite (1118a17), lorsqu'il dit: ¨ Ces sensations ne s'accompagnent pas non
plus de plaisir chez les autres etc. ¨, il montre que les plaisirs des sens
dont il vient de parler ne s'attribuent pas par eux-mêmes aux autres animaux,
mais seulement par accident.
Et
il dit que chez les autres animaux il n'y a plaisir que par accident selon les
trois sens dont on vient de parler, c'est-à-dire dans leurs relations au goùter
et au toucher. Et cela est manifeste premièrement pour le sens de l'odorat car
les chiens ne trouvent pas du plaisir dans l'odeur des lièvres à cause de
l'odeur elle-même, mais à cause de la nourriture qu'ils espèrent, dont ils
reçoivent la sensation au moyen de l'odeur. Deuxièmement il manifeste la même
chose par le sens de l'ouïe, en disant que le lion trouve du plaisir à entendre
le mugissement du boeuf, lequel mugissement lui fait connaître que l'action de
manger approche. C'est pourquoi il semble trouver du plaisir dans le
mugissement du boeuf, mais ce n'est que par accident. Troisièmement il
manifeste la même chose par le sens de la vue, en disant que le lion ne trouve
pas davantage du plaisir dans la vue même d'un cerf ou d'une chèvre, qu'il
appelle chèvre sauvage, lorsqu'il rencontre un animal de la sorte, mais il
prend du plaisir dans l'espoir qu'il trouvera là de la nourriture.
611. La raison en est que l'appétit des autres
animaux n'est mû que par un instinct naturel. Et c'est pourquoi ils ne trouvent
du plaisir que dans ce qui se rapporte à la conservation de la nature pour
laquelle les sens sont donnés aux animaux. Mais les sens sont donnés aux hommes
pour la connaissance des qualités sensibles à partir desquelles il procède à la
connaissance de la raison qui meut l'appétit de l'homme. Et c'est ce qui
explique que l'homme trouve du plaisir dans l'harmonie même des qualités
sensibles considérées en elles-mêmes, même si elles ne sont pas ordonnées à la
conservation de la nature.
612. Ensuite (1118a24), lorsqu'il dit: ¨ C'est donc à l'égard des plaisirs de cette
sorte qu'il y a tempérance et etc. ¨, il conclut donc, à partir de ce qui
précède, que c'est à l'égard d'opérations ou de plaisirs de la sorte, lesquels
sont communs à l'homme et aux autres animaux, qu'il y a tempérance; et il en va
de même pour l'intempérance. C'est pourquoi de tels plaisirs semblent avoir une
nature servile et bestiale. Car ce que nous avons en commun avec les bêtes, cela
est en nous servile et soumis par nature à la raison. Or, tels sont les
plaisirs du toucher et du goûter qui sont deux sens bien distincts des trois
autres dont nous avons parlé.
Il
traite en premier de la déclaration qu'il a faite, à savoir qu'il y a
tempérance et intempérance à l'égard des sens du toucher et du goûter, mais
davantage à l'égard du sens du toucher qu'à l'égard de celui du goûter.
613. Après avoir montré que la tempérance et
l'intempérance ne s'exercent pas sur les plaisirs de trois sens mais sur les
plaisirs de deux sens, à savoir le goûter et le toucher, le Philosophe montre
ici de quelle manière elles s'exercent sur les plaisirs de ces deux sens. Et à
ce sujet il fait trois choses.
En
premier lieu il montre que la tempérance s'exerce directement non pas sur les
plaisirs du goûter mais sur ceux du toucher (1118a27). En deuxième lieu, il
manifeste ce qu'il vient de dire par un exemple, là (1118a32) où il dit: ¨ C'est pourquoi un certain Philoxène a
souhaité etc. ¨. En troisième lieu il tire une conclusion de ce qui a été
dit, là (1118b1) où il dit: ¨ Le toucher
est le plus communément répandu des sens etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu (1118a27) que la tempérance et l'intempérance semblent
bien faire peu ou pas du tout usage de ce qui se rapporte proprement au goûter,
c'est-à-dire en tant qu'il appartient au goûter de juger des saveurs. C'est
ainsi que font usage du goûter ceux qui dégustent les vins, qui assaisonnent
les mets et qui vérifient s'ils ont donné aux mets la saveur qui convient.
614. Or, les intempérants ne trouvent pas
beaucoup de plaisir dans ces activités et même, s'ils ne discernent pas bien
les saveurs des aliments, ils ne souffrent pas d'une grande perte de plaisir.
Au contraire, tout leur plaisir consiste dans l'usage de certaines choses
délectables, par exemple dans la prise d'aliments et de boissons et dans
l'usage des plaisirs de l'amour qui s'accomplit par le toucher. D'où il est
manifeste que le plaisir de l'intempérant se rapporte directement au toucher et
ne se rapporte au goûter que dans la mesure où les saveurs rendent plus
délectable l'usage des aliments. Et c'est pourquoi Aristote a dit plus haut
(nn. 608-611, 613) que
l'intempérance ne fait pas beaucoup usage du goûter, c'est-à-dire en tant qu'il
est ordonné au toucher, et même pas du tout quant à ce qui convient par soi au
goûter.
615. Ensuite (1118a32), lorsqu'il dit: ¨ Le toucher est le plus communément répandu
des sens etc. ¨, il manifeste ce qu'il vient de dire par un exemple. En
effet, un dénommé Philoxène, de la patrie de l'Érétrie, alors qu'il mangeait un
mets avec grand appétit, désira avoir un gosier plus allongé que celui d'une
grue, c'est-à-dire pour que la nourriture demeure longtemps dans son gosier.
D'où il est clair que son plaisir ne provenait pas du goûter, lequel ne se
tient pas dans le gosier mais sur la langue, mais seulement du toucher.
616. Ensuite (1118b1), lorsqu'il dit: ¨ Le toucher est le plus communément répandu
des sens etc. ¨, il tire un corollaire de ce qu'il vient de dire.
En
effet, le sens du toucher sur lequel porte la tempérance, est le plus
communément répandu de tous les sens car il est commun à tous les animaux. Et
c'est pourquoi l'intempérance semble avec raison être blâmable, car le toucher
n'appartient pas à l'homme sous le rapport de ce qui lui est propre, mais quant
à ce qu'il possède en commun avec les autres animaux. Or, trouver du plaisir
dans les activités relatives au toucher et les choisir comme si elles
constituaient les plus grands biens, cela manifeste le caractère le plus
bestial. Il en résulte que les vices de l'intempérance sont les plus honteux
car c'est par eux que l'homme est rendu semblable aux bêtes et par conséquent
que c'est à partir de tels vices que l'homme devient le plus infâme et le plus
blâmable.
617. Et parce qu'on pourrait dire que même dans
les activités se rapportant au toucher, il existe un bien propre à l'homme et
qui n'est pas bestial, c'est pourquoi, pour écarter cette objection, Aristote
ajoute que certains plaisirs du toucher échappent à la tempérance, lesquels
conviennent à des hommes libres en tant qu'ils sont appropriés aux hommes et
qu'ils sont réalisés conformément à la raison, comme les plaisirs qui sont
éprouvés dans les gymnases, c'est-à-dire dans les exercices des jeux, par le
massage et l'échauffement alors que certains luttent l'un contre l'autre ou
s'exercent autrement, sans avoir en vue la satisfaction des désirs de la
nourriture ou de l'amour. En effet, le plaisir du toucher que l'intempérant
recherche n'est pas répandu par tout le corps mais ne concerne que certaines
parties de ce dernier.
618. Ensuite (1118b8), lorsqu'il dit: ¨ Or, parmi les désirs, certains sont communs
etc. ¨, il montre quelle est la nature de l'acte de la tempérance sur la
matière dont on vient de parler, et de l'acte des vices opposés à la
tempérance.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il indique ce qu'il se propose
de montrer. En deuxième lieu, il compare les vices de l'intempérance à certains
autres vices, là (1119a20) où il dit: ¨ L'intempérance
semble s'identifier davantage au volontaire que etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il traite de
l'intempérance, en montrant de quelle manière elle opère sur la matière dont
nous venons de faire l'examen. En deuxième lieu, il traite de l'insensibilité,
là (1119a5) où il dit: ¨ Ceux qui sont
privés de plaisirs et qui etc. ¨. En troisième lieu, il traite de la
tempérance, là (1119a12) où il dit: ¨ Or,
la tempérance tient le juste milieu etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. Premièrement il montre de quelle
manière la tempérance se présente face aux plaisirs. Deuxièmement, il montre de
quelle manière elle se présente face aux tristesses ou aux douleurs, là
(1118b28) où il dit: ¨ Il n'en va pas
pour les tristesses comme pour les etc. ¨.
Or,
tout comme nous avons dit plus haut (n. 584)
que la crainte et la tristesse ont rapport à une même chose car la tristesse se
rapporte aux maux présents et la crainte à ceux qui sont à venir, de même aussi
le désir et le plaisir ont rapport à une même chose car le désir a rapport aux
biens à venir et le plaisir aux biens présents. En effet, c'est par définition
que la tempérance se rapporte aux désirs et aux plaisirs. Aristote présente
donc en premier lieu une division des désirs. En deuxième lieu il manifeste
cette division, là (1118b10) où il dit: ¨ Par
exemple, le désir de la nourriture est etc. ¨. En troisième lieu, il montre
de quelle manière l'intempérance se présente face aux deux sortes de désirs, là
(1118b15) où il dit: ¨ Donc, en ce qui
regarde les désirs naturels, peu etc. ¨.
619. Il dit donc en premier lieu (1118b8) que
certains désirs sont communs et que d'autres sont propres et viennent s'ajouter
à ceux qui sont communs.
620. Ensuite (1118b10), lorsqu'il dit: ¨ Par exemple, le désir de la nourriture est
naturel etc. ¨, il manifeste la division qu'il vient de présenter.
Et
il manifeste en premier lieu les désirs qui sont communs. Et il dit que le
désir de nourriture en général est naturel en tant qu'il est consécutif à toute
la nature de l'espèce ou même du genre. Et de là vient que tout homme, pour
subvenir à son besoin naturel, recherche tantôt une alimentation sèche qu'on
appelle nourriture et tantôt une autre qui est humide et qu'on appelle boisson.
Et parfois il recherche les deux, tout comme Homère dit que tout homme, aussi
bien l'adolescent que l'homme mûr, désire le lit dans lequel il trouve son
repos.
621. En deuxième lieu, là (1118b13) où il dit: ¨ Les uns désirent telle chose, les autres etc.
¨, il montre quels sont les désirs qui sont propres.
Et
il dit que ce ne sont pas tous les hommes qui désirent tel ou tel autre lit,
par exemple un lit couvert de plumes ou de couvertures précieuses. De la même
manière encore, ce ne sont pas tous les hommes qui désirent telle ou telle
autre nourriture, par exemple une nourriture riche préparée avec soin. Et même
là, ce ne sont pas tous les hommes qui
désirent la même chose mais certains, dans ce domaine, désirent ceci et
d'autres cela. Et c'est pourquoi les désirs de cette sorte semblent bien être
propres à chacun de nous parce que nous n'y sommes pas inclinés par la nature
mais plutôt par une découverte qui nous est propre. Mais rien n'empêche qu'il y
ait en cela aussi quelque chose de naturel qui appartienne à la nature de
l'individu sans appartenir à la nature de l'espèce ou du genre. Nous voyons en
effet que différentes choses sont délectables pour différentes personnes,
conformément à leurs différentes complexions. Et certaines choses, n'importe
lesquelles, sont plus délectables que d'autres pour certains en raison, encore
une fois, de leur complexion naturelle.
622. Ensuite (1118b15), lorsqu'il dit: ¨ En ce qui regarde les désirs naturels etc.
¨, il montre de quelle manière il y a intempérance à l'égard des désirs dont il
vient de parler.
Et
il dit qu'en ce qui concerne les désirs naturels, peu d'hommes commettent des
fautes, et il n'y a faute à cet égard que d'une seule manière, c'est-à-dire en
prenant plus que ce que la nature demande. Il arrive en effet qu'on mange ou
qu'on boive tout ce qui nous est donné mais si toutefois on fait cela jusqu'à
en être rassasié avec débordement, il y a alors excès par rapport à la quantité
de nourriture que la nature demande. En effet, la nature ne désire que ce qui
supplée à ce qui manque. C'est pourquoi celui qui prend au-delà de ce qui
manque dépasse par excès les besoins de la nature.
623. Et c'est pourquoi on appelle gloutons ou
gastrimarges les gens de cette sorte, de gastir
qui signifie ventre et marges qui
signifie fureur ou folie, pour signifier au total comme une fureur du ventre
car ils comblent la nature au-delà de son besoin: et tels sont ceux qui sont
bestiaux au plus haut point, car ils n'ont pour tout souci que de remplir leur
ventre sans discernement comme le font les bêtes.
624. En deuxième lieu, là (1118b21) où il dit: ¨ À l'inverse, en ce qui concerne les plaisirs
qui sont propres etc. ¨, il montre de quelle manière il y a intempérance à
l'égard des désirs et des plaisirs qui sont propres.
Et
il dit qu'à leur égard, plusieurs commettent des fautes et ils le font de
plusieurs manières, c'est-à-dire selon toutes les circonstances. En effet, ceux
qui sont amateurs de tels plaisirs sont fautifs en ceci qu'ils trouvent du
plaisir dans des choses dans lesquelles ils ne devraient pas en trouver, par
exemple en prenant des aliments qui ne leur conviennent pas ou même en prenant
plus de plaisir qu'ils ne devraient dans des choses qui leur conviennent, par
exemple lorsqu'on éprouve trop de plaisir dans la prise d'aliments qui
conviennent, ou même lorsqu'on en éprouve sans discernement, comme le fait la
multitude des sots, ou même en n'observant pas une manière qui convient dans
les plaisirs permis. Dans tous ces cas, en effet, les intempérants sont fautifs
par excès car ils trouvent du plaisir dans certaines choses dans lesquelles il
ne faut pas en trouver car elles sont indécentes et haïssables par nature. Et s'il faut trouver du plaisir dans
certaines de ces choses, ils en trouvent plus qu'il ne faut et sans
discernement comme c'est souvent le cas.
625. Et par conséquent il conclut à la fin que
puisque l'intempérance est un excès à l'égard des plaisirs de cette sorte, elle
est blâmable, tout comme les autres excès, ainsi que nous l'avons dit au
deuxième livre de ce traité (n. 333-344).
Aristote
déclare comment le courageux, le tempérant et l'intempérant se présentent à
l'égard des douleurs, des plaisirs et des désirs; il montre quels sont ceux
qu'on dit être loin de la nature humaine, ceux qui sont insensibles, et en
outre quelle sorte de plaisirs préfère celui qui est tempérant et de quelle
manière il les choisit.
626. Après avoir déterminé de quelle manière il y
a tempérance à l'égard des plaisirs, le Philosophe montre ici comment il y a
tempérance à l'égard des tristesses. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il montre que le courageux, le tempérant et l'intempérant se
présentent différemment à l'égard de la tristesse (1118b28). En deuxième lieu,
il manifeste ce qu'il vient de dire, là (1119a1) où il dit: ¨ L'intempérant désire donc tous les plaisirs
etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1118b28) que le courageux, le tempérant et
l'intempérant se présentent différemment à l'égard de la tristesse. En effet,
le courageux subit certes de grandes tristesses, mais il est loué en ceci qu'il
les supporte bien, comme nous l'avons dit plus haut (nn. 584, 586). Mais le tempérant, pour sa part, n'est pas loué du fait
qu'il supporte les tristesses. Et ce n'est pas parce qu'il ne les supporte pas
que l'intempérant est blâmé comme le lâche est blâmé pour ne pas les supporter.
L'intempérant est plutôt blâmé pour s'affliger plus qu'il ne le faut. Et sa
tristesse, contrairement à celle du lâche, ne procède pas d'une blessure qui le
menace mais plutôt du fait qu'il n'acquiert pas les plaisirs qu'il désire. Par
conséquent, c'est l'absence du plaisir qui cause en lui la tristesse. Au
contraire, celui qui est tempérant est loué du fait qu'il ne s'attriste pas de
l'absence des plaisirs et qu'il supporte de s'abstenir de plaisirs qu'il ne
désire pas beaucoup. Or, l'effet qui découle de la présence d'une cause est
plus puissant que celui qui découle de son absence.
627. Et c'est pourquoi le courage s'exerce
principalement à l'égard des tristesses qui découlent de la présence de ce qui
est dangereux. Or, la tempérance s'exerce secondairement à l'égard des
tristesses qui découlent de l'absence des plaisirs et principalement à l'égard
des plaisirs qui découlent de la présence des choses agréables.
628. Ensuite (1119a1), lorsqu'il dit: ¨ L'intempérant désire donc tous les plaisirs
etc. ¨, il manifeste ce qu'il vient de dire, à savoir que le plaisir
produit une tristesse chez l'intempérant.
Cela
se produit en effet parce que l'intempérant désire tous les plaisirs. Il désire
en effet le plaisir pour lui-même. Et c'est pourquoi il désire tout ce qui
procure un plaisir, ou bien il désire les choses qui sont les plus délectables
par rapport à d'autres qui sont moins délectables et dont il se soucie moins.
Et de là vient que son plaisir n'est pas réglé par la raison mais il est
conduit par le désir, de telle manière qu'il choisit les choses qui sont
agréables, et surtout celles qui le sont le plus, de préférence aux autres
biens qui sont soit utiles soit honnêtes. Les intempérants négligent en effet
l'utile et l'honnête pour poursuivre le plaisir. Et c'est pourquoi
l'intempérant s'attriste quand il n'atteint pas le plaisir qu'il désire. En
effet, lorsque la chose désirée n'est pas atteinte, le désir s'accompagne de
tristesse.
629. Et
bien qu'au premier regard il semble paradoxal qu'on éprouve de la tristesse
à cause du plaisir, il est néanmoins vrai que l'intempérant s'attriste à cause
du plaisir. Il ne s'attriste en effet qu'en raison de son absence, tout comme
le navire coule à cause de l'absence du pilote.
630. Ensuite (1119a5), lorsqu'il dit: ¨ Mais ceux qui sont insensibles à l'égard des
plaisirs etc. ¨, il traite du vice opposé à la tempérance qui est fautif
par le manque de plaisir. Et il dit qu'il n'arrive pas souvent que l'homme soit
insensible à l'égard des plaisirs, de telle manière qu'il éprouve moins de
plaisir qu'il ne le faut, c'est-à-dire que ce qui est requis pour la santé et
la bonne disposition du corps, ainsi que pour les relations convenables avec
les autres, ce en quoi consiste le défaut vicieux que nous avons appelé
insensibilité précédemment dans le deuxième livre (nn. 262, 342); et l'insensibilité ne convient pas à la nature humaine,
car même le reste des animaux exerce un discernement sur les aliments, alors
qu'ils trouvent du plaisir dans certains d'entre eux mais pas dans d'autres.
Par conséquent, recevoir certains plaisirs semble appartenir à la nature
commune du genre animal.
631. C'est pourquoi, s'il existe quelqu'un chez
qui rien n'est délectable, celui-là semblera être loin de la nature humaine. Et
parce que cela ne se produit que rarement, celui qui est en défaut de cette
manière ne possède pas d'autre nom que celui que nous avons qualifié
précédemment d'insensibilité (nn. 262
342). Et que certains s'abstiennent de plaisirs en vue d'une fin utile ou
honnête, comme les marchands en vue des profits et les soldats en vue de la
victoire, cela ne relève pas de cette insensibilité. En effet, cela ne se
produit pas à l'encontre de ce qu'il faut, contrairement à ce qui s'attribue au
vice par défaut.
632. Ensuite (1119a11), lorsqu'il dit: ¨ Mais celui qui est tempérant garde un juste
milieu etc. ¨, il montre de quelle manière se présente le tempérant à
l'égard de la matière dont on vient de parler.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre de quoi s'abstient le
tempérant. En deuxième lieu, il montre de quoi il fait usage et de quelle
manière il s'en sert, là (1119a15) où il dit: ¨ Tous les plaisirs qui contribuent à la santé etc. ¨.
Et
il dit en premier lieu que le tempérant tient un juste milieu à l'égard de ce
dont nous venons de parler, c'est-à-dire à l'égard des plaisirs, des tristesses
et des désirs. Car premièrement, à l'égard des plaisirs, il ne se réjouit pas
dans les actes honteux dans lesquels surtout se délecte l'intempérant mais
plutôt il s'en attriste lorsque quelque chose de cette nature se produit. Et en
général il ne cherche pas du plaisir dans des choses où il ne faut pas en
chercher, ni même à s'y plaire avec plus d'ardeur qu'il ne le faut. Et de la
même manière il n'est excessif selon aucune autre circonstance. Deuxièmement, à
l'égard des tristesses, il ne s'attriste pas de manière excessive de l'absence
des plaisirs. Troisièmement, à l'égard des désirs, il ne désire pas les
plaisirs absents car il ne s'en soucie pas beaucoup ou bien il les désire avec
une modération qu'il ne dépasse pas et il ne les désire pas plus qu'il faut ni
quand il ne le faut pas, ni selon une autre circonstance qui dépasserait la
mesure de la raison.
633. Ensuite (1119a15), lorsqu'il dit: ¨ Tous les plaisirs qui contribuent à la santé
etc. ¨, il montre de quoi le tempérant fait usage et de quelle manière il
en fait usage.
Et
il dit que le tempérant désire tous les plaisirs qui facilitent la santé du
corps et le bon état physique afin d'être prompt et préparé pour les choses
qu'il doit faire de la sorte. Cependant il les recherche avec mesure et selon
ce qui convient. Si cependant il existe d'autres plaisirs qui ne sont pas
nécessaires aux deux avantages dont nous venons de parler, le tempérant les
désire cependant pour la triple condition qui doit être observée.
634. Premièrement de telle manière qu'ils ne
soient pas des obstacles à la santé et au bon état du corps, comme le sont les
excès de nourriture et de boisson. Deuxièmement de telle manière qu'ils ne
soient pas opposés au bien, c'est-à-dire à l'honnêteté, comme c'est le cas pour
le plaisir de l'adultère. Troisièmement, de telle manière qu'ils ne soient pas
au-delà de la substance, c'est-à-dire qu'ils ne dépassent pas les capacités de
l'homme, comme si le pauvre voulait prendre des aliments trop coûteux. En
effet, celui qui est tel qu'il désire des plaisirs qui empêchent la santé et le
bon état du corps, et qui sont contraires à l'honnêteté, ou qui dépassent ses
richesses, trouve davantage de plaisir qu'il n'en est digne. Ce qui n'est pas
le cas de celui qui est tempérant parce qu'il les aime conformément à la raison
droite.
Aristote
compare l'intempérance à la lâcheté, l'intempérance étant trouvée plus
volontaire que la lâcheté, et c'est pour cette raison qu'elle est dite plus
détestable que la lâcheté. Il montre comment le volontaire est présent aussi
bien dans le vice de l'intempérance que dans le péché de lâcheté: il va plus
loin et il dit quelle comparaison on peut faire entre l'intempérance et les
vices des jeunes.
635. Après avoir déterminé de l'acte de
tempérance et des vices qui lui sont opposés, le Philosophe compare ici la
faute de l'intempérance aux autres fautes. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il compare l'intempérance au vice de la lâcheté (1119a20). En
deuxième lieu il la compare aux vices des jeunes, là (1119b1) où il dit: ¨ Or, le nom d'intempérance s'applique aussi
etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que
l'intempérance comporte plus de volontaire que la lâcheté. En deuxième lieu il
montre que le volontaire se rencontre à des degrés différents dans les deux
vices, là (1119a26) où il dit: ¨ Il
semblerait que la lâcheté n'est pas volontaire, selon les cas, au même etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que
l'intempérance est plus volontaire que la lâcheté. En deuxième lieu, il tire un
corollaire de ce qu'il vient de dire, là (1119a24) où il dit: ¨ Et pour cette raison, il est plus blâmable
etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1119a20) que l'intempérance est davantage assimilée
au volontaire que la crainte, c'est-à-dire parce qu'elle est plus volontaire.
Et Aristote prouve cela au moyen de deux raisonnements.
636. Et le premier de ces raisonnements se tire
de ce qui découle proprement du volontaire et de l'involontaire. Chacun en
effet trouve du plaisir dans ce qu'il fait volontairement et il s'attriste de
ce qu'il fait involontairement. Or, il est manifeste que l'intempérant agit en
vue du plaisir qu'il désire. Or, le lâche agit en vue d'une tristesse qu'il
fuit. Or, de ces deux choses, le plaisir est délectable car non seulement il y
a plaisir pour celui qui jouit en acte du plaisir mais aussi pour celui qui
recherche le plaisir à cause de l'espoir qu'il a d'atteindre le plaisir. Or, la
tristesse doit être évitée et par conséquent elle est involontaire. Et ainsi,
il est manifeste que l'intempérance est mue par ce qui est volontaire par soi
alors que la lâcheté est mue par ce qui doit être évité et qui est
involontaire. L'intempérance s'approche donc davantage du volontaire que ne le
fait la lâcheté.
637. Il présente le deuxième raisonnement là
(1119a24) où il dit: ¨ Et la douleur
supprime et détruit la nature etc. ¨.
Et
ce raisonnement se tire de l'ignorance qui cause l'involontaire. En effet,
parce que la douleur est consécutive à la présence d'un principe contraire et
destructeur, il s'ensuit qu'elle supprime et détruit la nature de celui qui porte
la douleur. De là vient que le sens de l'homme est empêché, par la douleur,
d'accomplir la connaissance qui lui est propre. Le plaisir, au contraire, est
causé par la présence d'un objet qui convient et qui ne détruit pas la nature.
Il s'ensuit que le plaisir ne supprime pas et ne détruit pas le sens de celui
qui éprouve le plaisir. D'où il s'ensuit que l'intempérance qui opère en vue du
plaisir est plus volontaire que la crainte qui est mue par une douleur à
éviter.
638. Ensuite (1119a24), lorsqu'il dit: ¨ Et c'est pour cette raison qu'il est plus
blâmable etc. ¨, il conclut, parce que c'est dans les actes volontaires
qu'on rencontre la louange relative aux biens et le blâme relatif aux maux, que
le vice de l'intempérance est plus blâmable que celui de la lâcheté qui
comporte moins de volontaire. Et à cela il ajoute encore une autre raison du
fait qu'un vice est d'autant plus blâmable qu'il peut plus facilement être
évité.
639. Or, tout vice peut être évité par
l'accoutumance à ce qui lui est contraire. Et il est facile, pour deux raisons,
de s'accoutumer à bien agir dans les choses à l'égard desquelles il y a
tempérance. Premièrement, parce que les plaisirs qu'on trouve dans la prise des
aliments, des boissons et des autres choses de la sorte, se présentent souvent
dans la vie humaine. C'est pourquoi il ne manque pas à l'homme d'occasions de
s'accoutumer à bien agir à l'égard de ces choses. Deuxièmement parce que
s'accoutumer à bien agir à l'égard de ces choses ne présente pas de dangers. En
effet, s'abstenir parfois de ce qui donne du plaisir au toucher ne présente pas
un grand danger. Mais c'est l'inverse en ce qui concerne le vice de la lâcheté
parce que les dangers de la guerre se présentent rarement et il est dangereux
d'affronter de tels périls. D'où il s'ensuit que le vice de l'intempérance est
plus blâmable que celui de la lâcheté.
640. Ensuite (1119a26), lorsqu'il dit: ¨ Il semblerait que la lâcheté n'est pas
volontaire au même degré, selon les cas etc. ¨, il montre que ce n'est pas
au même degré que le volontaire se retrouve dans les deux vices.
Et
en premier lieu il montre à quel degré le volontaire se retrouve dans la
lâcheté. En deuxième lieu, il montre à quel degré il se retrouve dans
l'intempérance, là (1119a30) où il dit: ¨ Mais
en ce qui concerne l'intempérance, c'est l'inverse etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu que la crainte ne semble pas participer également du
volontaire dans l'universel et dans les cas particuliers. Dans l'universel en
effet la peur semble être sans douleur, par exemple pour quelqu'un d'aller au
combat ou d'attaquer les ennemis. Mais lorsque les cas particuliers
surviennent, par exemple d'être blessé, d'être dépouillé et de subir d'autres
choses de la sorte, cela apporte tant de douleurs que les hommes, à cause de
cela, sont bouleversés à ce point qu'ils jettent leurs armes et font d'autres
choses honteuses du même genre. C'est pourquoi, parce que dans l'universel ils
sont volontaires et dans les cas particuliers ils sont rendus involontaires, la
lâcheté semble être provoquée par la violence dans la mesure où l'homme, par un
principe extérieur, est poussé à abandonner ce qu'il voulait auparavant.
641. Ensuite (1119a30), lorsqu'il dit: ¨ Mais en ce qui concerne l'intempérance etc.
¨, il montre quel est le degré de volontaire présent dans l'intempérance.
Et
il dit que dans ce cas le degré de volontaire est inversé. En effet, pour
l'intempérance, les cas particuliers sont les plus volontaires car ils
procèdent de ce que l'homme convoite et désire. Mais considéré entièrement dans
l'universel, l'acte d'intempérance est moins volontaire, par exemple pour ce
qui est de commettre l'adultère. En effet, dans l'universel, nul ne désire être
intempérant. Mais les actes singuliers, par lesquels l'homme devient
intempérant, sont délectables.
642. La raison de cette différence doit se
prendre de ce que la douleur, qui met la crainte en mouvement, relève de
l'involontaire tout comme le plaisir, qui met en mouvement l'intempérance,
relève du volontaire. Or, toute affection de l'âme est plus impétueuse à
l'égard des cas particuliers. Et c'est pourquoi la lâcheté participe plus de
l'involontaire dans les cas particuliers et l'intempérance davantage du
volontaire dans ces mêmes cas. Et c'est pourquoi aussi il est très nuisible
dans les vices de l'intempérance de s'arrêter dans la pensée, par laquelle
l'homme descend dans les cas particuliers qui attachent la volonté.
643. Ensuite (1119b1), lorsqu'il dit: ¨ Mais le nom d'intempérance s'applique aussi
etc. ¨, il compare le vice de l'intempérance aux fautes des jeunes.
Et
en premier lieu il présente une convenance quant au nom lui-même. En deuxième
lieu, il indique la raison de cette convenance, là (1119b3) où il dit: ¨ Or, le nom ne semble pas avoir été transféré
à tort etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que le nom d'intempérance est transféré aux fautes des
jeunes, ce qui dans notre langue est certes plus évident du côté de la vertu
que du côté du vice. Nous appelons en effet chasteté une espèce de la
tempérance, tout comme nous appelons chastes les jeunes qui ont été éduqués.
Mais ceux qui sont indisciplinés ou sans retenue, nous pouvons les appeler
déréglés, tout comme nous appelons impudique celui qui n'est pas chaste. Et la
raison d'un tel transfert est que les fautes de cette sorte présentent une
certaine ressemblance avec l'intempérance, comme nous le montrerons par la
suite (n. 647). Mais pour ce qui est
de savoir lequel des deux tient son nom de l'autre, cela ne relève pas de notre
propos. Il est cependant manifeste que ce à quoi le nom est donné par la suite
tient son nom de ce à quoi le nom est donné en premier.
644. Ensuite (1119b3), lorsqu'il dit: ¨ Ce nom ne semble pas avoir été transféré à
tort etc. ¨, il indique la raison du transfert du nom dont nous avons parlé
selon une ressemblance de la faute de l'intempérance à l'égard des fautes des
jeunes.
Et
il le fait premièrement quant à la nécessité de la chasteté ou de la maîtrise.
Deuxièmement, il le fait quant à la manière de corriger ou de réprimer, là
(1119b12) où il dit: ¨ C'est pour cette
raison qu'il faut veiller à etc. ¨.
Et
il dit en premier lieu que le transfert de ce nom d'une chose à l'autre ne
semble pas avoir été fait à tort, et cela à cause de la ressemblance selon
laquelle les transferts s'effectuent. Il faut en effet que soit puni,
c'est-à-dire corrigé et réprimé, celui dont les désirs sont mauvais et dont
l'appétit déréglé augmente considérablement: c'est là en effet ce que l'homme
qui convoite et le jeune ont en commun.
645. Et cette ressemblance est manifestement
rationnelle car les jeunes vivent surtout selon la convoitise car ce
qu'eux-mêmes désirent le plus, c'est le plaisir, lequel entre dans la notion
même de convoitise. Or, la cause pour laquelle ils désirent le plaisir, nous la
dirons au septième livre (n. 1531)
de ce traité. C'est pourquoi, si l'enfant et la convoitise ne sont pas bien
conseillés par la raison, les convoitises en viendront à établir leur
domination et à se développer démesurément, c'est-à-dire de telle manière que
l'appétit du plaisir, qui est la convoitise, commandera en maître.
646. Et la raison en est que l'appétit du plaisir
est insatiable; qui plus est, plus on goûte au plaisir, plus on désire y goûter
du fait qu'il est de lui-même désirable. De là vient que, chez le jeune comme
chez l'insensé , l'opération propre de la convoitise augmente le caractère
naturel ou inné, c'est-à-dire des opérations qui lui sont semblables. Car si le
jeune et l'insensé se laissent aller à agir selon leur folie, plus leur folie
augmente. Et si l'homme donne satisfaction à sa convoitise, plus sa convoitise
augmentera et dominera en lui. Et cela est vrai surtout si la convoitise et les
plaisirs sont considérables du côté de l'objet, c'est-à-dire s'ils portent sur
des choses très délectables, et s'ils sont violents du côté de celui qui
convoite et éprouve du plaisir, car il est alors grandement affecté par eux
dans la mesure où ils empêchent l'homme d'exercer sa connaissance et sa
réflexion: car plus il s'arrête à ces plaisirs, moins la convoitise peut être
dominée.
647. Ensuite (1119b12), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison qu'il faut que etc.
¨, il montre la ressemblance entre les deux sortes de fautes quant à la manière
de corriger et de réprimer. Et il dit que parce que la convoitise et le plaisir
sont violents, ils ne font que s'accroître eux-mêmes, et c'est pourquoi il faut
qu'ils soient mesurés, c'est-à-dire qu'ils ne soient pas excessifs en étendue
ou en intensité d'affection et peu nombreux en nombre, et qu'ils ne contrarient
en rien la raison quant à l'espèce de convoitise ou de plaisir qui se tire du
côté de l'objet. Et celui qui se présente ainsi à l'égard des convoitises et
des plaisirs, nous l'appelons docile et corrigé, c'est-à-dire discipliné par la
raison. En effet, tout comme il faut que l'enfant vive d'après les préceptes de
son maître, de même il faut que la puissance du concupiscible s'accorde à la
raison. L'intention des deux, c'est-à-dire de la raison et du maître, est ordonnée au bien. Et c'est ainsi que se
comporte le concupiscible dans l'homme tempérant, c'est-à-dire qu'il désire les
choses qu'il faut, de la manière qu'il faut et quand il le faut, comme le
commande la raison.
648. Et à la fin il conclut en disant que telles
sont les choses que nous avons dites au sujet de la tempérance et que c'est là
ce qui met fin au troisième livre de ce traité.
Aristote
montre ici comment la libéralité est un juste milieu et comment la prodigalité
et l'avarice sont des extrêmes.
649. Après avoir déterminé du courage et de la
tempérance qui se rapportent aux choses par lesquelles la vie de l'homme est
conservée, Aristote commence à traiter
ici des autres justes milieux qui se rapportent à certains biens et à certains
maux secondaires.
Et
en premier lieu il traite des justes milieux qui sont louables et qui sont les
vertus (1119b20). En deuxième lieu il traite de choses qui ne sont pas des
vertus mais des passions, là (1128b10) où il dit: ¨ Mais la pudeur etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il traite des
vertus qui se rapportent aux choses extérieures. En deuxième lieu, il traite de
celles qui se rapportent aux actes humains, là (1126b10) où il dit: ¨ Mais dans les relations familières, etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il traite des
vertus qui se rapportent aux biens extérieurs. En deuxième lieu, il traite de
la vertu de douceur qui se rapporte aux maux extérieurs, là (1125b27) où il
dit: ¨ Or, la douceur est un certain
milieu etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il traite des
vertus qui se rapportent aux richesses. En deuxième lieu, il traite de celles qui se rapportent aux
honneurs, là (1123a37) où il dit: ¨ La
magnanimité, comme le nom l'indique, etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il traite de la
libéralité. En deuxième lieu, il traite de la magnificence, là (1122a18) où il
dit: ¨ Il semble en effet que la suite
etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il cherche à
savoir quelle est la matière de la libéralité et des vices qui lui sont opposés
(1119b20). En deuxième lieu, il traite de leurs actes par rapport à la matière
qui leur est propre, là (1120a5) où il dit: ¨ Des choses qui sont à notre disposition nous pouvons faire un bon et un
mauvais usage etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que la
libéralité se rapporte à l'argent. En deuxième lieu il montre que c'est aussi à
cette matière que s'adressent les vices opposés, là (1119b28) où il dit: ¨ Or, la prodigalité et etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre quel
est son propos. En deuxième lieu, il montre quelle est la matière de la
libéralité, là (1119b20) où il dit: ¨ La
libéralité semble être un juste milieu par rapport à l'usage des biens etc.
¨. En troisième lieu, il explique ce qu'il vient de dire, là (1119b20) où il
dit: ¨ Or, nous appelons biens etc. ¨.
650. Il dit donc en premier lieu (1119b20)
qu'après avoir traité de la tempérance, il faut parler de la libéralité à cause
de l'affinité qu'il y a entre les deux. En effet, tout comme la tempérance
règle les désirs des plaisirs du toucher, de même la libéralité règle les
désirs d'acquérir ou de posséder des biens extérieurs.
651. Ensuite (1119b20), lorsqu'il dit: ¨ La libéralité semble être un juste milieu
relatif aux etc. ¨, il montre quelle est la matière de la libéralité; et il
dit qu'elle est une certaine mesure relative à l'argent comme on le voit
clairement à partir de ceci que le libéral n'est pas loué pour son attitude
dans les affaires de la guerre qui sont la matière du courage, ni pour sa
manière de se comporter dans les plaisirs du toucher qui sont la matière de la
tempérance, ni pour ses jugements qui sont la matière de la justice. Il est
plutôt loué pour sa manière de donner et de prendre, c'est-à-dire de recevoir
de l'argent, mais surtout pour sa manière d'en donner que pour celle d'en recevoir,
comme nous le montrerons plus loin (nn. 660,
661-665, 666, 683).
652. Il faut cependant considérer qu'il existe
deux manières de parler de matière de la vertu morale. Premièrement dans le
sens d'une matière prochaine et en ce sens les passions sont la matière d'un
grand nombre de vertus morales. Deuxièmement, dans le sens d'une matière
éloignée et en ce sens les objets des passions sont posés comme matières:
ainsi, par exemple, la matière prochaine du courage est la crainte et l'audace
alors que sa matière éloignée s'identifie aux dangers de mort; de même, la
matière prochaine de la tempérance s'identifie aux désirs et aux plaisirs,
alors que sa matière éloignée s'identifie aux aliments et aux boissons, ainsi
qu'aux actes relatifs aux plaisirs de l'amour. Ainsi donc, la matière prochaine
de la libéralité est la cupidité ou l'amour de l'argent alors que sa matière
éloignée est l'argent lui-même.
653. Ensuite, lorsqu'il dit: ¨ Mais les richesses etc. ¨, il explique
ce qu'on doit entendre par le nom de richesse et il dit que par le nom de
richesses, on signifie tous ces biens dont la valeur peut se mesurer en termes
de monnaie, comme un cheval, un vêtement, une maison, toutes les choses qui
peuvent être évaluées par de la monnaie: en effet, donner ou recevoir ces
choses revient à recevoir ou à donner de l'argent.
654. Ensuite (1119b28), lorsqu'il dit: ¨ La prodigalité et l'avarice désignent
respectivement l'excès et le défaut etc. ¨, il montre comment, par rapport
à cette matière dont on vient de parler, il existe aussi des vices opposés à la
libéralité.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu, il présente en général ce
qu'il cherche à montrer. Et il dit que par rapport aux richesses aussi il
existe un excès, à savoir la prodigalité, et un défaut, l'avarice. En effet, le
juste milieu et les extrêmes se rapportent à une même matière. C'est pourquoi,
puisque la prodigalité et l'avarice sont les extrêmes de la libéralité, il
s'ensuit qu'elles aussi se rapportent aux richesses.
655. En deuxième lieu, là (1119b30) où il dit: ¨ Et en ce qui concerne l'avarice etc. ¨,
il montre en particulier au sujet de l'avarice que nous appliquons toujours ce
nom, c'est-à-dire que nous l'attribuons toujours, à ceux s'attachent,
c'est-à-dire à ceux qui sont inquiétés plus qu'il ne le faut par l'acquisition
ou la conservation de l'argent.
656. En troisième lieu, là (1119b32) où il dit: ¨
Or, nous attribuons parfois la
prodigalité etc. ¨, il montre comment la prodigalité se présente face aux
richesses. Et il dit que nous donnons parfois plus d'extension au nom de
prodigalité en l'attribuant aux hommes qui sont intempérants: parfois en effet
nous appelons prodigues ceux qui vivent dans l'incontinence et qui dépensent
leurs richesses pour les aliments et les plaisirs de l'amour à cause de leur
intempérance . C'est pourquoi ceux-là sont les plus pervers dans ce genre du
fait qu'ils ont simultanément plusieurs vices, c'est-à-dire à la fois
l'intempérance et la prodigalité. Et
bien qu'on les appelle parfois prodigues,
cependant le nom de prodigalité ne leur convient pas proprement: la raison en
est que le terme prodigue a été
imposé pour signifier un seul vice qui consiste à dilapider ou à détruire son
patrimoine, c'est-à-dire les richesses qui nous sont propres. Et Aristote
prouve cela en partant du nom même de prodigalité.
Car le terme prodigue signifie
détruit ou ruiné, en tant que l'homme, en détruisant les richesses qui lui sont
propres et par lesquelles il doit vivre, détruit manifestement son existence
qui est conservée par ses richesses.
657. Mais il faut que cela lui soit attribué par
soi: en effet, toute chose tire son espèce et son nom de ce qui lui convient
par soi. Donc, de la même manière, on appelle proprement prodigue celui à qui
il convient par soi de détruire ses richesses comme s'il ne s'en souciait pas
comme il le devrait. Mais celui qui détruit son patrimoine pour une autre
raison, par exemple à cause de son intempérance, n'est pas par soi un
destructeur de richesses, mais plutôt quelqu'un qui est par soi un intempérant.
Il arrive en effet parfois aussi que les hommes cupides et obstinés détruisent
leurs biens à cause de la force de leur cupidité. Nous parlons donc maintenant
de la prodigalité en tant que certains détruisent d'eux-mêmes les richesses qui
leur sont propres et non pas à cause de quelque chose d'autre.
658. Ensuite (1120a5), lorsqu'il dit: ¨ Nous pouvons faire un bon ou un mauvais
usage des choses etc. ¨, il montre de quelle manière la libéralité et les
vices qui lui sont opposés se comportent à l'égard de la matière dont nous
venons de parler.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il traite de la libéralité. En
deuxième lieu, il traite du prodigue, là (1120b25) où il dit: ¨ Mais le prodigue est celui qui dépasse la
mesure etc. ¨. En troisième lieu, il traite de l'avare, là (1121b14) où il
dit: ¨ Mais l'avarice est incurable etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il traite de
l'acte de libéralité. En deuxième lieu il présente certaines propriétés de cet
acte, là (1120b5) où il dit: ¨ Il
appartient à celui qui est libéral etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre quel est
l'acte principal de la libéralité. En deuxième lieu, il montre quel doit être
cet acte, là (1120a24) où il dit: ¨ Les
opérations conformes à la vertu etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre, par le
raisonnement qui suit, que l'acte de libéralité consiste dans le bon usage des
richesses. Il nous est possible de faire un bon ou un mauvais usage de toutes
les choses qui sont utiles à la réalisation d'une fin. Or, les richesses sont
recherchées en tant qu'elles sont utiles à la réalisation d'une fin. Il est
donc possible d'en faire un bon ou un mauvais usage. Mais s'il nous est
possible d'user de certaines choses, le bon usage de ces choses relève de la
vertu qui se rapporte à ces choses. Donc, le bon usage des richesses relève de
la libéralité qui se rapporte aux richesses, comme nous l'avons montré plus
haut (n. 651-653).
659. En deuxième lieu, là (1120a10) où il dit: ¨ Or, l'usage des richesse semble être etc.
¨, il montre quel est l'usage des richesses: et il dit que cet usage consiste
en son relâchement, lequel a lieu par les
dépenses des déboursés et par les
dons. Par ailleurs, recevoir et conserver l'argent ne constitue pas l'usage même
de l'argent mais sa possession. Car c'est par la réception de l'argent qu'on en
acquiert la possession et c'est par sa conservation qu'il est conservé: sa
réception est en effet comme la génération de l'argent alors que sa
conservation est comme une retenue habituelle de l'argent. Or, le terme usage
ne signifie pas la génération ou la possession, mais l'acte.
660. En troisième lieu, là (1120a11) où il dit: ¨
C'est pour cette raison que la libéralité
consiste davantage à donner etc. ¨, il tire une conclusion de ce qu'il
vient de dire. Et tout d'abord, il présente cette conclusion en concluant à
partir de ce qu'il vient de dire, qu'il appartient davantage à celui qui est
libéral de donner de l'argent à ceux à qui il faut en donner, en quoi consiste
le bon usage des richesses, que d'en recevoir de qui il convient d'en recevoir,
ce qui relève d'une bonne génération de l'argent, et de ne pas en recevoir de
qui il ne convient pas d'en recevoir, ce qui relève du rejet du contraire.
661. Et deuxièmement, là (1120a13) où il dit: ¨ La vertu consiste en effet davantage à etc.
¨, il confirme par cinq raisonnements la conclusion qu'il vient de tirer, dont
voici le premier. Il appartient davantage à la vertu de bien agir que de bien subir, car il est meilleur et plus difficile
de bien agir que de bien pâtir. Par conséquent, il appartient aussi davantage à
la vertu de bien agir que de s'abstenir d'une action honteuse. Car
l'éloignement d'un terme est le début du mouvement auquel est assimilé
l'évitement d'une action honteuse. Mais l'opération du bien est assimilée à
l'atteinte du terme qui donne sa perfection au mouvement. Or il est manifeste,
du fait que quelqu'un donne, qu'il fait du bien et qu'il agit bien. Cependant,
il appartient à la prise, c'est-à-dire à la réception, de bien pâtir,
c'est-à-dire en tant qu'on reçoit d'où il faut, ou de ne pas agir de manière
honteuse, c'est-à-dire en tant qu'on ne reçoit pas d'où il ne faut pas
recevoir. Il s'ensuit donc qu'il appartient davantage à la vertu de libéralité
de bien donner que de bien recevoir ou de s'abstenir d'une mauvaise réception.
662. Il présente son deuxième raisonnement là
(1120a17) où il dit: ¨ Et la
reconnaissance est attribuée à etc. ¨. Et voici ce raisonnement.
C'est
à l'opération vertueuse qu'on doit la louange et la reconnaissance. Mais ces
deux honneurs sont davantage dûs à celui qui donne qu'à celui qui reçoit bien
ou qui ne reçoit pas mal. Donc, la vertu de libéralité consiste davantage à
donner qu'à recevoir.
663. Il voici son troisième raisonnement là
(1120a18) où il dit: ¨ Et recevoir est
plus facile etc. ¨.
La
vertu se rapporte à ce qu'il est difficile de faire. Mais il est plus facile à
quelqu'un de ne pas recevoir ce qui vient d'autrui que de donner ce qui lui
appartient en propre. La raison en est que lorsque nous donnons ce qui nous est
propre, c'est comme si nous nous arrachions à ce qui fait corps avec nous.
Donc, la vertu de libéralité consiste davantage à donner qu'à recevoir.
664. Voici son quatrième raisonnement qu'il
présente là (1120a20) où il dit: ¨ Mais
ceux qui donnent, on les appelle libéraux etc. ¨.
Ce
raisonnement se tire de l'usage commun du langage. En effet, ce sont surtout
ceux qui donnent qu'on appelle libéraux. Mais ceux qui ne reçoivent pas d'une
manière qui ne convient pas, on ne les loue pas tant pour leur libéralité, mais
plutôt pour leur justice. Quant à ceux qui reçoivent de la manière qui
convient, on ne leur décerne pas beaucoup d'éloges. La libéralité semble donc
surtout se rapporter aux dons.
665. Voici son cinquième raisonnement qu'il
présente là (1120a23) où il dit: ¨ Or,
les libéraux sont aimés au plus haut point etc. ¨.
Parmi
tous ceux qui sont vertueux, les libéraux sont ceux qui sont les plus aimés:
non pas d'une amitié de l'honnête, comme si la libéralité était la plus grande
vertu, mais d'une amitié de l'utile, c'est-à-dire en tant qu'ils sont utiles
aux autres. Or, c'est par le fait qu'ils donnent qu'ils sont utiles. La
libéralité consiste donc surtout dans le don.
Aristote
affirme ici quel est l'acte principal de la libéralité et quelles doivent être
les circonstances et les propriétés de cet acte.
666. Après avoir montré en quoi consiste l'acte
principal de la libéralité, Aristote montre ici quel doit être cet acte.
Et
en premier lieu il montre quel est son acte principal (1120a24). En deuxième
lieu, il montre quels sont ses actes secondaires, là (1120a32) où il dit: ¨ Et il ne recevra pas d'argent d'où il ne le
faut pas etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre quel
doit être le don de la libéralité, lequel est son acte principal. En deuxième
lieu, il montre que les autres dons ne relèvent pas de la libéralité, là
(1120a28) où il dit: ¨ Celui qui donne à
qui il ne faut pas donner etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu (1120a23) il
montre que le don de la libéralité doit être revêtu de certaines circonstances,
c'est-à-dire que toutes les opérations qui sont conformes à la vertu doivent
être bonnes, rectifiées par la raison selon les circonstances attendues et par
la suite ordonnées à une bonne fin par l'intention. Donc, puisque le don est
l'acte principal de la libéralité, il s'ensuit que celui qui est libéral
donnera en vue d'une fin qui est bonne, et qu'il le fera correctement,
c'est-à-dire selon la règle de la raison, c'est-à-dire en tant qu'il donnera à
ceux à qui il convient de donner, de la manière qu'il faut donner, et
conformément à toutes les autres circonstances attendues qui relèvent de la
raison droite.
667. En deuxième lieu, là (1120a26) où il dit: ¨ Et il le fera en éprouvant du plaisir etc.
¨, il montre que le don fait par celui qui est libéral doit s'accompagner de
plaisir.
Et
c'est justement ce qu'il dit, à savoir que celui qui est libéral donne avec
plaisir, ou du moins sans tristesse. C'est ainsi qu'il en va en effet pour
toutes les vertus, comme nous l'avons vu précédemment (nn. 265-279, 371-378), à savoir que l'acte vertueux est accompli avec
plaisir ou du moins sans tristesse; ou bien, s'il doit s'y mêler quelque
tristesse, l'homme vertueux en éprouvera très peu comparativement aux autres
hommes, comme nous l'avons dit plus haut (n. 586-587) au sujet de celui qui est courageux. Ce dernier en effet,
s'il n'éprouve pas beaucoup de plaisir dans son action, n'éprouve pas de
tristesse cependant, ou du moins, parmi tous ceux qui s'exposent à de tels
périls, il est celui qui en éprouve le moins dans son action.
668. Ensuite (1120a28), lorsqu'il dit: ¨ Mais celui qui donne à ceux à qui etc.
¨, il montre que d'autres dons ne conviennent pas à celui qui est libéral.
Et
il le montre en premier lieu pour les dons auxquels manquent les circonstances
obligées. Et il dit que celui qui donne à ceux à qui il ne convient pas de
donner, sans se proposer une fin honnête, mais pour tout autre motif licite ou
illicite, il ne faut pas l'appeler libéral mais il faut plutôt lui donner un
autre nom, conformément à la fin différente pour laquelle il donne, laquelle
détermine l'espèce et le nom des actions morales.
669. En deuxième lieu, là (1120a30) où il dit: ¨ Il en va de même de celui qui donne avec
tristesse etc. ¨, il montre que celui dont le don s'accompagne de tristesse
ne mérite pas d'être appelé libéral. Car du fait même qu'il s'attriste en
donnant, cela manifeste assez qu'il préférerait l'argent à l'opération
vertueuse par laquelle on fait un don honnête: ce qui ne convient pas à celui
qui est libéral.
670. Ensuite (1120a32), lorsqu'il dit: ¨ Ni celui qui reçoit de l'argent dont
l'origine est blâmable etc. ¨, il montre quelles sont les opérations
secondaires de la libéralité, comme la réception de l'argent et les autres
opérations de la sorte.
Et
à ce sujet il fait deux choses. Il montre en premier lieu ce que doit éviter
celui qui est libéral lorsqu'il reçoit de l'argent. En deuxième lieu, il montre
ce qu'il doit observer dans cette opération, là (1120b1) où il dit: ¨ Mais il recevra de l'argent qui a une
origine convenable etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il présente deux distinctions, dont la première est que
celui qui est libéral ne reçoit pas de l'argent qui a une origine blâmable, car
agir de la sorte ne semble pas convenir à un homme qui ne prise pas l'argent.
La deuxième est qu'il n'est pas prompt à demander de l'argent. En effet, tout
comme dans les choses naturelles, ce qui est très actif, comme le feu, est peu
passif, de même aussi dans les actions morales celui qui est libéral, lequel
est prompt à faire le bien par ses dons, ne veut pas facilement recevoir des
bienfaits d'un autre, ce qui revient à bien pâtir.
671. Ensuite (1120b1), lorsqu'il dit: ¨ Il recevra de l'argent qui a une origine
convenable etc. ¨, Aristote présente les conditions que doit respecter
celui qui est libéral lorsqu'il reçoit ou retient de l'argent: et il présente
trois conditions dont la première est qu'il reçoit de l'argent qui a une
origine convenable, c'est-à-dire qui provient de ses propriétés et non de
celles des autres, parce qu'il ne recherche pas l'argent comme étant un bien
par soi mais comme étant nécessaire pour avoir de quoi donner. La deuxième est
qu'il ne néglige pas de prendre soin de ses biens propres car il veut avoir à
partir de là de quoi donner suffisamment aux autres. La troisième est que le libéral
ne donne pas à n'importe qui, mais il retient de l'argent pour pouvoir donner à
ceux qui le méritent, et dans les lieux et les temps qui conviennent.
672. Ensuite (1120b5), lorsqu'il dit: ¨ Or, il est dans la nature de celui qui est
libéral etc. ¨, il présente quatre propriétés appartenant à celui qui est
libéral.
Et
la première de ces propriétés est qu'il appartient à celui qui est libéral de
donner passionnément en abondance, non pas certes en ne tenant pas compte de la
raison droite, mais de telle manière qu'en lui le don surpasse ce qu'il
retient. Car il retient moins pour lui-même que ce qu'il donne aux autres. En
effet, il se contente de peu pour lui-même; mais alors qu'il veut répondre à de
nombreux besoins, il faut qu'il distribue son argent à un grand nombre de
personnes. En effet, il n'appartient pas à celui qui est libéral de ne songer
qu'à lui-même.
673. Il présente la deuxième propriété là
(1120b7) où il dit: ¨ C'est selon les
capacités de chacun etc. ¨.
Et
il dit que c'est en proportion des capacités, c'est-à-dire des richesses de
chacun, que la libéralité donne. Le don qui est véritablement libéral ne se
juge pas à partir de la multitude des dons, mais plutôt à partir de l'habitus,
c'est-à-dire à partir de la disposition d'esprit et de la volonté de celui qui
donne, c'est-à-dire de celui qui donne selon les moyens de ses richesses. C'est
pourquoi rien n'empêche que celui qui donne moins soit jugé comme étant plus
libéral s'il donne à partir de richesses qui sont moindres.
674. Il présente la troisième propriété là
(1120b12) où il dit: ¨ Mais semblent plus libéraux ceux qui etc.
¨.
Et
il dit que ceux qui ont reçu leurs richesses de leur famille sont plus libéraux
que ceux qui les ont acquises par leur propre travail. Et il donne deux raisons
pour expliquer cela, dont la première est que ceux qui reçoivent leur fortune
de leurs parents n'ont jamais fait l'expérience du dénuement. C'est pourquoi
ils ne craignent pas de dépenser, contrairement à ceux qui ont fait
l'expérience de la pauvreté. La deuxième raison est qu'il est naturel à chacun
d'aimer ses propres oeuvres, comme les parents qui aiment leurs enfants et les
poètes qui aiment leurs poèmes. Or, ceux qui acquièrent leurs richesses par
leur propre travail estiment qu'elles sont en quelque sorte leurs propres
oeuvres, et c'est pourquoi ils veulent davantage les conserver.
675. Il présente la quatrième propriété là
(1120b15) où il dit: ¨ Il n'est pas
facile à l'homme libéral de s'enrichir etc. ¨.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente la propriété. Et
il dit qu'il n'est pas facile à l'homme libéral de s'enrichir étant donné qu'il
n'est pas facilement porté à accepter de l'argent ni beaucoup enclin à
conserver ses richesses, qu'il est plutôt poussé à les donner et à les
dépenser, et qu'il n'apprécie pas l'argent pour lui-même mais seulement pour le
don qu'il peut en faire.
676. En deuxième lieu, là 1120b17) où il dit: ¨ C'est pour cette raison etc. ¨, il
manifeste ce qu'il vient de dire par un signe.
En
effet, parce que ceux qui sont libéraux ne deviennent pas facilement riches,
les hommes du peuple accusent la fortune, à laquelle ils attribuent les
richesses, de ne pas enrichir ceux qui le méritent le plus, à savoir ceux qui
sont libéraux et qui distribuent aux autres leurs richesses. Mais Aristote
répond à cela qu'il n'en est pas ainsi sans raison: en effet, il n'est pas
possible à un homme de posséder des richesses s'il ne se préoccupe pas d'en
posséder, tout comme il ne lui est pas possible de posséder autre chose s'il ne
se préoccupe pas de l'acquérir.
677. Et en troisième lieu, là (1120b20) où il
dit: ¨ Et celui qui est libéral ne
donnera pas à qui ne le mérite pas etc. ¨, il écarte une opinion fausse.
En
effet, si on dit que celui qui est libéral ne se préoccupe pas de posséder des
richesses, ce n'est pas parce qu'il donne à qui ne le mérite pas ou quand il ne
le faut pas, ou d'une manière indue selon toute autre circonstance: aussi bien
parce qu'en agissant ainsi, son opération ne serait plus libérale que parce que
des dépenses inutiles de la sorte empêcheraient d'accomplir une action
véritablement libérale puisqu'il n'aurait plus l'argent nécessaire pour faire
les dépenses judicieuses. En effet, comme nous l'avons dit (n. 658-659), on appelle libéral celui qui
dépense proportionnellement aux richesses qui lui sont propres et pour les
choses qui le méritent.
Aristote
traite ici de celui qui est prodigue et il détermine la nature de son acte; il
précise la différence qu'il y a entre le libéral, le prodigue, l'avare et le
magnifique, et il montre le rapprochement qu'on peut faire entre le prodigue et
l'avare.
678. Après avoir traité du libéral, Aristote
traite ici du prodigue.
Et
en premier lieu il traite de celui qui est prodigue absolument (1120b25). En
deuxième lieu, il traite de celui qui est en partie prodigue, en partie
libéral, là (1121a31) où il dit: ¨ Mais
la plupart des prodigues, comme nous l'avons dit, reçoivent etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il traite de celui
qui est prodigue absolument. En deuxième lieu, il compare le prodigue à
l'avare, là (1121a9) où il dit: ¨ Par
ailleurs, nous avons déjà dit que la prodigalité etc.¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre par
rapport à quoi le prodigue est dans l'excès. En deuxième lieu, il montre quel
est l'acte du prodigue, là (1120b27) où il dit: ¨ Ainsi donc, la libéralité étant un juste milieu etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1120b25) que puisqu'on appelle libéral celui qui
dépense proportionnellement à ses richesses, on appellera prodigue celui qui,
en dépensant et en donnant, dépasse la mesure de ses richesses. Et il conclut à
partir de là qu'on ne dit pas des tyrans, qui possèdent des richesses dont
l'abondance semble inépuisable du fait qu'ils jouissent pour eux-mêmes de tous
les biens qui sont communs, qu'ils sont prodigues. La raison en est, à cause de
la multitude des biens qu'ils possèdent, qu'il ne leur semble pas facile de
dépasser, par leurs dépenses et leurs dons, la mesure de leurs richesses.
679. Ensuite (1120b27), lorsqu'il dit: ¨ Ainsi donc, la libéralité étant un juste
milieu etc. ¨, il manifeste quel est l'acte du prodigue.
Et
parce que les opposés se manifestent mutuellement, il rappelle en premier lieu
les choses qui ont été dites au sujet de l'acte de celui qui est libéral. En
deuxième lieu, il montre quel est l'acte de celui qui est prodigue, là (1121a6)
où il dit: ¨ Mais le prodigue, là aussi,
commet des fautes etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il rappelle de
quelle manière le libéral se comporte à l'égard de ce qui lui appartient
principalement, à savoir le don et le plaisir qu'il trouve à donner.
Deuxièmement, il rappelle de quelle manière il se comporte dans les choses à
l'égard desquelles il est appelé libéral comme secondairement, là (1120b31) où
il dit: ¨ En outre, il recevra d'où il
convient et etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1120b27) que puisque la libéralité est une certaine
juste mesure par rapport au don et à la réception de l'argent, celui qui est
libéral relâche de l'argent en donnant et en dépensant, et il le fait
conformément à la raison droite, c'est-à-dire pour les choses qui conviennent
et autant qu'il convient et pour toutes les autres circonstances de la sorte
qu'il faut observer. Et c'est en cela que le libéral diffère du prodigue. Et il
agit ainsi aussi bien pour les petites que pour les grandes occasions, ce qui
le distingue du magnifique qui ne considère que les grandes occasions, comme
nous le dirons plus loin (nn. 708, 717). Et en outre, il le fait avec plaisir,
ce qui le distingue de l'avare qui est attristé par le fait de devoir relâcher
de l'argent.
680. Ensuite (1120b31), lorsqu'il dit: ¨ Et il recevra également, dans les petites
comme dans les grandes occasions, d'où il convient etc. ¨, il rappelle de
quelle manière le libéral se comporte à l'égard de ce qui relève secondairement
de la libéralité.
Et
premièrement, il montre comment le libéral se comporte à l'égard de la
réception d'argent. Deuxièmement, il montre comment il se comporte à l'égard de
la tristesse, là (1121a1) où il dit: ¨ Mais
s'il arrive au libéral de dépenser son argent d'une manière qui n'est pas à
propos et contrairement au bien etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que celui qui est libéral reçoit son argent d'où il
convient et qu'il observe tout ce qu'il faut observer en ce domaine. En effet,
puisque la vertu de libéralité tient un juste milieu à l'égard de ces deux deux
opérations, c'est-à-dire à l'égard de la réception et du don de l'argent, celui
qui est libéral les pose comme il convient: car une juste réception suit un
juste don. Mais si une réception n'est pas juste, elle est contraire à un don
qui est juste, car les deux procèdent de causes contraires. En effet, un don
qui est juste procède de ceci, à savoir que l'homme préfère le bien de la
raison à la cupidité de l'argent. Mais une réception injuste procède de ce que
l'homme préfère la cupidité de l'argent au bien de la raison. Or, les
comportements qui se suivent peuvent exister dans un même sujet, alors qu'il
n'en va pas de même pour ceux qui sont contraires: de là vient qu'un don juste
et une réception juste, lesquels se suivent, sont unis simultanément chez celui
qui est libéral. Mais une réception injuste ne se retrouve pas simultanément en
lui en présence d'une réception juste, parce qu'elle lui est contraire.
681. Ensuite (1121a1), lorsqu'il dit: ¨ Mais s'il arrive à celui qui est libéral de
dépenser d'une manière qui n'est pas à propos etc. ¨, il montre comment se
comporte celui qui est libéral à l'égard de la tristesse qui se rapporte à une
perte d'argent.
Et
à ce sujet il fait trois choses. Et en premier lieu Aristote montre comment il
s'attriste d'un don qui n'est pas à propos. Et il dit que s'il arrive à celui
qui est libéral de dépenser une partie de ses richesses d'une manière qui n'est
pas ordonnée à la fin la meilleure et de manière à ne pas bien réagir à l'égard
de cette perte selon les circonstances attendues, il s'en attriste, comme tout
homme vertueux devient triste lorsqu'il fait quelque chose qui est contraire à
la vertu. Et cependant, à l'égard de cette tristesse, il observe le mode de la
raison, c'est-à-dire qu'il s'attriste modérément et comme il convient. En
effet, il relève de la vertu que l'homme se réjouisse et s'attriste pour les
choses qui le méritent et dans la mesure qui convient.
682. En deuxième lieu, là (1121a3) où il dit: ¨ Mais celui qui est libéral est accomodant
dans etc. ¨, Aristote montre comment celui qui est libéral s'attriste à
l'égard d'une perte d'argent. Et il dit que celui qui est libéral est
accomodant dans les questions d'argent, c'est-à-dire qu'il est prompt à
partager son argent avec les autres. En effet, il peut supporter sans tristesse
que quelqu'un lui fasse du tort financièrement du fait qu'il ne se soucie pas
beaucoup de l'argent.
683. En troisième lieu, là (1121a4) où il dit: ¨ Et il souffre davantage de ne pas etc.
¨, il montre de quelle manière il souffre d'une rétention d'argent indue. Et il
dit que celui qui est libéral souffre, c'est-à-dire s'attriste davantage s'il
ne consume pas en donnant ou en dépensant à propos qu'il ne s'attriste s'il
consume quelque chose qu'il ne devait pas consumer; et il en est ainsi parce
qu'il lui convient davantage de donner que de recevoir et de conserver, bien
que cette attitude ne plairait pas à Simonide, c'est-à-dire à ce poète qui
affirmait que c'est le contraire qui devrait se produire.
684. Ensuite (1121a6), lorsqu'il dit: ¨ Le prodigue, lui aussi, commet des fautes
etc. ¨, il montre, à partir de ce qui précède, quel est l'acte de celui qui
est prodigue. Et il dit que le prodigue commet des fautes dans toutes les
situations dont nous venons de parler, c'est-à-dire non seulement en donnant et
en recevant, mais aussi en éprouvant du plaisir et de la tristesse: en effet,
il n'éprouve pas du plaisir et de la tristesse dans les choses qui conviennent
et de la manière qu'il faut. Et cela sera plus évident dans ce qui suivra.
685. Ensuite (1121a9), lorsqu'il dit: ¨ Or, comme nous l'avons dit, la prodigalité
et l'avarice etc. ¨, il compare la prodigalité à l'avarice.
Et
il le fait premièrement sous le rapport de leur opposition mutuelle.
Deuxièmement, il le fait sous le rapport de la quantité ou de l'importance de
la faute, là (1121a15) où il dit: ¨ Donc,
ces deux états ne peuvent certes pas rester etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que, comme il a été dit plus haut (n. 654), la prodigalité et l'avarice se
présentent respectivement comme l'excès et le défaut relativement à ces deux
opérations, à savoir le don et la réception de l'argent. Et il en est ainsi
parce que les dépenses qui se rapportent à la libéralité sont comprises sous la
notion de don. Au contraire, dans ces opérations, le prodigue et l'avare sont
respectivement dans l'excès et le défaut. En effet, le prodigue est excessif à
la fois lorsqu'il donne, mais aussi en ceci qu'il ne reçoit pas. Mais l'avare,
au contraire, est en défaut lorsqu'il donne et dans l'excès lorsqu'il reçoit;
sauf peut-être dans les cas sans importance où l'avare donne sans se soucier de
recevoir.
L'avarice
dépasse la prodigalité quant à la gravité de la faute, aussi bien parce que le
prodigue peut être guéri de l'indigence et de la pauvreté que parce qu'il peut
être ramené à un juste milieu, et aussi parce qu'il est utile à plusieurs.
686. Après avoir montré l'opposition qui existe
entre la prodigalité et l'avarice, le Philosophe montre ici que l'avarice est une
faute plus grave que la prodigalité, ce qu'il fait au moyen de trois
raisonnements dont le premier se tire de la capacité de changement qu'on
observe du côté de la prodigalité (1121a15), car elle n'augmente pas facilement
mais elle change facilement. C'est pourquoi Aristote dit que les deux états de
la prodigalité ne peuvent pas du tout croître simultanément, c'est-à-dire de
telle manière que quelqu'un ne recevrait rien et donnerait à tous
surabondamment, du fait que le patrimoine, c'est-à-dire l'ensemble des
richesses d'une personne, abandonne rapidement ceux qui donnent sans
discernement comme le font certaines personnes insensées et déraisonnables.
Tels sont ceux qui sont manifestement des prodigues. Et parce qu'un vice qui ne
peut guère augmenter mais qui peut être guéri facilement est moins grave, il en
résulte que le prodigue n'est pas peu meilleur, c'est-à-dire qu'il est moins
mauvais que l'avare.
687. En effet, le prodigue peut facilement être
guéri de son vice pour deux raisons. Premièrement à cause de l'âge parce que
plus une personne approche de la vieillesse, plus elle est inclinée à retenir
et à ne pas donner. En effet, parce que les richesses sont désirées pour que
par elles l'homme puisse subvenir à ses besoins, il s'ensuit que plus les besoins
d'un homme sont grands, plus il est incliné à retenir et à ne pas donner son
argent. Deuxièmement à cause de la pauvreté qui découle des dons excessifs du
prodigue. Or, la pauvreté est un obstacle aux dons de la prodigalité, aussi
bien à cause de l'impossibilité de donner qu'à cause de l'expérience du manque.
688. Il présente son deuxième raisonnement là
(1121a21) où il dit: ¨ Ces deux raisons
arrivent à le placer dans un juste milieu etc. ¨, lequel se tire d'une
ressemblance entre la prodigalité et la libéralité.
C'est
pourquoi il dit que le prodigue peut facilement être ramené au juste milieu de
la vertu à cause de sa ressemblance avec la libéralité. En effet, le prodigue
possède certaines caractéristiques que possède le libéral, à savoir qu'il donne
de bon gré et ne reçoit pas facilement. Il en diffère cependant, car il ne pose
aucune de ces opérations de la manière qu'Il faut ou correctement, c'est-à-dire
conformément à la raison droite. C'est pourquoi, s'il est conduit à donner et à
recevoir comme il faut, soit par l'habitude, soit par tout autre changement
d'âge ou de fortune, alors il deviendra libéral, c'est-à-dire de telle sorte
qu'il donnera à ceux qui le méritent et ne recevra pas de l'argent de qui il ne
convient pas d'en accepter.
689. Et il conclut à partir de là que le prodigue
ne semble pas être pervers d'après ce qui relève proprement de la vertu morale,
laquelle se rapporte directement à la puissance appétitive. En effet, le fait
de donner excessivement et de ne pas recevoir ne procède pas d'un appétit
mauvais ou corrompu ni d'un défaut de l'âme virile, mais semble plutôt procéder
d'une certaine sottise. Il semble par conséquent que la prodigalité ne relève
pas tant d'une malice morale, laquelle se rapporte à une inclination de
l'appétit au mal, que d'un défaut de raison.
690. En troisième lieu, là (1121a28) où il dit: ¨
Et celui qui est prodigue de cette
manière semble être bien meilleur que etc. ¨, il présente son troisième
raisonnement qui se tire du défaut de la prodigalité. Et c'est de là qu'il dit
qu'il est clair que celui qui est prodigue se montre bien meilleur que l'avare,
non seulement pour les deux raisons que nous avons dites, mais aussi pour cette
troisième puisque le prodigue, par ses dons, est utile à plusieurs, bien qu'il
se nuise à lui-même en donnant inconsidéréement. Mais l'avare n'est utile à
personne dans la mesure où il est loin de donner et il n'est pas même utile à
lui-même dans la mesure où il ne dépense pas.
691. Ensuite (1121a31), lorsqu'il dit: ¨ Mais de nombreux prodigues, comme nous
l'avons dit, etc. ¨, il traite de celui qui est comme un mélange du
prodigue et de l'avare.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre comment certains
prodigues ont quelque chose de l'avare. En deuxième lieu, il tire certaines
conclusions de ce qu'il vient de dire, là (1121b9) où il dit: ¨ C'est pour cette raison que plusieurs
d'entre eux sont aussi des intempérants etc. ¨.
Et
au sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre
comment certains prodigues se comportent mal dans la réception d'argents. En
deuxième lieu, il montre comment certains d'entre eux se comportent par rapport
au don d'argents, là (1121b4) où il dit: ¨ C'est
pour cette raison que leurs dons ne sont pas libéraux etc. ¨.
Et
au sujet du premier point il fait deux choses. En premier lieu il présente ce
qu'il se propose de montrer (1121a31): et il dit que nombreux sont ceux qui,
tout en étant prodigues quant à leurs dons excessifs, sont aussi d'une certaine
manière avares en tant qu'ils reçoivent de l'argent d'où il ne convient pas
d'en recevoir.
692. En deuxième lieu, là (1121a34) où il dit: ¨ Leur désir de recevoir de l'argent provient
de leur volonté de dépenser etc. ¨, il donne deux raisons pour manifester
son propos, dont voici la première.
Parce
que ceux-là sont portés à recevoir de l'argent pour cette raison qu'ils veulent
employer leurs biens à donner et à dépenser avec excès et qu'ils les épuisent
facilement, et parce qu'ils abandonnent facilement les choses qu'ils possèdent,
c'est pourquoi, afin de satisfaire leur volonté à l'égard de leurs dons et de
leurs dépenses excessives, ils sont forcés d'acquérir d'ailleurs et dans le
désordre les choses qu'ils ne possèdent pas.
693. La deuxième raison est que parce qu'ils
donnent en s'appuyant davantage sur une certaine envie de dépenser que sur la
raison droite, comme s'ils recherchaient un certain bien, c'est pourquoi sans
doute ils veulent donner; mais de quelle manière donner et quelle est l'origine
de l'argent qu'ils reçoivent, cela leur importe peu. Et c'est pourquoi, n'ayant
aucun souci du bien, ils reçoivent indifféremment leur argent de tous côtés.
694. Ensuite (1121b3), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison que leurs dons ne
peuvent être qualifiés de etc. ¨, Aristote montre comment ils sont fautifs
dans leurs dons.
Et
il dit que parce qu'ils n'ont aucun souci du bien, c'est pourquoi leurs dons ne
pas véritablement libéraux, ne sont pas bons en eux-mêmes ni accomplis en vue
du bien, ni réalisés de la manière qui convient. Mais il arrive parfois à ces
prodigues de rendre riches de mauvais hommes qui devraient demeurer pauvres
parce qu'ils font un mauvais usage des richesses et qu'ils sont nuisibles à la
fois à eux-mêmes et aux autres. Et cependant ils ne donnent rien à des hommes
qui ont un esprit modéré conformément à la vertu. Et c'est en cela qu'ils sont
fautifs dans leurs dons. Mais ils donnent beaucoup aux flatteurs ou à d'autres
hommes qui leur plaisent d'une manière ou d'une autre, par exemple aux
flatteurs et aux débauchés auxquels ils donnent avec excès.
695. Ensuite (1121b9), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison que plusieurs
d'entre eux sont aussi des etc. ¨, il tire deux conclusions de ce qu'il
vient de dire.
Et
la première de ces conclusions est que de nombreux prodigues sont aussi des
intempérants. Et cela devient évident en considérant deux choses. Premièrement
que puisqu'ils épuisent facilement leurs biens, ils les consument facilement
dans leurs intempérances, à savoir dans les aliments et dans les plaisirs de
l'amour dont plusieurs se tiennent loin par crainte des dépenses que ces
plaisirs impliquent. Deuxièmement parce que puisque leur vie n'est pas ordonnée
au bien honnête, il s'ensuit qu'ils se laissent aller à leurs plaisirs. En
effet, ces deux sortes de biens sont désirables en eux-mêmes: l'honnête est
certes désirable selon l'appétit rationnel alors que le délectable est
désirable selon l'appétit sensible. L'utile, quant à lui, se rapporte à chacun
des deux.
696. Il présente sa deuxième conclusion là (1121b12)
où il dit: ¨ Voilà donc jusqu'où en vient
le prodigue etc. ¨.
Et
il dit qu'il est clair, en s'appuyant sur ce qui précède, que le prodigue, s'il
ne peut être guidé vers la vertu, en viendra aux vices dont on vient de parler.
Mais s'il a le bonheur d'être formé par l'étude de la vertu, il parviendra
facilement au juste milieu, c'est-à-dire à donner et à s'abstenir de recevoir
de la manière qui convient comme nous l'avons dit plus haut (n. 688).
Aristote
enseigne que l'avarice ne peut être guérie, aussi bien par une imperfection de
la nature humaine que par la faute de l'appétit de l'homme.
697. Après avoir traité de la prodigalité,
Aristote traite ici de l'avarice. Et à ce sujet il fait trois choses.
En
premier lieu il présente une certaine condition de l'avarice (1121b14). En
deuxième lieu il distingue les sortes ou les espèces d'avarice, là (1121b16) où
il dit: ¨ Ce vice s'étend fort loin et
prend plusieurs formes etc. ¨. En troisième lieu, il compare l'avarice à
son opposé, là (1122a15) où il dit: ¨ Et
c'est avec raison qu'on dit de l'avarice qu'elle s'oppose à la libéralité etc.
¨.
Il
dit donc en premier lieu (1121b14) que l'avarice est un vice qui ne peut être
guéri, et il en donne deux raisons dont la première est que la vie humaine et
même les choses du monde tendent le plus souvent vers le défaut. Or, il est
manifeste par l'expérience que la vieillesse et toute autre incapacité ou
défaut rendent l'homme avare car il semble alors à l'homme qu'il a besoin de
nombreuses choses. Et c'est pourquoi il désire davantage les choses extérieures
par lesquelles il vient au secours de l'indigence humaine.
698. La deuxième raison est qu'on ne retire pas
facilement de l'homme ce à quoi il est naturellement incliné. Or, l'homme est
plus naturellement incliné à l'avarice qu'à la prodigalité. Un signe en est
qu'on rencontre davantage d'amateurs et de conservateurs d'argent que de
donateurs. Or, ce qui est naturel se rencontre le plus souvent. Et la nature
incline d'autant plus à l'amour des richesses que c'est par elles que la vie de
l'homme est conservée.
699. Ensuite (1121b16), lorsqu'il dit: ¨ Ce vice s'étend fort loin et prend plusieurs
formes etc. ¨, il distingue les sortes ou les espèces d'avarice.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il montre que l'avarice se
vérifie d'après deux critères, à savoir d'après l'excès dans la réception
d'argent et d'après le défaut dans le don. En deuxième lieu il présente les
espèces qui se prennent d'après le défaut dans le don, là (1121b21) où il dit:
¨ Donc, ceux qui sont désignés par de
telles appellations etc. ¨. En troisième lieu, il présentent les espèces
qui se prennent d'après l'excès dans la réception d'argent, là (1121b33) où il
dit: ¨ Ceux, au contraire, qui sont
excessifs dans la réception etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que l'avarice est capable d'une grande croissance,
qu'elle s'applique à une multitude de choses et qu'elle revêt de nombreuses
formes, c'est-à-dire dans la mesure où il existe plusieurs formes d'avarice. En
effet, puisque l'avarice existe sous deux rapports, à savoir sous le défaut du
don et sous l'excès de la réception d'argent, ce ne sont pas tous les avares
qui sont fautifs sous ces deux rapports et qui correspondent à la définition
complète de l'avarice. Mais cette dernière peut avoir des applications très
diverses, de telle manière que certains avares sont excessifs dans la réception
d'argent sans cependant pécher par défaut quand il s'agit de donner, comme
c'est le cas du prodigue dont nous avons parlé plus haut (n. 678). D'autres au contraire pèhent par
défaut quand il s'agit de donner sans pour autant être excessifs quand il
s'agit de recevoir de l'argent.
700. Ensuite (1121b21), lorsqu'il dit: ¨ Donc, ceux qui sont désignés par de telles
appellations etc. ¨, il détermine les sortes d'avares qui pèchent par
défaut quand il s'agit de donner.
Et
il dit que ceux-là sont appelés parcimonieux
du fait qu'ils dépensent peu, tenaces
du fait que, donnant peu, il retiennent beaucoup pour eux-mêmes; on les appelle
aussi chiches, à la manière des
vendeurs de cumin par un excès d'entêtement, car ils ne donneraient pas la
moindre chose sans en attendre une compensation. Néanmoins, ces derniers ne
sont pas excessifs dans la réception de l'argent car ils ne désirent pas les
biens des autres et ils ne se soucient pas non plus d'accepter ce qu'on leur
offre. Et il en est ainsi pour deux raisons.
701. Et la première de ces raisons est qu'ils
renoncent à cela à cause d'une certaine honnêteté de leurs moeurs et à cause de
la crainte de tout acte honteux. Ils semblent en effet conserver leurs biens,
et c'est du moins ce qu'ils disent, afin de ne pas être forcés de commettre un
jour, s'ils les donnent, quelque action honteuse par manque d'argent. Et de là
vient encore qu'ils refusent de recevoir ce qui appartient à autrui, estimant
que cela est honteux: ou bien encore ils se demandent s'ils ne seront pas
conduits, par ceux qui leur donnent, à faire quelque chose qui ne convient pas.
Et celui qu'on appelle chiche, à savoir le vendeur de cumin, semble faire
partie de ceux-là, lequel est appelé ainsi parce qu'il pousse à l'extrême la
volonté de ne rien donner. Et il en va de même pour tous ceux qui lui
ressemblent.
702. La deuxième raison est que certains
s'abstiennent de recevoir ce qui appartient aux autres pour cette raison qu'ils
craignent qu'ils ne doivent à leur tour donner aux autres: car il n'est pas
facile, si nous acceptons quelque chose qui vient des autres, que les autres
n'acceptent pas ensuite ce qui nous appartient. Et c'est pourquoi ceux-là se
plaisent à ne rien donner et à ne rien recevoir.
703. Ensuite (1121b34), lorsqu'il dit: ¨ Mais ceux, au contraire, qui sont excessifs
quand il s'agit de recevoir etc. ¨, il présente les différentes formes
d'avarice.
Et
il le fait premièrement quant à ceux qui reçoivent de l'argent de manière
honteuse. Deuxièmement, il le fait quant à ceux qui le font injustement, là
(1122a8) où il dit: ¨ Quant au joueur, au
spoliateur des morts et au voleur etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que certains avares dépassent la mesure quand il
s'agit de recevoir, ne se souciant pas de savoir ce qu'ils prennent et d'où ils
tirent leurs bénéfices. Et parmi ceux-là certains s'enrichissent par des
actions viles et indignes d'un homme libre; mais d'autres tirent profit
d'actions honteuses et illicites, comme les courtisans, et d'autres gens de cet
acabit, comme les prostitués. Mais d'autres encore s'enrichissent par des
réclamations malhonnêtes, comme ceux qui prêtent à intérêts usuraires ou qui
pour le moins veulent tirer le moindre profit en toute affaire où ils donnent
ou échangent. En effet, tous ceux dont on vient de parler reçoivent de l'argent
d'où il ne convient pas de le recevoir, c'est-à-dire d'activités serviles ou
honteuses, ou bien ils le reçoivent en quantité indue, comme ceux qui exigent
des intérêts usuraires, qui reçoivent au-delà de leur lot. Ils ont tous en
commun l'amour du gain, même médiocre! Car ceux qui s'enrichissent
considérablement et par des moyens blâmables (c'est-à-dire dans la mesure où ils
supportent d'obtenir quelque chose par déshonneur), comme ceux qui reçoivent de
l'argent dont l'origine est mauvaise, ou simplement des richesses qu'il ne faut
pas recevoir, comme les tyrans qui dépouillent les cités et pillent les
temples, on ne les appelle pas avares, mais plutôt dangereux et injustes, et
même impies à l'égard de Dieu, en tant qu'ils transgressent les lois.
704. Ensuite (1122a8), lorsqu'il dit: ¨ Quant au joueur, au spoliateur des morts et
au voleur etc. ¨, il présente les avares qui acquièrent injustement, comme
le joueur qui s'enrichit par le jeu des dés. Et comme celui qui spolie les
morts qui anciennement étaient inhumés en grandes pompes. Et comme le brigand
qui vole les vivants. En effet, tous ceux-là s'enrichissent honteusement en
tant qu'ils ne mènent certaines de leurs affaires qu'en vue du gain, lesquelles
leur apportent du déshonneur, d'après ce que nous avons dit aussi de ceux qui
précèdent (n. 703). Mais dans ces
cas se trouve un sorte spéciale de déshonneur. En effet, certains d'entre eux,
à savoir les spoliateurs des morts et les voleurs, s'exposent à de grands
dangers à cause du gain en posant des actions qui sont punies par les lois;
mais d'autres, comme les joueurs, veulent tirer profit de leurs amis avec
lesquels ils jouent alors qu'il conviendrait davantage de donner à ses amis par
libéralité. Il est clair par conséquent que les uns et les autres, alors qu'ils
veulent s'enrichir là où il ne le faut pas, s'enrichissent malhonnêtement. Et
il faut par conséquent que toutes ces manières de recevoir ou de prendre de
l'argent soient des formes de l'avarice.
705. Ensuite (1122a15), lorsqu'il dit: ¨ Et c'est pourquoi il est juste de dire etc.
¨, il traite de l'avarice en la comparant au vice qui lui est opposé.
Et
il dit que l'avarice (illiberalitas) est dénommée avec raison par opposition à
la libéralité (liberalitas). En effet, c'est toujours le pire des vices qui
s'oppose le plus à la vertu. Or, l'avarice (illiberalitas) est un vice qui est
pire que la prodigalité, comme nous l'avons montré plus haut (n. 686-690). Il suit de là que l'avarice
s'oppose, plus que la prodigalité, à la vertu de libéralité. La deuxième raison
est que les hommes pèchent plus gravement selon le vice qu'on appelle l'avarice
que selon celui qu'on appelle la prodigalité. Et c'est pour cette raison que le
vice de l'avarice (illiberalitas) est dénommé par la privation de la vertu de
libéralité, car cette vertu est le plus souvent corrompue par ce vice que par
la prodigalité.
706. Et à la fin il se trouve comme à résumer ce
qu'il vient de dire en disant que nous avons suffisamment parlé de la
libéralité et des vices qui lui sont opposés.
La
magnificence a beaucoup en commun avec la libéralité: elles diffèrent cependant
car la libéralité a plus d'extension, bien que la magnificence dépasse la
libéralité quant à l'ampleur des dépenses.
707. Après avoir traité de la libéralité ou de la
générosité, le Philosophe détermine ici de la magnificence. Et cette section se
divise en deux parties.
Dans
la première il étudie la matière de la magnificence et des vices qui lui sont
opposés (1122a18). Dans la deuxième, il montre de quelle manière la
magnificence et les vices qui lui sont opposés opèrent sur leur matière propre,
là (1122a36) où il dit: ¨ Or, le
magnifique se compare à quelqu'un qui sait etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre quelle
est la matière de la magnificence. En deuxième lieu, il montre quels sont les
vices qui lui sont opposés, là (1122a30) où il dit: ¨ À l'égard d'un tel habitus, le défaut se nomme etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il présente la
matière commune de la magnificence et de la libéralité. En deuxième lieu, il
montre la différence qui existe entre les deux, là (1122a20) où il dit: ¨ Toutefois, ce n'est pas à toutes les
manières de faire usage de l'argent que la magnificence etc. ¨. En
troisième lieu, il prouve son propos là (1122a27) où il dit: ¨ On ne parlera pas de magnificence dans les
cas de faibles ou de moyennes dépenses etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1122a18) qu'il semble convenable, après avoir parlé
de la libéralité, de traiter de la magnificence. Et la raison de cette
convenance est que la magnificence paraît être une vertu qui se rapporte, tout
comme la libéralité, à l'usage des richesses.
708. Ensuite (1122a20), lorsqu'il dit: ¨ Toutefois, ce n'est pas à toutes les
manières etc. ¨, il montre la différence qui existe entre la magnificence
et la libéralité quant à la matière.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il présente la différence. En
deuxième lieu, il manifeste ce qu'il vient de dire, là (1122a25) où il dit: ¨ Mais par rapport à quoi la grandeur est-elle
relative etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il donne deux différences, dont la première est que la
libéralité s'étend à toutes les opérations qui se rapportent aux richesses,
c'est-à-dire aux dépenses, aux réceptions et aux dons d'argent, alors que la
magnificence se rapporte seulement aux frais, c'est-à-dire aux dépenses. La
deuxième différence est que même dans les frais, c'est-à-dire dans les
dépenses, la magnificence dépasse la libéralité en termes de grandeur de
dépenses. En effet, la magnificence ne considère que les grandes dépenses,
comme son nom le manifeste. Mais la libéralité peut aussi considérer des
dépenses modérées ou immodérées. Cependant, parce que la grandeur implique un
certain excès, il ne faudrait pas entendre par là que le magnifique fait des
dépenses à ce point considérables qu'elles dépassent ce qui doit être fait
conformément à la raison. Au contraire, les dépenses du magnifique
s'accompagnent de grandeur de telle manière qu'avec cela la convenance aussi
est observée. Il faut en effet qu'elles soient proportionnées à celui qui les fait
et à l'oeuvre pour laquelle les dépenses sont faites, comme nous le dirons plus
loin (n. 721-724).
709. Ensuite (1122a25), lorsqu'il dit: ¨ Mais par rapport à quoi la grandeur etc. ¨, il explique ce
qu'il vient de dire en montrant de quelle manière la grandeur des dépenses
convient au magnifique.
Et
parce que la grandeur se dit relativement comme Aristote l'établit dans ses Catégories (cap. 1V, 11-14), c'est
pourquoi ce dernier dit ici que la grandeur de la dépense se prend par rapport
à quelque chose d'autre, par exemple par rapport à ce pour quoi les dépenses
sont faites ou par rapport à la personne qui dépense. Parce que la grandeur des
dépenses n'est pas la même par rapport à une trière, qui est la première des
galères, qui possédait trois rangées de rameurs, d'où le nom trière, et par rapport à un docteur, c'est-à-dire à un maître
d'étude, comme c'est le cas par exemple lorsque quelqu'un est administrateur du
temple ou maître d'étude. Il faut en effet que la dépense soit proportionnée à celui
qui dépense et aussi à à chose en vue de laquelle les dépenses sont effectuées.
Et à ce sujet il faut aussi considérer pour qui cela est fait. Par exemple, si
les dépenses sont faites en vue de la construction d'une maison, il faut en
outre considérer pour qui cette maison est construite, à savoir pour le chef de
la cité ou pour un simple particulier: car la grandeur des dépenses variera
selon qu'elle sera construite pour l'un ou pour l'autre.
710. Ensuite (1122a27), lorsqu'il dit: ¨ Mais dans le cas de faibles ou de moyennes
dépenses, on ne parle pas etc. ¨, il prouve ce qu'il vient de dire, à
savoir que la grandeur des dépenses relève de la magnificence. Mais celui dont
les dépenses sont faibles ou même moyennes, selon ce qui lui convient, on ne
dit pas de lui qu'il est magnifique. Par exemple, si quelqu'un dépensait une
grande somme, mais séparément et en plusieurs occasions pour de petites choses,
de telle manière que toutes ces dépenses réunies constitueraient un montant
comparable à celui que dépense le magnifique en une seule occasion, néanmoins
cette personne ne serait pas qualifiée de magnifique, même si elle dépensait
volontiers et avec libéralité ces petits montants. En effet, tout magnifique
est libéral; il ne s'ensuit pas cependant que tout libéral soit magnifique.
711. Ensuite (1122a30), lorsqu'il dit: ¨ Or, le défaut d'un tel habitus est dénommé
etc. ¨, il montre quels sont les vices opposés à la magnificence.
Et
il dit que le vice qui est opposé à l'habitus de la magnificence par mode de
défaut est dénommé mesquinerie. Mais le vice qui lui est opposé par mode
d'excès est dénommé bannausia
(vulgarité) , terme grec qui vient de bannos
qui signifie fournaise. En effet, ceux-là consument tous leurs avoirs comme
dans une fournaise. On les appelle aussi apirocalia,
dans le sens où ils n'ont pas l'expérience du bien car ils ne sont pas
expérimentés sur la manière dont il faut faire le bien. Et ils sont qualifiés
aussi d'autres noms de la sorte. Et tous ces noms impliquent un excès, non pas
dans le sens où ils dépasseraient le magnifique quant à la grandeur des
dépenses sur les choses à l'égard desquelles il faut dépenser, mais ils sont
excessifs dans le sens où ils excèdent la raison droite en ceci qu'ils font de
grandes dépenses avec un certain éclat et une ostentation qui ne conviennent
pas. D'où il est clair que dans les vertus morales, le juste milieu et les
extrêmes ne se prennent pas selon une quantité absolue, mais selon la raison
droite. Il ajoute cependant qu'il parlera par la suite de ces vices dans ce
même chapitre (n. 784-791).
712. Ensuite (1122a36), lorsqu'il dit: ¨ Or, le magnifique se compare à quelqu'un qui
sait etc. ¨, il montre de quelle manière la magnificence et les vices qui
lui sont opposés se comportent à l'égard de la matière dont on vient de parler.
Et
en premier lieu, il traite de la magnificence. En deuxième lieu, il traite des
vices qui lui sont opposés, là (1123a20) où il dit: ¨ Or, celui qui pèche par excès et montre du mauvais goût etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente
certaines propriétés de celui qui est magnifique qui se rapportent à la manière
de dépenser. En deuxième lieu, il montre dans quelle sorte de choses le
magnifique fait ses dépenses, là (1122b20) où il dit: ¨ Parmi les dépenses du magnifique, il y a celles que nous appelons
honorifiques etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il présente six propriétés qu'on attribue au
magnifique, dont la première est que le magnifique se compare à celui qui sait.
C'est-à-dire que tout comme il appartient à celui qui connaît l'art de
connaître le rapport d'une partie à une autre, de même aussi il appartient au
magnifique de connaître le rapport des dépenses à la chose pour laquelle se
font les dépenses. Le magnifique peut en effet, en vertu de son habitus,
considérer ce qu'il convient de dépenser; et par conséquent, c'est avec
prudence qu'il fera de grandes dépenses car toute vertu morale exige qu'on agisse
avec prudence.
713. Or, le Philosophe manifeste ce qu'il a dit
au moyen de ce qu'il avait dit plus haut au deuxième livre (n. 322), à savoir que tout habitus est
défini par les opérations et les objets qui se rapportent à cet habitus: car à
tout habitus déterminé appartiennent des opérations et des objets déterminés.
Et parce que les opérations de la magnificence sont les dépenses et que les
objets de ces opérations sont les choses dans lesquelles les dépenses sont
considérables, il s'ensuit qu'il appartient au magnifique de considérer et de
faire des dépenses qui sont considérables et qui conviennent à leurs objets, ce
qui ne peut se faire sans la prudence. C'est de cette manière en effet que les
dépenses seront considérables et qu'elles conviendront à l'opération, par
exemple à la construction de la maison ou à d'autre chose de la sorte. Ainsi
donc, il faut que l'opération, dans laquelle se produisent les dépenses, soit
telle qu'elle justifie de tels frais, c'est-à-dire de telles dépenses: or, il
faut que les frais ou les dépenses soient proportionnés à l'opération ou qu'ils
la dépassent. En effet, parce qu'il est très difficile de parvenir au juste
milieu s'il est possible de s'en écarter, la vertu se tourne toujours vers ce
qui est moins mauvais, comme le fait le courageux en craignant moins, le
libéral en donnant et le magnifique en dépensant plus, ainsi que nous l'avons
dit.
714. Il présente la deuxième propriété là
(1122b7) où il dit: ¨ Le magnifique
consume de telles dépenses en vue du bien etc. ¨.
Et
cette propriété se tire du côté de la fin. Et il dit que le magnifique consume,
en dépensant les sommes considérables qui conviennent, en vue du bien honnête
comme en vue de sa fin. En effet, il est commun à toutes les vertus d'agir en
vue du bien.
715. Il présente la troisième propriété là
(1122b9) où il dit: ¨ Et en outre il
donnera avec plaisir et abondance etc. ¨.
Et
il dit qu'il appartient au magnifique de faire ces grandes dépenses avec
plaisir et avec détachement, c'est-à-dire volontiers, et en les relâchant sans
difficulté. En effet, le fait d'être très attentif à calculer, c'est-à-dire à
compter ses dépenses, relève de la mesquinerie.
716. Il présente la quatrième propriété là
(1122b10) où il dit: ¨ Et il cherche
comment parvenir à ce qui est le meilleur et le plus convenable etc. ¨.
Et
il dit que le magnifique cherche comment réaliser l'oeuvre la meilleure et la
plus convenable plutôt que de chercher à voir comment il pourrait dépenser le
moins possible pour réaliser l'oeuvre qu'il vise.
717. Il présente la cinquième propriété là
(1122b12) où il dit: ¨ Et il est
nécessaire que le magnifique etc. ¨.
Et
il dit qu'il est nécessaire que le magnifique soit aussi libéral. Car il
appartient au libéral de dépenser ce qu'il faut et comme il le faut. Et c'est
ce que fait aussi le magnifique car ses dépenses se rapportent à des choses
importantes et qui sont convenables, ainsi que nous l'avons dit (n. 708).
718. Il présente la sixième propriété là
(1122b15) où il dit: ¨ Et d'une dépense
égale, il tirera une oeuvre plus etc. ¨.
Et
il dit qu'alors que le magnifique consacre des dépenses considérables à la
réalisation d'une oeuvre d'importance, il cherche à réaliser une oeuvre plus
magnifique encore à partir d'une dépense identique. En effet, la vertu par
laquelle on parvient à l'excellence dans la possession des richesses ne
s'identifie pas à celle par laquelle les richesses sont dépensées dans une
oeuvre. Car cette vertu, c'est-à-dire l'excellence dans la possession des
richesses, est ce qui est digne d'un grand prix, comme l'or, et c'est ce que
les hommes honorent ou apprécient grandement; mais la vertu de l'oeuvre
consiste dans sa grandeur et sa beauté, car la considération d'une telle oeuvre
provoque l'admiration. Et telle est l'oeuvre qui procède de la magnificence, à
savoir qu'elle est admirable. Et par conséquent il est clair que la vertu de
l'oeuvre, c'est-à-dire sa plus grande excellence, procède de la magnificence et
s'accompagne de dépenses considérables.
Aristote
montre qu'il y a des dépenses faites par le magnifique pour des choses qui sont
fort honorables parmi lesquelles il touche deux genres, à savoir les dons faits
aux dieux et la construction des temples.
719. Après avoir montré de quelle manière le
magnifique fait ses dépenses, le Philosophe montre ici dans quel genre de
choses surtout le magnifique dépense. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il montre dans quelle sorte de choses le magnifique fait ses
dépenses (1122b20). En deuxième lieu, il montre comment le magnifique observe
une proportion entre la dépense et les choses pour lesquelles il dépense, là
(1123a10) où il dit: ¨ Et dans chacune
d'elles, il tient compte etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente les
choses dans lesquelles le magnifique dépense principalement. En deuxième lieu,
il présente celles dans lesquelles il dépense secondairement, là (1123a1) où il
dit: ¨ En ce qui concerne les dépenses
des particuliers etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre quels
sont les principaux événements dans lesquels le magnifique fait ses dépenses.
En deuxième lieu il montre à qui il appartient de dépenser dans de tels
événements, là (1122b25) où il dit: ¨ Or
dans tous les cas, comme nous l'avons dit etc. ¨. En troisième lieu, il
résume ce qu'il a dit, là (1122b34) où il dit: ¨ Tel est donc le magnifique etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1122b20) que le magnifique fait des dépenses sur les
choses qui sont les plus honorables, parmi lesquelles se trouvent deux genres.
Et le premier genre de ces choses honorables est celui des choses qui se
rapportent aux dieux, par exemple lorsque certains dons sont remis aux temples
dédiés aux divinités, ainsi que les préparations relatives aux constructions
des temples ou toute autre chose de la sorte. En outre, les sacrifices offerts
aux dieux relèvent également de ce même genre. Or, les païens offraient un
culte non seulement aux dieux, c'est-à-dire à certaines substances séparées,
mais aussi aux démons dont ils disaient qu'ils sont des êtres intermédiaires
entre les dieux et les hommes. Et c'est pourquoi Aristote ajoute que relève du
même genre tout ce qui est dépensé pour le culte s'adressant à tout démon. Et
le Philosophe parle ici selon la coutume des païens qui est supprimée une fois
que la vérité est manifestée. C'est pourquoi, si on dépensait maintenant des
sommes pour le culte des démons, on ne serait plus magnifique mais sacrilège.
720. Le deuxième genre de dépenses honorables est
celui qui comprend les choses qui sont faites magnifiquement relativement au
bien public. Par exemple, comme lorsque quelqu'un distribue avec l'éclat et la
splendeur qu'il faut quelque chose qui est utile à la communauté. Ou comme
lorsqu'une charge est confiée à quelqu'un par la cité, par exemple chef de
trirème dans l'armée navale ou chef des galères, et que pour l'exécution de
cette charge on doive faire des dépenses considérables. Il en va de même si
l'on doit offrir un repas public à toute la communauté comme on avait coutume
de le faire, ainsi que le montre le Philosophe au deuxième livre de la Politique (cap. V1, 13-14; S. Thom.,
lect. X1V).
721. Ensuite (1122b25), lorsqu'il dit: ¨ Mais dans tous les cas, comme nous l'avons
dit etc. ¨, il montre à qui il appartient de faire de telles dépenses.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu, il montre en général à qui il
appartient de faire de telles dépenses. En deuxième lieu, il conclut en
montrant en particulier à qui cette fonction n'appartient pas, là (1122b27) où
il dit: ¨ C'est pour cette raison que le
pauvre ne sera certes pas etc. ¨. En troisième lieu, il montre en
particulier à qui de telles dépenses conviennent, là (1122b30) où il dit: ¨ Une telle magnificence convient donc à ceux
etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que dans tous les cas où il y a des dépenses, comme
nous l'avons dit plus haut (n. 712-713),
il faut tenir compte non seulement des choses pour lesquelles on dépense, mais
aussi de la personne qui assume les dépenses, à savoir s'il s'agit d'un
magistrat ou d'un simple particulier, d'un noble ou d'un homme du peuple; et il
faut aussi considérer de quelles propriétés il dispose, si elles sont
considérables ou négligeables. Il faut en effet que les dépenses respectent,
c'est-à-dire soient bien proportionnées à ces deux facteurs, à savoir à la
condition de la personne et à ses richesses, de telle manière que les frais ne
conviennent pas seulement à l'oeuvre pour laquelle ils sont versés, mais aussi
à la personne qui la fait.
722. Ensuite (1122b27), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison que le pauvre ne
sera certes pas etc. ¨, il conclut en montrant à qui de telles dépenses ne
conviennent pas.
Et
il dit qu'en raison de ce que nous venons de dire, le pauvre, c'est-à-dire
celui dont les richesses sont négligeables, ne peut être magnifique, parce
qu'il ne dispose pas des ressources qui lui permettraient d'effectuer
convenablement de nombreuses dépenses. Et s'il tentait de dépenser au-delà de
ses capacités, cela serait une folie car cela ne respecterait pas sa condition
et ne tiendrait pas compte de ce qu'il convient de faire. Et par conséquent,
cela ne relèverait pas de la vertu de magnificence car tout ce qui procède de
la vertu se réalise correctement, c'est-à-dire conformément à ce qu'il convient
de faire.
723. Ensuite (1122b30), lorsqu'il dit: ¨ Une telle magnificence convient donc etc.
¨, il montre à qui il convient de faire des dépenses de la sorte.
Et
il le détermine d'après deux critères, dont le premier est certes la quantité
des richesses. D'où il dit que les hommes qui doivent faire les dépenses dont
on vient de parler sont ceux chez qui préexistent de telles richesses,
c'est-à-dire ceux qui possèdent les richesses abondantes à partir desquelles
ils peuvent assumer de nombreux frais comme il convient, soit qu'ils possèdent
par eux-mêmes cette abondance de richesses, par exemple en l'ayant acquise par
leur propre ingéniosité, soit qu'ils la tiennent de leurs ancêtres auxquels ils
succèdent ou de d'autres personnes grâce auxquelles les richesses se retrouvent
entre leurs mains, par exemple lorsque les héritages sont transmis par des
étrangers.
724. Le deuxième critère qui lui permet d'établir
son propos est la condition de la personne. Il convient en effet que les
dépenses considérables soient faites par des gens bien nés et illustres, par
exemple à des gens qui sont déjà établis dans un statut honorifique ou à toute
autre personne de condition semblable. En effet, toutes les personnes de cette
condition possèdent en elles-mêmes une certaine grandeur et une certaine
dignité grâce auxquelles il leur convient de faire ces dépenses considérables.
725. Ensuite (1122b35), lorsqu'il dit: ¨ Le magnifique est donc tel etc. ¨, il
résume ce qu'il a dit.
Et
il dit que le magnifique est tel que nous venons de le dire. Et c'est dans de
telles dépenses que consiste la magnificence, comme nous l'avons dit (n. 719-720), à savoir aux affaires qui
concernent les divinités et à celles qui touchent le bien commun: en effet,
parmi toutes les affaires humaines, ce sont celles qui sont les plus élevées et
les plus honorables.
726. Ensuite (1123a1), lorsqu'il dit: ¨ Mais en ce qui concerne les affaires des
particuliers etc. ¨, il montre dans quelle sorte d'affaires le magnifique
dépense comme secondairement.
Et
il présente trois degrés, dont le premier est que le magnifique fait de grosses
dépenses dans des affaires qui le touchent proprement et qui ne se produisent
qu'une fois, comme le mariage, le service militaire et des événements de cette
nature.
727. Il présente le deuxième degré là (1123a2) où
il dit: ¨ Et si un événement attire
l'attention de toute une cité etc. ¨.
Et
il dit que si toute la cité ou les magistrats de la cité s'appliquent à faire quelque
chose et que pour le réaliser il faille assumer de grosses dépenses, c'est
alors que se présentera le magnifique. Par exemple, s'il faut recevoir avec
honneurs des dignitaires étrangers, par exemple des magistrats ou des rois, et
leur offir des gratifications considérables, ou même s'il faut leur présenter
des dons importants. Ou encore s'il faut les récompenser pour certains services
ayant occasionné des frais, dans tous ces cas, c'est le magnifique qui assumera
les dépenses considérables. Mais le magnifique n'est pas fastueux pour
lui-même, c'est-à-dire qu'il ne dépense pas beaucoup pour son propre usage,
mais il fait de grandes dépenses dans les affaires communes. Or les dons qui
sont offerts à certains par magnificence ont quelque chose de semblable à ceux
qui sont offerts à Dieu, à savoir que tout comme les dons sont offerts à Dieu à
cause du respect et de l'honneur qu'on lui doit et non parce qu'il en a besoin,
de même aussi des dons sont offerts à de grands hommes plus à cause de
l'honneur qu'on leur doit que parce qu'ils en ont besoin.
728. Il présente le troisième degré là (1123a6)
où il dit: ¨ Il appartient au magnifique
de préparer sa maison etc. ¨.
Et
il dit qu'il appartient au magnifique d'organiser sa maison d'une manière qui
convienne à ses propres richesses. En effet, il appartient à un homme distingué
de posséder une belle maison. Et dans les constructions qu'il doit faire, le
magnifique cherche davantage à faire des dépenses sur des oeuvres qui ont de la
durée et de la permanence que sur des choses dont la beauté est fragile: par
exemple sur des colonnes en marbre dans la maison plutôt que sur des fenêtres
en vitre. Les choses qui possèdent une permanence sont aussi les meilleures.
729. Il est donc clair, à partir de ce qui
précède, que le magnifique fait ses dépenses surtout sur les choses qui se
rapportent aux divinités et aux affaires publiques. Mais en ce qui concerne les
choses qui se rapportent aux particuliers, c'est comme à titre secondaire que
le magnifique fait des dépenses, et il le fait à trois conditions. Premièrement
parce qu'elles ne se produisent qu'une seule fois. Deuxièmement, parce qu'il y
est poussé par la communauté. Troisièmement, parce que ces choses durent
longtemps, car telles sont en effet les choses qui apportent une grandeur aux
affaires privées.
730. Ensuite (1123a10), lorsqu'il dit: ¨ Et au sujet de chacune d'elles etc. ¨,
il montre comment le magnifique conserve la proportion qui convient entre les
dépenses et les choses pour lesquelles il dépense.
Et
il dit que le magnifique dépense pour chaque chose ce qui convient, à la fois
selon l'espèce et selon la quantité. Il est manifeste en effet que ce qu'il
convient d'offrir aux dieux et aux hommes, par exemple pour la construction
d'un temple et pour celle d'un tombeau,
n'est pas identique selon l'espèce et selon la quantité. Cependant, il
cherchera toujours à observer ce point, à savoir de toujours faire une dépense
importante dans chaque genre, et la dépense la plus magnifique sera la dépense
la plus grande qu'il fera dans un genre important. Et ici encore, c'est-à-dire
dans un événement de ce genre, il fera la dépense la plus grande. Et parfois il
y a une différence entre la grandeur de l'oeuvre et la grandeur de la dépense
prise absolument: par exemple, si l'on fait la plus belle sphère, c'est-à-dire
une balle ou un lécythe, c'est-à-dire un petit globe pour le donner à un
enfant, cela possède un caractère de magnificence dans le genre du don à
l'enfant bien que le prix de la plus belle sphère, considéré en lui-même, est
petit et ne relève pas d'un don libéral. Et c'est pour cette raison qu'il est
manifeste qu'il appartient au magnifique de faire une oeuvre qui soit grande en
tout genre. Et en cela il faut encore que la dépense soit faite en proportion
de la dignité de l'oeuvre. Or, il n'est pas facile de surmonter un tel fait, à
savoir de faire des dépenses qui conviennent à un événement qui est grand dans
son genre.
731. Et à la fin, il conclut son discours en
disant que le magnifique est tel que nous l'avons dit.
732. Ensuite (1123a20), lorsqu'il dit: ¨ Mais celui qui est dans l'excès etc. ¨,
il traite des vices qui sont opposés à la magnificence.
Et
en premier lieu il traite du vice qui pèche par excès. En deuxième lieu, il
traite de celui qui pêche par défaut, là (1123a29) où il dit: ¨ Mais en ce qui concerne l'homme parcimonieux
etc. ¨. En troisième lieu, il traite de ce qui est commun à l'un et à
l'autre, là (1123a33) où il dit: ¨ De
telles dispositions sont par elles-mêmes des vices etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que celui qui pèche par excès dans les grandes
dépenses, qu'on appelle vulgaire (bannausus), comme à la manière de quelqu'un
qui se consume dans une fournaise, dépasse le magnifique non pas certes par la
quantité absolue des dépenses, mais par des dépenses qui sont contraires à ce
qui convient, car il consomme une grande quantité de choses par des frais
inutiles et il veut faire de splendides dépenses qui, pour le dire à la manière
d'une parabole ou d'une métaphore, sont contraires à la mélodie, c'est-à-dire à
la proportion qui convient. Tel est celui par exemple qui offre des repas de
noces avec danseurs et comédiens, c'est-à-dire qui offre quantité de choses à
ceux qui font des représentations et couvre
entièrement leur route de tapis de pourpre comme le font les gens de
Mégare qui sont des citoyens de Grèce. Et il font toutes ces choses et d'autres
semblables non pas en vue de quelque bien mais seulement pour montrer leurs
richesses, croyant en faisant cela obtenir de l'admiration. Et cependant ils ne
dépensent pas partout inutilement mais parfois ils deviennent mesquins, car où
ils devraient dépenser beaucoup, ils dépensent peu et où il devraient dépenser
peu, ils dépensent beaucoup car ils ne recherchent pas le bien, mais leur
propre vanité.
733. Ensuite (1123a29), lorsqu'il dit: ¨ Quant à l'homme parcimonieux etc. ¨, il
traite du vice qui pèche par défaut.
Et
il dit que l'homme parcimonieux est celui qui en tout pèche par défaut. Et il
présente cinq propriétés, dont la première est que lorsqu'il fait de grandes
dépenses, il ruine ce qu'il fait de bien par un petit détail. La deuxième
propriété est que quoi qu'il fasse dans ses dépenses, il le fait avec une
certaine lenteur. La troisième est qu'il cherche toujours à voir comment il
pourrait dépenser le moins possible. La quatrième est qu'il dépense toujours
avec peine. La cinquième est que lorsqu'il dépense, il croit toujours avoir
fait des dépenses supérieures à celles qu'il devait faire. Il lui semble en
effet qu'il devrait moins dépenser.
734. Ensuite (1123a34), lorsqu'il dit: ¨ De telles dispositions sont donc des vices
etc. ¨, il traite de ce qui est commun à ces deux vices.
Et
il conclut que les deux dispositions dont on vient de parler sont des vices
parce qu'ils s'opposent à la vertu du fait qu'ils s'éloignent du juste milieu.
Cependant, ils ne méritent pas le déshonneur parce qu'ils n'apportent aux
autres aucun préjudice et ils ne sont pas à ce point honteux parce qu'il est
difficile dans les grandes dépenses de ne pas s'écarter du juste milieu.
Aristote
commence ici à traiter de la magnanimité et il montre, d'après la signification
du nom, qui doit être estimé comme étant un vrai magnanime.
735. Après avoir traité des vertus qui se
rapportent à l'argent, Aristote traite ici des vertus qui se rapportent aux
honneurs. Et il traite en premier lieu de la magnanimité qui se rapporte à de
grands honneurs (1123a38). En deuxième lieu il traite d'une vertu qui n'a pas
de nom et qui se rapporte à des honneurs modérés, là (1125b1) où il dit: ¨ Il semble donc exister par rapport à cela
une vertu etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il recherche la
matière de la magnanimité et des vices qui lui sont opposés. En deuxième lieu
il détermine leurs actes et leurs propriétés, là (1124a4) où il dit: ¨ Le magnanime se manifeste donc à l'égard de
ce qui se rapporte à l'honneur et au déshonneur. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer. En deuxième lieu, il manifeste son propos, là
(1123b2) où il dit: ¨ Le magnanime semble
donc être celui qui se juge etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1123a38) qu'il est manifeste que la magnanimité,
d'après ce qu'indique son nom, se rapporte à de grandes choses. Il faut
cependant, en tout premier lieu, déterminer à quelle sorte de grandes choses
elle se rapporte. Et il précise la manière de considérer cette question, en
disant qu'il importe peu pour le faire si on parle de la disposition même de la
magnanimité ou de celui qui possède cette disposition, à savoir le magnanime.
736. Ensuite (1123b2), lorsqu'il dit: ¨ Il semble donc que le magnanime est etc.
¨, il manifeste son propos.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il manifeste la matière de la
magnanimité en général. En deuxième lieu, il la manifeste en particulier, là
(1123b16) où il dit: ¨ Si donc il se rend
digne de grandes actions etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que la
magnanimité est tournée vers les grandes choses. En deuxième lieu, il montre
comment les vices opposés à la magnanimité se présentent face aux mêmes grandes
choses, là (1123b8) où il dit: ¨ Or,
celui qui se juge lui-même digne de grandes choses etc. ¨. Troisièmement,
il montre comment la vertu consiste en un juste milieu, là (1123b14) où il dit:
¨ Or le magnanime, sous le rapport de la
grandeur etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il cherche à montrer (1123b2), en disant que celui qui est magnanime est
celui qui se juge digne de grandes choses, et qui l'est en effet, c'est-à-dire
digne de faire de grandes actions et de se voir confier de grandes responsabilités.
737. En deuxième lieu, là (1123b3) où il dit: ¨ Mais celui qui sans mérite se juge de la
sorte etc. ¨, il montre que pour être magnanime, il faut être digne de
grandes choses. En effet, celui qui se juge digne de grandes choses sans le
mériter, c'est-à-dire sans en être digne en effet, n'est qu'un sot. Il
appartient en effet au sage d'observer l'ordre qui convient en toutes choses.
Or, celui qui est vertueux n'est ni sot ni dépourvu d'intelligence, car la
vertu opère toujours conformément à la raison droite, comme nous l'avons établi
au deuxième livre (nn. 257, 322, 335).
Il est donc clair que le magnanime est celui que nous avons dit, à savoir celui
qui est digne en effet des grandes choses dont il se juge digne.
738. En troisième lieu, là (1123b5) où il dit: ¨ Mais celui qui est digne de petites choses
etc. ¨, il montre que le magnanime se rend lui-même digne des grandes
choses. En effet, celui qui est digne des petites choses et qui se juge
lui-même tel, on peut dire de lui qu'il est tempérant, dans la mesure où la
tempérance se prend comme une certaine modération, mais on ne peut dire de lui
qu'il est magnanime car la magnanimité consiste dans une certaine grandeur,
tout comme la beauté, à proprement parler, existe dans un corps qui est grand.
C'est pourquoi ceux qui sont petits peuvent être qualifiés d'élégants à cause
de la convenance de leur couleur et de l'heureuse proportion de leurs membres,
mais on ne peut leur attribuer la beauté à cause d'un défaut de grandeur.
739. Ensuite (1123b8), lorsqu'il dit: ¨ Or, celui qui se juge lui-même digne de
grandes choses etc. ¨, il montre comment les vices opposés se présentent
face aux grandes choses.
Et
premièrement il montre comment le vice qui pèche par l'excès se présente face
aux grandes choses. En deuxième lieu il montre comment le vice qui pèche par
défaut se présente face aux grandes choses, là (1123b10) où il dit: ¨ Celui qui se sous-estime est pusillanime etc.
¨.
Il
dit donc en premier lieu que celui qui s'estime digne de grandes choses dont il
est indigne, on l'appelle prétentieux, c'est-à-dire en quelque sorte fumeux, et
que nous pouvons aussi appeler enflé ou présomptueux. Mais celui qui est digne
de grandes choses et qui en outre s'estime digne de plus grandes choses encore,
on ne l'appelle pas toujours prétentieux, du fait qu'il est difficile
d'atteindre la juste mesure de manière à ne pas s'estimer soi-même digne de
plus grandes choses.
740. Ensuite (1123b10), lorsqu'il dit: ¨ Or, celui qui se juge lui-même digne de
moins grandes choses que etc. ¨, il montre comment se présente face aux
grandes choses le vice qui pèche par défaut.
Et
il dit que celui qui estime qu'il mérite moins que ce qu'il mérite en fait, on
dit de lui qu'il est pusillanime; et en fait, qu'il mérite de grandes, de moyennes
ou de petites choses, il juge cependant toujours qu'il mérite moins. Cependant
on appelle surtout pusillanime celui qui mérite de fait de grandes choses et
refuse néanmoins de se proposer de grandes choses pour rechercher de plus
petites choses. En effet, s'il n'était pas de fait digne de ces grandes choses,
il se précipiterait encore bien davantage sur de petites choses.
741. Ensuite (1123b14), lorsqu'il dit: ¨ Or le magnanime, sous le rapport de la
grandeur, etc. ¨, il montre comment la magnanimité tient le milieu.
Il
semble en effet, si elle porte sur de grandes choses, que la magnanimité se
tienne dans l'extrême. Car puisque l'égal est le milieu entre le grand et le
petit, le grand a certes raison d'extrême. C'est pourquoi il dit que le
magnanime, certes sous le rapport des grandes choses dont il est digne, se
tient dans l'extrême. Mais en tant qu'il le fait comme il convient de le faire,
il se tient dans le milieu, c'est-à-dire parce qu'il se juge digne de grandes
choses selon son mérite. En effet, le juste milieu de la vertu ne se vérifie
pas selon la quantité de la chose, mais selon la raison droite. C'est pourquoi,
si grande que soit l'oeuvre que l'homme fait, tant qu'elle ne s'écarte pas de
la raison droite, elle n'est pas exclue pour cette raison du juste milieu de la
vertu. Mais les vices opposés, pour leur part, pèchent par excès et par défaut
par rapport à ce qui convient.
742. Ensuite (1123b17), lorsqu'il dit: ¨ Si donc il est effectivement digne des
grandes choses etc. ¨, il manifeste la matière de la magnanimité dans le
particulier.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il montre que la magnanimité a
pour matière les honneurs. En deuxième lieu, il montre comment les vices
opposés se présentent par rapport aux honneurs, là (1123b25) où il dit: ¨ Or, la pusillanimité pèche par défaut etc.
¨. En troisième lieu, il montre comment la magnanimité se présente par rapport
aux autres vertus, là (1123b28) où il dit: ¨ Le magnanime, digne des plus grands honneurs, sera l'homme le plus etc.
¨.
Et
il manifeste le premier point de deux manières. Premièrement il le manifeste
certes par un raisonnement (1123b17), en disant que si le magnanime est
effectivement capable des grandes choses dont il se juge digne, il s'ensuit
qu'il se juge digne surtout des plus grandes et que par la suite la magnanimité
portera surtout sur une chose; car ce que nous disons être important par
excellence, nous l'attribuons à une seule chose. Or, puisque nous disons du
magnanime qu'il est digne de grandes choses, une telle dignité se rapporte aux
biens extérieurs qui sont donnés à l'homme à titre de récompenses. Or, il faut
estimer comme important par excellence ce qui est attribué aux dieux, ce qui
est le plus recherché par les gens de mérite, et qui est la récompense des
actes les meilleurs. Or, tels sont justement les honneurs, car ce sont des
honneurs que nous rendons aux dieux, et ce sont encore des honneurs que
demandent les gens de mérite. Et c'est aussi par des honneurs que sont
récompensés les actes vertueux. D'où il est manifeste que l'honneur est le
meilleur de tous les biens extérieurs. Et c'est ainsi qu'il s'ensuit que la
magnanimité porte surtout sur l'honneur et le déshonneur, c'est-à-dire dans la
mesure où le magnanime se présente face à eux de la manière qui convient.
743. En deuxième lieu, là (1123b24) où il dit: ¨ Et sans autre raison, les magnanimes
semblent bien etc. ¨, il manifeste son propos au moyen de l'expérience.
Et
il dit que même sans autre raison, il est clair que la magnanimité se manifeste
surtout dans le domaine de l'honneur, du fait que nous observons par expérience
que les magnanimes s'estiment dignes surtout d'honneurs mais non au-delà de
leurs mérites.
744. Ensuite (1123b25), lorsqu'il dit: ¨ Le pusillanime, de son côté, pèche par
défaut etc. ¨, il montre comment les vices opposés à la magnanimité se
présentent face à cette matière.
Et
il dit que le pusillanime pèche par défaut aussi bien par rapport à lui-même,
c'est-à-dire parce qu'il se juge digne de moins que ce qu'il mérite, que par rapport
à la dignité du magnanime, c'est-à-dire parce qu'il se juge digne de moins que
ce dont le magnanime est digne. Mais le prétentieux ou le présomptueux pèche
certes par excès par rapport à lui-même, c'est-à-dire parce qu'il se juge digne
de plus que ce dont il est digne en réalité: cependant, il ne pèche pas par
excès par rapport au magnanime parce
qu'il ne se juge pas digne de plus que ce dont le magnanime est digne.
745. Ensuite (1123b28), lorsqu'il dit: ¨ Or le magnanime, digne des plus grands honneurs,
etc. ¨, il traite de la magnanimité par rapport aux autres vertus.
Et
à ce sujet, il fait deux choses. En premier lieu il montre que la magnanimité
n'existe pas sans les autres vertus. En deuxième lieu, il manifeste certaines
conclusions tirées de ce qui a été dit, là (1124a1) où il dit: ¨ La magnanimité apparaît donc comme une
parure des autres vertus etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre par une
raison commune que la magnanimité n'existe pas sans les autres vertus. En
deuxième lieu, il montre la même chose au moyen de ce qu'on observe dans des
cas particuliers, là (1123b35) où il dit: ¨ Et
selon que l'on examine les cas particuliers, etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre ce qui
fait que la magnanimité est une vertu spéciale, là (1123b30) où il dit: ¨ Or, il semble bien que la magnanimité soit
la grandeur dans l'exercice de chaque vertu etc. ¨. En deuxième lieu, il
écarte une erreur, là (1123b32) où il dit: ¨ Et il ne convient jamais au magnanime de fuir etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1123b28) que puisque le magnanime se juge digne des
plus grands biens et qu'il l'est effectivement, il s'ensuit qu'il est l'homme
le meilleur. En effet, le meilleur est toujours digne du bien le meilleur et
par conséquent celui qui est digne des plus grands biens doit être l'homme le
meilleur. Il faut donc que le magnanime soit véritablement bon, autrement il ne
serait pas digne des plus grands honneurs.
746. Ensuite (1123b30), lorsqu'il dit: ¨ Or, il semble bien que la magnanimité soit
etc. ¨, il montre en quoi la magnanimité est une vertu spéciale puisqu'elle
accompagne les autres vertus.
Et
il dit qu'il semble appartenir à la magnanimité d'être la grandeur dans chacune
des autres vertus pour cette raison que celui qui ne pose pas un grand acte de
vertu n'est pas digne d'un grand honneur. Ainsi donc, cette vertu, en
recherchant ce qui lui est propre, se trouve à agir sur l'acte d'une autre
vertu. Par exemple, le courage cherche à agir courageusement et la magnanimité
cherche à faire de grandes choses en agissant courageusement. Et parce que les
actions morales tirent leur espèce de la fin poursuivie, il est manifeste que
la magnanimité et le courage diffèrent par l'espèce, bien qu'ils agissent sur
une même chose, c'est-à-dire parce que chacune de ces vertus ne tend pas vers
la même fin.
747. Ensuite (1123b32), lorsqu'il dit: ¨ Et il ne convient jamais au magnanime de
fuir etc. ¨, il écarte une erreur.
Il
semble en effet à certains qu'il appartienne au magnanime, puisqu'il s'appuie
toujours sur son jugement, de ne suivre l'avis de personne, et de ne pas
hésiter à faire du mal à quiconque. Mais le Philosophe affirme que cela est
faux. Car nul ne fait quelque chose d'inconvenable si ce n'est en raison d'un
bien qu'il désire. Mais le magnanime n'apprécie aucune chose extérieure au
point de vouloir faire à cause d'elle une action honteuse.
748. Ensuite (1123b35), lorsqu'il dit: ¨ Et selon que l'on examine les cas
particuliers etc. ¨, il manifeste ce qui est dit par ce que l'on observe
dans les cas particuliers.
Et
il dit que si l'on voulait examiner les cas particuliers, celui qui se croirait
magnanime sans être bon paraîtrait tout à fait ridicule, car s'il était mauvais
il ne serait pas digne d'honneurs. En effet, les honneurs sont la récompense de
la vertu. C'est pourquoi le magnanime se juge digne de grands honneurs. D'où il
est impossible d'être magnanime tout en étant mauvais.
749. Ensuite (1124a1), lorsqu'il dit: ¨ La magnanimité apparaît donc comme étant une
certaine etc. ¨. Il tire deux conclusions de ce qui précède.
Et
la première de ces conclusions est que la magnanimité semble être comme une
certaine parure de toutes les vertus, parce que c'est par la magnanimité que
toutes les vertus sont rendues plus grandes du fait que c'est à la magnanimité
qu'il appartient de donner de la grandeur à toutes les vertus. Et c'est à
partir de là que les vertus acquièrent une croissance. Et en outre, la
magnanimité ne peut exister sans les autres vertus, et ce qui leur est ainsi
ajouté par elle, c'est comme une parure. La deuxième conclusion, c'est qu'il
est difficile d'être véritablement magnanime parce que la magnanimité ne peut
exister sans la bonté de la vertu et même sans une grande vertu à laquelle est
due un grand honneur. Or, il est difficile de parvenir à cela et c'est pourquoi
il est difficile à l'homme d'être magnanime.
Il
montre que la matière propre de la magnanimité est l'honneur et comment celui
qui est magnanime se présente par rapport aux honneurs, et même à l'égard des
plus grands honneurs, et enfin à l'égard des paroles outrageantes.
750. Après avoir recherché la matière de la
magnanimité et des vices qui lui sont opposés, le Philosophe examine ici leurs
actes et leurs propriétés.
Et
en premier lieu il détermine de la magnanimité (1124a4). En deuxième lieu, il
détermine des vices qui lui sont opposés, là (1125a16) où il dit: ¨ Celui qui pèche par défaut est pusillanime
etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre de
quelle manière le magnanime opère sur la matière qui lui est propre. En
deuxième lieu, il détermine les propriétés du magnanime, là (1124b7) où il dit:
¨ Le magnanime ne cherche ni à affronter
les petits dangers ni à etc.¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. Premièrement, il montre de quelle
manière le magnanime se présente à l'égard des honneurs, lesquels sont la
matière propre de la magnanimité. En deuxième lieu, il montre comment il se
présente à l'égard des autres biens, là (1124b14) où il dit: ¨ Mais en outre, à l'égard des richesses, des
puissances, etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il rappelle ce
qu'il a dit plus haut (n. 735-749)
au sujet de la matière de la magnanimité. Et il dit (1124a4) qu'il est clair, à
partir de ce qui a été dit (n. 735-749),
qu'on appelle surtout et principalement magnanime celui qui se comporte
correctement à l'égard des honneurs et à l'égard de ce qui s'oppose aux
honneurs, à savoir les déshonneurs. En effet, c'est la même vertu qui se
rapporte aux contraires, comme la force qui se rapporte à la crainte et à la
témérité.
751. En deuxième lieu, là (1124a5) où il dit: ¨ Et même dans les grandes attentions qui lui
sont accordées etc. ¨, il montre comment le magnanime se comporte à l'égard
d'une telle matière.
Et
premièrement Aristote montre comment et de quelle manière le magnanime se
comporte à l'égard des grands honneurs en disant que si on attribue aux
magnanimes de beaux et de grands honneurs pour leurs bonnes actions, ils s'en
réjouissent néanmoins avec modération. Il nous arrive en effet de prendre un
plaisir excessif dans certaines choses qui nous atteignent, du fait qu'elles
nous arrivent d'une manière inattendue, et de les admirer comme les plus grands
biens qui dépassent notre mérite. Mais lorsque le magnanime en est atteint, il
les considere comme des biens qui lui conviennent proprement, et même comme des
biens qui sont inférieurs à ce qui lui est dû. Il considère en effet qu'aucun
honneur extérieur offert par les hommes
n'est digne de récompenser sa vertu. En effet, le bien de la raison, pour
lequel la vertu est louée, dépasse tous les biens extérieurs. Cependant, il ne
s'indigne pas pour cela, c'est-à-dire parce que les honneurs qui lui sont
attribués sont inférieurs à ce qui lui est dû. Au contraire, il recevra
volontiers ces marques de distinction en considérant que les hommes ne
possèdent rien de meilleur à lui offrir.
752. En deuxième lieu, là (1124a10) où il dit: ¨ Mais si les honneurs lui viennent etc.
¨, il montre comment le magnanime se comporte à l'égard de petits honneurs. Et
il dit que si des honneurs lui sont manifestés comme par le premier venu ou
pour d'autres choses qui sont étrangères à la vertu, par exemple s'il est
honoré pour ses richesses ou pour autre chose de la sorte, ou s'il est honoré
par des honneurs qui sont inférieurs à son mérite, il méprisera de tels
honneurs parce qu'il estime que de tels honneurs sont inférieurs à ce qu'il
mérite. En effet, il ne suffit pas à celui qui est vertueux d'être riche pour
être honoré.
753. En troisième lieu, là (1124a12) où il dit: ¨
Il réagira de la même manière etc. ¨,
Aristote montre comment le magnanime réagit à l'égard des déshonneurs.
Et
il dit qu'à cet égard, le magnanime montrera une attitude modérée. En effet,
tout comme il ne se laisse pas enfler par de grands honneurs, de même il ne se
laisse pas abattre par des paroles outrageantes car il considère qu'elles lui
sont adressées injustement. Ainsi donc, il est manifeste que le magnanime est
loué surtout relativement aux honneurs.
754. Ensuite (1124a14), lorsqu'il dit: ¨ Mais en outre, il montrera la même etc.
¨, il montre comment le magnanime se comporte à l'égard de certaines matières
secondaires, par exemple les richesses et d'autres biens de la sorte.
Et
à ce sujet, il fait deux choses. En premier lieu, il montre comment le
magnanime agit à l'égard de telles choses. En deuxième lieu, il montre comment
de telles choses contribuent à la magnanimité, là (1124a20) où il dit: ¨ Les dons de la bonne fortune semblent
contribuer à la magnanimité etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que bien qu'on parle de magnanimité surtout par
rapport aux honneurs, cette dernière est cependant en outre concernée par la
richesse et la puissance, et par tout ce qui intéresse la bonne fortune,
c'est-à-dire dans la mesure où ces biens apportent de l'honneur. Et en outre,
tant à l'égard de la bonne fortune qu'à l'égard des infortunes, le magnanime
montrera une attitude modérée, quelle que soit la manière dont les choses lui
arriveront, c'est-à-dire de telle sorte qu'il ne se réjouira pas excessivement
s'il est fortuné, et ne s'attristera pas excessivement s'il est infortuné.
755. Et il prouve cela au moyen de ce qu'il a dit
précédemment (n. 741-742), à savoir
que le magnanime montre de la mesure à l'égard des honneurs qui sont cependant
le plus grand de tous les biens extérieurs. Ce qui devient manifeste si l'on
considère que les pouvoirs publics, aussi bien que les richesses, sont désirés
pour les honneurs qui en découlent, c'est-à-dire pour autant que les hommes qui
les possèdent veulent être honorés à cause d'eux. Si donc le magnanime estime
peu les honneurs eux-mêmes de telle manière qu'il ne s'en réjouisse pas
excessivement, il fera encore moins de cas du reste, de telle manière qu'il ne
s'en réjouira pas davantage d'une manière excessive. C'est ce qui explique que
le magnanime soit considéré par certains comme étant méprisant pour cette
raison qu'il méprise les biens
extérieurs et n'apprécie que les biens intérieurs de la vertu.
756. Ensuite (1124a20), lorsqu'il dit: ¨ Les dons de la bonne fortune semblent
contribuer à la magnanimité etc. ¨, il montre de quelle manière les biens
extérieurs de la fortune contribuent à la magnanimité.
Et
il montre premièrement qu'ils contribuent à la magnanimité en l'augmentant
lorsqu'ils s'accompagnent de vertu. Deuxièmement, il montre que, sans la vertu,
ils ne peuvent rendre magnanime, là (1124a25) où il dit: ¨ Mais ceux qui possèdent de tels biens sans la vertu etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que tous les biens extérieurs de la fortune semblent
apporter une contribution à la magnanimité, c'est-à-dire dans la mesure où à
cause d'eux certains sont jugés dignes d'honneurs, par exemples les nobles, les
puissants et les riches. En effet, tous ces dons confèrent une certaine
supériorité, en tant que les nobles sont supérieurs aux gens du peuple, et il en
va de même encore des autres dons. Or, tout ce qui excelle dans l'ordre du bien
est plus honorable. L'honneur est en effet le témoignage d'un certain respect
dû au bien le plus excellent. Et parce que le magnanime est digne d'honneur, il
en résulte que de tels biens rendent les hommes plus magnanimes encore,
c'est-à-dire dans la mesure où ils sont honorés par certains hommes du commun
qui ne connaissent que ces biens. Mais en vérité, un seul bien mérite d'être
honoré, et c'est celui de la vertu. La raison en est que l'honneur est la
récompense propre de la vertu. Mais si quelqu'un possédait simultanément ces
deux sortes de biens, à savoir la vertu et les biens de la fortune, il
deviendrait alors encore plus digne d'honneur, c'est-à-dire dans la mesure où chacune
des deux sortes de biens est honorable. Et selon la vérité et l'opinion, les
biens de la fortune eux-mêmes sont aussi, comme des instruments, ordonnés au
service des opérations de la vertu.
757. Ensuite (1124a25), lorsqu'il dit: ¨ Mais ceux qui possèdent de tels biens sans
la vertu etc. ¨, il montre que les biens de la fortune, sans la vertu, ne
peuvent rendre un homme magnanime.
Et
il dit que ceux qui possèdent ces biens sans la vertu ne peuvent se juger
dignes des grands honneurs. Et c'est pourquoi ils ne méritent pas non plus
qu'on les appelle magnanimes car être digne des grands honneurs et être
magnanime, cela n'est pas possible sans une vertu parfaite, comme nous l'avons
dit plus haut (n. 749). Mais ceux
qui sont privés de la vertu, à cause de la supériorité de leurs biens
extérieurs, regardent les autres de haut, leur font du tort et tombent dans
d'autres maux semblables car il n'est pas facile, sans la vertu, de gérer avec
mesure les biens de la fortune. En effet, faire un usage modéré des biens de la
fortune est une oeuvre admirable de la vertu. D'où il s'ensuit que ceux qui
sont privés de la vertu ne peuvent pas bien soutenir leurs fortunes, alors que,
estimant qu'ils dépassent purement et simplement ceux qu'ils dépassent par les
richesses, ils les méprisent. Et puisqu'ils ne pensent pas qu'il existe une
supériorité qui agit selon la vertu, c'est pourquoi ils ne se soucient pas
d'agir en vue du bien mais ils font tout ce qui flatte leur fantaisie.
758. Ils veulent en effet imiter le magnanime bien
qu'ils ne lui soient pas semblables. Et ils l'imitent comme ils le peuvent, non
pas en agissant conformément à la vertu, comme le fait le magnanime, mais en
méprisant les autres d'une manière qui n'est pas celle du magnanime. Car le
magnanime méprise avec raison ceux qui sont mauvais et glorifie réellement ceux
qui sont bons. Mais nombreux sont ceux qui, dépourvus de vertu, méprisent et
glorifient indifféremment et de quelque manière que ce soit, c'est-à-dire
parfois en méprisant les bons et en
glorifiant les méchants.
Le
Philosophe présente deux propriétés du magnanime: c'est-à-dire qu'il est prompt
à affronter les grands dangers et qu'il ne s'expose pas aux petits.
759. Après avoir montré de quelle manière le
magnanime agit sur sa matière propre, le Philosophe traite ici de ses
propriétés. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il présente les propriétés du magnanime qui se prennent ici par
rapport aux matières des vertus (1124b7). En deuxième lieu, il présente les
propriétés du magnanime qui se prennent d'après la disposition du magnanime
lui-même, là (1125a3) où il dit: ¨ Et il
n'est pas admiratif car rien à ses yeux etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente les
propriétés du magnanime qui se prennent par rapport aux choses extérieures. En
deuxième lieu, il présente celles qui se prennent par rapport aux actes
humains, là (1124b24) où il dit: ¨ Et le
magnanime se montre tranquille et paisible etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il présente les
propriétés du magnanime par rapport aux dangers extérieurs qui sont la matière
du courage. En deuxième lieu, il présente celles qui se rapportent aux
bienfaits extérieurs qui relèvent proprement de la libéralité, là (1124b10) où
il dit: ¨ Et, capable de faire du bien
aux autres, etc. ¨. En troisième lieu, il présente celles qui se rapportent
aux honneurs, lesquelles relèvent proprement de la magnanimité, là (1124b20) où
il dit: ¨ Et il montre de la hauteur à
l'égard des etc. ¨. Mais il laisse de côté la matière de la tempérance
parce que cette dernière, se rapportant à ce qui est commun aux hommes et aux
autres animaux, comme nous l'avons établi au troisième livre (n. 612), ne possède pas d'elle-même une
certaine grandeur. Or, nous avons établi plus haut (n. 746, 749) qu'il appartient à la magnanimité d'agir avec grandeur
dans toutes les vertus.
760. Au sujet du premier point (1124b7), il
présente deux propriétés dont la première est que le magnanime n'est pas celui
qui affronte les faibles dangers ni
celui qui aime les dangers, c'est-à-dire qu'il n'est pas un amateur de dangers
comme celui qui s'expose aux dangers avec promptitude et facilité. Et la raison
en est que nul ne s'expose à un danger si ce n'est en vue d'un bien qu'il
apprécie considérablement. Or, il appartient au magnanime de n'accorder qu'à
peu de choses une appréciation telle que pour elles il voudrait s'exposer à des
dangers. Il en résulte que ce n'est pas facilement ni pour de petites choses
qu'il s'expose aux dangers. Le magnanime est cependant celui qui affronte les
grands dangers, c'est-à-dire qu'il fait l'expérience de ceux qui sont grands,
car il s'expose à tous les dangers possibles lorsque de grandes choses sont
concernées, par exemple le salut public, la justice, le culte divin et d'autres
choses de la sorte.
761. Il présente la deuxième propriété là
(1124b8) où il dit: ¨ Et lorsqu'elle est exposée aux plus grands dangers etc.
¨.
Et
il dit que lorsque le magnanime s'expose aux dangers, il le fait avec ardeur de
manière à ne pas épargner sa vie, estimant qu'il n'est pas digne de vouloir
vivre à tout prix plutôt que de parvenir à de grands biens par la mort.
762. Ensuite (1124b10), lorsqu'il dit: ¨ Et, capable de faire du bien aux autres etc.
¨, il présente cinq propriétés du magnanime qui se prennent par rapport aux
bienfaits extérieurs qui relèvent proprement de la libéralité. Et la première
est que le magnanime est capable de faire du bien aux autres, c'est-à-dire
qu'il est prompt à distribuer des faveurs mais qu'il éprouve de la pudeur à en
recevoir des autres car il appartient à celui qui est surpassé de recevoir des
faveurs. Or, le magnanime a toujours en vue cette fin, à savoir surpasser les
autres dans le bien.
763. Il présente la deuxième propriété là
(1124b12) où il dit: ¨ Et il rend bien
au-delà de ce qu'il a reçu etc. ¨.
Et
il dit que si le magnanime a reçu des faveurs, il s'applique toujours à rendre
de plus grandes faveurs encore. Par conséquent, celui qui aura commencé à
donner des faveurs devra en accueillir bien davantage, c'est-à-dire recevoir
des bienfaits de telle manière qu'il recevra plus que ce qu'il aura donné.
764. Il présente la troisième propriété là
(1124b13) où il dit: ¨ Le magnanime semble en effet garder en mémoire etc. ¨.
Et
cette propriété ne procède pas d'un choix du magnanime mais découle de sa
disposition. Le magnanime est en effet disposé de telle manière qu'il prend
plaisir à donner des faveurs et qu'il est réticent à en recevoir. Mais nous
pensons souvent aux choses dans lesquelles nous trouvons du plaisir et par
conséquent nous les conservons dans notre mémoire. Mais nous pensons rarement
aux choses qui ne nous sont pas agréables et par conséquent nous ne les retenons
pas beaucoup dans notre mémoire. Il en résulte que les magnanimes semblent
conserver dans leur mémoire ceux auxquels ils ont donné leurs faveurs et non
ceux de qui ils en ont reçues. Cela en effet est contraire à la volonté du
magnanime en tant qu'il veut exceller supérieurement dans le bien. Or, celui
qui accepte bien, c'est-à-dire qui reçoit les faveurs, est inférieur à celui
qui les donne. Et le magnanime n'oublie pas par choix les bienfaits reçus, mais
il s'applique à récompenser les plus grands, ainsi que nous l'avons dit (n. 763).
765. Il présente la quatrième propriété là
(1124b15) où il dit: ¨ Et c'est avec
plaisir qu'il entend la voix de celui etc. ¨.
Et
il dit que c'est avec plaisir que le magnanime entend la voix de celui à qui il
a lui-même donné des faveurs, mais que ce n'est pas avec plaisir qu'il entend
celle de celui de qui il les a reçues. Si toutefois il peut trouver du plaisir
dans l'amour de celui à qui il a donné des faveurs, il ne trouve cependant pas
de plaisir dans le fait de recevoir lui-même des faveurs. Et à ce sujet il
donne deux exemples, dont le premier se tire des paroles d'Homère qui présente
Thétis, dont il disait qu'elle était la déesse des eaux, s'approchant de Zeus
dont il disait qu'il était le roi de tous les dieux. Et il dit au sujet de
Thétis qu'elle ne révéla pas à Zeus les faveurs qu'elle-même lui avait
accordées, comme s'il ne les avait pas reçues, mais plutôt les services
qu'elle-même avait reçus de Zeus, ce que ce dernier entendait plus volontiers.
L'autre exemple se tire de l'histoire des Grecs dans laquelle on raconte que
certains citoyens Lacédémoniens, implorant l'aide des Athéniens, ne leur dirent
pas les bienfaits qu'ils leur avaient procurés, mais bien plutôt ceux qu'ils
avaient reçus de leur part.
766. Il présente la cinquième propriété là
(1124b18) où il dit: ¨ Il appartient au
magnanime de n'avoir besoin de personne etc. ¨.
Et
il dit qu'il appartient au magnanime de se montrer comme n'ayant besoin de
personne ou de ne s'y résigner que difficilement, c'est-à-dire dans la mesure
où il ne demande rien et n'accepte rien, mais se met avec empressement au
service des autres.
767. Ensuite (1124b20), lorsqu'il dit: ¨ Et envers les gens de mérite etc. ¨, il
présente la propriété du magnanime par rapport aux honneurs.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente la propriété et il
dit qu'il appartient au magnanime de montrer de la hauteur et de la noblesse à
l'égard des gens de mérite et de ceux qui possèdent une supériorité dans les
biens de fortune. Mais à l'égard des gens qui sont de condition moyenne, il
montre de la mesure en n'usant pas de sa grandeur à leur égard.
768. En deuxième lieu, là (1124b21) où il dit: ¨ Il est difficile en effet etc. ¨, il
présente deux raisons pour appuyer ce qu'il vient de dire, dont la première est
que toute vertu se porte vers ce qui est difficile et honorable. Or, qu'une
personne excelle dans le bien parmi les grands, cela est difficile et
honorable, mais qu'elle excelle dans le bien parmi les médiocres, cela est
facile.
769. La deuxième raison est que si quelqu'un se
montre comme devant être honoré parmi les grands hommes, cela relève d'une
certaine force de l'âme. Mais que quelqu'un veuille qu'un grand respect lui
soit montré par des personnes humbles, cela appartient à des personnes qui sont
difficiles pour les autres.
770. En troisième lieu, là (1124b23) où il dit: ¨
Tout comme montrer sa force à ceux qui
sont faibles etc. ¨, il donne un exemple.
Et
il dit que ce que nous venons de dire est un vice comparable à celui qui
montrerait sa force à celui qui est faible et n'affronterait pas ce qui est
difficile, à savoir ceux qui font partie des personnes honorables et parmi
lesquelles certaines sont supérieures aux autres.
771. Ensuite (1124b24), lorsqu'il dit: ¨ Et il se montre tranquille et paisible etc.
¨, il présente les propriétés du magnanime par rapport aux actes humains.
Et
il le fait premièrement à l'égard de lui-même. Deuxièmement, il le fait à
l'égard des autres, là (1124b26) où il dit: ¨ Et il lui est nécessaire de montrer manifestement etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il appartient au magnanime d'être tranquille,
c'est-à-dire du fait qu'il ne se mêle pas de nombreuses affaires, et de ne pas
être empressé, c'est-à-dire du fait qu'il ne se lance pas facilement dans des
affaires. Au contraire, il s'arrête seulement à ces opérations qui sont reliées
à un grand honneur ou à la réalisation d'une grande oeuvre. Et par conséquent
le magnanime entreprend peu d'opérations, seulement celles qui sont importantes
et qui méritent qu'on les appelle grandes.
772. Ensuite (1124b26), lorsqu'il dit: ¨ Et il lui est nécessaire de montrer
manifestement etc. ¨, il présente la propriété du magnanime qui se rapporte
aux actes humains à l'égard d'un autre.
Et
il le fait premièrement à l'égard de la vérité. Deuxièmement, il le fait à
l'égard du plaisir. En effet, ces deux conditions sont requises dans la vie
commune avec les autres, là (1125a1) où il dit: ¨ Et il ne peut vivre avec d'autres personnes, sauf etc. ¨, ainsi que
nous le dirons (n. 816-849) plus
loin.
Au
sujet du premier point il présente quatre propriétés dont la première concerne
le sentiment intérieur. Et il dit qu'il est nécessaire que le magnanime montre
manifestement ce dont il est l'ami et ce dont il est l'ennemi car dissimuler
son amour ou sa haine procède de la crainte. Or, le magnanime s'oppose à la
crainte.
773. Il présente la deuxième propriété là
(1124b28) où il dit: ¨ Et de se soucier
davantage de la vérité que etc. ¨.
Et
il dit qu'il appartient au magnanime de se soucier davantage de la vérité que
de l'opinion des hommes. En effet, ce n'est pas à cause de l'opinion humaine
qu'il doit s'éloigner de ce qu'il doit faire conformément à la vertu.
774. Il présente la troisième propriété là
(1124b29) où il dit: ¨ Et de parler et
d'agir toujours etc. ¨
Et
il dit qu'il appartient au magnanime de parler et d'agir toujours clairement du
fait qu'il regarde les autres de haut. De là vient que lui-même divulgue ce
qu'il dit et ce qu'il fait. En effet, cacher ce qu'on dit et ce qu'on fait
procède d'une crainte des autres. Or, nul ne craint ceux qu'il méprise. C'est
pourquoi ces deux termes se convertissent mutuellement, à savoir publier
librement ses paroles et ses gestes d'une part, regarder les autres de haut
d'autre part. Cependant, on ne dit pas que le magnanime regarde les autres de
haut au sens où il regarde certains avec mépris pour les priver du respect
qu'ils méritent, mais au sens où il ne les évalue pas au-delà de ce qu'ils
méritent.
775. Il présente la quatrième propriété là
(1124b30) où il dit: ¨ Et il sera vrai
dans ses propos, sauf etc. ¨.
Et
il dit que le magnanime ne sera pas faux dans ses propos, mais vrai; sauf
lorsqu'il parle avec ironie et comme en s'amusant, ce qu'il fait lorsqu'il
s'adresse à la foule.
776. Et ensuite (1125a1), lorsqu'il dit: ¨ Et il ne peut vivre avec d'autres personnes
etc. ¨, il présente la propriété du magnanime relative au plaisir qu'on
trouve dans la société des hommes.
Et
il dit qu'il appartient au magnanime de ne pas être prompt à vivre avec les
autres, sauf avec les amis. En effet, s'ingérer dans l'intimité de tous est le
fait d'une âme servile. C'est pourquoi tous les flatteurs, qui veulent plaire à
tous indifféremment, sont naturellement soumis, c'est-à-dire prêts à servir. Et
inversement tous les humbles, c'est-à-dire tous ceux qui ont une âme
d'esclaves, sont flatteurs.
777. Et ensuite (1125a3), lorsqu'il dit: ¨ Et il n'est pas enclin à l'admiration etc.
¨, il présente les propriétés du magnanime qui se prennent d'après sa
disposition.
Et
premièrement il en présente certaines qui se tiennent dans le coeur.
Deuxièmement, il en présente certaines qui se tiennent dans les paroles, là
(1125a5) où il dit: ¨ Et il ne parle pas
des autres etc. ¨. En troisième lieu il présente celles qui se tiennnent
dans les fréquentations extérieures, là (1125a11) où il dit: ¨ Et il est disposé à posséder ce qui est beau
plutôt que etc. ¨ .
Au
sujet du premier point, il présente deux propriétés dont la première est que le
magnanime n'est pas prompt à admirer car l'admiration s'adresse aux choses
merveilleuses. Mais aux yeux du magnanime, rien de ce qui peut se passer
extérieurement n'est grand, puisque la totalité de sa vie est tournée vers les
biens intérieurs qui sont véritablement grands.
778. Ensuite (1125a4), lorsqu'il dit: ¨ Et il ne se rappelle pas le mal etc. ¨,
il dit que le magnanime ne se souvient pas beaucoup des maux qu'il a subis. Et
pour le montrer, il donne deux raisons, dont la première est qu'il ne convient
pas au magnanime de se remettre en
mémoire de nombreuses choses, tout comme il ne lui convient pas d'en admirer
beaucoup. En effet, nous avons l'habitude de nous rappeler les choses que nous
admirons comme étant grandes. L'autre raison est qu'il appartient spécialement
au magnanime d'oublier les maux qu'il a subis, c'est-à-dire dans la mesure où
il les dédaigne puisqu'ils ne peuvent le diminuer. C'est pourquoi Cicéron dit
de Jules César qu'il avait coutume de ne rien oublier, sauf les offenses qu'il
avait subies.
779. Ensuite (1125a5), lorsqu'il dit: ¨ Et il ne parle pas d'autrui etc. ¨, il
présente deux propriétés du magnanime relatives à ses paroles.
Et
la première de ces propriétés est qu'il ne parle pas beaucoup des hommes car il
n'attribue pas beaucoup d'importance aux affaires particulières des hommes.
Mais tout son soin porte sur le bien commun et sur les affaires divines. Et
c'est pourquoi il ne parle beaucoup ni de lui-même, ni des autres. Aussi ne se
soucie-t-il pas d'être loué lui-même ou de voir les autres être blâmés. Il en
résulte qu'il ne loue pas beaucoup les autres ni ne parle en mal à leur sujet,
pas même de ses ennemis, sauf peut-être dans le cas d'un affront porté
volontairement par eux à son endroit et devant être repoussé.
780. Il présente la deuxième propriété là
(1125a10) où il dit: ¨ Et sur ce qui est
nécessaire et de peu d'importance etc. ¨.
Et
il dit que sur les choses qui sont nécessaires à la vie humaine ou sur
n'importe quelles autres choses, il ne formule pas de plaintes, c'est-à-dire
pour déplorer en murmurant qu'elles lui manquent, ni de sollicitations pour
qu'elles lui soient fournies. En effet, un tel comportement relève de celui qui
recherche les choses qui sont nécessaires à la vie comme si elles avaient une grande
importance, ce qui est une attitude contraire à la magnanimité.
781. Ensuite (1125a11), lorsqu'il dit: ¨ Et il est capable de posséder davantage etc.
¨, il présente les propriétés du magnanime relatives aux biens extérieurs et il
le fait premièrement par rapport aux possessions extérieures.
Et
il dit que le magnanime est davantage disposé à posséder des biens qui sont
honorables et sans profit, c'est-à-dire qui ne sont pas lucratifs, que des
biens qui sont lucratifs et utiles. En effet, il appartient à un homme qui se
suffit à lui-même de ne pas avoir besoin d'être enrichi par un autre.
782. Deuxièmement, là (1125a13) où il dit: ¨ Et le magnanime a des mouvements qui sont lents etc. ¨, il présente une
propriété du magnanime quant à ses mouvements corporels. Et il dit que les
mouvements du magnanime sont lents, à ce qu'il semble, et que sa voix est
grave, tout comme sa parole est ferme et posée. Et, donnant la raison de ces
traits, il dit que le mouvement du magnanime ne peut être pressé puisque lui-même
cherche à accomplir peu de choses. De la même manière encore, le magnanime
n'est pas obstiné car il n'estime aucun des biens extérieurs comme étant grand.
En effet, nul ne fait des efforts sauf pour ce qui est grand. Or, une voix
pénétrante et une parole précipitée survient à cause d'un effort. Il est donc
clair que le tempérament même du magnanime implique une voix grave ainsi qu'une
parole et un mouvement posés. Et le Philosophe dit dans ses Catégories (cap. V1, 11) que si
quelqu'un est naturellement incliné à une certaine passion, par exemple à la
pudeur, il faut qu'il possède naturellement telle couleur, c'est-à-dire celle
qui convient à la pudeur. C'est pourquoi, si quelqu'un possède une aptitude
naturelle à la magnanimité, il s'ensuit qu'il possède aussi une disposition
naturelle à une telle propriété.
783. Et il termine à la fin en disant que le
magnanime est tel que nous l'avons dit.
Toute
cette leçon vise à manifester les vices qui s'opposent à la magnanimité, aussi
bien ceux qui pèchent par défaut, comme la pusillanimité, que ceux qui pèchent
par excès, comme la présomption.
784. Après avoir traité de la magnanimité, le
Philosophe traite ici des vices qui lui sont opposés. Et à ce sujet il fait
trois choses.
En
premier lieu il traite de ce qui est commun aux deux vices (1125a16). En
deuxième lieu, il traite des deux vices pris en eux-mêmes, là (1125a18) où il
dit: ¨ Le pusillanime, tout en étant
digne de certains biens etc. ¨. En troisième lieu, il les compare l'un à
l'autre, là (1125a33) où il dit: ¨ La
pusillanimité s'oppose davantage à la magnanimité que etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1125a16) que celui qui pèche par défaut à l'égard du
juste milieu de la magnanimité s'appelle pusillanime. Mais celui qui pèche par
excès à l'égard de la même vertu, on l'appelle vantard, c'est-à-dire fumeux,
mais aussi enflé ou présomptueux. On ne les appelle cependant pas mauvais pour
cette raison qu'ils ne sont pas des personnes malfaisantes. En effet, ils ne
causent aucun préjudice à personne et ils ne font rien de honteux. Ils sont
cependant fautifs en ceci qu'ils s'écartent du juste milieu déterminé par la
raison.
785. Ensuite (1125a18), lorsqu'il dit: ¨ Le pusillanime, tout en étant digne de
certains biens etc. ¨, il traite de l'un et de l'autre vice.
Et
en premier lieu, il traite du vice qui pèche par défaut. En deuxième lieu, de
celui qui pèche par excès, là (1125a27) où il dit: ¨ Les vaniteux manifestent leur sottise etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente
l'acte propre du pusillanime (1125a18), et il dit que le pusillanime, bien
qu'il mérite certains biens, se prive lui-même de ceux dont il est digne alors
qu'il ne s'efforce pas de faire ou de poursuivre ceux qui lui conviendraient.
786. En deuxième lieu, là (1125a20) où il dit: ¨ Et son défaut semble venir etc. ¨, il
montre la cause de la pusillanimité.
Et
dans cette cause il y a trois points à considérer dans l'ordre. En effet, se
priver des biens dont on est digne, cela semble provenir premièrement de ce
qu'on ne se juge pas digne de tels
biens, quoiqu'on le soit cependant. Mais cela provient deuxièmement de
ce qu'on ignore sa condition. En effet, puisque tout être désire son bien
propre, si le pusillanime se connaissait lui-même, il désirerait les choses
dont il est digne puisque ce sont là des choses qui sont bonnes et désirables.
Or, une telle ignorance ne procède pas d'une sottise car les sots ne sont pas
dignes de grandes choses, mais cela procède plutôt d'une certaine paresse qui
conduit les pusillanimes à refuser de se porter vers les grandes choses qui
sont conformes à leur dignité. Et tel est le troisième point d'où naissent les
deux autres.
787. En troisième lieu, là (1125a25) où il dit: ¨
Une telle opinion sur eux-mêmes semble
etc. ¨, il présente l'effet de la pusillanimité.
Et
le Philosophe dit qu'une telle opinion par laquelle il semble à quelqu'un qu'il
n'est pas digne des biens dont il est pourtant digne, cela semble rendre les
hommes inférieurs. En effet, chaque homme en particulier désire les choses qui
lui conviennent et qui sont conformes à la dignité qui lui est propre. Et c'est
pourquoi, quand il ignore sa dignité, son bien en subit deux préjudices.
Premièrement parce qu'il s'éloigne des opérations vertueuses elles-mêmes et des
découvertes des vérités pouvant être connues, se jugeant indigne et incapable
d'une telle existence. Et du fait qu'il se trouve à omettre de grands biens, sa
condition s'empire car c'est la pratique des grands biens qui rend les hommes
meilleurs. Deuxièmement, parce que, en raison de cette opinion qu'il a de
lui-même, il reste éloigné de certains biens extérieurs dont il est digne et
qui contribuent, à titre d'instruments, à la réalisations des opérations
vertueuses.
788. Ensuite (1125a28), lorsqu'il dit: ¨ Les vaniteux se montrent sots etc. ¨, il
traite du vice qui pèche par excès.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il propose en effet la cause de
ce vice. Et il dit que les vaniteux, qui sont présomptueux, sont à la fois sots
et ignorants de leur condition, non pas par paresse, comme les pusillanimes,
mais par sottise. Et on le voit clairement à ceci qu'ils s'efforcent de faire
ou de poursuivre ce qui apporte des honneurs auxquels leur dignité ne suffit
pas de telle manière que lorsqu'ils échouent dans leurs opérations ou leurs
poursuites, ils sont manifestement convaincus de fausseté.
789. En deuxième lieu, là (1125a30) où il dit: ¨ Et en outre, ils s'attachent à briller par
leurs vêtements etc. ¨, il présente l'acte de ce vice qui consiste dans une
certaine exaltation extérieure de soi-même, c'est-à-dire dans la mesure où les
vaniteux cherchent à faire grand cas d'eux-mêmes. Et ils le font certes
premièrement par certains signes extérieurs, c'est-à-dire alors même qu'ils
font usage de vêtements élégants, qu'ils embellisssent leur apparence en
marchant pompeusement, et en faisant d'autres choses de la sorte pour
manifester leur excellence dans les biens extérieurs de la fortune.
790. Ensuite (1125a33), lorsqu'il dit: ¨ Mais la pusillanimité est plus opposée à la
magnanimité etc. ¨, il compare entre eux les vices dont il vient de parler.
Et
il dit que le pusillanime est davantage opposé au magnanime que le vaniteux,
c'est-à-dire le présomptueux. Et il en donne deux raisons, dont la première est
que nous avons établi dans le deuxième livre (n. 368) de ce traité que le
vice qui est le plus courant, du fait que la nature humaine tend
davantage vers lui, s'oppose le plus à la vertu, laquelle est surtout ordonnée
à réprimer les inclinations humaines au mal. Or, il est manifeste qu'il est
plus courant de voir des hommes pusillanimes, c'est-à-dire qui omettent de
faire le bien qu'ils peuvent faire, que de voir des hommes qui s'appliquent à
faire les biens qu'ils ne peuvent accomplir. Et c'est pourquoi la pusillanimité
s'oppose davantage à la vertu. L'autre raison est que la pusillanimité est pire
en tant qu'elle rend les hommes plus mauvais, comme nous l'avons établi plus
haut (n. 787). Or, ce qui est pire
s'oppose davantage à la vertu. Par conséquent, il est clair que la
pusillanimité s'oppose davantage à la vertu.
791. Et Aristote conclut à la fin que la
magnanimité est la vertu qui se propose l'honneur dans ce qu'il a de grand,
ainsi que nous l'avons dit (nn. 346,
742-744, 750, 754).
Il
traite ici d'une certaine vertu qui n'a pas de nom, qui se rapporte à des
honneurs qui sont moyens et dont on dit qu'elle est à la magnanimité ce que la
libéralité est à la magnificence.
792. Après avoir traité de la magnanimité, qui a
rapport aux grands honneurs, le Philosophe traite ici d'une autre vertu qui est
sans nom et qui a rapport à des honneurs qui tiennent un rang intermédiaire. Et
à ce sujet il fait trois choses.
En
premier lieu il affirme qu'il existe parfois une telle vertu (n. 1125a37). En
deuxième lieu, il prouve ce qu'il vient de dire, là (1125b5) où il dit: ¨ Mais quand il s'agit de recevoir et de
donner etc. ¨. En troisième lieu, il montre comment il faut considérer le
juste milieu et l'extrême dans cette vertu, là (1125b18) où il dit: ¨ Le juste milieu n'ayant pas de nom, etc.
¨.
Il
dit donc en premier lieu (n. 1125a37), tout comme nous l'avons dit précédemment
dans le second livre (n. 346-348) de
ce traité, qu'il existe une certaine vertu qui se rapporte à ceci, à savoir à
l'honneur, et qui est à la magnanimité dans le même rapport que celui que la
libéralité entretient à l'égard de la magnificence. En effet, ces deux vertus,
à savoir la libéralité et celle dont nous traitons maintenant, se distinguent
de ces deux autres, à savoir la magnificence et la magnanimité, comme de
quelque chose qui est grand: en effet, la magnanimité a rapport aux grands
honneurs et la magnificence, aux grandes dépenses. Mais ces deux vertus, à
savoir la libéralité et celle dont nous traitons maintenant, nous gouvernent à
l'égard de ce qui est petit et moyen, soit les honneurs, soit les richesses.
793. Ensuite (1125b5), lorsqu'il dit: ¨ Mais quand il s'agit de recevoir et de
donner etc. ¨, il prouve ce qu'il vient de dire.
Et
il le prouve en premier lieu au moyen d'un raisonnement tiré d'une similitude.
En deuxième lieu il le prouve au moyen de l'usage commun du langage, là
(1125b9) où il dit: ¨ En effet, nous
blâmons parfois l'ambitieux etc. ¨.
Il
dit donc que tout comme dans la réception et le don des petites sommes
d'argent, c'est-à-dire celles qui sont moyennes, il existe un juste milieu, un
excès et un défaut, comme nous l'avons établi plus haut (nn. 679, 710-711), de même encore dans l'appétit des petits ou moyens honneurs,
il est possible à quelqu'un de se comporter plus et moins qu'il ne le faut
quant à l'intention de l'appétit. Et il en est ainsi même du côté de ce qu'il
ne faut pas désirer, c'est-à-dire dans la mesure où un même individu cherche à
être honoré par un plus grand nombre ou par de plus grands personnages qu'il ne
faut, et un autre par un plus petit nombre et par des personnages de moindre
importance. Mais il arrive aussi de chercher à être honoré de la manière qui
convient à l'égard de tout ce qui se rapporte aux honneurs. Par conséquent, il
est clair qu'à l'égard des petits et des moyens honneurs, il faut aussi
admettre un juste milieu vertueux et des extrêmes vicieux, tout comme à l'égard
des sommes d'argent moyennes.
794. Ensuite (1125b9), lorsqu'il dit: ¨ En effet, nous blâmons parfois l'ambitieux
etc. ¨, il manifeste son propos au moyen de l'usage courant du langage.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il présente l'usage courant du
langage. Deuxièmement il argumente, à partir de là, pour manifester son propos,
là (1125b15) où il dit: ¨ Or il est
manifeste qu'en raison de ce que nous aimons, etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu que nous blâmons parfois l'ambitieux, c'est-à-dire
celui qui aime les honneurs, comme désirant les honneurs plus qu'il ne le faut
et d'où il ne le faut pas. Et de la même manière, il nous arrive parfois de
blâmer celui qui n'aime pas les honneurs comme ne voulant pas faire même le
bien à partir duquel il serait honoré. Mais au contraire, nous louons parfois
celui qui aime les honneurs comme étant viril, c'est-à-dire comme possédant une
grande âme et aimant le bien, à savoir l'acte vertueux auquel l'honneur est dû.
Et de la même manière nous louons parfois celui qui n'aime pas les honneurs
comme étant mesuré et tempérant de manière à ne pas outrepasser sa condition,
comme nous l'avons dit au deuxième livre (n. 345-348).
795. Ensuite (1125b15), lorsqu'il dit: ¨ Or, il est manifeste etc. ¨, il
argumente à partir de cet usage du langage.
Et
il dit que nous louons parfois celui qui aime les honneurs, et parfois nous le
blâmons. Or, il est manifeste que l'amour des honneurs se dit en plusieurs sens
et c'est pourquoi nous ne rapportons pas au même sens la louange et le blâme.
Mais nous louons celui qui aime les honneurs en tant qu'il recherche plus que
la multitude les choses qui relèvent de l'honneur, mais nous le blâmons en tant
qu'il les désire plus qu'il ne le faut. Et la même raison s'applique à ceux qui
n'aiment pas les honneurs. Il s'ensuit qu'à cet égard le juste milieur est
louable, c'est-à-dire en tant que l'honneur et l'appétit est dédaigné comme il
convient. Et les extrêmes sont blâmables, c'est-à-dire dans la mesure où les
honneurs sont désirés plus ou moins qu'il ne convient.
796. Ensuite (1125b18), lorsqu'il dit: ¨ Le juste milieu n'ayant pas de nom etc.
¨, il détermine le juste milieu et les extrêmes relatifs à cette vertu.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre le doute qui surgit à
ce sujet. En deuxième lieu, il montre ce qui découle de ce doute, là (1125b27)
où il dit: ¨ Mais les extrêmes semblent
ici s'opposer etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il présente le
doute. Et il dit que parce que le juste milieu à l'égard du désir de l'honneur
n'a pas reçu de nom, et par conséquent qu'il semble exister comme un vide,
parce qu'il n'est pas désigné par un nom précis, il en résulte que les extrêmes
semblent faire l'objet d'un doute, à savoir s'ils doivent parfois être loués ou
blâmés.
797. En deuxième lieu, là (1125b20) où il dit: ¨ Mais partout où il y a excès et défaut, il y
a aussi etc. ¨, il montre de quelle manière, dans cette matière, se
détermine la vérité relativement au juste milieu et aux extrêmes.
Et
il dit que partout où l'on retrouve excès et défaut, il faut aussi qu'on y
retrouve un juste milieu. Et c'est pourquoi, lorsque certains désirent des
honneurs plus et moins qu'il ne le faut, il s'ensuit que certains les désirent
comme il le faut, ce qui appartient à la définition du juste milieu.
798. En troisième lieu, là (1125b22) où il dit: ¨
Cette disposition, le juste milieu, est
donc louée etc. ¨, il montre la nature du doute dont il vient de parler.
En
effet, parce qu'il faut admettre un juste milieu à l'égard des honneurs, cette
disposition moyenne est louée. Et parce qu'elle n'a pas reçu de nom, elle est
nommée par les noms des extrêmes dans la mesure où, comparée à l'un des
extrêmes, elle semble montrer une ressemblance avec l'autre extrême. En effet,
comparée à l'amour excessif de l'honneur, la disposition moyenne semble
mépriser l'honneur; mais si on la compare au mépris de l'honneur, elle semble
aimer l'honneur; si enfin on la compare aux deux extrêmes, elle semble en
quelque sorte tenir de l'un et de l'autre. Et cela apparaît aussi dans les
autres vertus, car le courageux, comparé au lâche, ressemble au téméraire, mais
si on le compare au téméraire, il a l'air d'un lâche. Par conséquent, si les
extrêmes sont blâmés en tant qu'ils sont considérés en eux-mêmes, ils sont
cependant loués en tant qu'ils sont attribués au juste milieu.
799. Ensuite (1125b27), lorsqu'il dit: ¨ Mais les extrêmes semblent ici s'opposer etc.
¨, il montre qu'il s'ensuit, à partir du doute qui précède, que les vices
extrêmes semblent seulement s'opposer entre eux et non au juste milieu de la
vertu pour cette raison que ce dernier n'a pas reçu de nom particulier.
Le
Philosophe manifeste ici que la douceur est un juste milieu relativement aux
colères; il explique la signification du nom; il manifeste quelle est la colère
qui est louable, ce qui convient à la douceur en tant que vertu et quels sont
les vices qui lui sont opposés.
800. Après avoir traité des vertus qui regardent
les biens extérieurs, à savoir les richesses et les honneurs, le Philosophe
traite ici de la douceur qui regarde les maux extérieurs à partir desquels
l'homme est porté à éprouver de la colère. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il traite de la douceur et des
vices qui lui sont opposés (1125b27). En deuxième lieu il répond à une
difficulté sous-entendue, là (1126a31) où il dit: ¨ Mais cela, nous l'avons déjà dit
précédemment etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre comment
se vérifie le juste milieu et les extrêmes relativement à la colère. En
deuxième lieu, il en traite, là (1125b31) où il dit: ¨ Et la passion est certes la colère etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1125b27) que la douceur est un certain juste milieu
relativement aux irritations. Et pour cette matière, le juste milieu pris au
sens propre n'a pas reçu de nom, et les extrêmes non plus, lesquels ne se
distinguent pas par des noms spéciaux. Or, le nom de douceur est pris pour
signifier le juste milieu bien que cependant, si l'on considère le pouvoir
d'évocation du nom lui-même, il dérive davantage vers le défaut de colère. En
effet, on appelle quelqu'un doux du fait que, accoutumé à une main, il ne se
fâche plus, à la ressemblance des bêtes qui abandonnent leur colère parce
qu'elles se sont habituées à la main de l'homme. Et le défaut désordonné de
colère n'a pas reçu de nom lui non plus. On appelle en effet doux celui qui ne
se fâche pas de quelque manière que ce soit, soit avec raison, soit à tort.
Mais l'excès a pour nom la colère.
801. Ensuite (1125b31), lorsqu'il dit: ¨ Et la passion est certes la colère etc.
¨, il traite de la douceur et des vices qui lui sont opposés.
Et
en premier lieu il traite de la douceur. En deuxième lieu, il traite des vices
qui lui sont opposés.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre ce qui
convient à la douceur en tant qu'on la pose comme vertu. En deuxième lieu, il
montre ce qui lui convient selon la propriété du nom lui-même, là (1126a1) où
il dit: ¨ Cette douceur semble davantage
pencher vers le défaut etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu que la colère est considérée comme un vice extrême
parce qu'elle implique un excès de colère qui est une certaine passion qui
résulte de causes nombreuses et diverses. C'est ainsi qu'il est possible
d'admettre dans ce domaine le juste milieu et les extrêmes selon la diversité
de ces causes. Donc, celui qui éprouve de la colère dans les choses pour
lesquelles il le faut et pour les personnes qui le méritent et qui en outre
l'éprouve d'une manière modérée, car il s'irrite comme il le faut, quand il le
faut et pour la durée qu'il le faut, un tel homme mérite d'être loué. Si
cependant le nom de douceur se prend en tant qu'elle doit être louée, celui qui
est doux semble en effet être disposé de telle manière, premièrement, que le
jugement intérieur de sa raison ne soit pas troublé par la colère;
deuxièmement, que dans son choix extérieur il ne soit pas conduit par la colère,
mais soit plutôt conduit dans ces choses par les ordres de la raison et éprouve
de la colère durant le temps déterminé par la raison.
802. Ensuite (1126a1), lorsqu'il dit: ¨ Cette douceur semble davantage pencher vers
le défaut etc. ¨, il montre ce qui appartient à la douceur d'après les
propriétés du nom.
Et
il dit que cette douceur semble plutôt s'approcher du défaut que de l'excès. En
effet, lorsque l'on dit de quelqu'un qu'il est doux, on signifie par ce terme
qu'il ne cherche pas à se venger, mais plutôt à pardonner et à renoncer aux
châtiments, ce qui relève d'un défaut ou d'un manque de colère. Car la colère
est le désir de la vengeance qui s'accomplit par le châtiment.
803. Ensuite (1126a2), lorsqu'il dit: ¨ Or, le manque ou l'incapacité de se fâcher
etc. ¨, il traite des vices opposés à la douceur.
Et
en premier lieu, il traite du vice qui pèche par défaut. En deuxième lieu, il
traite de celui qui pèche par excès, là (1126a10) où il dit: ¨ Or, l'excès prend toutes les formes etc.
¨. En troisième lieu, il compare ces deux vices entre eux là (1126a29) où il
dit: ¨ Or, nous opposons davantage à la
douceur l'excès etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que le vice qui pèche par défaut à l'égard du juste
milieu dans la colère, qu'on l'appelle incapacité à s'irriter par opposition à
la colère, ou autrement, mérite le blâme.
804. Et parce que les Stoïciens affirmaient que
toute colère est blâmable, c'est pourquoi le Philosophe montre par la suite que
le défaut de colère est parfois blâmable, et il le fait au moyen de trois
raisonnements, dont il présente le premier là (1126a2) où il dit: ¨ Le manque de colère encourt le blâme etc.
¨. Et voici ce raisonnement. En effet, tout ce qui relève de la sottise est
blâmable car la vertu mérite la louange du fait qu'elle opère conformément à la
raison droite de la prudence. Mais le fait que quelqu'un ne s'irrite pas dans
les choses où il faut s'irriter, de la manière qu'il le faut, dans le temps où
il le faut et pour les personnes qui le méritent, tout cela semble relever de
la sottise. Il est manifeste en effet que la colère est causée par la
tristesse. Or, la tristesse est le sens du dommage. Si donc quelqu'un ne se
fâche pas dans les choses pour lesquelles il faut se fâcher, il s'ensuit qu'il
ne souffre pas de ces choses et par conséquent qu'il ne perçoit pas qu'elles
lui sont mauvaises, ce qui relève de la stupidité. Il est donc clair que le
défaut de colère est blâmable.
805. Il présente le deuxième raisonnement là
(1126a7) où il dit: ¨ Et incapable de
colère, il est incapable de se défendre etc. ¨. Et voici ce raisonnement.
La colère est le désir de vengeance. Donc, celui qui ne se fâche pas dans les
choses pour lesquelles il devrait se fâcher, il s'ensuit qu'il ne se vengera
pas de ce dont il devrait se venger: ce qui est blâmable. Or, ce raisonnement
ne doit pas s'entendre dans le sens où une autre punition ne pourrait procéder
d'un jugement de la raison dépourvu de colère. Mais parce que le mouvement de
colère éveillé par le jugement de la raison nous rend plus prompts à nous
défendre correctement. En effet, le jugement de la raison, s'il n'était aidé
par l'appétit sensible dans son exécution, serait vain dans la nature humaine.
806. Il présente le troisième raisonnement là
(1126a8) où il dit: ¨ Or, subir ce qui
nous fait du tort etc. ¨.
Et
il dit qu'il appartient à une âme servile de rester indifférent aux torts subis
par les siens et de supporter les préjudices faits à soi-même sans chercher à
les empêcher de la manière qui convient. En effet, tout cela découle d'un
défaut de colère car c'est à cause de cela que l'homme devient paresseux et
négligeant à repousser les injures. D'où il est clair que le manque de colère
mérite le blâme.
807. Ensuite (1126a10), lorsqu'il dit: ¨ Or, l'excès prend toutes les formes etc.
¨, il traite de l'excès dans la colère.
Et
premièrement il montre que ce vice se présente de plusieurs manières.
Deuxièmement, il traite des espèces de ce vice, là (1126a14) où il dit: ¨ Donc, ceux qui sont irascibles s'emportent
promptement etc. ¨.
Il
dit donc premièrement que l'excès de colère peut apparaître selon toutes les
circonstances: c'est-à-dire dans la mesure où il arrive qu'on se fâche contre
des personnes et des choses qui ne le méritent pas, plus rapidement qu'il ne le
faut et pendant plus de temps qu'il ne le faut. Cependant, tous ces excès ne se
retrouvent pas dans un seul homme, tant à cause des inconvénients que lui-même
subirait de sa propre colère que parce qu'il serait à ce point désagréable aux
autres qu'il ne pourrait plus vivre parmi les hommes.
808. Et c'est ainsi qu'il faut parler aussi du
mal universellement, car s'il était total, il se détruirait lui-même. En effet,
en supprimant le sujet par lequel il doit être porté s'il existait, il ne
pourrait plus être porté. En effet, ce qui n'est rien, on ne l'appelle plus
mal, puisque le mal est la privation du bien. Or, tout être, en tant que tel,
est un bien. D'où il est clair que le mal ne supprime pas tout le bien, mais
une partie du bien dont il est la privation. Par exemple, la cécité supprime la
vue et non l'animal dans sa totalité qui, s'il était supprimé, entraînerait
aussi la disparition de la cécité. D'où il est clair que le mal ne peut être
total car ainsi, en supprimant la totalité du bien, il se supprimerait
lui-même.
809. Ensuite (1126a14), lorsqu'il dit: ¨ Donc, ceux qui sont irascibles s'emportent
promptement etc. ¨, il présente trois espèces d'excès qu'on trouve dans la
colère.
Et
au sujet de la première de ces espèces, il dit que ceux qu'on appelle
irascibles, c'est-à-dire ceux qui sont prompts à la colère, s'emportent
rapidement, et même pour des personnes et des choses pour lesquelles il ne
convient pas de s'emporter, et en outre avec plus d'impétuosité qu'il ne le
faut; cependant, leur colère ne dure pas longtemps et ils se calment
rapidement. Et cela est ce qui leur arrive de meilleur, car ils ne retiennent
pas intérieurement la colère dans leur coeur mais au contraire cette derniere
sort avec violence à l'extérieur, car ou bien ils tirent aussitôt vengeance du
tort reçu, ou bien ils manifestent leur colère d'une manière ou d'une autre par
quelque signe extérieur en raison de la rapidité de leur mouvement de colère.
C'est ainsi qu'ils se calment du fait que la colère s'échappe extérieurement.
C'est comme la chaleur qui se conserve davantage si elle est enfermée et qui
disparaît rapidement lorsqu'elle s'évapore. C'est surtout à cette espèce de
colère que les cholériques semblent être disposés à cause de la subtilité ou de
la rapidité de la colère. C'est par cette vivacité que se reconnaissent les acrocholes, c'est-à-dire ceux qui sont
extrêmes dans la colère, terme qui vient de acros,
qui signifie extrême, et de cholos,
qui signifie colère car ils sont vifs et prompts à se fâcher.
810. Il présente la deuxième espèce de colère là
(1126a20) où il dit: ¨ Les rancuniers
sont difficiles à apaiser etc. ¨.
Et
il dit qu'on appelle rancuniers ceux dont la colère disparaît difficilement et
dont la colère dure longtemps parce qu'ils la retiennent dans leur coeur.
Cependant, leur colère s'apaise lorsqu'ils tirent une vengeance de l'affront
qui leur a été fait: en effet, c'est le châtiment qui fait que l'impétuosité de
la colère diminue, alors qu'au lieu de la tristesse qui précédait, s'introduit
le plaisir, c'est-à-dire dans la mesure où l'on se délecte de la vengeance
obtenue. Mais s'ils n'obtiennent pas vengeance, c'est-à-dire s'ils ne
parviennent pas à châtier le coupable, alors ils sont gravement affligés
intérieurement car ils ne peuvent manifester leur colère. Et nul ne peut,
ignorant leur colère, les persuader de la réduire; mais pour qu'ils en arrivent
à digérer leur colère, une longue période de temps est nécessaire pour que se
refroidisse et s'éteigne peu à peu la montée de la colère. Et ceux qui
retiennent ainsi longtemps leur colère sont les plus pénibles pour eux-mêmes et
surtout pour les amis avec lesquels ils ne peuvent vivre d'une manière
agréable, et c'est pour cette raison qu'on les appelle amers. C'est surtout à
cette espèce d'excès que semblent être disposés les mélancoliques chez lesquels
les impressions reçues durent longtemps en raison de la grossièreté des
humeurs.
811. Il présente la troisième espèce de colère là
(1126a27) où il dit: ¨ On appelle
insociables ceux qui etc. ¨.
Et
il dit qu'on appelle insociables ou funestes ceux qui se fâchent à l'égard de
ce qui ne le mérite pas, plus fortement qu'il ne le faut et plus longtemps
qu'ils ne le doivent, et qui ne se détournent pas de la colère sans avoir
tourmenté ou châtié ceux contre lesquels ils se sont mis en colère. En effet,
la colère ne dure pas en eux du seul fait qu'ils la retiennent, de sorte
qu'elle finirait par se dissiper avec le temps, mais du fait qu'ils se proposent
fermement de châtier celui qui les a offensés.
812. Ensuite (1126a29), lorsqu'il dit: ¨ À la douceur, nous opposons davantage
l'excès que etc. ¨, il compare entre eux les vices dont il vient de parler.
Et
il dit que l'excès de colère s'oppose davantage à la douceur que le défaut, ce
qu'il prouve par deux raisons. Premièrement parce qu'on le retrouve chez un
plus grand nombre d'hommes. En effet, l'homme est davantage incliné par nature
à se venger après avoir subi un outrage, bien que lorsqu'il ne subit pas de
dommage il est naturellement porté à la douceur. Deuxièmement parce que ceux
qui pèchent par excès de colère vivent plus difficilement en communauté, et
c'est en cela qu'ils sont plus mauvais et c'est pourquoi ils s'opposent
davantage au bien de la vertu.
813. Ensuite (1126a31), lorsqu'il dit: ¨ Ce que nous avons dit précédemment etc.
¨, il répond à une question implicite, à savoir pour quelles raisons et de
quelle manière l'homme doit-il se mettre en colère?
Et
à ce sujet il fait deux choses. Premièrement il affirme qu'on ne peut répondre
à cette question avec certitude. Deuxièmement, il montre ce qui est évident à
cet égard, là (1126b4) où il dit: ¨ Voici
du moins ce qui est évident etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu, comme il a été dit au deuxième livre (n. 379) et manifesté au même endroit,
qu'il n'est pas facile de déterminer de quelle manière il faut se fâcher, à
l'égard de qui ou de quelles sortes de comportements, pour combien de temps et
jusqu'à quel point celui qui s'emporte agit correctement ou non. En effet,
celui qui s'éloigne peu du juste milieu, soit par excès, soit par défaut, n'est
pas à blâmer; mais parfois nous louons plutôt ceux qui dans la colère pèchent
par défaut et nous les appelons doux; et ceux qui pèchent peu par excès, nous
les appelons virils, en tant que nous les jugons puissants et capables de
commander à cause de la promptitude à se venger qui appartient aux chefs. Mais
la raison ne peut déterminer facilement de combien et de quelle manière un
homme peut s'éloigner du juste milieu pour être blâmé ou non. Car le jugement,
dans ces choses, dépend des circonstances particulières et de la sensibilité de
chacun, non pas tant la sensibilité extérieure que l'appréciation intérieure.
814. Ensuite (1126b4), lorsqu'il dit: ¨ Voici du moins ce qui est évident etc.
¨, il montre ce qui est manifeste à ce sujet.
Et
il dit qu'il est manifeste que la disposition moyenne est louable, à savoir
celle par laquelle nous nous emportons pour les personnes qui le méritent, pour
de bonnes raisons, de la manière qui convient, et qu'il en va de même pour les
autres circonstances. Et il est manifeste aussi que dans ce domaine l'excès et
le défaut sont blâmables, de telle manière cependant que s'ils s'écartent peu
du juste milieu, ils sont tolérables. Cependant, plus ils s'en écartent, plus
ils sont blâmables. Mais s'ils s'en écartent considérablement, ils sont
extrêmement blâmables. C'est pourquoi il faut toujours aspirer à parvenir au
juste milieu.
815. À la fin, il termine en concluant que ce qui
a été dit au sujet des habitus relatifs à la colère suffit à notre propos.
Il
montre quel est le vice relatif à l'excès de plaisir dans les relations
communes entre les hommes, quel est celui qui est relatif au défaut, et quelle
est l'habitus qu'on loue, le juste milieu, lequel semble avoir la plus grande
ressemblance avec l'amitié.
816. Après avoir traité des vertus relatives aux
choses extérieures, le Philosophe traite ici des vertus relatives aux actes
humains.
Et
premièrement il traite de celles qui portent sur les choses sérieuses.
Deuxièmement, de celles qui portent sur les amusements, là (1128a1) où il dit:
¨ Le repos ayant aussi sa place dans la
vie humaine, etc. ¨.
Or,
il y a deux choses à considérer dans les actes sérieux: le plaisir et la
vérité. Donc, en premier lieu, il traite de la vertu qui est relative aux
plaisirs et aux tristesses qui procèdent des actes sérieux des hommes. En
deuxième lieu, il traite de la vertu qui est relative à la vérité, là (1127a13)
où il dit: ¨ Mais le juste milieu
présente etc. ¨.
Au
sujet du premier point il fait deux choses. En premier lieu il montre qu'à
l'égard des plaisirs et des tristesses des actes humains il existe un juste
milieu et des extrêmes. En deuxième lieu, il les détermine, là (1126b20) où il
dit: ¨ Cette disposition moyenne n'a pas
de nom etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente le
vice relatif à l'excès du plaisir (1126b10). Et il dit que dans les relations
humaines par lesquelles les hommes vivent ensemble selon les dispositions
naturelles qui leur sont propres, et universellement dans toute vie commune en
société, qui s'accomplit de telle manière que les hommes communiquent entre eux
par la parole et les affaires, certains semblent être d'un commerce agréable et
cherchent à plaire à tout un chacun. C'est pourquoi ils n'ont qu'éloges à la
bouche à l'égard de ce que les autres disent ou font afin de se montrer
agréables à eux. Et ils ne contredisent en rien ceux avec lesquels ils vivent
afin de ne pas les attrister, estimant qu'il ne faut jamais causer de peine à
ceux avec lesquels on vit.
817. En deuxième lieu, là (1126b14) où il dit: ¨ Mais d'autres, au contraire, etc. ¨, il
présente le vice relatif au défaut dans ce genre d'affaires.
Et
il dit que d'autres, d'une manière qui est opposée à ceux qui aiment plaire,
cherchent à contredire tout ce qui se dit et tout ce qui se fait, comme s'ils
cherchaient à attrister les autres et n'avaient aucun souci d'éviter ce qui peut
leur causer de la peine: ce sont ceux dont on dit qu'ils sont difficiles ou
d'humeur querelleuse.
818. En troisième lieu, là (1126b16) où il dit: ¨
Donc, puisque les habitus dont on vient
de parler sont blâmables etc. ¨, il conclut que l'habitus moyen est
louable. Et il dit que parce que les habitus qui précèdent, lesquels sont des
extrêmes, sont blâmables, il est manifeste que l'habitus ou la disposition
moyenne est louable en tant qu'elle fait accueillir, ou même rejeter et
contredire ce qu'il faut dans ce qui est dit ou fait par les autres, et qu'elle
le fait de la manière qu'il faut.
819. Ensuite (1126b20), lorsqu'il dit: ¨ Cependant, cette disposition moyenne n'a pas
reçu de nom etc. ¨, il détermine des dispositions qui précèdent.
Et
en premier lieu il détermine de la disposition moyenne. En deuxième lieu, il
détermine des dispositions extrêmes, là (1127a7) où il dit: ¨ Mais parmi ceux qui font plaisir aux autres
etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il détermine du
nom de la disposition moyenne. En deuxième lieu, il détermine de sa propriété,
là (1126b28) où il dit: ¨ Donc, en
général, comme nous l'avons dit etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il affirme que
la disposition moyenne n'a pas reçu de nom (1126b20).
820. En deuxième lieu, là (1126b21) où il dit: ¨ La disposition que nous cherchons à nommer
ressemble à l'amitié etc. ¨, il nomme la disposition moyenne par sa
ressemblance avec l'amitié.
Et
il dit que cette vertu ressemble grandement à l'amitié car elle lui est
semblable dans l'acte extérieur qui lui est le plus propre et qui consiste à
vivre avec plaisir avec les amis. En effet, celui qui est disposé selon la
disposition moyenne de cette vertu, se présente d'une manière agréable dans ses
relations avec les autres, comme nous disons que cela convient à un ami,
c'est-à-dire à celui dont l'amitié est réglée par la raison, ce qui relève
d'une amitié honnête. En effet, ce n'est pas toute amitié qui est conforme à la
vertu, comme nous le verrons plus loin. Et s'il en était ainsi que celui qui
possède cette vertu assumait l'affection de l'amour à l'égard de ceux avec
lesquels il vit, il serait absolument tel qu'il serait tout à fait vertueux.
821. En troisième lieu, là (1126b23) où il dit: ¨
Mais cette disposition diffère de
l'amitié etc. ¨, il montre la différence qu'il y a entre cette vertu et la
vraie amitié.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu, il présente la différence. En
deuxième lieu, il écarte une fausse interprétation, là (1126b26) où il dit: ¨ Cependant, elle règle son attitude en
conformité avec les cas particuliers etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que cette vertu diffère de la vraie amitié car elle
est dépourvue de l'amour qui est une passion de l'appétit sensible et est
détachée de l'affection de ceux avec lesquels elle est en relations, ce qui
relève de l'appétit intellectuel. En effet, elle n'accueille pas chacune des
choses qui est dite ou faite par les autres de la manière qui convient parce
qu'elle leur est attachée par l'amour ou par la haine, mais parce qu'elle est
ainsi disposée par son habitus. Et un signe en est qu'elle se conforme à cette
disposition non seulement à l'égard des amis, mais en toute circonstance, aussi
bien à l'égard de ceux qu'elle connaît qu'à l'égard de ceux qu'elle ne connaît
pas, envers les familiers comme envers les étrangers. Et il en va de même de la
libéralité. En effet, c'est par amour qu'un ami offre des dons à ses amis,
alors que ce n'est pas du fait qu'il aime ses amis que celui qui est libéral
leur offre des dons, mais c'est parce qu'il est disposé de telle manière qu'il
donne facilement l'argent.
822. Ensuite (1126b26), lorsqu'il dit: ¨ Cependant, elle règle son attitude etc.
¨, il écarte une fausse interprétation relativement à ce qui a été dit.
En
effet, parce qu'il avait dit que cette vertu garde la même attitude à l'égard
des inconnus et à l'égard de ceux qui sont connus, on pourrait croire que cette
similitude s'applique à tous les cas. Or, il faut entendre cette similitude
quant à ce point commun qu'il faut être agréable à tous ceux avec lesquels on
est en relation. Et il existe une différence quant aux manières spéciales de
vivre en relations, car il appartient à celui qui est vertueux d'agir dans
chaque cas selon ce qui convient. Or, il ne convient pas de manifester du
contentement ou de la compassion de la même manière avec les familiers et les
étrangers.
823. Ensuite (1126b28), lorsqu'il dit: ¨ Mais en général, comme nous l'avons dit etc.
¨, il présente cinq propriétés appartenant à cette vertu, dont la première se
tire de la manière de s'entretenir avec les autres.
Et
il dit, comme il a été dit précédemment (n. 821), qu'en général, celui qui possède cette vertu s'entretient
avec tous de la manière qui convient.
824. Il présente la deuxième propriété là
(1126b29) où il dit: ¨ Et comme il
rapporte tout au bien etc. ¨, laquelle se prend par rapport à la fin.
Et
il dit que celui qui possède cette vertu tend à vivre avec les autres sans leur
faire de peine et même avec plaisir. Et il rapporte cela au bien honnête et à
celui qui procure un service, c'est-à-dire au bien utile, car cette disposition
a rapport avec les plaisirs et les tristesses que l'on éprouve dans les
relations avec les autres et dans lesquels consiste principalement et
proprement la vie commune entre les hommes. En effet, c'est le propre des
hommes, comparativement aux autres animaux, de mettre en commun les aliments et
les autres choses de la sorte nécessaires à la vie.
825. Il présente la troisième propriété là
(1126b32) où il dit: ¨ Mais chaque fois
que ce qui se présente n'est pas bien et nuisible, etc. ¨, laquelle se
prend par rapport à la tristesse.
Et
il dit que parfois celui qui possède cette vertu refuse de faire plaisir à
quelqu'un, et même parfois choisit de lui faire de la peine, et cela de deux
manières. Premièrement, en considération de lui-même, par exemple si la chose à
faire ne lui est pas honnête, comme lorsqu'un autre prononce des paroles
infâmes et qui lui sont nuisibles comme lorsqu'un autre parle de manière à
nuire à sa réputation. Deuxièmement en considération de celui avec lequel il
vit: par exemple, s'il dit ou fait quelque chose qui contribue à un grand
déshonneur pour lui-même ou encore qui lui est très nuisible. Et du fait qu'il
le contredise, il lui cause une petite tristesse. Par conséquent, celui qui est
vertueux n'acceptera pas inconditionnellement ce qui est dit par les autres, ni
la manière dont ils le disent, mais il les reprendra plutôt.
826. Il présente la quatrième propriété là
(1127a1) où il dit: ¨ Cependant, il aura
des relations différentes avec ceux etc. ¨, laquelle se prend par rapport à
différentes personnes.
Et
il dit que celui qui est vertueux s'entretient et se conduit différemment à
l'égard ceux qui sont déjà établis dans les honneurs et à l'égard de tout autre
particulier. Et de même, il le fera différemment aussi avec ceux qui sont plus
ou moins connus de lui, et même d'après d'autres différences entre les
personnes. Il se comportera en effet avec chacun selon ce qui lui convient.
827. Il présente la cinquième propriété là
(1127a3) où il dit: ¨ Désirant le plaisir
des autres pour ce plaisir même etc. ¨, laquelle se prend par comparaison
du plaisir à la tristesse.
Et
il dit que c'est de lui-même qu'il veut chercher à plaire aux autres et éviter
de leur faire de la peine. Cependant, en considération des événements futurs,
il leur fera parfois un peu de peine si ces événements l'emportent en honnêteté
et en utilité sur la peine présente, ou encore en considération d'un grand
plaisir à venir auquel il se préparera par la peine présente. Et il conclut que
telle est la disposition moyenne, bien qu'elle n'ait pas reçu de nom, quoique
chez nous elle pourrait appelée affabilité.
828. Ensuite (1127a7), lorsqu'il dit: ¨ Parmi ceux qui aiment faire plaisir à autrui
etc. ¨, il traite des vices qui sont opposés à l'affabilité.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu, il traite du vice qui pèche
par excès de plaisir. Et il dit que celui qui cherche à plaire aux autres par
excès, s'il ne fait pas cela en vue d'obtenir autre chose, on l'appelle
complaisant. Mais s'il fait cela en vue d'obtenir de l'argent ou tout autre
chose qu'il peut estimer, on l'appelle courtisan ou flatteur.
829. En deuxième lieu, là (1127a10) où il dit: ¨ Mais celui qui fait souffrir tout le monde
etc. ¨, il traite du vice opposé.
Et
il dit que celui qui attriste tout le monde, on l'appelle querelleur ou
difficile.
830. En troisième lieu, là (1127a12) où il dit: ¨
Si les extrêmes semblent s'opposer etc.
¨, il compare entre eux les deux vices qui précèdent.
Et
il dit que si les deux dispositions extrêmes semblent s'opposer entre elles et
non à la vertu, c'est parce que le juste milieu de la vertu n'a pas reçu de
nom.
Le
Philosophe traite ici de la vertu qui se rapporte à la vérité et à la fausseté
dans les relations communes entre les hommes où, comme en passant, il traite de
celui qui se vante, de celui qui est vrai, du menteur, et des propriétés de
l'homme vrai.
831. Après avoir traité de la vertu qui tient
lieu de juste milieu dans les actes humains sous le rapport du plaisir, le
Philosophe traite ici de la vertu qui tient le juste milieu dans les mêmes
actes humains sous le rapport de la vérité. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il montre ce qu'il cherche à montrer (1127a13). En deuxième lieu,
il traite de ce qu'il cherche à montrer, là (1127a20) où il dit: ¨ Le vaniteux semble s'attribuer faussement la
gloire etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il présente une
certaine vertu moyenne qui s'oppose à la vantardise. En deuxième lieu, il
montre qu'il faut traiter de cette vertu, là (1127a14) où il dit: ¨ Cependant, il ne sera pas mauvais d'exposer
ces etc. ¨. En troisième lieu, il montre la différence qu'il y a entre
cette vertu et celle qui précède, là (1127a17) où il dit: ¨ En ce qui concerne la vie en société, nous
avons parlé etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1127a14) que le juste milieu opposé à la vanité
présente à peu près les mêmes caractéristiques que la vertu précédente parce
qu'elle se rapporte aux actes humains. Mais elle ne le fait pas sous le même
rapport, car elle ne regarde pas le plaisir, mais quelque chose d'autre, comme
nous le dirons plus loin (n. 838).
Et ce juste milieu, lui non plus, tout comme la vertu précédente, n'a pas reçu
de nom.
832. Ensuite (1127a14), lorsqu'il dit: ¨ Cependant, il ne sera pas mauvais etc.
¨, il montre pourquoi il est nécessaire de traiter de cette vertu.
Et
pour le montrer, il donne deux raisons, et pour la première de ces raisons il
dit qu'il n'est pas mauvais mais plutôt utile aux sciences morales de traiter,
comme en passant, des vertus, car par ce moyen nous connaîtrons mieux ce qui concerne
les moeurs si nous passons en revue dans ce traité les choses qui relèvent de
chacun des habitus particuliers. En effet, la connaissance des choses morales
n'atteint sa perfection que par la connaissance de chacun des cas particuliers.
833. Il présente la deuxième raison là (1127a15)
où il dit: ¨ Et nous croirons que la
vertu est un juste etc. ¨.
Et
il dit que c'est en considérant chacun des cas particuliers que nous serons
davantage assurés que les vertus sont des justes milieux.
834. Ensuite (1127a17), lorsqu'il dit: ¨ Touchant les relations de la vie en société
etc. ¨, il montre en quoi cette vertu diffère de celle qui précède.
Et
il dit que nous avons parlé de ceux qui se comportent, dans les relations de la
vie en société, selon le plaisir ou la peine qu'ils peuvent causer aux autres
(n. 816-830). Il reste alors à
parler de ceux qui s'y comportent selon la vérité ou la fausseté, aussi bien
dans leurs paroles que dans leurs actes ou leurs faux-semblants.
835. Ensuite (1127a20), lorsqu'il dit: ¨ Le vaniteux semble s'attribuer faussement
etc. ¨, il traite des vertus et des vices.
Et
en premier lieu il présente la vertu et les vices qui lui sont opposés. En
deuxième lieu il les définit, là (1127a33) où il dit: ¨ Nous parlerons de l'un et de l'autre etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre ce qui
appartient au juste milieu et aux extrêmes dans cette matière. En deuxième lieu
il montre de quelle manière les choses qui sont dites appartiennent à la
disposition moyenne et aux extrêmes, là (1127a26) où il dit: ¨ Or, dans chacun de ces cas, on peut etc.
¨. En troisième lieu, il montre que la disposition moyenne est louable et que
les extrêmes sont blâmables, là (1127a28) où il dit: ¨ De lui-même, le mensonge est vil etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1127a20) que le vaniteux, qui pèche par excès, feint
des actions glorieuses, ce qu'il fait de deux manières. Premièrement en
simulant des actions glorieuses qu'il n'a pas faites. Deuxièmement, en
exagérant des actions qu'il a faites. Or, celui qui pèche par défaut, on
l'appelle réservé, alors que celui qui tient le juste milieu, on l'appelle
franc, c'est-à-dire celui qui est de soi admirable car il ne cherche pas à être
admiré davantage que ce qui lui convient de soi; on l'appelle encore vrai,
c'est-à-dire celui qui est évident de soi, parce qu'il se montre tel qu'il est.
En effet, il est vrai dans la mesure où il montre à son sujet ce qu'il en est
réellement, et non seulement par ses paroles, mais aussi par sa vie, c'est-à-dire
dans la mesure où son comportement extérieur, tout comme ses paroles, est
conforme à sa condition.
836. Ensuite (1127a26), lorsqu'il dit: ¨ Or, dans chacun de ces cas, on peut etc.
¨, il montre de quelle manière ce qui précède appartient aux trois habitus dont
il vient de parler.
Et
il dit qu'il est possible de faire de deux manières chacun des actes dont nous
venons de parler. Premièrement, à cause de quelque chose d'autre: par exemple,
lorsque quelqu'un nie qu'il est tel qu'il est à cause de la peur. Deuxièmement,
non pas à cause de quelque chose d'autre, mais parce qu'il trouve du plaisir à
poser cet acte. Et c'est cela qui appartient proprement à l'habitus, car chacun
parle, agit et conduit sa vie conformément à la qualité de son habitus, à moins
d'agir parfois autrement à cause de quelque chose d'autre qui survient.
837. Ensuite (1127a28), lorsqu'il dit: ¨ Or, de lui-même, le mensonge est vil etc.
¨, il montre ce qui est louable et ce qui est blâmable dans les habitus dont il
vient de parler. Et il dit que le mensonge est de lui-même blâmable et qu'il
doit être évité, et que le vrai est un bien et qu'il est louable. En effet, des
signes sont institués dans la société pour représenter les choses telles
qu'elles sont. Et c'est pourquoi, si quelqu'un représente une chose autrement
qu'elle n'est en mentant, il agit d'une manière déréglée et vicieuse. Mais
celui qui dit la vérité agit conformément à l'ordre et à la vertu. Or, il est
manifeste que celui qui dit la vérité tient le juste milieu parce qu'il
signifie la chose telle qu'elle est. En effet, la vérité consiste dans une
certaine égalité qui est le juste milieu entre le grand et le petit. Or, celui
qui ment se tient dans un extrême car ou bien, par excès, il dit que la chose
est plus qu'elle n'est, ou bien par défaut il dit qu'elle est moins qu'elle
n'est. D'où il est clair que ces deux extrêmes méritent le blâme, mais le
vaniteux le mérite davantage parce qu'il s'écarte davantage, c'est-à-dire qu'il
s'éloigne davantage du vrai: en effet, dans l'égal on retrouve le moins mais
non le plus.
838. Ensuite (1127a33), lorsqu'il dit: ¨ Nous parlerons de l'un et de l'autre etc.
¨, il traite des habitus dont il vient de parler.
Et
en premier lieu il parle de la vertu. En deuxième lieu, il parle des vices qui
lui sont opposés, là (1127b10) où il dit: ¨ Ceux
qui s'attribuent des actions plus grandes etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il précise de
quel vrai il faut traiter. En deuxième lieu, il montre ce qui appartient
principalement à cette sorte de vrai, là (1127b4) où il dit: ¨ Un homme qui est tel semblera être un homme
modéré etc. ¨. En troisième lieu, il montre vers quel extrême ce vrai
penche davantage, là (1127b8) où il dit: ¨ Il
aura davantage tendance à atténuer la réalité etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1127a33) qu'il faut parler des habitus qui précèdent,
mais en premier de l'habitus du vrai. Nous ne cherchons pas maintenant à parler
de cet habitus du vrai qu'on retrouve dans les témoignages des procès, par
exemple lorsque quelqu'un, interrogé par le juge, avoue ce qui est vrai; et
nous ne parlons pas non plus de celui qui dit la vérité dans certaines affaires
relatives à la justice car cela relève d'une autre vertu, à savoir de la
justice. Mais nous cherchons plutôt à parler de l'homme vrai qui dit la vérité
dans la vie et dans les paroles qui sont
telles qu'elles sont indifférentes à la justice et à l'injustice: en effet, il
dit la vérité uniquement parce que telle est la disposition de sa nature; c'est
aussi ce que nous avons dit plus haut de la vertu qui précédait, à savoir que
l'homme qui la possède prend plaisir à vivre en société avec les autres non pas
à cause de l'amour, mais seulement parce que telle est la disposition de sa
nature. De même aussi, cette vertu dont nous parlons maintenant manifeste la
vérité non pas pour honorer la justice mais simplement parce qu'elle possède
une aptitude ou une disposition naturelle à dire la vérité.
839. Ensuite (1127b4), lorsqu'il dit: ¨ Un tel homme aura l'apparence d'un homme
modéré etc. ¨, il montre ce qui appartient le plus proprement à l'homme
vrai auquel il s'intéresse.
Et
il dit qu'un tel homme a l'apparence de la modération dans ses actes en évitant
aussi bien l'excès que le défaut. En effet, il aime la vérité et le vrai même
dans les autres choses où le dommage et le profit importent peu; à plus forte
raison, il aime la vérité dans ces choses dans lesquelles dire la vérité ou la
fausseté fait une grande différence quant aux préjudices ou aux secours à
apporter aux autres. Et il en est ainsi parce qu'il évite le mensonge en
lui-même comme étant quelque chose de honteux et non seulement en tant qu'il
renonce à nuir aux autres. Et il dit qu'un tel homme mérite d'être loué.
840. Ensuite (1127b7), lorsqu'il dit: ¨ Et il aura plutôt tendance à atténuer la
réalité etc. ¨, il montre vers quel extrême cette vertu penche davantage.
Et
il dit que s'il est parfois difficile de dire la vérité tout à fait à point, il
préfère alors atténuer la réalité plutôt que de l'exagérer. Et cela semble
relever davantage de la prudence du fait que les hommes qui exagèrent en
parlant d'eux-mêmes se rendent pénibles aux autres car en faisant cela ils
semblent vouloir se préférer aux autres.
841. Ensuite (1127b10), lorsqu'il dit: ¨ Celui qui s'attribue des actes plus grands
qu'ils ne le sont etc. ¨, il traite des vices opposés à cette vertu.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il traite du vice qui relève
de l'excès. Deuxièmement, il traite du vice qui relève du défaut, là (1127b23)
où il dit: ¨ Quant à ceux qui sont
ignorants en apparence etc. ¨. Troisièmement, il traite de l'opposition
qu'il y a entre les vices eux-mêmes, là (1127b32) où il dit: ¨ Le vantard semble donc s'opposer à l'homme
vrai etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il montre de
combien de manières est fautif le vice de la vantardise qui pèche par excès. En
deuxième lieu, il montre d'après quels critères principaux se vérifie le vice
de la vantardise, là (1127b15) où il dit: ¨ La
vantardise se manifeste non pas dans la puissance même de etc. ¨. En
troisième lieu il montre dans quelle sorte de choses surtout se manifeste le
vice de la vantardise, là (1127b17) où il dit: ¨ Ceux qui se vantent en vue d'obtenir une réputation considérable etc.
¨.
842. Il dit donc en premier lieu (1127b10) que
parfois on se vante de choses qu'on n'a pas faites, ou d'actes qu'on a
exagérément améliorés, non pas en vue d'une autre fin mais simplement parce
qu'on y trouve du plaisir. Et il dit qu'un tel homme semble méprisable,
autrement il ne trouverait pas du plaisir à mentir. Or, faire cela procède d'un
désordre de l'âme. Cependant, un tel homme n'est pas tout à fait mauvais parce
qu'il ne cherche pas à faire du mal. Mais il est vain dans la mesure où il se
réjouit dans une chose qui n'est en soi ni bonne ni utile. Aristote dit que
certains se vantent d'une deuxième manière à cause d'un désir de gloire ou
d'honneurs et que ceux-là ne sont pas tout à fait blâmables, c'est-à-dire dans
la mesure où la gloire et les honneurs ont une certaine affinité avec les
choses honnêtes pour lesquelles certains sont loués et honorés. Enfin, d'une
troisième manière, certains se vantent à cause de l'argent ou de toute autre
chose qui peut être évaluée en argent. Et il dit de ceux-là qu'ils sont plus
gravement blâmables parce qu'ils mentent à cause d'un bien qui est moindre.
843. Ensuite (1127b15), lorsqu'il dit: ¨ La vantardise se manifeste non pas dans la
puissance de etc. ¨, il montre d'après quel critère surtout se manifeste la
vantardise. Et il dit qu'on ne juge pas de la vantardise d'une personne selon
qu'elle possède ou non ce qui la justifierait de se vanter, mais d'après sa
volonté de le faire. On dit en effet de quelqu'un qu'il est vantard d'après
l'habitus d'où procède cette volonté de se vanter. Il en va de même pour tout
menteur qu'on qualifie ainsi du fait qu'il veut mentir, soit parce qu'il trouve
simplement du plaisir à mentir, soit parce qu'il ment à cause d'un désir de
gloire ou de richesses.
844. Ensuite (1127b17), lorsqu'il dit: ¨ Ceux qui se vantent en vue d'obtenir une
réputation etc. ¨, il montre au sujet de quoi surtout certains se vantent.
Or,
il est manifeste que ceux qui trouvent du plaisir dans la vantardise elle-même,
se vantent indifféremment de n'importe quoi. Mais ceux qui se vantent à cause
de la gloire inventent des choses qui paraissent louables, comme des actes qui
sont vertueux ou qui contribuent au bonheur, comme la noblesse, la richesse et
d'autres choses de la sorte. Mais ceux qui se vantent pour des avantages
matériels inventent des qualités dans lesquelles les autres trouvent du
plaisir, autrement jamais ils ne s'enrichiraient. Et en outre ils veillent à ce
que si les qualités dont ils se vantent ne sont pas vraies, ils puissent le
cacher de telle manière que leur mensonge ne puisse être découvert.
845. Et il donne deux exemples qui illustrent ce
qu'il vient de dire, dont le premier est relatif à ce qui se rapporte à la
médecine, car tous désirent la santé et tous ne peuvent pas découvrir si
quelqu'un se trompe dans les soins qu'il donne. Mais d'autres s'attribuent la
qualité de devin par laquelle les hommes sont naturellement séduits, et dont le
mensonge ne peut être facilement découvert. Et c'est pourquoi ceux qui se
vantent en vue de l'enrichissement feignent surtout d'être médecins ou sages
dans l'art de la divination. Ou il est encore possible qu'Aristote, en usant du
terme ¨ sage ¨ se réfère à la connaissance des choses divines, laquelle, dont
ceux-là se vantent, est désirable et cachée,
846. Ensuite (1127b23), lorsqu'il dit: ¨ Quant à ceux qui sont ignorants en apparence
etc. ¨, il traite du vice qui pèche par défaut.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il compare ce vice à la
vantardise. En deuxième lieu, il montre la diversité de ce vice, là (1127b25)
où il dit: ¨ Mais ceux-là se refusent
toute gloire etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que ceux qui sont ignorants en apparence, qui parlent
d'eux-mêmes en se tenant toujours au-dessous de ce qu'ils sont en réalité,
semblent avoir des moeurs plus aimables que celles des vantards car ils ne
semblent pas viser un profit par leur langage, mais cherchent plutôt à éviter
l'enflure de l'orgueil.
847. Ensuite (1127b25), lorsqu'il dit: ¨ Mais ceux-là se refusent toute espèce de
gloire etc. ¨, il montre comment ce vice se présente de différentes
manières.
Et
il dit qu'il existe certains hommes qui se refusent spécialement les choses qui
semblent relever de la plus grande gloire, comme le faisait Socrate lorsqu'il
refusait de s'attribuer la science. Mais il en existe d'autres qui dans
certaines choses modestes et évidentes veulent montrer qu'ils ne s'imaginent
pas être plus grands qu'ils ne sont. Et ceux-là, on les appelle des blatopanurgi, des finassiers, car ils
trouvent du plaisir dans une certaine habileté à simuler. En effet, le terme panurgi, en grec, signifie astucieux, et
celui de blato signifie avec délices.
Et Aristote dit que ceux-là sont facilement méprisables parce que leur feinte
est trop manifeste. Et parfois un tel défaut dans l'apparence extérieure semble
relever de la vanité alors que par cela ils veulent montrer qu'ils sont
meilleurs et plus modérés, comme le faisaient les Lacédémoniens qui portaient
des vêtements plus simples que ce qui convenait à leur statut. En effet, aussi
bien l'excès que le défaut poussés à l'extrême dans l'apparence extérieure
semble être un signe de vantardise dans la mesure où dans un cas comme dans
l'autre on cherche à manifester une certaine excellence de l'homme.
848. Mais il existe certains hommes qui font un
usage modéré de ce vice, parce qu'ils ne se refusent pas absolument toute
gloire et n'assument pas non plus des gloires trop petites, et qu'ils usent de
ce vice dans des choses qui ne sont pas accessibles à tous et manifestes. Et
ceux-là semblent être agréables à tous, comme nous l'avons dit plus haut (n. 847).
849. Ensuite (1127b32), lorsqu'il dit: ¨ Le vantard semble donc s'opposer etc. ¨,
il traite de l'opposition du vice à la vertu.
Et
il dit que le vantard semble davantage s'opposer à l'homme vrai, parce qu'il
est pire, comme nous l'avons dit (n. 837).
En effet, c'est toujours le pire vice qui s'oppose à la vertu.
Il
montre que le jeu peut être une vertu ou un vice; et il montre comment le jeu a
raison de bien, et ce qui appartient à l'excès, au défaut et au juste milieu.
850. Après avoir traité des vertus qui ont
rapport aux actes humains sérieux, le Philosophe traite ici d'une vertu qui a
rapport aux jeux. Et à ce sujet il fait trois choses.
En
premier, il montre que dans les jeux, il peut y avoir vertu et vice (1128a1).
En deuxième lieu, il détermine de la vertu qui est relative aux jeux et des
vices qui sont opposés à cette vertu, là (1128a5) où il dit: ¨ Ceux qui provoquent le rire avec excès etc.
¨. En troisième lieu, il montre la différence qu'il y a entre cette vertu et
celles dont nous avons parlé précédemment, là (1128b5) où il dit: ¨ Il existe donc, comme nous l'avons dit,
trois dispositions moyennes etc. ¨.
Au
sujet du premier point (1128a1), il faut considérer que par rapport à ce qui
est mauvais en soi et qui ne peut avoir raison de bien, il ne peut y avoir vertu et vice,
conformément à ce que nous avons montré (n. 329). Donc, si le jeu ne peut aucunement avoir raison de bien, il
n'existe aucune vertu relativement au jeu.
851. Or, le jeu a raison de bien en quelque sorte
dans la mesure où il est utile à la vie humaine. En effet, tout comme l'homme a
parfois besoin de se reposer en s'abstenant des travaux corporels, de même
aussi il a parfois besoin, pour que son âme se repose, de s'abstenir des
travaux de l'âme par lesquels l'homme s'applique aux choses sérieuses: et c'est
au moyen du jeu que l'homme trouve ce repos. Et c'est pourquoi il dit que
puisqu'il existe un certain repos de l'homme à l'égard des soucis et des
inquiétudes relatifs à cette vie et aux relations humaines au moyen du jeu, et
que le jeu a par conséquent raison de bien utile, il s'ensuit qu'il est
possible de retrouver dans les jeux une certaine relation convenable entre les
hommes, c'est-à-dire de telle manière que l'homme dise et entende les choses
qu'il faut et de la manière qui convient. Il y a cependant une grande
différence selon qu'on parle ou qu'on entende parler parmi les gens de cette
sorte. Il y a en effet de nombreuses choses qu'un homme entend comme il
convient et qu'il ne dirait pas de la manière qui convient. Or, partout où il y
a une différence entre les choses qu'il faut faire et celles qu'il ne faut pas
faire, il y a là non seulement un juste milieu, mais aussi un excès et un
défaut par rapport à ce juste milieu. D'où il s'ensuit que relativement au jeu,
on retrouve un juste milieu de la vertu et des extrêmes.
852. Ensuite (1128a5), lorsqu'il dit: ¨ Ceux qui, en provoquant le rire, dépassent
etc. ¨, il traite du juste milieu et des extrêmes relatifs au jeu.
Et
en premier lieu il dit ce qu'il en est de chacun d'eux. En deuxième lieu, il
dit ce qui convient à chacun d'eux, là (1128a17) où il dit: ¨ Or le tact est propre à l'habitus moyen etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre quel
est le juste milieu et les extrêmes dans le jeu. En deuxième lieu, il montre
que cela appartient à la diversité des moeurs, là (1128a11) où il dit: ¨ Et il semble que ce soient là des mouvements
du caractère etc. ¨. En troisième lieu, il montre que l'extrême est parfois
pris pour le juste milieu, là (1128a13) où il dit: ¨ Le goût de la plaisanterie étant très répandu etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il montre ce qui
appartient à l'excès (1128a5). Et il dit que ceux qui sont excessifs dans le
rire de la plaisanterie, on les appelle des bouffons, c'est-à-dire des pilleurs
de temples, à la ressemblance des oiseaux de proie qui volaient autour des
temples pour enlever les entrailles des bêtes qui avaient été sacrifiées. De la
même manière, ces bouffons guettent l'occasion de pouvoir s'emparer de la
moindre chose qu'ils peuvent tourner en dérision. Et c'est pourquoi ceux-là
sont pénibles car en toute circonstance ils cherchent le ridicule et ils s'appliquent
danvantage à cela qu'à tenir des propos convenables, c'est-à-dire honnêtes, et
qui ne blessent pas celui à qui ils lancent ces railleries par plaisanterie. En
effet, ils cherchent davantage à dire des choses dégoûtantes qui troublent les
autres qu'à amener les hommes à rire.
853. En deuxième lieu, là (1128a8) où il dit: ¨ Mais ceux qui ne disent pas des
plaisanteries etc. ¨, il montre quel est le vice qui pèche par défaut.
Et
il dit que ceux qui ne disent pas des plaisanteries et qui sont offensés par
ceux qui en font, alors même qu'ils sont troublés avec raison par cela,
semblent être des rustres, c'est-à-dire des personnes grossières qui ne
semblent pas pouvoir être adoucies par le plaisir du jeu.
854. En troisième lieu, là (1128a10) où il dit: ¨
Ceux qui sont enjoués modérément etc.
¨, il montre quel est le juste milieu dans le jeu.
Et
il dit que ceux qui se comportent avec modération dans les jeux, on les appelle
eutrapeli (enjoués), ce qui signifie
quelque chose comme des gens ayant l'esprit bien tourné, du fait qu'à partir de
ce qu'ils entendent dire et voient faire, ils provoquent le rire mais d'une
manière qui convient.
855. Ensuite (1128a11), lorsqu'il dit: ¨ Il semble que ce soient là des mouvements
etc. ¨, il montre que les dispositions dont il vient de parler
appartiennent à une grande diversité de caractères.
Et
il dit que les mouvements dont on vient de parler, c'est-à-dire ceux qui font
qu'on veuille provoquer le rire soit excessivement, soit faiblement, soit avec
modération, est un indice d'une disposition morale intérieure. En effet, tout
comme c'est par les mouvements corporels extérieurs qu'on discerne les
dispositions corporelles intérieures, de même c'est par les actes extérieurs
qu'on en arrive à connaître les caractères intérieurs.
856. Ensuite (1128a13), lorsqu'il dit: ¨ Le goût de la plaisanterie étant très
répandu etc. ¨, il montre commnent l'extrême est parfois pris pour le juste
milieu.
Et
il dit que parce que la plaisanterie est très répandue et que nombreux sont
ceux qui prennent plus de plaisir qu'il ne faut à la plaisanterie et à ce
qu'ils disent aux autres sous forme de railleries, il résulte de là que chez
eux les bouffons sont appelés gens d'esprit car ils leur sont agréables. En
effet, ils pèchent par excès dans la plaisanterie que la plupart des hommes
aiment avec excès. Néanmoins, les bouffons diffèrent considérablement des gens
d'esprit, comme nous l'avons vu précédemment (n. 852-854).
857. Ensuite (1128a17), lorsqu'il dit: ¨ Or, le tact est propre à etc. ¨, il
montre ce qui appartient en propre aux habitus dont il vient de parler.
Et
en premier lieu il montre ce qui appartient en propre à l'habitus moyen. En
deuxième lieu, il montre ce qui appartient en propre à l'extrême qui pèche par
excès, là (1128b1) où il dit: ¨ Quant au
bouffon, il se etc. ¨. En troisième lieu, il montre ce qui appartient en
propre à l'extrême qui pèche par défaut, là (1128b4) où il dit: ¨ Quant au rustre, il est absolument etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre de
quelle manière se présente l'homme d'esprit en général à l'égard du jeu. En
deuxième lieu, il montre comment il se présente en particulier à l'égard de la
plaisanterie, là (1128a25) où il dit: ¨ Faut-il
donc définir celui qui sait bien plaisanter etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il affirme qu'il
appartient à l'habitus moyen d'user de jeux convenables (1128a17). Et il dit
que ce qui est propre à l'épydexiotis
(l'homme doué de tact), à savoir être bien assorti et disposé à vivre dans la
société des hommes, appartient à l'habitus moyen de cette vertu. C'est en effet
à des hommes de cette sorte qu'il appartient de dire et d'entendre de tels
amusements qui conviennent à un homme mesuré et libre, c'est-à-dire à un homme
qui possède une âme libérée des passions serviles.
858. En deuxième lieu, là (1128a20) où il dit: ¨ Or, il y a une certaine convenance etc.
¨, il prouve et présente une raison en vue de manifester ce qu'il avait dit. En
effet, partout où l'on retrouve quelque chose qui peut être fait
convenablement, cela relève de la vertu. Mais il est possible à celui qui
plaisante de dire et d'entendre des choses avec convenance. Et cela est évident
à partir de la différence qu'on observe entre les plaisanteries. En effet, la
plaisanterie de l'homme libre, c'est-à-dire de celui qui cherche à bien faire
ses actes volontaires propres, diffère de celle de l'homme servile qui
s'affaire à des occupations serviles. Et la plaisanterie de l'homme bien élevé,
c'est-à-dire de celui qui est instruit sur la manière dont il faut plaisanter,
diffère de la plaisanterie de l'homme sans éducation qui n'est arrêté par
aucune règle dans la plaisanterie. D'où il est manifeste que la convenance que
l'on retrouve dans l'expression et l'audition des plaisanteries relève de
l'habitus moyen de la vertu.
859. En troisième lieu, là (1128a23) où il dit: ¨
Or, cela apparaîtra avec évidence etc.
¨, il présente un signe pour manifester ce qui vient d'être dit, à savoir que
la plaisanterie de l'homme éduqué diffère de celle de l'homme sans éducation.
Et
il dit que cela est évident surtout si l'on considère aussi bien les comédies
anciennes que les comédies nouvelles qui représentent les entretiens des hommes
entre eux. Car si quelque part dans ces narrations il se passait des
conversations obscènes, cela entraînait chez certains le rire alors que de
telles indécences étaient tournées en dérision. Mais chez certains cela
générait une suspicion alors qu'ils se doutaient que ceux qui disaient ces
obscénités avaient un coeur habité par le mal. Or il est manifeste que si un
homme profère par plaisanterie des paroles obscènes plutôt que des paroles
honnêtes, cela n'est pas de peu d'importance comme signe de son honnêteté.
860. Ensuite (1128a25), lorsqu'il dit: ¨ Faut-il donc définir celui qui sait bien etc.
¨, il montre comment se comporte l'homme vertueux dans les plaisanteries
agréables.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu, il soulève une question, à
savoir s'il faut définir celui qui raille correctement dans la plaisanterie en
le considérant du côté de ce qu'il dit,
car il dit des choses que doit dire un homme libre, vertueux et modeste. Ou
bien peut-être cela ne définit pas suffisamment cet homme de commerce agréable,
mais plutôt ce qui le caractérise du côté de la fin ou de l'effet, car il
cherche à ne pas blesser son auditoire et même davantage, il cherche à le
charmer.
861. En deuxième lieu, là (1128a27) où il dit: ¨ Et une telle définition est-elle encore etc.
¨, il répond à la question en considérant sa deuxième partie.
Et
il dit que cette définition, à savoir ce qui attriste et ce qui charme
l'auditoire, est encore indéterminée car pour différentes personnes, ce sont
des choses différentes qui plaisent ou qui déplaisent. En effet, chacun entend
volontiers les choses qui lui sont agréables. Et les choses que quelqu'un
supporte d'entendre avec patience, c'est cela même qu'il semble faire aux
autres lorsqu'il les leur présente, pourvu qu'il ne cherche pas à leur faire de
la peine.
862. En troisième lieu, là (1128a30) où il dit: ¨
Il ne dira pas tout indifféremment etc.
¨, il montre que quelque chose est déterminé quant à la première partie, à
savoir quant aux paroles qui sont dites.
Il
est manifeste en effet que l'homme vertueux ne fera pas n'importe quoi, c'est-à-dire qu'il n'avancera pas
n'importe quelle raillerie car certaines railleries sont des sortes d'injures
lorsque ce qui est dit de la sorte dans la raillerie se trouve à diffamer
quelqu'un, ce qu'interdisent ceux qui fixent les lois. Il existe cependant
certaines formes de plaisanteries qu'ils n'interdisent pas et qu'il faut dire
parce qu'elles sont agréables et qu'elles contribuent à la correction des
hommes, ce qui a lieu pourvu qu'elles n'entraînent pas le déshonneur. En effet,
celui qui se comporte dans les plaisanteries comme un homme digne et libre
apparaît comme étant à lui-même sa propre loi alors que c'est de son propre
choix qu'il évite les choses que la loi interdit et qu'il use de celles que la
loi permet.
863. Et il conclut finalement en disant que tel
est donc l'homme dont on dit qu'il tient le juste milieu et qu'on appelle
l'homme de tact, c'est-à-dire doué, ou enjoué, c'est-à-dire l'homme d'esprit.
864. Ensuite (1128b1), lorsqu'il dit: ¨ Quant au bouffon, il est moins etc. ¨,
il traite du vice qui pèche par excès.
Et
il dit que le bouffon est inférieur à un railleur, car le railleur cherche à
confondre quelqu'un, ce que ne vise pas le bouffon qui ne cherche qu'à faire
rire. Et il n'épargne ni lui-même ni les autres lorsqu'il cherche à faire rire
car il tourne au ridicule à la fois les exemples tirés de sa propre vie, et les
paroles et les actes pris chez les autres. Et il exprime des propos tels
qu'aucun homme bien élevé et vertueux n'oserait les prononcer. Et il y en a
même parmi eux certains que l'homme vertueux ne voudrait pas même écouter.
865. Ensuite (1128b4), lorsqu'il dit: ¨ En ce qui concerne les rustres, etc. ¨,
il traite du vice qui pèche par défaut.
Et
il dit que celui qui est rustre, c'est-à-dire grossier, est absolument impropre
à ces joyeux entretiens. En effet, il n'y apporte aucune contribution et
s'irrite contre tous. Et cela est un vice puisqu'il rejette absolument le jeu
qui est néanmmoins nécessaire à la vie humaine puisqu'Il contribue en quelque
sorte à son repos.
866. Ensuite (1128b5), lorsqu'il dit: ¨ Il existe donc, comme nous l'avons dit,
trois dispositions moyennes etc. ¨, il dégage une différence qui existe
entre cette vertu et les deux dont il a parlé précédemment.
Et
il dit que nous avons parlé de trois dispositions moyennes de la vie en société
qui ont toutes rapport aux échanges de propos et aux relations communes. Elles
diffèrent cependant entre elles, car l'une d'elles s'intéresse à la vérité dans
les propos et dans les actions alors que les deux autres sont tournées vers le
plaisir. Parmi ces dernières, l'une s'intéresse au plaisir qu'on trouve dans
les jeux alors que l'autre regarde le plaisir qu'on trouve dans les
conversations qui touchent le reste de la vie, c'est-à-dire les affaires
sérieuses.
Il
dit que la pudeur n'est pas une vertu, mais une certaine passion, ce qu'il
confirme aussi bien par l'effet que par la définition de la pudeur elle-même.
867. Après avoir traité des justes milieux qui
sont les vertus, le Philosophe traite ici d'un certain milieu qui n'est pas une
vertu, à savoir de la pudeur.
Et
en premier lieu il montre que la pudeur n'est pas une vertu (1128b10). En
deuxième lieu, il montre la même chose au sujet de la continence qui, bien
qu'elle soit louable, n'est pas une vertu, là (1128b33) où il dit: ¨ Or la continence, elle non plus, n'est pas
une vertu etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il recherche le
genre de la pudeur. En deuxième lieu, il montre quel est son sujet, là
(1128b16) où il dit: ¨ Mais ce n'est pas
à tout âge etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer (1128b10). Et il dit qu'il ne convient pas de
parler de la pudeur comme d'une certaine vertu, mais elle ressemble davantage à
une passion qu'à un habitus, lequel est le genre dans lequel se range la vertu.
868. En deuxième lieu, là (1128b12) où il dit: ¨ Elle se défint comme une certaine crainte
etc. ¨, il prouve de deux manières ce qu'il se propose de montrer.
Et
il le fait premièrement par une définition de la pudeur. Il dit en effet que la
pudeur est une crainte de donner de soi une mauvaise opinion, c'est-à-dire la
crainte d'une confusion qui s'oppose à la gloire. Or, la crainte est une
certaine passion. Donc, la pudeur est dans le genre de la passion.
869. En deuxième lieu, là (1128b13) où il dit: ¨ La pudeur manifeste quelque ressemblance
avec la peur etc. ¨, il manifeste la même chose au moyen de l'effet de la
pudeur.
Et
à ce sujet il faut considérer que les passions sont des mouvements de l'appétit
sensible, lequel se sert d'un organe corporel. C'est pourquoi toutes les
passions s'accompagnent de changements corporels. Et en général, la pudeur et
la crainte qu'on éprouve dans les dangers de mort présentent une certaine
ressemblance en ceci que l'une et l'autre se reconnaissent à un changement de
la couleur corporelle.
870. Mais elles diffèrent en particulier quant à
leur couleur respective, car ceux qui éprouvent de la pudeur rougissent alors
que ceux qui craignent la mort pâlissent. Et la raison de cette différence est
que la nature transmet les esprits et
les humeurs au lieu où elle perçoit un défaut. Or, le siège de la vie est situé dans le coeur et c'est
pourquoi, lorsqu'on craint un danger qui menace la vie, les esprits et les
humeurs se rassemblent dans le coeur et par conséquent les parties extérieures
qui en sont privées se trouvent à pâlir. Or, l'honneur et la confusion se
manifestent dans les membres extérieurs. Et c'est pourquoi, parce que l'homme
craint par la pudeur la privation de l'honneur, les humeurs et les esprits se
précipitant à l'extérieur, l'homme rougit. Ainsi, il est clair que la pudeur et
la crainte de la mort sont des phénomènes corporels dans la mesure où elles
s'accompagnent de changements corporels, ce qui semble relever davantage d'une
passion que d'un habitus. Il est clair par conséquent que la pudeur n'est pas
une vertu.
871. Ensuite (1128b16), lorsqu'il dit: ¨ Mais cette passion ne convient pas à tout
âge etc. ¨, il montre à quel sujet convient la pudeur.
Et
en premier lieu il montre à quel âge elle convient. En deuxième lieu, il montre
à quelle condition de vie elle convient, là (1128b23) où il dit: ¨ La pudeur ne s'attribue pas non plus à
l'homme de bien etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il présente ce
qu'il se propose de montrer, à savoir que la pudeur n'appartient pas à tout
âge, mais à la jeunesse (1128b16).
872. En deuxième lieu, là (1128b17) où il dit: ¨ Nous estimons en effet que la jeunesse doit
manifester de la pudeur etc. ¨, il prouve qu'il convient de retrouver de la
pudeur dans l'âge de la jeunesse, ce qu'il fait de deux manières.
Et
il le fait premièrement au moyen d'une propriété de la jeunesse. En effet,
parce que les jeunes, en raison de l'ardeur de leur âge, vivent selon leurs
passions, c'est pourquoi ils sont enclins à commettre un grand nombre de
fautes. Or, c'est par la pudeur, par laquelle ils craignent la honte, qu'ils en
sont parfois empêchés. Et c'est pourquoi la pudeur, à la manière d'un frein,
convient à la jeunesse. Et il prouve la même chose au moyen de la coutume
humaine, car nous avons en effet l'habitude de louer les jeunes qui éprouvent
de la pudeur.
873. En troisième lieu, là (1128b20) où il dit: ¨
Mais nul ne louera un homme âgé etc.
¨, il montre que la pudeur ne convient pas à un autre âge, c'est-à-dire à la
vieillesse.
Et
il dit que nul ne loue une personne âgée pour cette raison qu'elle éprouve de
la pudeur. La raison en est que nous estimons qu'elle ne doit rien faire de
honteux, d'où a coutume de naître la pudeur, aussi bien parce que nous estimons
qu'ils sont irréprochables à cause de leur longue expérience de vie, que parce
que, l'ardeur de la jeunesse étant passée, nous croyons qu'ils ne doivent pas
faire des actes honteux à cause des passions.
874. Ensuite (1128b23), lorsqu'il dit: ¨ Elle ne convient pas non plus à l'homme de
bien etc. ¨, il montre à quelle condition de vie convient la pudeur et à
laquelle elle ne convient pas.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre qu'elle ne convient
pas à l'homme vertueux. En deuxième lieu, il exclut certaines difficultés qui
vont à l'encontre du propos, là (1128b24) où il dit: ¨ Mais peu importe que certains actes soient honteux en vérité ou etc.
¨
Il
dit donc en premier lieu qu'il ne convient pas non plus au vertueux d'éprouver
de la pudeur. En effet, on éprouve de la pudeur à l'égard des actes qui sont
mauvais. Or, l'homme vertueux ne commet pas d'actes mauvais car la vertu rend
bon celui qui la possède ainsi que l'opération posée par ce dernier. La pudeur
ne convient donc pas à l'homme vertueux.
875. Ensuite (1128b24), lorsqu'il dit: ¨ Mais peu importe que certains actes etc.
¨, il exclut trois objections qui vont à l'encontre de ce qui précède, dont
voici la première.
En
effet, on pourrait dire que la pudeur ne regarde pas seulement ce qui est
honteux en vérité et qui s'oppose à la vertu, mais aussi ce qui est honteux
selon l'opinion.
876. Mais le Philosophe répond que cela ne change
rien en ce qui concerne le propos: en effet, il convient au vertueux de ne
faire ni l'un ni l'autre, c'est-à-dire ni ce qui est honteux en vérité, ni ce
qui est honteux selon l'opinion. Et c'est pourquoi il n'appartient pas au
vertueux d'éprouver de la honte, mais il appartient plutôt à celui qui est
mauvais de poser des actes qui sont mauvais soit en vérité soit d'après
l'opinion.
877. Il présente la deuxième difficulté là
(1128b27) où il dit: ¨ Mais se trouver
dans des situations telles qu'il ferait quelque chose dont etc. ¨.
On
pourrait dire en effet que bien que le vertueux ne fasse pas quelque chose dont
il aurait honte, il est cependant disposé de telle manière que s'il faisait des
choses de cette nature, il en éprouverait de la honte. Donc, si pour cette
raison on estimait que la honte appartient à l'homme de bien, il prouve que
cela est absurde pour deux raisons.
878. Premièrement parce que la honte, à parler
proprement, ne regarde les actes fautifs que s'ils sont volontaires et auxquels
on doit attribuer le blâme. Mais il répugne à la personne vertueuse de faire le
mal volontairement. Donc, la honte ne peut lui être attribuée pour la raison
que nous venons de dire. Elle pourrait cependant aussi lui être attribuée si
elle pouvait aussi se retrouver dans des événements qui peuvent se produire
involontairement, comme la maladie qui survient à l'homme involontairement.
C'est pourquoi il peut aussi appartenir à l'homme vertueux qui est en santé de
se soucier de la médecine à cause de la maladie qui peut survenir.
879. En deuxième lieu, là (1128b30) où il dit: ¨ La pudeur ne sera donc justifiée que etc.
¨, il écarte la difficulté qu'il vient de dire.
Si,
d'après la difficulté qui précède, la pudeur était quelque chose de vertueux
conditionnellement, c'est-à-dire parce que le vertueux aurait honte s'il
commettait des actes mauvais, il dit que dans ce cas la pudeur ne concernerait
pas ce qui appartient proprement à la vertu, car ce qui apparteint proprement à
la vertu lui appartient au contraire absolument, comme on le voit chez toutes
les vertus. D'où il s'ensuit que la pudeur n'appartient pas proprement au
vertueux.
880. Il présente la troisième difficulté là
(1128b33) où il dit: ¨ Mais si l'absence
de peur fait accomplir etc. ¨.
Quelqu'un
pourrait en effet conclure, parce que le manque de pudeur et le fait de ne pas
avoir honte des actes vils est quelque chose de vicieux, que pour cette raison
éprouver de la pudeur est quelque chose de vertueux.
881. Mais Aristote répond à cela que cette
conclusion n'est pas nécessaire car l'une et l'autre, c'est-à-dire aussi bien
la pudeur que l'impudence, supposent l'action honteuse qui n'appartient pas au
vertueux. Laquelle étant supposée, il est plus convenable de la regretter par
la pudeur que de ne pas s'en soucier par l'impudence. À partir de là aussi il
apparaît que la pudeur n'est pas une vertu car si elle était une vertu, on la
retrouverait dans l'homme vertueux.
882. Il faut cependant remarquer que le
Philosophe a affirmé plus haut que l'indignation est une passion louable, ce
dont il ne fait pas ici mention, car ce n'est pas son intention de traiter ici
de ces passions: cette question relève plutôt de la rhétorique, comme on le
voit au deuxième livre de la Rhétorique
(cap. 1X). Et c'est pourquoi il ne traite ici non plus de la pudeur si ce n'est
pour montrer qu'elle n'est pas une vertu. Et il reste qu'il faut comprendre la
même chose au sujet de l'indignation.
883. Ensuite (1128b35), lorsqu'il dit: ¨ Et la continence n'est pas davantage une
vertu etc. ¨, il montre la même chose au sujet de la continence.
La
continence en effet, bien qu'elle soit louable, n'est pas une vertu, mais
plutôt quelque chose qui est mêlé de vertu. En effet, celui qui est continent
suit la raison droite, ce qui relève de la vertu. Cependant, il subit les
mouvements violents des concupiscences mauvaises, ce qui relève d'un manque de
vertu. Et nous parlerons plus loin de cette question au livre sept de ce traité
(n. 1435-1454). Cependant, il
introduit ici la continence à titre de similitude pour la pudeur, car la pudeur
est exigée surtout là où les passions mauvaises abondent, ce qui convient aussi
à ceux qui sont continents, comme nous l'avons dit (n. 873).
884. Et à la fin il annonce ce qui suivra en
disant qu'il faut ensuite parler de la justice (n. 885-1108). Et c'est ainsi que se termine la présentation du
quatrième livre.
Commençant
son discours sur la justice, il montre par rapport à quelle sorte d'opérations
se manifestent la justice et l'injustice, quelle sorte de juste milieu est la
justice, et relativement à quels extrêmes elle est un juste milieu.
885. Après avoir traité des vertus morales qui
ont rapport aux passions, le Philosophe
détermine ici de la vertu de justice qui a rapport aux opérations, et il divise
cette section en deux parties.
Dans
la première, il traite de la justice proprement dite (1129a1). Dans la
deuxième, il traite de la justice en un sens métaphorique, là (1138a4) où il
dit: ¨ Mais s'il est possible d'être
injuste pour soi-même etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il détermine de la
vertu de justice. Dans la deuxième, il détermine d'une certaine vertu,
c'est-à-dire l'équité qui dirige la justice commune, là (1137a31) où il dit: ¨ Mais nous devons parler de l'équité etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il dit quel est
son propos. En deuxième lieu, il poursuit son propos, là (1129a5) où il dit: ¨ Nous voyons que tous ceux qui veulent parler
de la justice disent qu'elle est etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre ce qu'il
se propose de montrer, à savoir traiter de la justice et de l'injustice. Et il
présente trois distinctions qu'il faut considérer sur la justice et par
lesquelles elle diffère des vertus dont nous avons parlé précédemment.
886. Et il touche la première de ces distinctions
(1129a1) lorsqu'il dit qu'il faut rechercher sur quelles opérations il y a
justice et injustice. En effet, les vertus et les vices dont nous avons parlé
plus haut (n. 649-884) ont rapport
aux passions, car c'est en elles surtout qu'on considère de quelle manière
l'homme est affecté intérieurement par les passions, alors que ce qu'il fait
extérieurement n'est considéré que par manière de conséquent, c'est-à-dire dans
la mesure où les actes extérieurs procèdent des passions intérieures. Mais en
ce qui concerne la justice et l'injustice, on porte surtout son attention sur
ce que l'homme fait extérieurement alors qu'on ne considère que par manière de
conséquent la manière dont l'homme est affecté intérieurement, c'est-à-dire en
tant que l'homme est aidé ou empêché par les passions dans son rapport aux
opérations. Il touche la deuxième de ces distinctions lorsqu'il dit (1129a3): ¨
Et déterminer quelle sorte de juste
milieu etc. ¨. En effet, dans les vertus dont nous avons traité, le juste
milieu est pris selon la raison et non selon la chose. Mais en ce qui concerne
la justice, le juste milieu se prend selon la chose, comme nous le dirons plus
loin (n. 932-977). Et il touche enfin
la troisième distinction là (1129a3) où il dit: ¨ Et de quels extrêmes la justice est le juste milieu etc. ¨. En
effet, chacune des vertus dont nous avons parlé plus haut est un juste milieu
entre deux vices alors que la justice n'est pas un juste milieu entre deux
vices, comme nous le verrons plus loin (n. 993-994).
887. En deuxième lieu, là (1129a4) où il dit: ¨ Or, notre intention est de traiter etc.
¨, il montre selon quel mode il faut traiter du propos indiqué.
Et
il dit qu'il faut chercher à traiter de la justice selon le même art que nous
avons suivi pour traiter des vertus que nous avons examinées, c'est-à-dire par
approximation et par d'autres modes de la sorte.
888. Ensuite (1129a5), lorsqu'il dit: ¨ Nous voyons en effet que tous s'entendent pour
etc. ¨, il commence à traiter de la justice.
Et
en premier lieu il distingue la justice particulière de la justice légale. En
deuxième lieu, il détermine de la justice particulière dont il veut traiter
principalement, là (1130b29) où il dit: ¨ En
ce qui concerne la justice particulière etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il divise la
justice en légale et particulière. En deuxième lieu, il montre quelle est la
nature de la justice légale là (1129b14) où il dit: ¨ Parce que celui qui agit injustement agit à l'encontre de la loi etc.
¨. En troisième lieu il montre qu'en dehors de la justice légale, il existe une
certaine justice particulière, là (1130a15) où il dit: ¨ Nous recherchons en effet cette justice qui participe de la vertu etc.
¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre ce qui
est signifié par les noms de justice et d'injustice. En deuxième lieu, il
distingue l'un de l'autre, là (1129a22) où il dit: ¨ Il s'ensuit que bien souvent, si un terme se dit en plusieurs sens etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il fait connaître
les termes de justice et d'injustice. En deuxième lieu, il montre que cette
connaissance est convenable, là (1129a11) où il dit: ¨ Le rapport des connaissances et des puissances à leurs objets n'est pas
le même que celui etc. ¨. En troisième lieu, il tire un corollaire de ce
qu'il vient de dire, là (1129a16) où il dit: ¨ Donc, souvent, la connaissance d'une disposition contraire est acquise
par celle de son contraire etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu (1129a5) que tous semblent vouloir que la justice soit
une disposition telle que par elle l'homme y trouve trois avantages, dont le
premier est certes que l'homme y trouve une inclination à faire des actes de
justice d'après laquelle on dit de l'homme qu'il accomplit des oeuvres de
justice. Le deuxième avantage est l'acte juste. Le troisième est que l'homme
veut accomplir des actes de justice. Et il faut parler de l'injustice de la même
manière, à savoir qu'elle est une disposition par laquelle les hommes tendent à
accomplir des actes injustes, les font de fait et veulent les faire: et c'est
pourquoi nous devons présupposer cela au sujet de la justice comme étant ce qui
nous apparaît approximativement.
889. Et il faut ici noter qu'il procède
convenablement lorsqu'il fait connaître la justice par la volonté, dans
laquelle ne s'exercent pas les passions, et pourtant elle est le principe des
actes extérieurs, et c'est pourquoi elle est le sujet propre de la justice qui
ne se rapporte pas aux passions.
890. Ensuite (1129a11), lorsqu'il dit: ¨ Et le rapport des connaissances et des
puisssances etc. ¨, il montre que les notifications qu'il vient de faire
sont convenables quant à ceci, à savoir que la justice devient connue par ceci
qu'elle est ordonnée à vouloir et à faire des actes justes et l'injustice à
vouloir et à faire des actes injustes. En effet, il n'en va pas de même pour
les dispositions morales d'une part et pour les sciences et les puissances
d'autre part. En effet, les contraires relèvent d'une même puissance, comme le
blanc et le noir relèvent de la vue, et d'une même science, comme la santé et
la maladie relèvent de la science médicale. Mais une disposition contraire ne
nous dit rien sur la disposition qui lui est contraire.
891. Et il présente un exemple de disposition
corporelle. En effet, de la santé ne procèdent pas des effets qui sont
contraires à la santé, mais seulement des effets qui s'accordent avec la santé.
Ainsi, nous disons qu'un homme marche sainement lorsqu'il marche comme un homme
qui est en santé. C'est pourquoi la science elle-même, bien qu'en tant qu'elle
est une certaine connaissance, est telle à l'égard des contraires que la
connaissance de l'un d'eux est la cause de la connaissance de l'autre,
cependant, en tant qu'elle est un certain habitus ou une certaine disposition,
elle est ordonnée à un seul acte qui est la connaissance de la vérité et non à
la connaissance de l'erreur contraire. En conséquence, c'est avec raison qu'il
a été dit que c'est par la justice que nous posons des opérations justes et par
l'injustice que nous posons des opérations injustes.
892. Ensuite (1129a16), lorsqu'il dit: ¨ Il arrive donc fréquemment qu'un habitus
soit connu par un habitus contraire etc. ¨, il tire un corollaire de ce
qu'il vient de dire.
En
effet, parce que les habitus contraires portent sur des actes contraires, et
qu'un seul et même acte est déterminément celui d'un seul objet, il en résulte
fréquemment qu'un habitus est connu par l'habitus contraire et fréquemment
aussi qu'il est connu par son objet qui est comme la matière soumise à
l'opération de l'habitus. Et il manifeste cela par un exemple. En effet, si on
connaît manifestement l'euéxie,
c'est-à-dire la bonne disposition physique, on connait aussi manifestement la cathéxie, c'est-à-dire la mauvaise
disposition physique. Par conséquent, un habitus est connu par son contraire.
Mais un habitus est aussi connu par son objet, car c'est à partir des choses
qui rendent l'homme bien disposé que l'euéxie
devient manifeste. Et cela, il le manifeste par la suite d'une manière plus
spéciale en disant que s'il appartient à l'euéxie
que l'homme ait des chairs bien fermes, il appartient nécessairement à la cathéxie que l'homme ait des chairs
maigres et comme sans consistance à cause d'humeurs inidigestes. Mais en outre,
il est nécessaire que ce qui rend l'homme bien disposé soit aussi ce qui rend
ses chairs bien fermes.
893. Ensuite (1129a23), lorsqu'il dit: ¨ Il s'ensuit souvent que si une disposition
se dit en plusieurs sens etc. ¨, il distingue la justice et l'injustice.
Et
il le fait en premier lieu en présentant une division. En deuxième lieu, en
présentant les membres de la division, là (1129b2) où il dit: ¨ Puisque l'avare est injuste etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre que la
multiplicité des sens de l'injustice manifeste la multiplicité des sens de la
justice. Car dans la plupart des cas, il est conséquent, si l'un des contraires
se dit en plusieurs sens, qu'il en sera
de même de l'autre aussi. Et ainsi il en va de même du juste et de
l'injuste.
894. En deuxième lieu, là (1129b2) où il dit: ¨ Puisque l'avare est injuste etc. ¨, il
montre quelle est leur multiplicité.
Et
il dit qu'aussi bien la justice que l'injustice peuvent se dire en plusieurs sens,
mais leur multiplicité est en quelque sorte cachée pour cette raison que les traits qui font
équivocité sont rapprochés les uns des autres selon leurs ressemblances. Au
contraire, pour les traits qui diffèrent grandement les uns des autres,
l'équivocité apparaît plus manifestement si un même nom leur est imposé, du
fait qu'apparaît rapidement la grande différence qui les sépare et qui découle
de l'idée, c'est-à-dire de la définition propre appartenant à chacune des
espèces. Par exemple, le nom clavis (clavicule)
se dit par équivocité de l'instrument qui sert à fermer les portes, le verrou,
et de la clavicule qui couvre l'artère située dans le cou des animaux.
895. En troisième lieu, là (1129a31) où il dit: ¨
Mais dans combien de sens peut se dire le
terme injuste etc. ¨, il montre en combien de sens se disent les termes qui
précèdent.
Et
il dit qu'il faut d'abord considérer en combien de sens se dit le terme
injuste. Or, il se dit en trois sens. En effet, le terme injuste se dit
premièrement dans le sens d'illégal, c'est-à-dire qu'il s'attribue d'abord à
celui qui agit à l'encontre de la loi. En un deuxième sens, injuste se dit de
l'avare, c'est-à-dire de celui qui veut posséder plus de biens qu'il ne lui est
dû. En un troisième sens injuste signifie inégal et s'attribue à celui qui veut
avoir moins de maux qu'il ne convient.
896. D'où il est manifeste que le terme juste se
dit de deux manières. En un premier sens le terme juste signifie légal et
s'attribue à celui observe la loi. En un deuxième sens le terme juste signifie
égal et s'attribue à celui qui veut également avoir les biens et les maux qui
lui conviennent. En effet, le terme égal s'oppose à la fois à l'un et à
l'autre, c'est-à-dire à celui qui pèche par excès et à celui qui pèche par
défaut. Et à partir de là il conclut par la suite qu'on dit du juste qu'il est
légal et égal, et de l'injuste qu'il est illégal et inégal, dans la mesure où
les objets nous font connaître les habitus.
897. Ensuite (1129b2), lorsqu'il dit: ¨ Puisque l'avare est injuste etc. ¨, il
manifeste les membres de la division qui précède.
Et
en premier lieu il montre de quelle
manière on dit de l'avare qu'il est injuste. Et il dit que parce que l'avare
qui veut avoir plus qu'il ne lui est dû est injuste, il s'ensuit que son désir
porte sur les biens dont les hommes désirent l'abondance. Non pas sur tous les
biens mais seulement sur ceux sur lesquels il y a fortune et infortune. Or ces
biens, considérés en eux-mêmes, sont des biens en soi et absolument, quoiqu'ils
ne soient pas toujours des biens pour tel homme en particulier et ne lui soient
pas toujours profitables. Les hommes désirent ces biens et implorent Dieu de
les leur donner, et poussés par leur désir, ils les recherchent comme s'ils
leur étaient toujours des biens. Et c'est ainsi qu'ils deviennent avares et
injustes. Mais ce n'est pas ainsi que les choses devraient se passer: mais il
faudrait plutôt demander à Dieu, dans nos prières, que les choses qui sont des
biens en soi deviennent aussi des biens pour l'homme, de telle manière que
chacun choisisse ce qui est un bien pour lui et qu'il agisse correctement, en
conformité avec la vertu.
898. En deuxième lieu, là (1129b8) où il dit: ¨ Or, l'injuste ne choisit pas toujours etc.
¨, il manifeste de quelle manière on dit de l'inégal qu'il est injuste.
Et
il dit que quelqu'un n'est pas toujours qualifié d'injuste du fait qu'il
choisit plus que ce qui lui est dû, mais il peut aussi l'être parce qu'il
choisit moins que ce qui lui est dû dans les choses qui, considérées en
elles-mêmes, sont des maux en soi et absolument, comme les travaux pénibles, le
dénuement et les conditions de la sorte. Mais parce que même un moindre mal
apparaît en quelque sorte comme un bien dans la mesure où il fait l'objet d'un
choix, et puisque l'avare s'attache à un bien comme nous l'avons dit (n. 897), il semble pour cette raison que
celui qui désire avoir moins de maux que ce qui lui est dû est en quelque sorte
un avare. Mais il est plus juste de dire qu'il est inégal, car ce terme
contient les deux vices, à la fois celui qui pèche par excès et celui qui pèche
par défaut, et il leur est commun.
899. En troisième lieu, là (1129b13) où il dit: ¨
Et l'illégal etc. ¨, il manifeste de
quelle manière on dit de l'illégal qu'il est injuste.
Et
il dit qu'on dit aussi de celui qui est illégal qu'il est injuste. En effet,
cette illégalité selon laquelle on dit de quelqu'un qu'il est illégal, laquelle
est aussi une inégalité, dans la mesure où l'homme ne se conforme pas à la
règle de la loi, contient universellement toute injustice et est une
caractéristique commune par rapport à toute injustice comme nous le verrons
plus loin (nn. 911, 919, 922).
Aristote
montre que le juste légal se détermine selon la loi et que tout ce qui est
légal est en quelque sorte juste.
900. Après avoir distingué ce qu'est la justice,
le Philosophe traite ici de la justice légale.
Et
en premier lieu il traite du juste légal qui est l'objet de la justice légale
(1129b14). En deuxième lieu, il traite de la justice légale en elle-même, là
(1129b26) où il dit: ¨ Donc, la justice
elle-même est certes une vertu etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que le
juste légal se détermine d'après la loi. En deuxième lieu, il montre quelle
sont ces choses qui sont déterminées par la loi, là (1129b16) où il dit: ¨ Or, les lois déterminent de toutes les
choses qui sont communes etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1129b14) que parce qu'il a été dit plus haut (nn. 895-896, 899) que celui qui est illégal
est injuste et que celui qui se conforme aux lois est juste, il s'ensuit
manifestement que tout acte qui est légal est en quelque sorte juste.
901. Mais il dit ¨ en quelque sorte ¨, parce que toute loi est promulguée en vue de
l'organisation sociale: mais ce n'est pas dans toute organisation sociale qu'on
retrouve le juste absolu; au contraire, en certaines, on retrouve seulement un
juste sous un certain rapport ou un juste partiel, comme on le voit au
troisième livre de La Politique (cap.
V, 8-15; S. Thom. lect. V11). Car dans un gouvernement démocratique, dans
lequel tout le peuple veut commander, le juste se vérifie sous un certain
rapport et non de manière absolue, c'est-à-dire de telle manière que tous les
citoyens sont égaux sous un certain rapport, c'est-à-dire selon la liberté, et
c'est pourquoi ils sont considérés comme s'ils étaient égaux absolument. Il en
résulte que ce qui est décrété selon la loi démocratique n'est pas juste
absolument mais seulement d'une certaine manière. Et il dit que ces décrets
sont légaux parce qu'ils sont établis et déterminés par la loi positive qui
relève des législateurs. Et il dit que chacune des prescriptions ainsi
déterminées est juste d'une certaine manière.
902. Ensuite (1129b16), lorsqu'il dit: ¨ Or, les lois jugent de tout ce qui etc.
¨ il montre quelles sortes de choses sont prescrites par la loi.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre en vue de quoi
quelque chose est prescrit par la loi. En deuxième lieu, il montre ce que commande
ce qui est statué par la loi, là (1129b20) où il dit: ¨ La loi commande au courageux de ne pas etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que les lois se prononcent sur tous les sujets, dans
la mesure où cela peut être démontré, qui ont rapport à l'utilité de la
communauté. C'est ainsi que les choses se passent dans les gouvernement qui
sont droits dans lesquels on recherche le bien commun. Ou bien elles se
prononcent encore sur un sujet qui est utile aux chefs, c'est-à-dire à certains
notables de la cité qui gouvernent la cité et qu'on qualifie de nobles. Ou bien
encore sur un sujet qui est utile aux seigneurs, comme cela se produit dans les
gouvernements qui sont commandés par des rois ou des tyrans. En effet, lorsque
l'on promulgue les lois, c'est toujours ce qui est le plus utile à la cité qui
est recherché.
903. Or, que certains soient considérés comme
nobles ou maîtres, cela est certes possible soit en raison de leur vertu comme
c'est le cas dans le gouvernement aristocratique, dans lequel certains commandent
à cause de leur vertu, soit pour une autre raison comme dans le gouvernement
oligarchique, dans lequel une minorité commande à cause de sa richesse ou de sa
puissance. Et parce que tout ce qui est utile dans la vie humaine est ordonné
au bonheur comme à sa fin, il est manifeste que c'est d'une seule manière que
nous appelons justes et légaux les actes qui sont productifs du bonheur et de
ses particularités, c'est-à-dire des choses qui sont ordonnées au bonheur, soit
à titre principal, comme les vertus, soit à titre instrumental, comme les
richesses et les autres biens extérieurs de la sorte, et cela par rapport à la
communauté politique à laquelle s'intéresse l'établissement de la loi.
904. Ensuite (1129b20), lorsqu'il dit: ¨ Or, la loi commande à chacun d'agir avec
courage etc. ¨, il montre ce que commande ce qui est statué par la loi.
Et
il dit que la loi commande à chacun de faire ce qui relève de chacune des
vertus. Elle commande en effet d'agir avec courage, par exemple lorsqu'elle
commande au militaire de ne pas abandonner le combat, de ne pas fuir et de ne
pas jeter ses armes. De la même manière, elle commande également de faire les
actes qui relèvent de la tempérance, par exemple lorsqu'elle commande de ne pas
commettre l'adultère et de ne pas causer à sa femme de déshonneur dans sa
propre personne. De la même manière, la loi commande de faire les actes qui
relèvent de la douceur, par exemple lorsqu'elle commande à chacun de ne pas
frapper autrui par colère et de ne pas entrer en lutte avec lui en lui
proférant des insultes. Et il en va de même pour les autres vertus dont la loi
commande les actes et pour les autres vices dont elle interdit les actes.
905. Et si la loi est disposée correctement en
vue de cela, on dira d'elle qu'elle est droite; mais autrement, on dira de la
loi qu'elle est aposchediasmenos,
terme qui vient de a, qui signifie
sans, de poschedias, qui signifie
science, et de menos qui signifie
examen, ce qui veut dire globalement que dans ce cas la loi est disposée sans
examiner la science. Ou bien on peut encore décomposer ce même terme en schedos, qui signifie une voix exprimée
à l'improviste, d'où résulte schediazo,
c'est-à-dire qui fait quelque chose à l'improviste, et c'est pourquoi on peut
dire d'une loi qu'elle est aposchediasmenos,
c'est-à-dire qui se soucie de prévoir comme il convient.
906. Ensuite (1129b26), lorsqu'il dit: ¨ La justice elle-même est donc la vertu etc.
¨, il traite de la nature de la justice légale.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre la condition de la
justice légale. En deuxième lieu, il montre de quelle manière la justice légale
se rapporte aux vertus, là (1129b30) où il dit: ¨ Or, toutes les vertus se trouvent simultanément dans la justice etc.
¨.
Il
dit donc en premier lieu que la justice elle-même est une certaine vertu
parfaite, non pas absolument, mais par rapport à autrui. Et parce qu'il est
préférable d'être parfait non seulement absolument ou en soi mais aussi par rapport
à autrui, c'est pour cette raison qu'on dit souvent que cette justice est la
plus brillante de toutes les vertus; et c'est de là que se tire le proverbe qui
dit que ni l'hesperus, c'est-à-dire
l'étoile la plus brillante du soir, ni lucifer,
c'est-à-dire l'étoile la plus brillante du matin, ne brille comme le fait la
justice.
907. Ensuite (1129b30), lorsqu'il dit: ¨ Or, toutes les vertus se retrouvent
simultanément etc. ¨, il montre, à partir de ce qu'il vient de dire, de
quelle manière la justice légale a rapport aux vertus.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente ce qu'il se
propose de montrer. En deuxième lieu il manifeste son propos, là (1129b32) où
il dit: ¨ Or, la justice est parfaite du
fait que etc. ¨. En troisième lieu, il répond à une question qui pourrait
être soulevée à partir de ce qui a été dit, là (1130a12) où il dit: ¨ Donc, en quoi la justice ainsi entendue
diffère-t-elle de etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que parce que la justice légale consiste en l'usage de
la vertu qui est ordonnée à autrui, et d'après toute vertu que la loi commande,
il en résulte que la justice elle-même comprend simultanément en elle toute
vertu et qu'elle est elle-même la vertu la plus parfaite.
908. Ensuite (1129b32), lorsqu'il dit: ¨ Or, la justice est parfaite du fait que etc.
¨, il manifeste ce qu'il se propose de montrer.
Et
en premier lieu, il manifeste que la justice légale est la vertu la plus
parfaite. Deuxièmement, qu'elle contient en elle toutes les vertus, là
(1130a10) où il dit: ¨ Cette justice
n'est donc pas une partie de la vertu, mais etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que la justice légale est une vertu parfaite pour
cette raison que celui qui possède cette vertu peut faire usage de la
vertu à l'égard des autres et non
seulement à l'égard de lui-même, ce qui n'est pas le cas de tous ceux qui sont
vertueux. En effet, nombreux sont ceux qui peuvent faire usage de la vertu en
ce qui les touche proprement mais qui ne peuvent en faire usage en ce qui
concerne autrui. Et pour manifester ce qu'il vient de dire, il présente deux
paroles qui sont dites communément ou à la manière d'un proverbe.
909. En effet, Bias, qui fut un des sept sages, a
dit que c'est la fonction qui manifeste l'homme, à savoir s'il est parfait ou
s'il est faible. En effet, celui qui est chef est déjà en communication avec
autrui et il lui appartient de décider des choses qui sont ordonnées au bien
commun. Ainsi, c'est à partir de là qu'on voit que la perfection de la vertu se
manifeste dans le rapport d'un individu avec autrui. Or, il présente autrui dit à la manière d'un proverbe
pour montrer que la justice légale est ordonnée à autrui. C'est pour cette
raison en effet que seule la justice semble être un bien qui ne nous est pas
propre et qui est ordonné à l'autre, dans la mesure où elle cherche à faire les
choses qui sont utiles à autrui, c'est-à-dire celles qui appartiennent à la
communauté elle-même ou au chef de la communauté. Les autres vertus, au
contraire, cherchent à réaliser un bien propre, comme la tempérance qui cherche
à apaiser l'âme des désirs honteux, et il en va de même des autres vertus.
910. Il conclut donc que tout comme le pire des
hommes est celui qui use de méchanceté non seulement à l'égard de lui-même mais
aussi envers ses amis, de même le meilleur est celui dont on dit qu'il pratique
la vertu non seulement à l'égard de lui-même, mais aussi dans ses rapports avec
les autres. Or, cela est en effet extrêmement difficile. Il est clair par conséquent que le juste légal est le meilleur
des hommes et que la justice légale est la vertu la plus parfaite.
911. Ensuite (1130a10), lorsqu'il dit: ¨ Donc, cette justice n'est pas etc. ¨, il
conclut que la justice légale comprend toutes les vertus. C'est à cette vertu
en effet qu'il appartient d'user de la vertu envers l'autre. Or, il est
possible d'user envers l'autre de toutes les vertus. D'où il est manifeste que
la justice légale n'est pas une vertu particulière, mais toute vertu a rapport
à elle. De même, le vice contraire, l'injustice légale, n'est pas un vice
particulier, mais le vice dans sa totalité, car l'homme peut également user de
tout vice à l'égard d'autrui.
912. Ensuite (1130a12), lorsqu'il dit: ¨ Mais en quoi donc la justice diffère-t-elle
de la vertu etc. ¨, il manifeste un point qui pourrait faire difficulté
dans ce qui a été dit.
Et
il dit qu'à partir de ce qui a été dit, il est manifeste en quoi diffèrent la
vertu et la justice légale. Car quant à la substance, la justice légale est
identique à la vertu; mais quant à la raison, elle ne lui est pas identique: en
effet, c'est dans son rapport à autrui qu'on l'appelle justice; mais en tant
qu'elle est une disposition acquise en vue de faire tel bien, elle est
simplement une vertu. Or, cela doit s'entendre quant à l'acte lui-même de la
justice et de la vertu. En effet, c'est le même acte, sous le rapport du sujet,
qui est produit par la justice légale et par la vertu prise absolument, par
exemple ne pas commettre l'adultère, mais sous des rapports différents dans
l'un et l'autre cas. Il est vrai que là où l'objet se présente sous un rapport
spécial, même dans une matière générale, il faut faire appel à une disposition
spéciale; il en résulte que la justice légale elle-même est une vertu
déterminée qui tire sa spécificité du fait qu'elle tend au bien commun.
Il
devient manifeste qu'en dehors de la justice légale, il faut concéder
l'existence d'une autre justice particulière: le signe en est qu'on retrouve
une certaine injustice particulière qui est un vice.
913. Après avoir montré quelle est la justice
légale qui est une vertu commune, le Philosophe montre ici, à côté de cette
dernière, une certaine justice particulière. Et à ce sujet il fait trois
choses.
En
premier lieu il présente ce qu'il se propose de montrer (1130a15). En deuxième
lieu, il manifeste son propos, là (1130a17) où il dit: ¨ Or, un signe etc. ¨.
En troisième lieu, il résume ce qui a été dit et il montre ce qui reste à dire,
là (1130b5) où il dit: ¨ Or, qu'il y ait plusieurs sortes de justice etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1130a15) que puisque la justice légale est une vertu
commune, ce n'est pas elle que nous cherchons maintenant à connaître
principalement, mais celle qui est une partie de toute la vertu et qui est
comme une certaine vertu particulière. Il existe en effet une telle justice,
comme nous l'avons dit. Et de même nous cherchons à connaître aussi une
injustice particulière qui est une partie du vice.
914. Ensuite (1130a17), lorsqu'il dit: ¨ Or, un signe etc. ¨, il manifeste son propos.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre qu'à côté de la
justice légale qui est en quelque sorte toute vertu, il existe une certaine
justice qui est une partie de la vertu. En deuxième lieu, il donne la raison
pour laquelle elle a le même nom que la justice légale, là (1130b1) où il dit:
¨Et puisqu'une définition univoque etc
. ¨
Et
à ce sujet il faut considérer que pour montrer qu'il existe une certaine
justice qui est une vertu particulière, il assume qu'il faut prouver qu'il existe
une certaine injustice qui est un vice particulier, car nous avons dit plus
haut (n. 892) que les dispositions
sont manifestés par leurs contraires. Et pour cela il présente trois
raisonnements, dont le premier se tire de la séparation de l'injustice des
autres vices, c'est-à-dire dans la mesure où l'injustice se retrouve sans les
autres vices et inversement. Et à partir de là il est clair que l'injustice est
un certain vice particulier distinct des autres vices.
915. Il dit donc que nous avons ce signe qu'il
existe une certaine justice et une certaine injustice particulières, car celui
qui agit selon les autres vices particuliers agit certes injustement selon
l'injustice légale, cependant il ne le fait pas à la manière de l'avare,
c'est-à-dire de manière à recevoir plus qu'il ne lui est dû, ni même comme le
soldat qui lors du combat jette son bouclier par lâcheté, ni même comme celui
qui lance des injures à son voisin par colère, ni même encore comme celui qui
ne fournit pas une aide financière à son ami par mesquinerie. Et de même les
autres vices peuvent exister sans l'avarice qui est une injustice particulière.
Or, il arrive parfois à l'inverse que quelqu'un pèche par avarice en prenant
plus que son dû sans toutefois être fautif d'après l'un quelconque des autres
vices, ni d'après tous les vices, et cependant il pèche d'après un vice, ce qui
est clair puisque, à cause de cela, il est blâmé comme étant injuste. Il est
clair à partir de là qu'il existe une certaine autre justice qui est une partie
de la vertu et qui est comme une certaine vertu spéciale. Et par conséquent il
est évident aussi qu'il existe aussi un injuste qui est une partie de l'injuste
légal ou de l'injuste commun.
916. Il présente le deuxième raisonnement là
(1130a25) où il dit: ¨ En outre, si
quelqu'un commet l'adultère en vue de etc. ¨.
Et
ce raisonnement se tire du rapport à la fin.
Il
est manifeste en effet que si l'acte d'un vice ou d'une méchanceté est ordonné
à une autre fin déréglée, il tire de cela même une nouvelle espèce de vice.
Supposons que quelqu'un commette l'adultère en vue d'un profit, c'est-à-dire
pour dépouiller une femme ou pour recevoir quelque chose d'elle de quelque
manière que ce soit. Mais il arrive aussi parfois que quelqu'un commette
l'adultère absolument par consupiscence, non pas pour s'enrichir, mais plutôt
en y mettant du sien et en subissant des préjudices dans ses affaires. Dans ce
cas, la personne apparaît agir, à proprement parler, par volupté, car le vice
de la volupté est proprement ordonné à la satisfaction de la concupiscence. Or,
celui qui commet la concupiscence pour recevoir plus qu'il ne lui est dû ne se
montre pas voluptueux, à proprement parler, car ce n'est pas la fin de la
volupté qu'il recherche. Mais il apparaît plutôt comme quelqu'un d'injuste
parce qu'il agit contre la justice à cause d'un profit indû. Il est donc clair
que l'injustice est un vice spécial.
917. Il présente le troisième raisonnement là
(1130a29) où il dit: ¨ En outre, en ce
qui concerne toutes les autres actions injustes etc. ¨, lequel se tire du
rapport à la justice légale.
En
effet, tout comme il n'y a rien qui soit dans un genre sans être dans une espèce, de même tout
ce qui existe selon la justice légale se ramène à un vice particulier. En
effet, si l'on agit contre la justice légale en commettant l'adultère, cela se
ramène au vice de la débauche. Si un soldat lors du combat abandonne le chef de
l'armée, cela conduit au vice de la lâcheté. Si quelqu'un frappe son voisin
violemment, cela se ramène au vice de la colère. Mais si quelqu'un s'enrichit
excessivement en enlevant le bien des autres, cela ne se ramène pas à un autre
vice, mais à la seule injustice. D'où il reste qu'il existe une injustice
particulière à côté de l'autre injustice qui est le vice total. Et pour la même
raison il existe une autre justice particulière en dehors de la justice légale
qui est la vertu totale.
918. Ensuite (1130b1), lorsqu'il dit: ¨ Puisque la définition univoque etc. ¨,
il montre pourquoi cette vertu particulière est elle aussi dénommée justice.
Et
à ce sujet il fait deux choses. Premièrement il en donne en effet la raison à
partir de la ressemblance qu'il y a entre la justice particulière et la justice
légale. En deuxième lieu, il montre la différence qu'il y a entre les deux, là
(1130b2) où il dit: ¨ Mais l'une
recherche des honneurs ou etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que la justice particulière est univoque, c'est-à-dire
qu'elle a le même nom que celui de la justice légale, et il en est ainsi parce
qu'elles ont en commun une même définition selon le même genre dans la mesure
où l'une et l'autre sont contenues dans ce qui s'exerce à l'égard d'autrui:
bien que la justice légale s'applique à un rapport à quelque chose qui est le
bien commun, la justice particulière néanmoins est ordonnée à quelque chose qui
concerne une personne privée.
919. Ensuite (1130b2), lorsqu'il dit: ¨ Mais l'une recherche des honneurs etc.
¨, il recherche la différence qui existe entre les deux justices et les deux
injustices du côté de leur matière.
Et
il dit que la justice particulière a rapport aux actes selon lesquels se
vérifient les relations entre les hommes, comme l'honneur, l'argent et les
choses qui sont relatives à la conservation et aux dommages du corps, et les
autres choses de la sorte. Aussi, la justice particulière ne s'applique pas
seulement aux choses extérieures, à cause du plaisir qui découle du profit par
lequel on reçoit d'autrui plus qu'il ne nous est dû. Mais la justice légale,
tout comme l'injustice légale, a universellement rapport à toute la matière
morale, quel que soit ce qui peut intéresser l'homme de bien ou le vertueux.
920. Ensuite (1130b5), lorsqu'il dit: ¨ Donc, puisqu'il existe plusieurs justices
etc. ¨, il résume ce qui a été dit et montre ce qu'il reste à dire.
Et
en premier lieu il présente cela en général. En deuxième lieu, il reprend cela
en particulier, là (1130b10) où il dit: ¨ Nous
avons déjà défini etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il est manifeste, à partir de ce qui précède (n. 913-919), qu'il existe plusieurs
justices, à savoir la justice légale et égale, et qu'à côté de la justice
légale qui est toute la vertu, il existe une certaine autre justice,
particulière celle-là. Mais quelle est la nature de cette justice, nous le
déterminerons par la suite (n. 927-1077).
921. Ensuite (1130b10), lorsqu'il dit: ¨ Nous avons déjà défini etc. ¨, il montre
en particulier ce qui a été dit et ce qu'il reste à dire.
Et
en premier lieu il rappelle ce qui a été dit au sujet de la division de la
justice et de l'injustice. Et il dit que nous avons défini l'injuste comme
étant l'illégal et l'inégal, soit en plus, soit en moins. Mais le juste au
contraire a été défini comme étant le légal et l'égal.
922. En deuxième lieu, là (1130b11) où il dit: ¨ Or, nous avons d'abord parlé de l'injustice
d'après l'illégal etc. ¨, il rappelle ce qu'il a dit, à savoir que tout
comme le juste se présente sous deux formes, il en va de même pour la justice.
Et
il dit qu'il existe une certaine injustice, selon qu'on agit injustement contre
la loi, dont nous avons parlé plus haut (n. 911, 919), et qui est le
vice dans sa totalité. Et de même, nous avons dit qu'il existe une certaine
justice légale, selon qu'on agit justement en conformité à la loi, et qui est
la vertu dans sa totalité. Mais parce que l'injuste inégal et l'injuste illégal
ne sont pas tout à fait identiques et que l'un se rapporte à l'autre comme la
partie a rapport au tout, c'est-à-dire de telle manière que tout injuste inégal
est illégal, mais non inversement, et en outre que tout ce qui est en plus est
inégal, mais non inversement, car il y a aussi une certaine injustice illégale
à recevoir moins de mal que ce qui est dû. Parce que, dis-je, une forme de
l'injuste est une partie de l'autre injuste et que les deux ne sont pas tout à
fait identiques, c'est pourquoi, de la même manière, l'injustice qu'on appelle
inégalité n'est pas tout à fait identique à l'injustice illégale, mais elle se
compare à elle comme la partie se compare au tout. Et c'est de la même manière que
la justice de l'égalité se compare à la justice légale.
923. En troisième lieu, là (1130b17) où il dit: ¨
C'est pourquoi il faut parler de la
justice et de l'injustice etc. ¨, il montre de quelles dispositions il faut
parler.
Et
à ce sujet il fait trois choses. Et en premier lieu il dit qu'il faut traiter
maintenant (n. 927-1077) de la
justice particulière, tout comme il faut parler du juste et de l'injuste pris
comme parties.
924. En deuxième lieu, là (1130b20) où il dit: ¨ Quant à la justice et l'injustice prises
comme touts etc. ¨, il montre qu'il n'y a pas lieu de traiter ici de la
justice légale.
Et
il dit que pour l'instant il faut remettre à plus tard l'examen de la justice
légale, laquelle se confond avec la vertu complète, dans la mesure où lui
appartient l'usage de toute la vertu à l'égard d'autrui. Et de la même manière,
l'injustice qui lui est opposée, dans la mesure où lui appartient l'usage de
tous les vices envers les autres, doit elle aussi être mise de côté. Il est
manifeste en effet comment doivent être déterminés les actes qu'on appelle
justes et injustes d'après une telle justice et une telle injustice, car ce
sont ceux qui sont déterminés par la loi. En effet, la plus grande partie des
préceptes légaux sont commandés selon qu'ils conviennent à toute la vertu,
c'est-à-dire dans la mesure où la loi commande de vivre conformément à toute
vertu et défend de vivre en s'abandonnant au moindre vice. Mais il existe
certains préceptes déterminés par la loi qui ne concernent pas directement l'usage
de quelque vertu mais qui sont plutôt ordonnés à une certaine disposition des
biens extérieurs.
925. En troisième lieu, là (1130b25) où il dit: ¨
Or, les causes efficientes de la vertu
totale etc. ¨, il soulève une difficulté.
Il
est manifeste en effet que ce qui est institué par la loi est la cause
efficiente de toute la vertu par laquelle l'homme est instruit, de par son
éducation dans son rapport au bien commun. Or, il existe une autre éducation
selon laquelle l'homme est instruit en vue de l'acte de vertu en tant qu'il lui
convient individuellement, c'est-à-dire en tant qu'il convient à son bien
propre, dans la mesure où par cela l'homme est rendu bon en lui-même. Il peut
donc surgir cette difficulté, à savoir si une telle éducation relève de la politique
ou d'une autre science.
926. Et il dit que cela doit être déterminé plus
tard, c'est-à-dire dans le livre de la Politique.
En effet, dans le troisième livre de la Politique
(cap. 11, 1-11; S. Thom. lest. 111), on montre qu'être un homme bon et être un
bon citoyen ne sont pas absolument identiques, quelle que soit l'organisation
politique. Il existe en effet certaines organisations politiques corrompues
selon lesquelles quelqu'un peut être un bon citoyen sans être un homme bon;
mais selon l'organisation politique la meilleure, il n'existe pas de bon
citoyen qui ne soit pas aussi un homme bon.
Aristote
divise la justice particulière en distributive et commutative, dont la dernière
se divise aussi en deux parties, une qui est volontaire et l'autre
involontaire.
927. Après avoir distingué la justice
particulière de la justice légale, le Philosophe commence ici, en mettant de
côté la justice légale, à traiter de la justice particulière. Et cette section
se divise en deux parties.
Dans
la première il traite de la justice particulière en général par rapport à son
objet propre (1130b29). Dans la deuxième il en traite en l'appliquant au sujet,
là (1134a17) où il dit: ¨ Mais parce que
celui qui agit injustement n'est pas etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il divise la
justice particulière. En deuxième lieu il montre de quelle manière le juste
milieu se prend en elle, là (1131a10) où il dit: ¨ Mais parce que l'injuste est dans l'inégalité etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il présente une
espèce de la justice particulière (1130b29). Et il dit que l'une de ses espèce,
et semblablement du juste qui en procède et qui est dénommé tel d'après elle,
est celle qui consiste dans la répartition de certains biens communs qui
doivent être divisés entre ceux qui vivent dans la communauté civile, à savoir
les honneurs, les richesses, ou tout autre avantage qui fait partie des biens
extérieurs; ou même aussi dans la répartition de ce qui fait partie des maux,
comme les travaux, les dépenses ou toute autre chose de la sorte. Et que cela
relève de la justice particulière, il le prouve, car c'est dans ces sortes de
choses qu'il est possible de saisir l'égalité et l'inégalité entre l'un et
l'autre, lesquelles relèvent de la justice et de l'injustice particulières,
comme nous l'avons dit plus haut (n. 922).
928. En deuxième lieu, là (1131a2) où il dit: ¨ L'autre partie est celle etc. ¨, il
présente la deuxième espèce de la justice particulière.
Et
il dit que l'autre espèce de la justice particulière est celle qui constitue la
rectitude de la justice dans les échanges selon lesquels un bien est transféré
d'un individu à un autre, tout comme la première espèce de justice particulière
se vérifie selon qu'un bien est transféré de la communauté aux individus.
929. En troisième lieu, là (1131a3) où il dit: ¨ Or, cette dernière partie se divise
elle-même etc. ¨, il subdivise la justice commutative d'après les
différences qui existent dans ces échanges. Et cela de deux manières.
En
premier lieu il dit en effet qu'il existe deux parties dans la justice
commutative du fait qu'il existe deux genres d'échanges en cette matière. En
effet, certains sont volontaires alors que d'autres sont involontaires. Or, on
appelle volontaires certains de ces échanges pour cette raison que le principe
de l'échange est volontaire des deux côtés, comme on le voit dans les ventes et
les achats où l'un transfert à un autre le droit de sa propriété à cause du
prix qu'il en reçoit. Mais ce type de changement se vérifie aussi dans les
échanges selon lesquels quelqu'un transmet à quelqu'un sa propriété pour en
recevoir une autre qui lui est égale. Mais aussi dans les cautions dans
lesquelles quelqu'un se constitue volontairement débiteur pour un autre. Et
encore dans les usages par lesquels quelqu'un concède gratuitement l'usage de
sa propriété à un autre en s'en réservant toutefois la propriété. Et aussi dans
les dépôts, dans lesquels quelqu'un dépose son bien chez un autre qui le garde
comme garantie. Enfin, dans les locations, dans lesquelles quelqu'un reçoit,
moyennant un montant d'argent, l'usage d'une chose appartenant à autrui.
930. En deuxième lieu, là (1131a17) où il dit: ¨ Mais pour les échanges qui sont
involontaires etc. ¨, il subdivise l'autre membre des échanges.
Et
il dit que parmi les échanges qui sont involontaires, certains sont
clandestins, comme le vol, par lequel quelqu'un reçoit le bien d'autrui contre
son gré; l'adultère, par lequel quelqu'un accède en secret à la femme d'autrui;
l'empoisonnement, lorsque quelqu'un fait secrètement ingérer à autrui un
venim pour le tuer ou le blesser de
quelque manière: c'est pourquoi on les appelle plutôt magiciens dans la mesure
où, au moyen de certains maléfices, ils président secrètement à des homicides
ou à des préjudices; quant aux conduites d'eau, leur détournements ou leur
prélèvements, par exemple lorsque quelqu'un dirige secrètement l'eau d'autrui
vers un autre lieu; le détournement d'esclaves, lorsque quelqu'un entreprend de
séduire l'esclave d'un autre pour l'amener à fuir sa propriété; le meurtre par
ruse qui est causé par des blessures portées de manière astucieuse; le faux
témoignage, par lequel quelqu'un cache la vérité par un mensonge. Mais parmi
les relations involontaires, certaines sont causées par des manifestations de
violence: soit que la violence soit portée sur la personne par des coups et
blessures, par l'emprisonnement, par le meurtre; soit que la violence soit
aussi portée sur les choses, par exemple en volant les biens, ou en privant les
parents par le meurtre de leurs enfants; ou encore la violence est portée par
mode de diffamation par des accusations et en prononçant contre quelqu'un des
insultes ou des injures.
931. Il faut en effet considérer que le
volontaire et l'involontaire dans les relations entraîne une différence dans
l'espèce de la justice, car dans les
relations volontaires, il n'y a que la chose qui soit retirée, laquelle
doit être compensée d'après l'égalité de la justice. Mais dans les relations
involontaires, il se produit aussi un certain dommage. C'est pourquoi le voleur
est contraint non seulement à rendre la chose qu'il a volée mais en outre à
être aussi puni à cause du dommage qu'il a infligé à autrui. Et parce que
l'involontaire se divise en deux sortes,
à savoir par violence et par ignorance, comme nous l'avons dit au
troisième livre (n. 425), c'est
pourquoi le Philosophe divise les relations involontaires en cachées, c'est-à-dire celles qui sont
faites comme par ignorance, et en celles qui se produisent manifestement par violence.
932. Ensuite (1131a11), lorsqu'il dit : ¨ Mais parce que l'injuste etc. ¨, il
montre de quelle manière se prend le moyen terme dans les cas qui précèdent.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre comment le juste est
un juste milieu. En deuxième lieu, il montre comment la justice est un juste
milieu, là (1133b29) où il dit: ¨ Ayant
défini cela etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre comment
se détermine le juste à titre de juste milieu d'après l'une et l'autre justice.
En deuxième lieu, il écarte une erreur, là (1132b22) où il dit: ¨ Mais il semble à certains etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre comment
se prend le juste comme juste milieu selon la justice distributive. En deuxième
lieu, il le fait selon la justice commutative, là (1131b25) où il dit: ¨ Mais il en reste une autre, etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il prouve que le
juste milieu de la justice distributive se prend selon une certaine
proportionnalité. En deuxième lieu, il montre quelle est cette
proportionnalité, là (1131a29) où il dit: ¨ Le
juste est donc une certaine proportion etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre son
propos à partir de la définition même de la justice. En deuxième lieu, il le
fait à partir de la définition du mérite, là (1131a26) où il dit: ¨ Cela est clair à partir de l'examen de l'ordre
du mérite etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre, à
partir de la définition même de la justice, que le juste est un certain juste
milieu. En deuxième lieu il montre qu'il est un juste milieu selon une certaine
proportionnalité, là (1131a15) où il dit: ¨ Or,
l'égal suppose au moins deux termes etc. ¨.
933. Il dit donc en premier lieu (1131a11) que,
comme il a été dit plus haut (n. 921),
l'injuste est dans l'inégalité et que l'injustice est l'inégalité, à la fois
selon le plus et selon le moins. Or, partout où il y a le plus et le moins, il
faut qu'on y trouve l'égal. En effet, l'égal est le milieu entre le plus et le
moins. C'est pour cette raison que partout où l'on retrouve l'égalité, on y
retrouve le juste milieu. Il est donc clair que l'injuste est une forme de
l'inégal et que le juste est une forme de l'égal. Et cela est même manifeste à
tous sans le moindre raisonnement pour le prouver, à savoir que le juste est
une forme de l'égal. Donc, parce que l'égal est le milieu entre le plus et le
moins, comme nous l'avons dit (nn. 310,
896, 898), il s'ensuit que le juste est un certain milieu.
934. Ensuite (1131a15), lorsqu'il dit: ¨ Or, l'égal implique au moins deux termes etc.
¨, il montre que le juste est un milieu selon une certaine proportionnalité.
Et
pour le prouver, il assume que l'égal consiste en au moins deux termes entre
lesquels se considère l'égalité. Donc, puisque le juste est à la fois le milieu
et l'égal, il faut certes que dans la mesure où il y a le juste, il faut qu'il
soit en relation, c'est-à-dire en rapport avec un autre, comme on le voit dans
ce qui précède (n. 933); or, en tant
que le juste est l'égal, il faut qu'il soit dans certaines choses selon
lesquelles se vérifie l'égalité entre deux personnes. Ainsi, il est clair que
si nous considérions le juste en tant qu'il est un milieu, alors il est un
milieu entre deux termes qui sont le plus et le moins; mais en tant qu'il est
l'égal, alors il faut faut qu'il soit l'égal entre deux choses: mais en tant
que juste, il faut qu'il soit entre deux objets par rapport à certains autres,
car la justice est en relation à l'autre. Or, la justice considère le plus et
le moins en tant qu'elle est un milieu, comme s'ils lui étaient extérieurs,
mais elle considère deux choses et deux personnes comme lui étant intérieures,
c'est-à-dire comme des termes dans
lesquels la justice est constituée. Il est donc clair qu'il est
nécessaire que le juste consiste en au moins quatre termes: deux d'entre eux
sont les hommes par lesquels la justice est observée; deux sont les choses dans
lesquelles s'accomplit la justice à leur égard.
935. Et la définition de la justice exige que
l'égalité des personnes chez lesquelles s'accomplit la justice soit la même que
celle des choses dans lesquelles elle s'accomplit, c'est-à-dire de telle
manière que le rapport des choses entre elles soit le même que celui qui existe
entre les personnes: autrement, elles n'obtiendront pas pour elles l'égalité.
C'est de là que procèdent les luttes et les accusations comme si la justice
avait été mise de côté; en effet, ou bien des personnes de mérite égal ne
reçoivent pas des choses égales dans la distribution des biens communs, ou bien
des choses égales sont données à des personnes de mérite inégal: par exemple,
si des salaires égaux sont donnés à des personnes qui ont travaillé de façon
inégale ou si des salaires inégaux sont donnés à des personnes qui ont exécuté
un travail égal. Il est donc clair que le milieu de la justice distributive se
prend selon une certaine proportionnalité.
936. Ensuite (1131a25), lorsqu'il dit: ¨ En outre, cela est manifeste à partir de etc.
¨, il montre la même chose à partir de la notion de mérite.
Et
il dit que cela est manifeste même à partir de la notion de mérite, à savoir
que le juste consiste dans une certaine
proportionnalité. On dit en effet de quelqu'un qu'il est juste dans les
distributions en tant qu'il donne à chacun selon le mérite, c'est-a-dire en
tant qu'est donné à chacun ce qui lui convient. Or, en disant cela, on indique
bien une certaine proportionnalité, puisqu'on veut signifier qu'un tel est
digne de ceci comme tel autre est digne de cela.
937. Cependant, tous ne regardent pas le mérite
de la distribution d'après le même critère: en effet, dans les régimes
démocratiques, dans lesquels tous commandent, le mérite se vérifie d'après la
liberté. En effet, parce que les gens du peuple sont égaux aux autres en
liberté, c'est pourquoi ils estiment qu'ils méritent qu'on leur distribue
également. Mais dans les régimes oligarchiques dans lesquels une minorité
commande, le mérite se mesure d'après les richesses ou la naissance, de telle
manière que ceux qui sont d'une noble naissance ou qui possèdent de grandes
richesses se voient comblés de plus de biens communs. Mais dans les régimes
aristocratiques dans lesquels certains commandent en raison de leur vertu, le
mérite se vérifie d'après la vertu, de telle manière que celui dont les vertus sont
plus abondantes possède plus de biens communs. Par conséquent, il est clair que
le milieu de la justice distributive se prend selon la proportionnalité.
Aristote
développe certaines notions sur la proportionnalité: il montre comment le juste
consiste en une proportionnalité et quelle est cette proportionnalité elle-même
selon laquelle le juste lui-même se vérifie dans la justice distributive.
938. Après avoir montré que le juste milieu de la
justice distributive se prend selon la proportionnalité, le Philosophe montre
ici selon quelle proportionnalité il se prend et de quelle manière. Et à ce
sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il montre comment le juste se prend selon une certaine
proportionnalité (1131a29). En deuxième lieu, il montre comment l'injuste se
prend en dehors de cette proportionnalité, là (1131b16) où il dit: ¨ Le juste se définit donc par cette
proportionnalité etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il fait précéder
certaines notions sur la proportionnalité en général. En deuxième lieu, il
montre comment le juste consiste en une certaine proportionnalité, là (1131b4)
où il dit: ¨ Or, le juste se présente
dans un rapport entre quatre etc. ¨. En troisième lieu, il montre quelle
est cette proportionnalité selon laquelle se vérifie le juste dans la justice
distributive, là (1131b13) où il dit: ¨ Or,
les mathématiciens disent de cette proportionnalité etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait précéder deux considérations, dont la première
(1131a29) est que ce n'est pas à tort qu'on dit du juste qu'il existe selon la
proportionnalité, car la proportionnalité ne se rencontre pas seulement dans le
nombre des unités qui est le nombre pris absolument et qu'on appelle ici
l'unité, mais plus universellement on la retrouve partout où se trouve le
nombre.
939. Et il en est ainsi parce que la
proportionnalité n'est rien d'autre qu'une égalité de proportion, c'est-à-dire
comme lorsque le rapport de ceci à cela est le même que celui de cet autre-ci à
cet autre-là. Or, une proportion n'est rien d'autre que le rapport d'une
quantité à une autre. Or, une quantité a raison de mesure: laquelle se retrouve
certes premièrement dans une unité numérique et de là elle s'étend à tout genre
de quantité, comme on le voit au dixième livre de la Métaphysique (Lib. 1X, cap. 1, 7; apud S. Thom. Lib. X, l. 11, n.
1938). Et c'est pourquoi le nombre se retrouve certes en premier lieu dans le
nombre des unités: et de là il s'étend à tout autre genre de quantité qui est
mesurée selon la raison de nombre.
940. Il présente la deuxième considération là
(1131a32) où il dit: ¨ Et ces termes sont
au moins au nombre de quatre etc. ¨.
Et
il dit que toute proportionnalité consiste en un rapport entre au moins quatre
termes. Il existe en effet deux sortes de proportionnalité: l'une qui est
séparée et l'autre qui est continue. La proportionnalité séparée est certes
l'égalité de deux proportions qui n'ont aucun terme en commun. Donc, puisque
toute proportion est entre deux termes, il est manifeste que la
proportionnalité séparée consiste dans le rapport entre quatre termes, comme
lorsque je dis: ce que six est à trois, dix l'est à cinq, car dans les deux cas
on retrouve la proportion du double. Mais la proportionnalité continue est
l'égalité de deux proportions qui ont un terme en commun, comme si je disais:
ce que huit est à quatre, quatre l'est à deux, car dans les deux cas on
retrouve une proportion qui est double. Dans cette proportionnalité continue il
y a donc en quelque sorte quatre termes, c'est-à-dire dans la mesure où nous
nous servons d'un terme comme s'il était deux termes en le disant deux fois,
c'est-à-dire une fois dans chacune des proportions, comme si je disais: cette
proportion de A à B, c'est-à-dire de huit à quatre, est la même que celle de B
à C, c'est-à-dire de quatre à deux. Dans les deux cas en effet la proportion
est double. Ainsi donc, dans ce cas, B est dit deux fois. C'est pourquoi, bien
que le terme B soit un seul terme en tant que sujet, cependant, parce qu'il est
pris comme deux termes distincts, il y aura proportion entre quatre termes.
941. Ensuite (1131b4), lorsqu'il dit: ¨ Or, le juste se présente dans un rapport
entre quatre etc. ¨, le Philosophe montre comment le juste milieu de la
justice distributive se prend selon la proportionnalité.
Et
il dit que tout comme la proportionnalité mathématique, de même le juste
présente un rapport entre au moins quatre termes entre lesquels se vérifie la
même proportion: c'est-à-dire que les choses qui sont distribuées et les
personnes auxquelles elles sont distribuées sont divisées selon la même
proportion. Supposons donc un terme A, par exemple deux livres, et le terme B
qui représente une livre; puis, supposons le terme G qui représente une
personne, par exemple Socrate qui a travaillé pendant deux jours, et le terme
D, par exemple Platon qui a travaillé pendant un jour. Donc, ce que A est à B,
de même G l'est à D, car dans l'un et l'autre cas, on retrouve la proportion du
double: donc, réciproquement, ce que A est à G, de même B l'est à D. Tout ce
qui est réciproquement proportionnel est aussi proportionnel par permutation,
comme on le voit dans l'exemple précédent (n. 940): ainsi, ce que dix est à cinq, de même huit l'est à quatre;
donc, par permutation, ce que dix est à huit, de même cinq l'est à quatre: en
effet, dans les deux cas on retrouve la proportion d'une fois et un quart. Et
donc, il sera vrai aussi de dire par permutation que ce que A est à G,
c'est-à-dire le rapport de deux livres à celui qui a travaillé deux jours, est
le même que celui de B à D, c'est-à-dire que le rapport d'une livre à celui qui
a travaillé un jour.
942. Il faut aussi considérer dans ces cas que,
pour ce qui est proportionnel de cette manière, la proportion qui est celle de
l'un à l'autre est la même que la proportion du tout au tout. Par exemple, si
nous avons la proportion de dix à huit, et que la proportion de cinq à quatre
est la même, il s'ensuit par la suite que de cette proportion de dix à huit et
de cinq à quatre découlera une proportion identique pour la totalité de ces
termes, à savoir entre dix et cinq prix ensemble qui font quinze, et huit et
quatre pris ensemble qui font douze, car ici encore on garde la proportion
d'une fois et un quart. Et d'où cela vient-il? De ce que quinze contient douze
et sa quatrième partie, c'est-à-dire trois.
943. Il s'ensuit pour notre propos que si cette chose-là est à cette personne-là ce
que cette chose-ci est à cette personne-ci, il en va de même du tout par
rapport au tout, c'est-à-dire que les deux choses prises ensemble simultanément
seront dans le même rapport à l'égard des deux personnes prises ensemble
simultanément. Et c'est là ce que la distribution joint ensemble. Et si c'est
de cette manière qu'on additionne en distribuant les choses aux hommes,
l'addition est juste. Il est donc clair que la réunion de A avec G,
c'est-à-dire de la chose qui est double avec la personne qui est double et plus
digne, et du terme B avec le terme D, c'est-à-dire de la chose qui est la
moitié avec la personne qui est la moitié, est le juste sous son aspect
distributif et que ce juste est le juste milieu entre les extrêmes. Or,
l'injuste est en dehors de cette proportionnalité. Le proportionnel est en
effet le juste milieu entre l'excès et le défaut, car la proportionnalité est
l'égalité de proportion, comme nous l'avons dit (n. 939). Et par conséquent le juste, qui est proportionnel, est un
juste milieu.
944. Ensuite (1131b13), lorsqu'il dit: ¨ Les mathématiciens appellent cette
proportionnalité etc. ¨, il montre quelle est la propotionnalité selon
laquelle se prend ce juste.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il dit que la proportionnalité
dont on vient de parler, laquelle se vérifie d'après l'égalité de proportion,
est dénommée géométrique par les mathématiciens, c'est-à-dire celle qui est
telle que le rapport entre les totaux est comme le rapport entre chacune des
deux parties, comme nous l'avons dit précédemment (n. 939-940). Or, cela ne se produit pas dans la proportionnalité
arithmétique, comme nous allons le voir (n. 950).
945. En deuxième lieu, là (1131b15) où il dit: ¨ Or, cette proportionnalité n'est pas
continue etc. ¨, il dit que cette proportionnalité qui est recherchée dans
la justice distributive ne peut être continue pour cette raison que d'un côté
il y a les choses et que de l'autre il y a les personnes, et ainsi on ne peut
trouver comme un terme commun qui serait la personne à qui l'on donne et la
chose qui est donnée.
946. Ensuite (1131b16), lorsqu'il dit: ¨ Le juste est donc etc . ¨, il traite de
l'injuste dans les distributions.
Et
il dit que parce que le juste est proportionnel, il s'ensuit que l'injuste
n'est pas proportionnelle, ce qui se produit soit dans le plus, soit dans le
moins que ce qu'exige l'égalité de proportion, ce qu'on observe dans les actes
des distributions justes et injustes. En ce qui concerne les biens, celui qui
agit injustement s'attribue plus qu'il ne lui est dû, alors que celui qui subit
l'injustice reçoit moins qu'il ne lui est dû. Mais en ce qui concerne les maux,
c'est l'inverse: car un moins grand mal a raison de bien par rapport à un plus
grand mal: un moindre mal est en effet préférable à un plus grand mal. Or, tout
ce qui est choisi a raison de bien, et c'est pourquoi ce qui est davantage
préférable a raison de plus grand bien. Telle est donc la forme de la justice dont
nous avons parlé.
Il
rend manifeste qu'il faut concéder qu'il existe une justice qui diffère par
l'espèce de la justice distributive et qu'on appelle commutative: et il
présente une différence entre les deux en montrant ce qui semble surtout
caractériser la justice commutative.
947. Après avoir montré comment se prend le juste
milieu dans la justice distributive, le Philosophe montre ici comment se prend
le juste milieu dans la justice commutative. Et à ce sujet il fait trois
choses.
En
premier lieu il montre qu'il existe une espèce de justice autre que la justice
distributive (1131b25). En deuxième lieu il montre la différence qu'il y a
entre les deux, là (1131b27) où il dit: ¨ Or,
cette forme de justice est d'une autre espèce etc. ¨. En troisième lieu il
montre comment se prend le juste milieu dans cette espèce de justice, là
(1132a24) où il dit: ¨ Prenons une ligne
coupée en deux parties inégales etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu (1131b25) qu'à côté de l'espèce de justice dont nous
venons de parler et qui consiste dans les distributions, il en reste une autre
qui est directive dans les échanges volontaires aussi bien que dans les
échanges involontaires.
948. Ensuite (1131b27), lorsqu'il dit: ¨ Or, cette forme de justice est d'une autre espèce
etc. ¨, il montre une différence qu'il y a entre cette espèce et celle qui
précède.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il présente ce qu'il se propose
de montrer en disant que cette forme de justice, qui consiste dans les
échanges, est d'une autre espèce que celle dont nous avons parlé plus haut et
qui consiste dans les distributions.
949. En deuxième lieu, là (1131b28) où il dit: ¨ La justice distributive, en effet, etc.
¨, il indique la différence qu'il y a entre les deux justices.
Et
en premier lieu il rappelle ce qui appartient à la justice distributive. En
deuxième lieu il montre ce qui appartient à la justice commutative, là (1132a1)
où il dit: ¨ Mais le juste dans les
échanges consiste en une certaine etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que le juste dont nous avons parlé plus haut est
toujours distributif des biens communs d'après la proportionnalité présentée
plus haut, à savoir la proportionnalité géométrique qui se vérifie d'après l'égalité de proportion. Et
il manifeste cela de la manière qui suit: car si les richesses communes de la
cité ou de certains hommes doivent être distribuées aux particuliers, cela
devra se faire de telle manière qu'une partie du bien commun sera attribuée à
chacun des particuliers d'après cette proportion selon laquelle eux-même auront
contribué au bien commun. Par exemple, dans les négociations, c'est celui qui
aura davantage participé à la
construction de la société qui recevra une plus grande partie; et dans
les cités, c'est celui qui aura davantage servi la communauté qui recevra
davantage de biens communs. Et tout comme le juste distributif consiste dans
cette proportionnalité, de même l'injuste qui lui est opposé consiste en ceci
qu'il met de côté cette proportionnalité.
950. Ensuite (1132a1), lorsqu'il dit: ¨ Mais le juste dans les échanges etc. ¨,
il montre ce qui appartient à la justice commutative.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il montre ce qui appartient à
la justice commutative. En deuxième lieu il manifeste cela par un exemple, là
(1132a7) où il dit: ¨ En effet, lorsque
quelqu'un reçoit des coups etc. ¨. En troisième lieu, il tire un corollaire
de ce qu'il vient de dire, là (1132a14) où il dit: ¨ C'est pourquoi l'égal est le milieu etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que le juste qui consiste dans les échanges ressemble
en quelque sorte au juste distributif en ceci que pour lui, le juste est l'égal
et l'injuste l'inégal. Mais ils diffèrent en ceci que dans la justice
commutative, l'égal ne se vérifie pas selon cette proportionnalité,
c'est-à-dire selon la proportionnalité géométrique qui se vérifiait dans le
juste distributif, mais plutôt selon une proportion arithmétique qui se vérifie
selon une égalité de la quantité et non selon une égalité de proportion comme dans
la proportionnalité géométrique. En effet, selon la proportionnalité
arithmétique, six est le milieu entre huit et quatre: en effet, il est plus que
l'un et moins que l'autre de deux. Mais la proportion de l'un à l'autre n'est
pas la même, car six est à quatre dans la proportion de une fois et demie,
alors que huit est à six dans la proportion de une fois et un tiers. Mais au
contraire, selon la proportionnalité géométrique, le milieu est dépassé et
dépasse selon la même proportion mais non selon la même quantité: ainsi, dans
ce cas, six est le milieu entre neuf et quatre car dans les deux cas, la
proportion est de une fois et demie, mais on ne retrouve plus la même quantité
entre le milieu et les deux extrêmes: en effet, neuf dépasse six de trois alors
que six dépasse quatre de deux.
951. Donc, que l'égal se vérifie selon la
proportion arithmétique dans la justice commutative, il le manifeste au moyen
de ceci que dans cette sorte de justice on ne considère pas la proportion
différente des personnes. En effet, peu importe à la justice commutative que ce
soit un homme de bien qui ait privé un homme mauvais de sa propriété par le vol
ou inversement, tout comme il ne change rien pour elle que ce soit un homme bon
ou un homme mauvais qui ait commis l'adultère. La loi, dans ce cas, ne
considère que la différence du préjudice, de telle manière que plus quelqu'un a
causé de dommages, plus il doit compenser, quelle que soit sa condition. Et
ainsi il est clair que si l'un des deux commet l'injustice et que l'autre la
subit, que l'un cause le dommage et que l'autre en est la victime, la loi les
considère comme étant égaux, quelles que soient leurs inégalités. C'est
pourquoi le juge, qui est au service de la loi, s'applique à ce que cette
injustice par laquelle l'un a blessé l'autre, et qui présente une certaine
inégalité, soit ramenée à l'égalité, en établissant l'égalité dans la quantité
même des choses et non d'après la proportion de la diversité des personnes.
952. Ensuite (1132a7), lorsqu'il dit: ¨ En effet, lorsque quelqu'un reçoit des coups
etc. ¨, il manifeste ce qu'il vient de dire par un exemple.
Et
en premier lieu il présente un exemple. En deuxième lieu, il écarte une
difficulté, là (1132a10) où il dit: ¨ On
emploie communément ces mots etc. ¨
En
premier lieu en effet il présente l'exemple de la lésion personnelle qui est
moins manifeste. Et il dit que si l'une des deux personnes est frappée et que
l'autre frappe, ou encore que l'une cause la mort et que l'autre en meure,
cette action et cette passion se distinguent en une inégalité, c'est-à-dire que
celui qui frappe ou qui tue possède de ce qu'il estime comme un bien dans la
mesure où il accomplit sa volonté et qu'il semble ainsi avoir obtenu un gain.
Or, celui qui est blessé ou tué possède plus de mal, c'est-à-dire dans la
mesure où il est privé de sa sécurité ou même de sa vie contre sa volonté, et
par conséquent il semble être comme dans une perte. Mais le juge tente de
corriger cette inégalité en réduisant ce gain et en infligeant une peine,
c'est-à-dire en enlevant quelque chose à celui qui a frappé ou tué l'autre
contre sa volonté, et en donnant un avantage ou un honneur à celui qui a été
blessé ou tué.
953. Ensuite (1132a10), lorsqu'il dit: ¨ On emploie communément ces noms etc. ¨,
il écarte une difficulté qui pourrait naître à l'occasion des noms gain et perte.
Et
il dit que comme nous parlons dans l'universel, dans les cas de cette nature
les termes gain et perte se disent quand quelqu'un possède
plus ou moins. Et ces noms se prennent proprement pour les biens dont nous
avons la possession; mais dans certains cas ces noms ne semblent pas convenir
proprement, par exemple dans le cas des dommages personnels, comme lorsqu'une
personne frappe et que l'autre est frappée, et qu'en cela elle souffre une
perte, du fait que dans le cas des dommages personnels de la sorte une certaine
mesure de l'action et de la passion ne peut être prise de telle manière
qu'ainsi, ce qui est obtenu en plus pourrait être appelé gain et que ce qui est subi en moins pourrait être appelé perte. Mais lorsque la passion parvient
à être mesurée, c'est-à-dire conformément à la mesure de la justice, alors ce
qui est plus est dénommé gain et ce
qui est moins est appelé perte.
954. Ensuite (1132a14), lorsqu'il dit: ¨ C'est pourquoi l'égal est le juste milieu
etc. ¨, il tire deux conclusions.
Et
il tire la première conclusion du côté du juste lui-même. Il tire la deuxième
du côté du juge lui-même, là (1132a18) où il dit: ¨ C'est pourquoi les hommes ont recours au juge quand etc. ¨.
Il
dit donc en premier que parce que la justice commutative est une certaine
égalité, par conséquent elle est un milieu entre le plus et le moins, de telle
manière que le gain et la perte se présentent comme le plus et le moins. Il en
va cependant différemment pour les biens et pour les maux. Car avoir plus de
biens et moins de maux convient à la raison de gain alors que le contraire
convient à la raison de perte: mais entre ces deux termes, à savoir le gain et
la perte, le milieu est cet égal que nous appelons le juste. D'où il s'ensuit
que le juste qui est correctif dans le domaine des échanges est le milieu entre
le gain et la perte si on prend ces deux termes dans leur sens commun.
955. Ensuite (1132a18), lorsqu'il dit: ¨ C'est pourquoi les hommes ont recours etc.
¨, il tire une conclusion du côté du juge lui-même dont nous avons dit plus
haut (n. 952) qu'il tente de
corriger les inégalités.
Et
il dit que parce que le juste est le milieu entre la perte et le gain, il en
résulte que lorsque les hommes doutent de ce milieu, ils recourent au juge, ce
qui revient à recourir à la justice, car le juge doit être comme une justice
incarnée, c'est-à-dire disposé de telle manière que son esprit soit en quelque
sorte entièrement possédé par la justice. Or, ceux qui ont recours au juge
semblent rechercher le milieu entre les parties qui contestent et c'est
pourquoi ils appellent les juges des intermédiaires
ou des médiateurs, comme si en les
trouvant ils avaient trouvé le juste milieu, et qu'ainsi ils étaient conduits à
ce qui est juste. Par conséquent il est clair que le juste dont nous parlons
maintenant est un certain milieu parce que le juge, lequel détermine ce juste,
est en quelque sorte lui-même un juste milieu, c'est-à-dire dans la mesure où
il constitue ce qui est égal entre les parties: or, l'égal est le milieu entre
le plus et le moins, comme nous l'avons dit plus haut (n. 310, 933).
Par
un exemple tiré de la ligne, il devient manifeste comment le juge lui-même
ramène toutes choses à l'égalité.
956. Après avoir montré la différence qu'il y a
entre le juste qui dirige les échanges et le juste distributif, le Philosophe
montre ici comment se prend le juste milieu dans ce juste, c'est-à-dire dans le
juste qui dirige les échanges. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il montre son propos (1132a24). En deuxième lieu, il manifeste
l'origine des noms perte et gain dont il s'était servi, là (1132b13)
où il dit: ¨ Les noms de perte et de gain
proviennent etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre comment
se trouve le juste milieu dans la justice commutative relativement à des choses
qui sont les mêmes. En deuxième lieu, il montre comment il se trouve à l'égard
de choses qui appartiennent à des arts différents, là (1132b10) où il dit: ¨ Or, il en va ainsi dans les autres arts etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente un
exemple pour montrer de quelle manière se prend le juste milieu dans la justice
commutative. En deuxième lieu, il manifeste ce qu'il vient de dire, là
(1132a33) où il dit: ¨ Si on enlève une
quantité à l'un des deux objets qui sont égaux etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente une
exemple pour manifester son propos. En deuxième lieu, il montre la convenance
de l'exemple à partir de la manière même de parler, là (1132a30) où il dit: ¨ C'est pour cette raison que l'égal est nommé
etc. ¨.
957. Il dit donc (1132a24) que le juge ramène à
l'unité de cette manière, c'est-à-dire comme s'il y avait une ligne divisée en deux parties inégales: celui qui
voudrait ramener les deux parties à l'égalité enlèverait de la plus grande
partie ce en quoi elle dépasse la moitié de toute la ligne pour l'appliquer à
la plus petite, de telle manière que la moitié de toute la ligne serait une
certaine demie, c'est-à-dire une règle ou une mesure grâce à laquelle ce qui
est inégal serait ramené à l'égalité. Et ainsi, lorsque le tout appartenant à
deux hommes est divisé en une telle demie, par cette mesure, alors les deux
disent que chacun possède ce qui est à lui dans la mesure où ils reconnaissent
l'égal qui est intermédiaire entre le plus et le moins d'après la
proportionnalité arithmétique: car autant le milieu de la justice est dépassé par
celui qui possède plus, autant il dépasse celui qui possède moins, ce qui
relève de la proportionnalité arithmétique comme nous l'avons dit précédemment
(nn. 944, 950).
958. Ensuite (1132a30), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison que l'égal est nommé
etc. ¨, il manifeste que l'exemple est adéquat au moyen de la manière de
parler chez les Grecs.
Et
il dit que parce que le milieu de cette justice est comme une certaine demie,
il en résulte que le juste, chez les Grecs, est appelé dicheon, c'est comme si quelqu'un, voulant varier ces noms, disait
que dicheon est ce qui est juste, dichastes celui qui est juste, et dichaste la justice.
959. Ensuite (1132a33), lorsqu'il dit: ¨ Si l'on enlève une quantité à l'une de deux
parties etc. ¨, il manifeste ce qu'il vient de dire, à savoir qu'il faut
enlever à celui qui possède plus ce en quoi il dépasse le milieu pour
l'appliquer à celui qui possède moins.
Et
en premier lieu il manifeste ce qui a été dit. En deuxième lieu il l'explique
dans des termes, là (1132b7) où il dit: ¨ Supposons
trois lignes égales etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'on suppose deux objets égaux ayant l'un et l'autre
deux mesures, par exemple deux palmes ou deux pieds, et qu'on enlève à l'une sa
moitié et qu'on l'applique à l'autre. Il est manifeste que cet objet auquel on
applique la moitié enlevée à l'une dépassera cette dernière de deux pieds: en
effet, cet objet auquel on a retiré sa moitié, il ne lui reste qu'un seul pied,
et celui auquel on a ajouté cette moitié en possède désormais trois. Mais si ce
qui a été retiré à l'un des objets n'était pas appliqué à l'autre objet, il est
manifeste que ce dernier ne dépasserait le premier que par un pied. Or, ce à
quoi on n'a rien ajouté ni rien retiré doit s'entendre comme le milieu même de
la justice car il possède ce qui est sien, ni plus ni moins. Mais celui auquel
on ajoute s'entend comme celui qui possède plus, et celui auquel on enlève
comme celui qui possède moins.
960. Il est clair par conséquent que celui qui
possède plus dépasse le milieu par un pied, c'est-à-dire par ce qui lui est
ajouté, que le milieu dépasse par un pied celui auquel on a retiré,
c'est-à-dire par ce qui lui a été soustrait. C'est donc par ce milieu que nous
connaîtrons à la fois ce qui doit être enlevé à celui qui possède plus et ce
qui doit être ajouté à celui qui possède moins; et ce qu'il faut enlever au
plus grand, c'est-à-dire à celui qui possède plus, c'est ce en quoi le milieu
est dépassé par ce dernier. Et il en est ainsi parce que ce qu'il faut appliquer
à celui qui possède moins, c'est ce en quoi le milieu le dépasse.
961. Ensuite (1132b7), lorsqu'il dit: ¨ Supposons trois lignes égales etc. ¨, il
explique ce qu'il vient de dire au moyen de termes.
Supposons
en effet trois lignes égales, dont la première est décrite par les termes A A,
la deuxième par les termes B B, la troisième par les termes C C. Donc, la ligne
B B demeure indivisée, la ligne A A est divisée par son milieu au point E,
alors que la ligne C C est divisée par son milieu au point 3. On enlève donc à
la ligne A A une partie, A E, et on l'applique à la ligne C C qui sera appelée
C D suite à cet ajout. Il est donc clair que la totalité de la ligne C D
dépasse celle qui est A E par deux unités, c'est-à-dire du fait qu'elle est à
la fois C C et C D, mais la ligne qui est B B dépasse A E par une seule unité
qui est C D. Il est donc clair que la ligne la plus grande dépasse la moyenne
par une unité mais la plus petite par deux unités, conformément à la
proportionnalité arithmétique.
962. Ensuite (1132b10), lorsqu'il dit: ¨ C'est ainsi qu'il en va des autres etc.
¨, il montre que ce qui vient d'être dit s'observe communément dans les autres
arts.
En
effet, les arts seraient détruits si celui qui fait une oeuvre d'art n'était
pas supporté par celui qui la reçoit, c'est-à-dire s'il ne recevait pas
lui-même, en quantité et en qualité, une oeuvre comparable à celle qu'il a
faite. C'est pourquoi il faut mesurer les oeuvres d'un artisan aux oeuvres d'un
autre pour que l'échange soit juste.
963. Ensuite (1132b13), lorsqu'il dit: ¨ Or, ces noms nous viennent etc. ¨, il
montre l'origine des noms perte et gain.
Et
il dit que ces noms proviennent des échanges volontaires d'où l'usage de ces
noms tire son origine. En effet, lorsqu'une personne arrive à posséder plus
qu'elle ne possédait avant, on dit d'elle qu'elle a obtenu un profit ou un
gain; mais quand elle en vient à posséder moins, on dit d'elle qu'elle a fait
une perte, comme cela se produit dans les achats, dans les ventes et dans tous
les autres échanges qui sont permis par la loi. Mais lorsque certains ne
possèdent ni plus ni moins que ce qu'ils possédaient au départ, mais que les
choses mêmes qu'ils rapportent chez eux sont en quantité égale à celle des
choses qu'ils avaient apportées en échange, alors on dit d'eux qu'ils possèdent
ce qui leur revient et qu'ils n'ont rien gagné ni rien perdu.
964. Il conclut par cette conclusion qu'il visait
principalement.
En
nous appuyant sur ce qui précède, il est clair en effet que le juste dont nous
traitons maintenant est le milieu entre la perte et le gain: à savoir que le
juste n'est certes rien d'autre que de posséder autant après qu'avant
l'échange, même dans les échanges involontaires comme on le voit chez celui
qui, contraint par le juge, remet à l'autre ce qu'il possédait en trop.
Aristote
présente et réfute ici l'opinion de Pythagore qui affirmait que le juste
s'identifie à la loi du Talion, où il montre que cela est faux, aussi bien par
l'exemple de celui qui est frappé par le chef que par rapport à l'injustice qui
est portée volontairement ou de bon gré.
965. Après avoir montré de quelle manière se
prend le juste milieu dans chacune des deux espèces de justice, le Philosophe
écarte ici une fausse opinion au sujet de la détermination du juste milieu de
la justice. Et à ce sujet il fait trois choses.
En
premier lieu il présente l'opinion erronée (1132b22). En deuxième lieu, il la
réfute, là (1132b25) où il dit: ¨ Mais la
loi du talion etc. ¨. En troisième lieu, il montre dans quels cas et en
quelles circonstances elle possède quelque vérité, là (1132b33) où il dit: ¨ Mais dans les relations et les échanges etc.
¨
Il
dit donc en premier lieu (1132b22) qu'il semble à certains que le juste n'est
rien d'autre, à parler absolument, que la loi du talion, c'est-à-dire que
chacun doit subir ce qu'il a fait subir à autrui. Et telle fut l'opinion des
Pythagoriciens qui affirmaient que le juste est absolument identique à la loi
du talion.
966. Ensuite (1132b25), lorsqu'il dit: ¨ Or, la loi du talion etc. ¨, il réfute
l'affirmation qui précède, et il le fait de deux manières.
Premièrement,
il la réfute par rapport à la justice distributive en disant que la loi du
talion n'est pas compatible avec la justice distributive et la raison en est
manifeste. En effet, le juste distributif ne se vérifie pas selon que l'un des
deux, qui doivent être rendus égaux par la justice, agit sur un autre ou subit
quelque chose de lui, ce qui est requis à la notion de loi du talion, mais
plutôt qu'une partie des biens communs soit distribuée à l'un et à l'autre
d'après une égalité de proportion.
967. Deuxièmement, là (1132b26) où il dit: ¨ Ni avec la justice corrective etc. ¨, il
réfute la position qui précède par rapport à la justice commutative.
Et
il présente en premier lieu ce qu'il visait au sujet de cette justice; et il
dit que la loi du talion ne s'accorde pas non plus avec aucune modalité du
juste qui se rapporte à la correction des échanges, bien que ceux qui ont prononcé
l'opinion qui précède ont voulu dire que dans les échanges, le juste
s'identifie à la loi du talion: ce qui apparaît clairement par le fait qu'un
certain législateur du nom de Rhadamanthe mit de l'avant cette forme de
justice, à savoir que si l'on subit le tort que l'on a fait subir, le châtiment
est juste.
968. En deuxième lieu, là (1132b28) où il dit: ¨ En plusieurs circonstances, cette opinion
est en contradiction avec etc. ¨, il réfute cette opinion au moyen de deux
raisonnements.
Et
le premier de ces raisonnements affirme qu'en plusieurs occasions, un tel
châtiment ne s'accorde pas avec la véritable justice: par exemple, si un
magistrat frappe un particulier, cette justice n'exige pas que le magistrat
soit frappé à son tour. Au contraire, si un particulier frappe un magistrat, il
faut non seulement que ce particulier soit frappé à son tour, mais qu'en outre
il soit puni plus sévèrement.
969. Or, cette dernière affirmation semble
s'opposer à ce qu'avait dit plus haut Aristote (n. 951), à savoir que dans la justice commutative on ne se soucie pas
de la condition des personnes et que la loi considère tous les hommes comme
étant égaux. Mais il faut aussi considérer qu'au même endroit le Philosophe
avait dit que dans la justice commutative, la loi se vérifie seulement à
l'égard de la différence du préjudice encouru. Or, il est manifeste que lorsque
le préjudice ne s'observe que par la diminution de la chose extérieure, par
exemple de l'argent, la quantité du préjudice ne varie pas d'après une
différence de condition de la personne; mais lorsque le préjudice est
personnel, alors il est nécessaire que la quantité du préjudice soit
diversifiée d'après la condition de la personne. Il est manifeste en effet que
le préjudice est plus grand lorsqu'un particulier frappe un magistrat, car
alors ce n'est pas seulement une personne qui est frappée, mais à travers elle
toute la république, que lorsque c'est un simple particulier qui est frappé. Et
c'est pourquoi la loi du talion ne convient absolument pas dans de telles
circonstances.
970. Il présente le deuxième raisonnement là
(1132b32) où il dit: ¨ En outre, il y a
une grande différence entre etc. ¨.
Et
il dit qu'en ce qui concerne les châtiments qui doivent être rendus, il importe
considérablement de savoir si le dommage a été causé volontairement ou
involontairement, c'est-à-dire par ignorance, par violence ou par crainte. En
effet, un homme doit être châtié plus sévèrement s'il a commis la faute
volontairement que s'il l'a commise involontairement, et cela pour deux
raisons. Premièrement parce qu'en ce qui concerne les punitions, on ne
s'applique pas seulement à ce que l'égalité de la justice soit réparée en ceci
que celui qui est fautif remette à l'autre ce qu'il lui a enlevé, mais aussi à
ce qu'il subisse une peine pour la faute qu'il a commise; et c'est pour cette
raison que certains sont punis par la loi même pour des fautes par lesquelles
nul dommage ou nulle perte n'a été ingligée à un autre; et le voleur est forcé
non seulement de restituer ce qu'il a pris, de manière à rétablir l'égalité de
la justice, mais de plus il est puni pour avoir commis la faute. Or, la faute
est aggravée ou atténuée du fait qu'on l'a commise volontairement ou
involontairement. C'est pourquoi celui qui commet une faute volontairement est
puni plus sévèrement que celui qui la commet involontairement. Deuxièmement,
parce que l'offense de celui qui est fautif volontairement est plus grande
puisque dans ce cas, en effet, un mépris intérieur s'ajoute à un dommage
extérieur.
971. Ensuite (1132b33), lorsqu'il dit: ¨ Mais dans les échanges etc. ¨, il montre
dans quels cas et de quelle manière ce qui a été dit est vrai, à savoir que la
loi du talion s'identifie à la justice.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu, il montre que dans les
échanges et les relations, la loi du talion soit s'effectuer selon la
proportionnalité. Deuxièmement, il manifeste la forme que doit prendre cette
proportionnalité, là (1133a5) où il dit: ¨ Or,
ce qui produit cette rétribution proportionnelle etc. ¨. Troisièmement, il
montre comment une telle forme peut être observée, là (1133a18) où il dit: ¨ C'est pourquoi toutes les choses doivent
être en quelque sorte comparables etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer. En deuxième lieu, il prouve ce qu'il se propose de
montrer, là (1132b35) où il dit: ¨ C'est
la réciprocité proportionnelle qui conserve la cité etc. ¨.
Il
dit donc (1132b33) que dans les relations et les échanges, il est vrai que tel
est le juste, c'est-à-dire celui qui contient en lui la loi du talion, non pas
certes selon l'égalité, mais selon la proportionnalité.
972. Or, cela semble être contraire à ce qui a
été dit précédemment (n. 950), à
savoir que dans la justice commutative, le milieu ne se prend pas selon la
proportionnalité géométrique qui consiste en une égalité de proportion, mais
selon une proportionnalité arithmétique qui consiste dans une égalité de la
quantité. Or il faut dire, au sujet de la justice commutative, qu'il faut
toujours qu'il y ait l'égalité d'une chose à une autre, et non d'une action à
une passion qu'implique la loi du talion. Mais en cela il est nécessaire de
manifester une proportionnalité pour en arriver à une égalité des choses du
fait que l'action d'un artisan est plus grande que l'action d'un autre artisan,
comme la construction de la maison est plus grande que la fabrication du
couteau; c'est pourquoi, si le constructeur échangeait son action pour l'action
du fabriquant du couteau, il n'y aurait pas égalité entre la chose donnée et la
chose reçue, par exemple entre la maison et le couteau.
973. Ensuite (1132b35), lorsqu'il dit: ¨ C'est la réciprocité proportionnelle etc.
¨, il prouve son propos.
Et
il dit à ce sujet qu'il peut être manifeste que la justice commutative
contienne la loi du talion ou la réciprocité selon la proportionnalité, parce
que c'est par cela que les citoyens demeurent ensemble dans la cité du fait
qu'ils reçoivent mutuellement les uns des autres selon une certaine
proportionnalité, c'est-à-dire dans la mesure où si l'un fait quelque chose
pour un autre, l'autre s'applique à agir proportionnnellement à son égard. Et
il est manifeste que tous les citoyens recherchent cela, à savoir qu'on leur
rende proportionnellement la réciproque. C'est à cause de cela en effet que les
citoyens demeurent ensemble, c'est-à-dire pour se donner mutuellement ce qu'ils
recherchent. Ce n'est donc jamais à tort qu'ils veulent qu'on leur rende
proportionnellement la réciproque. Or, s'ils ne veulent pas cela à tort, il
appartient à une âme d'esclave de ne pas rendre proportionnellement à autrui le
tort qu'il lui a causé. En effet, il appartient à une âme servile de ne pas
recevoir pour son travail quelque chose qu'on n'a pas tort de vouloir.
974. Ou bien nous disons que non seulement les
hommes n'ont pas tort de vouloir qu'on leur rende proportionnellement ce qu'ils
ont fait pour nous, mais encore que c'est avec raison qu'ils le veulent. Et par
conséquent, si on ne leur rend pas proportionnellement, il n'y aura pas une
juste rétribution. Or, les hommes demeurent ensemble pour cette raison que l'un
rétribue l'autre pour les choses qu'il a reçues de lui. D'où il résulte que les
hommes qui sont bons manifestent rapidement à leurs bienfaiteurs de la
reconnaissance, comme s'ils accomplissaient un acte sacré, comme pour leur
rendre un bienfait en retour. En effet, donner en retour relève de la
reconnaissance. Il faut en effet que l'homme soit à son tour au service de
celui qui lui a fait du bien, c'est-à-dire à l'égard de celui qui s'est employé
gratuitement à lui rendre un service, et qu'il ne se contente pas seulement de
lui rendre exactement ce qu'il a reçu de lui mais qu'en plus il commence
lui-même à rendre davantage, afin de lui manifester ainsi sa reconnaissance.
975. Ensuite (1133a5), lorsqu'il dit: ¨ En effet, ce qui produit cette rétribution
proportionnelle etc. ¨, il manifeste la forme de la proportionnalité selon
laquelle doit s'exercer la réciprocité.
Et
en premier lieu, il donne l'exemple du cordonnier et de l'architecte. En
deuxième lieu, il montre qu'il en va de même dans les autres arts, là (1133a15)
où il dit: ¨ Or, ceci existe aussi dans
les autres arts etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que c'est l'union selon la diagonale qui produit, dans
les échanges, la rétribution ou la réciprocité selon la proportionnalité. C'est
pour le montrer qu'il décrit un rectangle A B C D où il conduit deux diagonales
qui se coupent, à savoir A D et B C. C'est ainsi qu'on obtiendra l'architecte
A, le cordonnier B, la maison qui est l'oeuvre de l'architecte, à savoir C, et
la chaussure qui est l'oeuvre du cordonnier, D. Il faut donc que lorsque
l'architecte reçoit l'oeuvre du cordonnier, c'est-à-dire les chaussures, il
doive lui-même lui donner en échange son ouvrage.
976. Donc, en premier, si on rencontre l'égalité
selon la proportionnalité, c'est-à-dire de manière à constituer d'un côté
autant de chaussures qu'il faut pour égaler une seule maison, car l'architecte
fait de bien plus grandes dépenses pour produite une seule maison que le
cordonnier n'en fait pour produire une seule paire de chaussures, et si ensuite
la réciprocité existe, c'est-à-dire de telle manière que l'architecte reçoive
plusieurs chaussures équivalentes à une seule maison, et que le cordonnier
reçoive une seule maison, il y aura ce qu'on appelle un échange proportionnel
fait par union en diagonale: car les chaussures sont proportionnellement
données à l'architecte auquel elles s'opposent par la diagonale, et la maison
au cordonnier. Mais si l'échange ne s'opère pas de la sorte, il n'y aura plus
égalité des choses échangées et par conséquent les hommes ne pourront plus
demeurer ensemble, du fait que rien n'impêche que l'oeuvre d'un artisan ne soit
meilleure que celle d'un autre, par exemple que la maison soit meilleure que la
chaussure. C'est pourquoi il faut qu'elles soient rendues égales, c'est-à-dire
selon la proportionnalité dont nous avons parlé, afin que l'échange devienne
juste.
977. Ensuite (1133a15), lorsqu'il dit: ¨ Or, ceci existe aussi dans les autres arts
etc. ¨, Aristote montre qu'il en va de même dans les autres arts.
Et
il dit que ce qui vient d'être dit (n. 975-976)
au sujet de l'architecte et du cordonnier doit aussi s'observer dans les autres
arts, c'est-à-dire pour qu'il y ait réciprocité et échange selon la
proportionnalité diagonale. En effet, les arts disparaîtraient si la partie qui
subit ne recevait pas autant en quantité et en qualité que la partie agissante.
Et cela doit advenir de la manière que nous avons dite. En effet, deux hommes
appartenant à un même art, par exemple deux médecins, ne se communiquent pas
toujours leurs ouvrages; mais la plupart du temps deux hommes appartenant à des
arts différents le font, par exemple un médecin et un laboureur, et en général
les gens différents et de conditions inégales qu'il faut rendre égaux de la
manière que nous avons dite.
Il
montre quelle est cette mesure par laquelle toutes les choses sont mesurées, en
affirmant que cela s'accomplit au moyen de la monnaie.
978. Après avoir présenté la forme de la
proportionnalité selon laquelle la réciprocité est la même dans les échanges,
le Philosophe montre ici de quelle manière peut s'observer la forme de
proportionnaliité dont il vient de parler.
Et
en premier lieu il montre ce qu'il se propose de manifester (1133a18). En
deuxième lieu, il manifeste certaines choses qu'il a dites, là (1133b7) où il
dit: ¨ Mais puisque c'est l'indigence qui
maintient la société etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que pour
arriver à accomplir la forme parfaite de la proportionnalité, il est nécessaire
que toutes les choses soient mesurées également. En deuxième lieu il montre
comment s'accomplit avec justice la réciprocité dans les échanges au moyen
d'une mesure de la sorte, là (1133a35) où il dit: ¨ Il y aura échanges réciproques quand les choses auront été rendues
égales etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il dit quelle est
cette mesure par laquelle toutes les choses sont rendues égales. En deuxième
lieu, il montre comment s'accomplit une mesure de la sorte dans les échanges,
là (1133a22) où il dit: ¨ Mais combien de
chaussures équivalent à une maison etc. ¨. En troisième lieu il donne la
raison qui fonde la mesure dont il vient de parler, là (1133a26) où il dit: ¨ Il faut donc que tout soit rapporté à une
mesure commune etc. ¨.
979. Il dit donc en premier lieu (1133a18)
qu'afin que les oeuvres des différents arts soient rendus égales et par
conséquent qu'elles puissent être mesurées également, il faut qu'elles soient
de quelque manière comparables entre elles, c'est-à-dire afin qu'on sache
laquelle d'entre elles vaut plus et laquelle vaut moins. Et c'est en vue de
cela que la monnaie, à savoir le denier, fut inventée, par laquelle sont
mesurés les prix des choses. Et par conséquent le denier est devenu un certain
intermédiaire, c'est-à-dire dans la mesure où il mesure toutes les choses,
c'est-à-dire à la fois l'excès et de défaut, pour autant qu'une chose dépasse
une autre chose par sa valeur, comme nous avons dit plus haut (nn. 955, 959-960) que le milieu de la justice est un intermédiaire; c'est
comme s'il disait qu'elle mesure l'excès et le défaut.
980. Ensuite (1133a22), lorsqu'il dit: ¨ Combien faut-il de chaussures pour égaler
etc. ¨, il montre comment s'accomplit la réciprocité suivant la mesure dont
il vient de parler.
Donc,
bien que la maison soit d'un plus grand prix que celui de la chaussure,
cependant, combien de chaussures équivalent au prix d'une maison ou à
l'alimentation d'une personne sur une longue période de temps? Il faut donc,
afin que l'échange soit juste, déterminer combien de chaussures doivent être
données pour une seule maison ou pour l'alimentation d'un seul homme,
proportionnellement au travail de l'architecte ou du laboureur en tant qu'il
dépasse celui du cordonnier en termes de travail et dépenses; si on ne fait pas
cela, il n'y aura ni échanges de choses ni communication de biens entre les
hommes. Or, ce qui est dit, à savoir qu'un certain nombre de chaussures est
donné pour une maison, cela ne pourra avoir lieu si les chaussures ne sont pas
égales d'une certaine manière à la maison.
981. Ensuite (1133a26), lorsqu'il dit: ¨ Il faut donc se rapporter à une mesure
commune pour mesurer etc. ¨, il donne la raison de la mesure dont il vient
de parler et qui s'accomplit au moyen de la monnaie.
Et
il dit que la raison pour laquelle toutes les choses peuvent être rendues
égales, c'est qu'elles peuvent toutes être mesurées par une mesure commune,
comme il a été dit (n. 957). Or ce
principe unique, qui mesure tout selon la vérité de la chose, c'est le besoin
qui contient en lui tous les échanges pour autant que ces derniers se fondent
tous sur les besoins humains; en effet, les choses ne reçoivent pas leur prix
d'après la dignité de leur nature: autrement, un rat, qui est un animal
possédant une sensibilité, aurait un prix plus grand que celui d'une perle qui
est une chose inanimée; au contraire, les choses reçoivent leur prix selon que
les hommes en ont besoin pour leurs usages.
982. Et le signe en est que si les hommes
n'avaient aucun besoin, il n'y aurait pas d'échanges entre eux; ou si les
besoins n'étaient pas semblables, c'est-à-dire s'ils n'avaient pas besoin des
mêmes choses, les échanges ne seraient pas les mêmes, car les hommes ne
donneraient pas ce qu'ils possèdent en échange de ce dont ils n'ont pas besoin.
Et que le besoin de l'homme mesure toutes les choses selon la vérité de la
chose, cela est manifeste du fait que la monnaie a été instituée suivant un
accord, c'est-à-dire d'après une certaine convention entre les hommes à cause
de l'échange de la nécessité ou des choses qui sont nécessaires à la vie. Il
existe en effet comme un pacte entre les hommes, à savoir qu'on donne ce dont
il a besoin à celui qui présente le denier. Et c'est pour cela que le denier
est appelé numisma, terme qui vient
de nomos en grec et qui signifie loi, parce que le denier n'est pas une
mesure par nature, mais par nomo,
c'est-à-dire par institution ou par loi, puisqu'il est en notre pouvoir de
le changer et de le rendre inutile.
983. Ensuite (1133a35), lorsqu'il dit: ¨ Il y aura réciprocité d'échanges quand les
choses auront été rendues égales etc. ¨, il montre comment s'accomplit une
juste réciprocité dans les échanges d'après la mesure dont il vient de parler.
Et
en premier lieu il manifeste son propos. En deuxième lieu il le présente dans
des termes, là (1133b5) où il dit: ¨ Soit
un laboureur A, etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que du fait que toutes les choses sont mesurées
naturelllement par le besoin des hommes et légalement par le denier, c'est
alors que s'accomplit avec justice la réciprocité lorsque toutes les choses
sont rendues égales de la manière qui a
été dite, c'est-à-dire de telle manière que le laboureur, dont l'oeuvre est la
nourriture de l'homme, dépasse le cordonnier dont l'oeuvre est la chaussure,
dans le même rapport que l'ouvrage du laboureur dépasse selon le nombre
l'ouvrage du cordonnier, c'est-à-dire de telle manière que de nombreuses
chaussures seront données pour un seul boisseau de froment. Et ainsi, lorsque
s'accomplit l'échange des choses, il faut avoir conduit les choses à échanger
sur une figure diagonale de proportionnalité, comme nous l'avons dit plus haut
(n. 976): et si cela n'avait pas
lieu, l'un des termes extrêmes posséderait une double supériorité. Par exemple,
si le laboureur donnait un boisseau de froment pour une chaussure, il aurait un
surplus de travail dans son ouvrage et il aurait aussi un surplus de perte,
parce qu'il voudrait donner plus qu'il ne reçoit. Mais lorsque tous sont en
possession de leurs biens, alors ils sont égaux et échangent entre eux parce
que l'égalité dont on vient de parler est en leur pouvoir.
984. Ensuite (1133b5), lorsqu'il dit: ¨ Soit un laboureur A, etc. ¨, il présente
par des termes ce qui a été dit de la figure de proportionnalité.
Il
décrit donc, comme il l'a fait antérieurement, un carré A, B, C, D, et deux
diagonales qui se coupent, à savoir AD et BC; supposons donc un laboureur A, la
nourriture qui est son ouvrage C, par exemple un boisseau de froment; puis un
cordonnier, à savoir B, et l'ouvrage correspondant au cordonnier, à savoir D,
c'est-à-dire un certain nombre de chaussures équivalant à un boisseau de
froment. Il y aura donc une juste réciprocité si A est uni à D et si B l'est à
C: et s'il n'y a pas une telle réciprocité, les hommes ne se communiqueront pas
leurs choses les uns aux autres.
985. Ensuite (1133b7), lorsqu'il dit: ¨ Mais puisque c'est le besoin qui maintient
etc. ¨, il manifeste plus clairement ce qu'il vient de dire.
Et
en premier lieu il manifeste de quelle manière les choses sont mesurées. En
deuxième lieu, il manifeste comment les choses mesurées sont échangées, là
(1133b15) où il dit: ¨ C'est pourquoi il
faut que toutes les choses reçoivent un prix etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que la
nécessité est une mesure selon la vérité des choses. En deuxième lieu il montre
comment le denier est une mesure selon la position de la loi, là (1133b10) où
il dit: ¨ Mais pour les échanges à venir
etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que ce qui a été dit précédemment (n. 981-982), à savoir que le besoin de
l'homme contient toutes les choses à la manière d'une certaine mesure, cela se
voit par le fait que lorsque les hommes se présentent les uns aux autres de
telle manière qu'aucun des deux ou que l'un des deux n'a pas besoin de ce que
l'autre possède, ils n'échangent pas entre eux comme ils le font lorsque celui
qui possède du blé a besoin du vin que l'autre possède, et qu'ainsi il lui
donne du blé pour avoir son vin, c'est-à-dire de telle manière qu'il lui donne
autant de blé que son vin en vaut.
986. Ensuite (1133b10), lorsqu'il dit: ¨ Mais pour les échanges à venir etc. ¨,
il manifeste de quelle manière le denier mesure.
Et
à ce sujet il faut considérer que si les hommes avaient toujours besoin dans le
présent des choses qu'ils possèdent les uns pour les autres, il ne serait
nécessaire qu'il y ait échange que d'une chose pour une autre, par exemple du
blé pour du vin. Mais il arrive parfois que celui qui possède du vin en
abondance n'ait pas besoin présentement du blé que possède celui qui a besoin
de vin, mais peut-être que par la suite il aura besoin de cela ou d'une autre
chose. Par conséquent, pour la nécessité des échanges à venir, la monnaie,
c'est-à-dire le denier, nous sert comme de garant; car si dans le présent
l'homme n'a besoin de rien et qu'un besoin se
fait ressentir dans le futur, la chose dont il aura besoin sera à la
disposition de celui qui présentera le denier.
987. Il faut en effet que le denier ait un
pouvoir tel que lorsque l'homme le présente, il ait aussitôt la possibilité de
recevoir la chose dont il a besoin. Il est vrai cependant que même le denier
subit les mêmes variations que les autres choses, à savoir que l'homme ne
reçoit pas toujours pour lui la chose qu'il veut, parce que le denier ne peut
toujous être égal à lui-même, c'est-à-dire avoir la même valeur; cependant, il
doit être institué de manière à être stable, c'est-à-dire à demeurer dans la
même valeur que les autres choses.
988. Ensuite (1133b15), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison que toutes les
choses doivent etc. ¨, il manifeste comment s'accomplit l'échange des
choses mesurées par les deniers d'après la mesure des deniers.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il montre comment s'accomplit
l'échange des choses mesurées par les deniers. En deuxième lieu, il montre
selon quelle raison les deniers mesurent, là (1133b22) où il dit: ¨ Il est impossible, selon la vérité des
choses, qu'une telle différence etc. ¨. En troisième lieu, il présente ce
qu'il vient de dire au moyen de termes, là (1133b25) où il dit: ¨ Soient une maison A, etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que puisqu'à titre de mesure le denier doit conserver
sa valeur longtemps, toutes les choses doivent être évaluées en termes de
deniers. C'est de cette manière en effet que l'échange de choses sera possible
entre les hommes et par conséquent que seront possibles aussi les relations
sociales entre eux. La monnaie rend certes égales les choses à échanger à la
manière d'une mesure qui permet de les mesurer. Et il manifeste ce qui a été
dit par ceci qu'il n'y aurait pas de relations sociales s'il n'y avait pas
d'échanges: mais il n'y aurait pas d'échanges si une égalité n'était pas
constituée dans les choses, laquelle ne pourrait pas être établie sans qu'il y
ait mesure.
989. Ensuite (1133b22), lorsqu'il dit: ¨ Mais il est impossible, selon la vérité des
choses, etc. ¨, il montre de quelle manière les deniers mesurent.
Et
il dit qu'il est impossible que des choses si différentes soient mesurées en
vérité, c'est-à-dire d'après la propriété ou la nature des choses elles-mêmes,
mais c'est par rapport au besoin des hommes qu'elles peuvent être contenues
sous une mesure d'une manière satisfaisante. C'est pourquoi il doit exister une
unité qui mesure toutes les choses non pas certes parce qu'il est dans la
nature même de cette unité de mesurer, mais parce qu'elle a été instituée comme
telle parmi les hommes. Et c'est pourquoi cette mesure est appelée numisma, laquelle rend certes toutes les
choses commensurables entre elles en tant qu'elles sont toutes mesurées par la
monnaie.
990. Ensuite (1133b25), lorsqu'il dit: ¨ Soient une maison A, etc. ¨, il
manifeste ce qu'il vient de dire au moyen de termes.
Et
il dit que si une maison, A, vaut cinq livres et qu'un lit, B, vaut une livre,
par conséquent le lit aura comme valeur un cinquième de la maison. D'où devient
manifeste le nombre de lits qui équivaut à une seule maison, à savoir cinq. Et
il est manifeste que c'est ainsi que s'accomplissait l'échange avant
l'existence des deniers: les hommes donnaient en effet cinq lits en échange
d'une seule maison. Et peu importe qu'on donne cinq lits pour une maison ou
pour toute autre quantité valant cinq lits.
991. Et à la fin il conclut en disant que nous
venons de dire ce qu'est le juste et l'injuste.
Aristote
dit qu'il est clair que l'action juste occupe le milieu entre l'injustice
commise et l'injustice subie.
992. Après avoir montré comment le juste est un
milieu, le Philosophe montre ici comment la justice est un milieu. Et à ce
sujet il fait trois choses.
En
premier lieu, il présente ce qu'il se propose de montrer (1133b29). En deuxième
lieu, il prouve ce qu'il se propose de montrer, là (1134a1) où il dit: ¨ Et la justice est certes une disposition par
laquelle etc. ¨. En troisième lieu il résume les choses qui ont été dites,
là (1134a15) où il dit: ¨ Donc, au sujet
de la justice et de l'injustice, etc. ¨
Mais
parce que les habitus ou les dispositions sont connus par les actes, au sujet
du premier point il fait deux choses. En premier lieu il affirme que l'action
de la justice est un milieu. En deuxième lieu, il affirme de quelle manière la
justice elle-même est un milieu, là (1133b32) où il dit: ¨ Or, la justice est intermédiaire etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1133b29) qu'en partant de ce que nous avons établi
précédemment, il est manifeste que l'action juste, qui est l'opération de la
justice, est un milieu entre faire ce qui est injuste et subir ce qui est
injuste, dont l'un, à savoir faire ce qui est injuste, consiste à posséder plus
que ce qui nous est dû, alors que l'autre, à savoir subir ce qui est injuste,
consiste à posséder moins pour cette raison qu'on est privé de ce qui nous est
dû; or, l'acte de la justice consiste à rendre l'égalité, laquelle est
intermédiaire entre le plus et le moins; d'où il suit manifestement de ce qui
précède que l'action juste est intermédiaire entre commettre ce qui est injuste
et subir ce qui est injuste.
993. Ensuite (1133b32), lorsqu'il dit: ¨ Or, la justice est un certain milieu etc.
¨, il montre de quelle manière la justice est un milieu.
Et
il dit que la justice n'est pas un milieu de la même manière que le sont les
autres vertus morales, dont chacune est un milieu entre deux vices, comme la
libéralité est un milieu entre l'avarice et la prodigalité, alors que la
justice n'est pas un milieu entre deux vices. Mais la justice peut être appelée
milieu en tant qu'elle le produit, c'est-à-dire en tant qu'elle le constitue,
c'est-à-dire parce que son acte est l'action juste qui est intermédiaire entre
commettre ce qui est injuste et subir ce qui est injuste, dont l'un des deux
cependant, c'est-à-dire commettre ce qui est injuste, relève d'un vice, à
savoir l'injustice, qui est un des extrêmes en tant qu'on reçoit pour soi-même
plus de biens et moins de maux qu'il se doit; au contraire, subir ce qui est
injuste ne relève pas d'un vice mais est plutôt une peine.
994. Ensuite (1134a1), lorsqu'il dit: ¨ Et la justice est certes l'habitus selon
lequel etc. ¨, il prouve ce qu'il vient de dire, à savoir que la justice
n'est pas un milieu entre deux vices, comme c'est le cas pour les autres vertus
morales.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu, il assume ce qu'est la
justice. En deuxième lieu, il ajoute certains éléments pour conclure son
propos, là (1134a13) où il dit: ¨ Or,
l'action injuste comporte etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente ce
qu'est la justice. En deuxième lieu, il présente ce qu'est l'injustice, là
(1134a3) où il dit: ¨ Or, l'injustice est
etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1134a1) que la justice est l'habitus d'après lequel
on dit de celui qui est juste qu'il est capable d'exécuter des actes qui sont
justes, et cela suivant un choix car, comme nous l'avons dit précédemment au
deuxième livre, la vertu morale est une disposition par laquelle on choisit. Or
cette capacité d'exécuter des actes justes, on peut l'appliquer à la justice
qui dirige les échanges et dans laquelle se manifeste davantage la définition
de la justice en raison de l'égalité de la chose: et c'est pourquoi il ajoute ¨
et distributif ¨, pour y inclure aussi la justice distributive qui
consiste dans une égalité de proportion.
995. Or, quelqu'un peut, de deux manières,
exécuter des actes justes par choix aussi bien dans les échanges que dans les
distributions.
Premièrement,
entre lui-même et autrui, et pour le signifier, il dit: ¨ soit entre lui-même et autrui ¨. Deuxièmement, entre deux autres,
ce qui relève d'un juge ou d'un arbitre, et c'est pourquoi il ajoute: ¨ soit entre deux autres personnes ¨. Et
comment celui qui est juste pose des actes justes, il le manifeste par
l'exclusion du contraire lorsqu'il ajoute: ¨ ce n'est pas ainsi qu'agit celui qui attribue plus à lui-même et moins
au prochain les choses qui sont dignes d'être choisies, à savoir les richesses
et les honneurs et qui à l'inverse attribue plus au prochain qu'à lui-mêmes les
choses qui sont nuisibles, c'est-à-dire celles qui sont éprouvantes et pénibles
¨. Celui qui est juste doit respecter en tout une proportion équitable non
seulement dans les relations de lui à autrui mais aussi dans celles qu'il y a
entre les deux autres.
996. Ensuite (1134a6), lorsqu'il dit: ¨ Or, l'injustice etc. ¨, il dit ce qu'est
l'injustice.
Et
il dit que l'injustice au contraire est la disposition selon laquelle on pose
par choix des actes injustes: laquelle consiste en un excès ou un défaut des
choses utiles ou nuisibles qu'on reçoit dans une proportion qui convient. C'est
pour cette raison que tout comme on dit de la justice qu'elle est un milieu
parce qu'elle fait poser des actions qui sont un juste milieu, de même aussi on
dit de l'injustice qu'elle est un excès ou un défaut parce qu'elle produit des
actes qui sont des excès et des défauts, de telle manière que l'injuste
s'attribue à lui-même un excès des choses qui sont utiles absolument et un
défaut des choses qui sont nuisibles. Mais aux autres, l'injuste attribue
semblablement le vice dans sa totalité, c'est-à-dire l'excès et le défaut, mais
pas dans le même ordre: en effet, il leur attribue un défaut de choses utiles
et un excès de choses nuisibles. Il n'est pas précisé cependant de quelle
manière l'injustice n'observe pas les rapports convenables, c'est-à-dire dans
quelle mesure elle reçoit plus ou moins que ce qui est dù, mais elle exécute
les actes injustes selon les circonstances, c'est-à-dire comme les choses se
présentent à elle.
997. Ensuite (1134a13), lorsqu'il dit: ¨ Or, les actions injustes etc. ¨, il
ajoute certaines remarques qui sont nécessaires pour conclure le propos.
Et
il dit que l'action injuste est double: la première consiste à avoir moins de
biens, ce qui revient à avoir plus de maux, les deux procédant d'une même
raison, et elle consiste à subir l'injustice; la deuxième sorte d'action
injuste est celle par laquelle on possède plus de biens et moins de maux que ce
qui est dû, et elle consiste à commettre l'injustice.
998. Mais on pourrait argumenter ainsi à partir
de ce qui précède. En effet, il appartient à l'injustice de faire ce qui est
injuste; or, avoir moins de biens et plus de maux n'est pas faire ce qui est injuste
mais plutôt le subir. Donc, cela n'appartient pas au vice de l'injustice. Mais
la justice est le milieu entre avoir plus et avoir moins, comme nous l'avons
établi précédemment (n. 992, 993);
donc, la justice n'est pas un milieu entre deux vices.
999. Ensuite (1134a15), lorsqu'il dit: ¨ Contentons-nous donc de la manière dont nous
avons parlé de la justice et etc. ¨, il résume ce qu'il a dit.
Et
il dit que nous avons dit quelle est la nature de la justice et de l'injustice,
tout comme ce qu'il en est de la définition du juste et de l'injuste en
général; car c'est par la suite que nous déterminerons certaines modalités
particulières du juste et de l'injuste (n. 1000-1108).
On
cherche à savoir quel est celui dont on doit dire qu'il est véritablement
injuste, puisqu'il est possible de devenir injuste de plusieurs manières.
1000. Après avoir traité de la justice et de ce
qui est juste, ainsi que de ce qui leur est opposé, pris absolument, le
Philosophe en traite ici par rapport à leur sujet, c'est-à-dire en montrant
comment quelqu'un, en faisant ce qui est injuste, devient injuste. Et à ce
sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il établit la vérité (1134a16). En deuxième lieu, il soulève
certaines difficultés au sujet de ce qui a été établi précédemment, là
(1136a10) où il dit: ¨ Or, on pourrait se
demander si etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il soulève une
question. En deuxième lieu, il insère certaines remarques qui sont nécessaires
pour répondre à la question, là (1134a25) où il dit: ¨ Mais il ne faut pas perdre de vue etc. ¨. En troisième lieu, il
résout la question, là (1135a16) où il dit: ¨ La justice et l'injustice étant ainsi définies etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il soulève la
question visée. En deuxième lieu, il montre qu'une certaine autre difficulté a
été résolue précédemment, là (1134a24) où il dit: ¨ Nous avons dit précédemment quel rapport il y a entre etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1134a16) qu'il
est possible que quelqu'un qui pose un acte injuste ne soit pas injuste. Et
c'est pourquoi il faut rechercher quelles doivent être les actions injustes,
c'est-à-dire les opérations de ceux qui sont injustes, pour que celui qui les
pose soit injuste dans chacune des espèces d'injustice, par exemple dans le
vol, l'adultère et le brigandage. Ou bien on pourrait dire, en écartant ce qui
précède, qu'il n'importe pas, pour savoir si un homme est injuste, de savoir
selon quelles opérations l'homme commet des actes injustes.
1001. C'est pourquoi on se demande selon quelles
actions injustes il est possible d'être injuste, car il est possible de faire
quelque chose d'injuste de plusieurs manières; par exemple, il est possible à
quelqu'un de s'unir à une femme qui est l'épouse d'un autre, sans ignorer la
personne à laquelle il s'unit, ce qui rendrait l'action involontaire, mais en
sachant à qui il a affaire, et cependant en agissant ainsi non pas par choix mais
par passion. Donc, cette personne pose certes une action injuste, mais elle ne
semble cependant pas être injuste car elle n'agit pas par choix; de même aussi
nous pouvons dire en particulier qu'un tel n'est pas voleur, bien qu'il ait
dérobé quelque chose, parce qu'il n'a pas dérobé par choix; de la même manière,
on n'est pas adultère du seul fait d'avoir commis l'adultère. Et il en va de
même pour les autres actes de la sorte.
1002. Ensuite (1134a24), lorsqu'il dit: ¨ Nous avons dit précédemment quels rapports
etc. ¨, il montre qu'une certaine difficulté a déjà été résolue, à savoir
quel est le rapport entre la loi du talion et la justice, dont nous avons parlé
précédemment (n. 971-972).
1003. Ensuite (1134a25), lorsqu'il dit: ¨ Or, il ne faut pas perdre de vue etc. ¨,
il insère certaines remarques qui sont nécessaires à la solution de la
difficulté présentée.
Et
en premier lieu il montre ce qu'est le juste pris absolument. En deuxième lieu,
il montre ce qu'est le juste en société, là (1135a8) où il dit: ¨ Il y a une différence entre l'action injuste
selon la loi et etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il dit sur quoi
porte son intention. En deuxième lieu, il exécute ce qu'il se propose de
montrer, là (1134a26) où il dit: ¨ Or,
ceci existe entre personnes qui vivent ensemble etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1134a25) que pour avoir l'évidence de la question par
laquelle on se demande pour quelle opération on appelle juste ou injuste celui
qui a fait une action juste ou injuste, il ne faut pas perdre de vue que le
juste sur lequel porte notre recherche est le juste pris absolument qui est le
juste politique.
1004. Ensuite (1134a26), lorsqu'il dit: ¨ Or, ceci existe entre personnes qui vivent
ensemble etc. ¨, il poursuit son propos.
Et
en premier lieu il montre ce qu'est le juste politique. En deuxième lieu, il le
divise, là (1134b19) où il dit: ¨ Une
partie du juste politique est naturelle etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer, à savoir ce qu'est le juste politique. En deuxième
lieu, il manifeste son propos, là (1134a30) où il dit: ¨ Le juste n'existe en effet que chez ceux etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre ce
qu'est le juste politique. En deuxième lieu, il conclut qu'il existe d'autres
justes qui diffèrent de celui-là, là (1134a28) où il dit: ¨ C'est pourquoi, quand ces conditions etc.
¨.
Il
dit donc en premier lieu (1134a26) que le juste politique consiste en une
certaine communauté de vie qui est ordonnée à ceci qu'il existe une certaine
suffisance à l'égard des choses qui sont nécessaires à la vie humaine. Et telle
est la communauté de la cité dans laquelle on doit trouver toutes les choses
qui suffisent à la conservation de la vie humaine. Or, ce juste se retrouve
chez des hommes libres et non chez des esclaves, car le rapport des maîtres aux
esclaves n'est pas un juste politique, mais un juste de domination, comme nous
le dirons plus loin (nn. 1006-1012).
Or, le juste politique se retrouve chez des personnes égales, c'est-à-dire chez
lesquelles l'une n'est pas soumise à l'autre par un ordre naturel ou un ordre
civil, comme celui qu'on retrouve entre le fils et le père, entre lesquels
n'existe pas un juste politique, mais un juste paternel comme nous le dirons
plus loin.
1005. Or, ce juste politique existe soit selon la
proportionnalité, c'est-à-dire selon l'égalité de proportion en ce qui concerne
la justice distributive, soit selon le nombre, c'est-à-dire selon l'égalité de
la quantité numérique en ce qui concerne la justice commutative.
1006. Ensuite (1134a28), lorsqu'il dit: ¨ C'est pourquoi, quand ces conditions etc.
¨, il conclut qu'il existe d'autres justes qui diffèrent de celui qui précède.
Et
il dit que du fait que le juste politique se retrouve chez des hommes libres et
égaux, ceux chez lesquels on ne retrouve pas cela, à savoir la liberté et
l'égalité, on ne retrouve pas non plus chez eux le juste politique, qui est le
juste pris absolument, mais seulement une certaine justice dominatrice ou
paternelle, qui est une justice partielle dans la mesure où elle présente une
certaine ressemblance avec la justice politique.
1007. Ensuite (1134a30), lorsqu'il dit: ¨ Le juste n'existe en effet que chez ceux etc.
¨, il manifeste ce qu'il vient de dire.
Et
il le fait premièrement par rapport au juste politique, qui est le juste pris
absolument. Deuxièmement, il le fait par rapport au juste du maître ou au juste
paternel qui est le juste pris sous un certain rapport, là (1134b9) où il dit:
¨ Or, le juste du maître et celui etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il manifeste ce
qui a été dit, à savoir que le juste politique se rencontre chez les hommes
libres et égaux. En deuxième lieu, il tire un corollaire de ce qu'il vient de
dire, là (1134a35) où il dit: ¨ C'est
pourquoi nous ne permettons pas etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu (1134a30) que la raison pour laquelle nous avons dit
(n. 1004) que le juste politique se
rencontre chez les hommes libres et égaux, c'est que puisque le juste politique
est déterminé par la loi, il est nécessaire que le juste politique se retrouve
chez ceux auxquels la loi a été donnée. Or, la loi n'est pas donnée
principalement aux esclaves, lesquels sont gouvernés par leurs maîtres, ni aux
enfants qui sont gouvernés par leurs parents, mais aux hommes libres et égaux.
Or, que le juste politique se retrouve chez ceux auxquels la loi a été donnée,
cela est manifeste par le fait que c'est chez eux que se rencontre la justice
et l'injustice; or, la loi s'applique à ceux dans lesquels l'injustice peut
exister, ce qui est évident du fait que le châtiment, qui procède de la loi,
n'est rien d'autre que le fruit d'un discernement sur le juste et l'injuste.
1008. Et du fait que la loi existe là où il y a
justice, il s'ensuit qu'elle existe chez ceux où se rencontrent des actes
injustes, et par conséquent chez ceux qui posent des actes justes; car partout
où existe l'injustice, on commet des actes injustes, mais non inversement. Nous
avons dit en effet au deuxième livre (n. 252-253)
qu'il est possible de poser un acte vertueux sans posséder la vertu
correspondante, et de même de poser des actes vicieux sans avoir l'habitus du
vice: or, cet acte injuste ne consiste en rien d'autre que de s'attribuer à
soi-même plus de choses qui sont des biens purement et simplement, comme les
richesses et les honneurs, et moins de choses qui sont des maux purement et
simplement, comme ce qui est contraire aux biens dont on vient de parler.
1009. Ensuite (1134a35), lorsqu'il dit: ¨ C'est à cause de cela que nous ne permettons
pas etc. ¨, Aristote tire trois corollaires de ce qui vient d'être dit.
Et
en premier lieu il dit que parce que commettre un acte injuste consiste à
s'attribuer à soi-même plus de biens et moins de maux que ce qui convient, il
résulte de là que dans une bonne administration de la multitude, nous ne
permettons pas que le pouvoir soit abandonné à des hommes qui commandent
seulement d'après leur volonté et leurs passions humaines; nous voulons plutôt
que ce soit la loi qui commande à l'homme, laquelle est comme la voix de la
raison, ou comme l'homme qui agit selon la raison. Car si celui qui gouverne
suit ses passions, il fera ce qui est à son avantage, c'est-à-dire qu'il
recevra plus de biens et moins de maux qu'il ne lui est dû, et deviendra un
tyran, ce qui est contraire à la nature du chef ou du magistrat. Le magistrat a
en effet été institué pour cette fin, à savoir pour être le gardien de la
justice et par conséquent de l'égalité qu'il néglige lorsqu'il acquiert pour
lui-même plus de biens et moins de maux qu'il ne convient.
1010. Il présente le deuxième corollaire là
(1134b3) où il dit: ¨ Or, parce qu'il
semble ne rien s'attribuer de plus etc. ¨.
Et
il dit que parce que le magistrat, s'il est juste, ne s'attribue rien de plus
qu'aux autres en termes de biens, sauf peut-être conformément à une juste
proportion de la justice distributive, il en résulte que le magistrat ne
travaille pas à son avantage personnel mais à celui des autres. Et c'est pour
cette raison que nous avons dit plus haut (n. 909) que la justice légale, selon laquelle le magistrat gouverne la
multitude, s'identifie au bien d'autrui.
1011. Il présente le troisième corollaire là
(1134b6) où il dit: ¨ Une certaine
récompense doit donc être donnée etc. ¨.
Il
est manifeste en effet que tout homme doit donner une récompense à celui qui
travaille pour lui. Donc, puisque le magistrat travaille pour la multitude,
cette dernière doit lui donner une récompense, à savoir les honneurs et la
gloire, qui sont les plus grands des biens qui peuvent être donnés par les
hommes. Or, s'il existe certains magistrats auxquels ces biens ne suffisent pas
à titre de récompenses, et qu'ils cherchent en outre à acquérir des richesses,
ceux-là sont injustes et despotiques. Ajoutons qu'outre cette récompense
attribuée par les hommes, les bons magistrats espèrent une récompense de Dieu.
1012. Ensuite (1134b8), lorsqu'il dit: ¨ Or, le pouvoir du maître et celui du père
etc. ¨, il manifeste ce qu'il a dit plus haut au sujet de ce qui n'est pas
le juste pris absolument, mais seulement
un juste d'après une ressemblance.
Et
il le manifeste en premier lieu par rapport à la justice du maître et à celle
du père. En deuxième lieu, il le manifeste par rapport à la justice de l'homme
à l'égard de son épouse, là (1134b17) où il dit: ¨ C'est pour cette raison que le juste existe davantage entre l'homme et
son épouse etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il présente ce
qu'il se propose de montrer. Et il dit que la justice du maître, c'est-à-dire
celle que le maître exerce à l'égard de son esclave, et la justice paternelle,
c'est-à-dire celle qu'exerce le père à l'égard de ses enfants, ne s'identifient
pas à la justice politique, mais elles lui ressemblent en tant qu'elles sont en
quelque sorte dirigées vers un autre.
1013. En deuxième lieu, là (1134b10) où il dit: ¨ En effet, il n'y a pas injustice à l'égard
de ce qui appartient à soi-même absolument etc. ¨, il manifeste ce qui a
été dit quant à ceci, à savoir que le juste du maître et celui du père ne sont
pas le juste absolu.
En
effet, il est manifeste qu'il ne peut pas y avoir injustice, à parler
absolument, de la part d'un homme à l'égard de ce qui lui appartient, tout
comme il ne peut y avoir justice, puisque la justice et l'injustice ont rapport
à autrui. Mais l'esclave appartient au maître comme s'il en était sa propriété
et l'enfant, jusqu'à ce qu'il soit adulte, c'est-à-dire grand et affranchi de
son père par émancipation, est comme une partie du père. Et qu'il ne puisse y
avoir injustice à l'égard de soi-même, cela est évident du fait que nul ne
choisit de se nuire à lui-même. D'où il est clair qu'à parler absolument il ne
peut y avoir justice ou injustice à l'égard d'un enfant ou d'un esclave.
1014. En troisième lieu, là (1134b15) où il dit: ¨
Ni non plus une justice politique etc.
¨, il montre que la justice du maître et celle du père, même si elles étaient
une justice absolue, ne seraient pas une justice politique, parce que le juste
politique procède de la loi et qu'il concerne ceux qui sont naturellement
touchés par la loi. Or, tels sont ceux auxquels il appartient d'être sur un
pied d'égalité par rapport au fait d'être commandés et d'obéir, c'est-à-dire de
telle manière que chez ceux dont l'un d'eux est soumis à l'autre, comme
l'esclave est soumis au maître et l'enfant à son père, on ne se retrouve pas
chez ces derniers le juste politique.
1015. Ensuite (1134b17), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison qu'il y a davantage
justice etc. ¨, il traite de la justice à l'égard de l'épouse.
Et
il dit que parce que l'épouse est moins soumise à l'homme que l'esclave ne
l'est au maître ou que l'enfant ne l'est à son père, c'est pourquoi le rapport
de l'homme à sa femme a davantage raison de justice que celui du père à sa
descendance, c'est-à-dire à ses enfants, et que celui du maître à ses possessions,
c'est-à-dire à ses esclaves. En effet, le juste que l'on retrouve dans les
rapports de l'homme à son épouse, est un juste domestique, car dans la famille
l'homme préside tout comme le magistrat préside dans la cité. Or, ce juste
domestique est autre que le juste politique, tout comme la famille est une
entité autre que la cité.
Aristote
divise le juste politique en naturel et légal, entre lesquels il présente trois
différences.
1016. Après avoir montré quelle est la justice
politique, qui est la justice absolue, le Philosophe présente ici la division
de cette justice.
Et
en premier lieu il divise la justice politique en ses espèces (1134b19). En
deuxième lieu il traite de la division de cette justice chez les particuliers,
là (1135a7) où il dit: ¨ Toutes ces
prescriptions du droit et de la loi présentent le rapport etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il présente la
division. En deuxième lieu, il l'explique, là (1134b20) où il dit: ¨ Or, ce qui est naturel a partout etc. ¨.
en troisième lieu, il écarte une erreur qui s'oppose à cette division, là
(1134b25) où il dit: ¨ Or, il semble à
certains que tout etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1134b19) que le juste ou le droit politique se divise
en deux parties, dont la première est le droit naturel, la deuxième le droit
légal. Cependant, cette division est la même que celle posée par les juristes
lorsqu'ils affirment qu'autre est le droit naturel, autre le droit positif. En
effet, ce qu'ils appellent le droit, Aristote l'appelle le juste. Ainsi,
Isidore, dans son livre intitulé Les
Étymologies (Lib. V, cap. 111.) dit qu'on parle du droit comme on parle du
juste. Or, il semble y avoir une contrariété dans le fait de dire que le droit
politique est identique au droit civil; et par conséquent, ce qui est affirmé
chez le Philosophe comme étant divisé semble être présenté chez les juristes
comme étant ce qui divise, car ils affirment que le droit civil est une partie
du droit positif.
1017. Il faut cependant remarquer que les termes politique et civil sont pris ici chez le Philosophe en un autre sens que chez
les juristes. Car le Philosophe nomme ici le droit politique ou civil à partir
de l'usage que les citoyens en font, alors que les juristes nomment le droit
politique ou civil à partir de la cause, c'est-à-dire comme étant ce qu'une
cité établit pour elle-même. Et c'est pourquoi, ce que ceux-ci appellent
positif, Aristote l'appelle avec raison légal, c'est-à-dire posé par la loi.
C'est donc avec raison que le droit politique se divise par ces deux membres:
en effet, les citoyens se servent à la fois de ce droit que la nature a donné à
l'esprit humain et de celui qui est posé par la loi.
1018. Ensuite (1134b20), lorsqu'il dit: ¨ Or, est naturel ce qui a partout etc. ¨,
il manifeste les membres de la divison qui précède.
Et
en premier lieu il manifeste le droit naturel de deux manières. Premièrement,
d'après l'effet ou la puissance, en disant: le droit naturel est celui qui
possède partout la même puissance et le même pouvoir de conduire au bien et de
repousser le mal. Et cela est certes possible parce que la nature, qui est la
cause de ce droit, est la même partout et chez tous. Mais le droit qui vient
d'une décision d'une cité ou d'un magistrat n'est vertueux que chez ceux qui
sont soumis à la juridiction de cette cité ou de ce magistrat. Le Philosophe
manifeste deuxièmement ce droit en s'appuyant sur sa cause lorsqu'il dit que ce
droit ne repose pas sur l'apparence, c'est-à-dire qu'il ne se fonde pas sur une
opinion humaine, mais sur la nature. En effet, tout comme dans les sciences
spéculatives il existe des énoncés naturellement connus, comme les principes
indémontrables et ceux qui leur sont rapprochés, alors que d'autres sont
découverts par le travail des hommes, de même aussi, dans les sciences
pratiques il existe certains principes naturellement connus à la manière des
principes indémontrables et d'autres qui leur sont rapprochés, comme ceux-ci:
il faut éviter le mal, il ne faut nuir à personne injustement, il ne faut pas
voler, et d'autres du même genre. Mais il y en a d'autres qui sont comme
déduits par le travail de l'esprit humain et qu'on appelle ici de droit légal.
1019. Il faut cependant considérer que le droit
naturel est ce à quoi la nature incline l'homme. Or, il y a dans l'homme deux
natures. La première, selon laquelle il est un animal, et qui est une nature
commune à l'homme et aux autres animaux. Mais l'autre nature de l'homme est
celle qui lui appartient proprement en tant qu'homme, c'est-à-dire en tant
qu'il discerne par sa raison ce qui est honteux de ce qui est honnête. Or, ce
que les juriistes appellent le droit naturel, c'est seulement ce qui suit
l'inclination de la nature qui est commune à l'homme et aux autres animaux,
comme l'union de l'homme et de la femme, l'éducation des enfants, et les autres
opérations de la sorte. Mais ce droit qui suit l'inclination propre à la nature
humaine, c'est-à-dire en tant que l'homme est un animal rationnel, les juristes
l'appellent le droit des gens ou des peuples parce que tous les peuples s'en
servent lorsqu'ils admettent tous par exemple qu'il faut respecter les traités, que les ambassadeurs jouissent d'une
indemnité chez les ennemis, et d'autres principes de la sorte. Mais l'une et
l'autre nature sont contenues dans le droit naturel tel qu'il est entendu ici
par le Philosophe.
1020. En deuxième lieu (1134b22), lorsqu'il dit: ¨
Quant au droit légal etc. ¨, il
manifeste ce qu'est le droit légal.
Et
il semble présenter trois différences par lesquelles ce droit se distingue du
droit naturel. Et la première de ces différences, c'est que lorsque quelque
chose est décrété par la loi pour tous ou pour l'ensemble de la communauté,
cela est légal. Et quant à cela il dit que ce qui est décrété par le droit
légal, et au sujet de quoi, au commencement, c'est-à-dire avant que la loi soit
établie, il importait peu qu'il en soit ainsi plutôt qu'autrement, cependant,
lorsque cela est déjà décidé, c'est-à-dire décrété par la loi, alors il y a une
grande différence, car observer ce qui est décrété est juste et l'omettre est
injuste. Par exemple, dans certaines cités il est décrété qu'un prisonnier soit
racheté à un certain prix, et qu'une chèvre soit sacrifiée et non deux brebis.
1021. Une autre différence du droit légal est
celle selon laquelle quelque chose est décrété par la loi pour un individu, par
exemple lorsqu'une cité ou un magistrat concède un privilège à une personne, on
dit alors qu'il s'agit d'une loi privée. Et quant à cela il dit qu'en outre
entre dans le droit légal non seulement ce qui est décrété universellement pour
tous, mais aussi tout ce que les hommes établissent comme loi pour certains
particuliers: par exemple, il fut décrété dans une cité de sacrifier à une
femme du nom de Brasidas, laquelle avait été d'une grande utilité pour cette
cité.
1022. La troisième différence du droit légal est
que les jugements rendus par les juges sont dits de droit légal et quant à cela
il dit que tout ce qui est prescrit par les juges est de droit légal.
1023. Il faut cependant considérer ici que le
droit légal ou positif naît toujours du droit naturel comme le dit Cicéron dans
sa Rhétorique (Lib. 11). Mais il
existe deux manières pour le droit légal de naître du droit naturel.
Premièrement, à la manière d'une conclusion qui découle des principes, et en ce
sens le droit positif ou légal ne peut naître du droit naturel pour cette
raison que si on pose les prémisses, la conclusion suit nécessairement; mais
alors que le droit naturel est toujours et partout le même, comme nous l'avons
dit (n. 1018), il n'en est pas ainsi
du juste légal ou positif. Et c'est pourquoi il est nécessaire que tout ce qui
découle du droit naturel à la manière d'une conclusion soit aussi de droit
naturel: par exemple, du principe qui affirme qu'il ne faut nuire à personne
injustement, découle la conclusion suivante: il ne faut pas voler, laquelle est
certes de droit naturel. La deuxième manière de naître ou de venir du droit
naturel, c'est à la manière d'une détermination et en ce sens tous les décrets
du droit positif ou légal naissent du droit naturel. Par exemple il appartient
au droit naturel de poser que le vol doit être puni, mais il appartient au
droit positif ou légal de poser qu'il soit puni par tel ou tel autre châtiment.
1024. Il faut aussi noter que le droit légal naît
de deux façons du droit naturel à la manière d'une détermination. Premièrement,
accompagné d'un mélange, deuxièmement, sans mélange d'aucune erreur humaine, et
Aristote démontre cela au moyen d'exemples. Il est en effet de droit naturel
que les citoyens viennent au secours de celui qui est opprimé sans aucune faute
de leur part, et par conséquent que le prisonnier soit racheté. Cependant,
l'estimation du prix appartient au droit légal qui procède du droit naturel précédent
sans aucune erreur. Il appartient aussi au droit naturel qu'un honneur soit
rendu au bienfaiteur; mais qu'un honneur divin soit rendu à un homme ou qu'on
lui sacrifie à ce titre, cela vient d'une erreur humaine. Mais les décrets qui
sont justes sont des applications du droit légal à des faits particuliers.
1025. Ensuite (1134b25), lorsqu'il dit: ¨ Il semble à certains que tout, dans le droit
politique, est déterminé par etc. ¨, il écarte une erreur qui s'oppose à la
division qui précède.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente l'erreur
accompagnée de sa raison. En deuxième lieu, il la résout, là (1134b27) où il
dit: ¨ Mais il n'en est pas vraiment
ainsi etc. ¨. En troisième lieu, il soulève une question née de la solution.
Il
dit donc en premier lieu qu'il semble à certains que tout ce qui est contenu
dans le droit politique est de cette nature, de telle manière qu'il n'y aurait
rien là qui serait de droit naturel: telle fut l'opinion de ceux qui
partageaient la pensée d'Aristippe le socratique. Et c'est en s'appuyant sur la
raison suivante qu'ils étaient poussés à adopter cette opinion: ce qui est
naturel est immobile et a partout le même pouvoir (comme on le voit pour le feu
qui est toujours le même dans la Grèce et dans la Perse), ce qui ne semble pas
être vrai pour le juste car tout ce qui est juste semble parfois être assujetti
à des changements. En effet, rien ne semble plus juste que de rendre son dépôt
à celui qui nous l'a confié; et cependant il ne faut pas rendre son dépôt à
celui qui réclame son glaive dans un état de folie ou rendre son argent à celui
qui a trahi sa patrie pour qu'il puisse ainsi acquérir des armes. Il semble
donc que rien de ce qui est juste ne l'est naturellement.
1026. Ensuite (1134b27), lorsqu'il dit: ¨ Or, il n'en est pas toujours ainsi etc.
¨, il présente la solution de cette difficulté.
Et
il dit que ce qui vient d'être dit (n. 1025),
à savoir que tout ce qui est naturel est immobile, n'est pas toujours vrai et
qu'il n'en est ainsi qu'en partie; car si la nature des choses divines, à
savoir les substances séparées et les corps célestes, auxquels les anciens
donnaient le nom de dieux, ne se
présente jamais autrement qu'elle n'est, au contraire chez nous les hommes qui
faisons partie des choses corruptibles, il y a certes quelque chose de naturel
et néanmoins tout ce qui est en nous est sujet au changement, soit
essentiellement, soit accidentellement. Cependant il y en nous quelque chose
qui est naturel, comme avoir deux pieds, et quelque chose qui n'est pas naturel
comme avoir une tunique. De même, bien que tout ce qui est juste pour nous soit
en quelque sorte sujet au changement, néanmoins il y a là quelque chose qui est
juste par nature.
1027. Ensuite (1134b31), lorsqu'il dit: ¨ Or, quel est, parmi ce qui peut changer, ce
qui est naturel etc. ¨, il soulève une difficulté née de la solution
précédente.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il présente la difficulté. En
deuxième lieu, il la résout, là (1134b34) où il dit: ¨ Et cela est manifeste aussi dans d'autres cas etc. ¨.
Il
présente donc en premier lieu cette difficulté. Si toutes les actions humaines
justes sont sujettes au changement, il reste à savoir, parmi toutes celles qui
peuvent être autrement, lesquelles sont justes par nature et lesquelles ne le
sont pas et sont plutôt justes selon le décret de la loi et selon le bon
plaisir des hommes, ces deux derniers étant également changeants.
1028. Ensuite (1134b34), lorsqu'il dit: ¨ Et cela est manifeste aussi dans d'autres
cas etc. ¨, il résout la difficulté qui précède.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre de quelle manière les
règles de droit naturel sont changeantes. En deuxième lieu il montre de quelle
manière celles qui sont de droit légal sont changeantes, là (1135a1) où il dit:
¨ Mais les règles qui existent par
convention etc. ¨.
Il
dit donc qu'il est manifeste que la même distinction s'applique dans les autres
choses naturelles de notre monde, tout comme elle s'applique aux règles du
droit naturel. En effet, les choses naturelles de notre monde se comportent de
la même manière dans la plupart des cas, mais elles sont en défaut dans peu de
cas: par exemple, il est naturel pour la main droite d'être plus forte que la
main gauche, et cela est vrai dans la plupart des cas; il arrive cependant que
quelques-uns d'entre nous deviennent ambidextres parce que leur main gauche
parvient à posséder autant de vigueur que la main droite. Il en va aussi de
même des règles fondées sur le droit naturel, comme celle qui affirme qu'il
faut remettre ce qui nous a été confié: cette règle doit être observée dans la
plupart des cas mais elle admet des modifications dans certains cas.
1029. Il faut cependant noter que parce que les
définitions des choses qui peuvent changer sont immuables, il s'ensuit par
conséquent que tout ce qui nous est naturel et comme appartenant à la
définition même de l'homme ne change d'aucune manière, comme pour l'homme
d'être un animal. Mais ce qui découle de la nature, comme les dispositions, les
actions et les mouvements, cela ne change que dans peu de cas. De la même
manière encore, ce qui appartient à la nature même de la justice ne peut être
changé d'aucune manière, par exemple qu'on ne doit pas voler, ce qu'il est
injuste de faire. Mais ce qui découle de là peut être changé dans peu de cas.
1030. Ensuite (1135a1), lorsqu'il dit: ¨ Mais pour les règles de justice qui
procèdent d'une convention etc. ¨, il montre de quelle manière les règles
de droit légal sont changeantes indifféremment.
Et
il dit que les règles de justice qui procèdent d'une convention et d'une
entente, c'est-à-dire en tant qu'il se décide un pacte entre les hommes en vue
d'une certaine utilité, sont comparables aux mesures des choses qu'on vend, par
exemple aux mesures dont on se sert pour vendre le vin ou le blé, lesquelles
sont plus grandes où ils sont achetés en plus grande abondance, et plus petites
où ils sont vendus en plus petites quantités. De même aussi les prescriptions
de la justice qui ne reposent pas sur la nature mais sur des conventions entre
les hommes ne sont pas partout les mêmes, comme le châtiment imposé pour le vol
n'est pas partout le même. Et la raison en est que les bonnes manières et les
formes de gouvernement ne sont pas partout les mêmes. En effet, toutes les lois
sont décrétées selon qu'elles s'accordent avec la fin d'un gouvernement;
quoiqu'il n'y ait qu'une seule forme de gouvernement qui soit partout en accord
avec la nature, à savoir la meilleure.
1031. Ensuite (1135a6), lorsqu'il dit: ¨ Chacune des prescriptions du droit et de la
loi etc. ¨, il traite de la division du juste dans ses applications
particulières.
Et
il dit que chacune des applications particulières du droit et de la loi aux
affaires humaines présente le rapport de l'universel au singulier, parce que
les opérations que nous posons conformément à la justice sont multiples et que
néanmoins chacune des prescriptions de la justice est une à la manière d'un
certain universel, comme celle qui pose que ce qui nous a été confié doit être
rendu, laquelle est une et s'applique à une multiplicité d'activités.
1032. Ensuite (1135a9), lorsqu'il dit: ¨ Il y a une différence entre l'injuste selon
la loi et etc. ¨, il montre ce qu'est l'action juste et l'action injuste.
Et
en premier lieu il montre ce qu'est l'action injuste. En deuxième lieu, il
montre ce qu'est l'action juste, là (1135a13) où il dit: ¨ Il en va de même de l'action juste etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il y a une différence entre l'action injuste et
l'injuste en général; car l'injuste est quelque chose qui est contraire à la
justice, soit selon la nature, soit selon la convention humaine, comme le vol.
Mais lorsque cette injustice se trouve à être réalisée, par exemple en volant,
on la nomme action injuste, à titre d'exécution de l'injustice. Mais avant
qu'elle ne soit réalisée, on ne parle pas d'action injuste, mais simplement
d'injustice en soi.
1033. Ensuite (1135a13), lorsqu'il dit: ¨ Il en va de même de la justification etc.
¨, il montre ce qu'est l'action juste.
Et
il dit qu'il en va de même de l'action juste lorsque quelqu'un exécute une
action juste qui est soit naturelle, soit ordonnée par la loi. Mais chez les
Grecs, l'action du juste en général est plutôt dénommée dicaeopragma, c'est-à-dire l'opération du juste, alors que l'action
juste ne semble pas signifier n'importe quelle opération du juste, mais
seulement lorsque quelqu'un se dirige vers l'action juste, c'est-à-dire en
ramenant à la justice ce qui est injuste.
1034. Et dit à la fin qu'il faudra examiner par la
suite, c'est-à-dire dans la Politique
(Lib. 1, cap. 11, 16-21; apud S. Thom. lect. 1V), la nature, le nombre et
chacune des espèces du juste, c'est-à-dire du juste naturel et du juste légal.
Aristote
fait la lumière sur la difficulté soulevée précédemment en montrant selon
quelles justices et injustices on dit de quelqu'un qu'il est juste ou injuste.
1035. Après avoir montré ce qu'est le juste pris
absolument et ce qu'est l'action juste et l'action injuste, le Philosophe
résout déjà ici la difficulté qu'il avait soulevée précédemment, c'est-à-dire
celle qui consiste à déterminer selon quelles actions justes et injustes il est
possible de dire de quelqu'un qu'il est juste ou injuste. Et à ce sujet il fait
deux choses.
En
premier lieu il montre ce qu'il se propose de prouver (1135a16). En deuxième
lieu, il introduit une division pour manifester ce qui a été dit précédemment,
là (1136a5) où il dit: ¨ Parmi les fautes
involontaires, les unes sont certes etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre quand il
y a juste et injuste sans qu'il y ait action juste et injuste. En deuxième lieu
il montre qu'il y a action juste et injuste sans que celui qui agit soit juste
ou injuste, là (1135b10) où il dit: ¨ Parmi
les actes volontaires, les uns sont exécutés d'après etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre son
propos. En deuxième lieu, il manifeste ce qu'il avait dit, là (1135a24) où il
dit: ¨ Or, j'appelle volontaire, comme je
l'ai dit précédemment, etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1135a16) que puisque le juste et l'injuste sont tels
que nous l'avons dit plus haut (n. 1000-1001),
alors quelqu'un pose une action injuste ou juste de telle manière qu'il y ait
action injuste ou accomplissement de la justice lorsque quelqu'un pose ces
mêmes actes, c'est-à-dire ceux qui sont justes ou injustes, volontairement.
Mais lorsque quelqu'un pose ces mêmes actions involontairement, il ne commet
pas là d'injustice ou ne pose pas un acte injuste si ce n'est peut-être par
accident, c'est-à-dire dans la mesure où les choses qu'il fait sont justes ou
injustes, indépendamment de l'intention de celui qui agit.
1036. En effet, nous disons que nous faisons par
soi et non par accident les actes que nous avons l'intention de faire. Or, rien
de reçoit son espèce de ce qu'il est par accident mais seulement de ce qu'il
est par soi. Et c'est pourquoi l'acte juste ou l'exécution du juste,
c'est-à-dire l'opération juste, et il en va de même de l'acte injuste, est
déterminé par le volontaire et l'involontaire; c'est-à-dire de telle manière
que lorsqu'un acte est volontaire, il est loué ou blâmé. C'est pourquoi il est
manifeste qu'il y aura quelque chose d'injuste du côté de ce qui est fait, mais
il n'y aura pas acte injuste en ce qui regarde l'espèce même de l'opération si
cette dernière n'est pas volontaire du côté de celui qui agit. Et le même
raisonnement est valable en ce qui concerne l'acte juste.
1037. Ensuite (1135a24), lorsqu'il dit: ¨ Or, j'appelle volontaire, comme je l'ai dit
etc. ¨, il manifeste certaines choses qu'il a dites, à savoir ce qu'est le
volontaire et l'involontaire.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il manifeste son propos. En
deuxième lieu, il montre que la manifestation qui précède s'applique aussi bien
aux actes justes qu'à ceux qui sont
injustes, là (1135b2) où il dit: ¨ Il en
va de même dans les actes injustes et dans ceux qui sont justes etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que l'action est volontaire, comme nous l'avons dit au
troisième livre (nn. 382, 391, 427, 435, 436.), lorsque celui qui agit accomplit
en connaissance de cause quelque chose qui est en son pouvoir sans ignorer ce
sur quoi il agit, ni par quels moyens il agit, ni la fin en vue de laquelle il
agit; par exemple, il faut savoir qui l'on frappe, au moyen de quoi, comme
instrument, on le frappe, et en vue de quoi on le frappe. Et chacun de ces
points, il faut le connaître par soi et non par accident. Et cet acte, pour
être volontaire, ne doit pas être exécuté par violence: par exemple, si
quelqu'un prend la main d'un autre par violence pour en frapper une tierce
personne, celui à qui appartient la main n'accomplit pas cette action
volontairement, car il n'était pas en son pouvoir d'éviter cela mais au
contraire il y était forcé.
1038. Et il explique par la suite de quelle
manière quelque chose est connu par accident. Il est possible en effet que
celui qui est frappé par une personne soit son père. Or, celui qui frappe sait
certainement que ce qu'il a frappé est un homme et qu'il fait partie de ceux
qui étaient présents, tout en ignorant qu'il est son père; et par conséquent il
connaît son père par accident, dans la mesure où il connaît celui auquel il
arrive d'être son père. Et ce que nous venons de dire au sujet de celui qui
frappe, nous devons le déterminer également par rapport à la fin de toute
l'opération, c'est-à-dire par rapport à toutes les circonstances de
l'opération. Et à partir de ce qui a été dit sur la nature du volontaire, il
est possible de connaître la nature de l'involontaire. Parce que si quelque
chose est ignoré ou si, cessant d'être ignoré, cela n'est pas au pouvoir de
celui qui agit, ou s'il est produit par violence, cela sera involontaire. Et
c'est pourquoi il ajoute: ¨ par violence
¨: parce qu'il existe en nous de nombreux actes qui ne sont pas involontaires;
en effet, il existe en nous de nombreux actes naturels que nous posons en les
subissant en connaissance de cause, par exemple vieillir et mourir, et
cependant aucun d'eux n'est volontaire ou involontaire, parce que l'un et
l'autre est de nature à exister en nous. Mais s'il arrivait par violence que
l'un d'eux n'existe pas en nous, alors on dirait de lui qu'il est involontaire.
1039. Ensuite (1135b2), lorsqu'il dit: ¨ Il en va de même dans les actes injustes et
dans les actes justes etc. ¨, il manifeste ce qui a été dit au sujet des
actes justes et injustes.
Et
il le fait par rapport à des actes justes, par exemple si quelqu'un rend son
gage à celui à qui il appartient, non pas certes volontairement mais par
crainte, on ne dira pas qu'on est en présence d'un acte juste, sauf peut-être
par accident. De la même manière, si quelqu'un, par contrainte et contre son
gré s'abstient de rendre ce gage, on dira de lui que c'est par accident qu'il
commet une injustice ou qu'il pose un acte injuste.
1040. Ensuite (1135b10), lorsqu'il dit: ¨ Parmi les actes volontaires etc. ¨, il
dit quand il y a action juste ou injuste sans, cependant, que celui qui agit
soit juste ou injuste.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il fait précéder une division
qui est nécessaire pour manifester le propos. En deuxième lieu, il manifeste le
propos, là (1135b14) où il dit: ¨ Les
dommages que nous pouvons causer étant de trois sortes etc. ¨. En troisième
lieu, il manifeste certaines choses qui ont été dites, là (1135b26) où il dit:
¨ C'est pour cette raison qu'on fait bien
de ne pas estimer prémédités etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu que parmi les actes volontaires, certains sont accomplis
suite à une délibération, d'autres sans délibération. Nous posons par
délibération tous ces actes que nous exécutons à partir d'une réflexion ou
d'une méditation qui les ont précédés; mais quant aux actes qui sont produits
sans une réflexion qui les précède, c'est-à-dire sans une délibération qui les
précède, ceux-là ne sont pas l'objet d'un choix.
1041. Ensuite (1135b14), lorsqu'il dit: ¨ Les dommages que nous pouvons causer etc.
¨, il manifeste son propos.
Et
en premier lieu il rappelle quand il y a injustice sans qu'il y ait acte
injuste. En deuxième lieu, il rappelle quand il y a acte injuste sans que celui
qui le pose soit injuste, là (1135b20) où il dit: ¨ Quand nous agissons en toute connaissance de cause mais sans réflexion
préalable etc. ¨. En troisième lieu, il montre quand il y a acte injuste
accompagné d'une injustice et d'un vice du côté de celui qui pose l'acte, là
(1135b25) où il dit: ¨ Mais lorsque
l'acte est posé à partir d'un choix délibéré, alors etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu, tout comme nous le voyons à partir de ce qui a été
dit plus haut (n. 1037-1038), qu'il
est possible de causer du dommage à la vie en société de trois manières.
Premièrement par ignorance et involontairement. Deuxièmement, volontairement
certes, mais sans choix délibéré. Troisièmement, volontairement et par choix
délibéré.
1042. Donc, ces fautes se produisent par ignorance
lorsqu'on agit en ignorant à la fois ce que l'on fait, la personne sur laquelle
on agit, l'instrument par lequel on agit et la fin en vue de laquelle on agit,
même si l'on croyait qu'on allait faire quelque chose; par exemple si l'on ne
pensait pas frapper au moyen de cet instrument, par une lance garnie de fer,
mais par une lance arrondie. Ou si l'on croyait frapper non pas cet homme, par
exemple non pas son père, mais son ennemi. Ou encore si l'on croyait qu'on
allait frapper en vue de cette fin, mais les faits se sont produits pour une
fin qu'on n'avait pas prévue, par exemple si l'on avait prévu frapper non pas
en vue de blesser, mais en vue de piquer. Et il en va de même lorsque
l'ignorance porte sur la manière de frapper, par exemple doucement ou avec
force.
1043. Mais à ce sujet il faut considérer que
lorsque le dommage est porté d'une manière imprévue, c'est-à-dire
indépendamment de la raison ou de l'intention, alors il faut parler tout à fait
d'infortune, par exemple lorsque quelqu'un pense simplement agiter le javelot
et qu'il le lance. Mais lorsque quelqu'un cause un dommage non pas d'une
manière imprévue, c'est-à-dire non pas sans intention de nuire mais sans
malice, c'est-à-dire parce qu'il ne pense pas causer un grand tort ou parce
qu'il ne pense pas nuire à telle personne, alors il y a faute bien qu'elle ne
soit pas si grande. Il y a faute en effet chez quelqu'un lorsque le principe de
l'acte déréglé est en lui du fait qu'il a l'intention de faire quelque chose.
Mais lorsque le principe de l'opération est totalement hors de lui parce qu'il
agit contre son intention, alors il y a infortune, puisque la fortune est une
cause intellective agissant indépendamment de la raison, comme le dit le
Philosophe au deuxième livre de la Physique
(Cap. V, 5; S. Thom., lect. V111).
1044. Ensuite (1135b20), lorsqu'il dit: ¨ Mais quand on agit en connaissance de cause,
mais sans réflexion préalable etc. ¨, il montre quand il y a acte injuste
sans malice ou injustice du côté de celui qui agit.
Et
Aristote dit que lorsqu'on agit en sachant qu'on cause on dommage, mais sans
réflexion préalable, c'est-à-dire sans délibération, alors il y a une certaine
injustice comme toutes celles qu'on commet lorsqu'on y est poussé par la colère
et par les autres passions, si toutefois elles ne sont pas naturelles et
nécessaires aux hommes, comme le désir de nourriture et de boisson dans une
nécessité extrême, lequel donne une excuse pour tirer à soi la chose qui
appartient à autrui. Donc, ceux qui nuisent aux autres à cause des passions
qu'on vient de dire commettent une faute et font certes un acte injuste, et
leurs actes sont des actions injustes: ce n'est cependant pas pour cette raison
qu'ils sont injustes et méchants parce qu'ils ne causent pas du dommage par
méchanceté mais par passion. Et tels sont ceux dont on dit qu'ils sont fautifs
par faiblesse.
1045. Ensuite (1135b25), lorsqu'il dit: ¨ Mais quand c'est par choix délibéré, alors
etc. ¨, il montre quand il y a une action injuste accompagnée d'une
injustice du côté de celui qui agit. Et il dit que lorsqu'on cause un dommage à
un autre à partir d'un choix délibéré, alors il y a injustice et méchanceté. Et
alors, on dit de celui qui agit ainsi qu'il est fautif par une méchanceté
certaine.
1046. Ensuite (1135b26), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison qu'on fait bien de
etc. ¨, il manifeste ce qu'il vient de dire.
Et
il dit que parce que le premier des trois cas dont on vient de parler plus
haut, c'est-à-dire les actes qui sont posés par ignorance, est manifeste, c'est
pourquoi il manifeste en premier lieu le deuxième cas, c'est-à-dire les actes
qui sont posés par faiblesse ou passion. Et en deuxième lieu il manifeste le
troisième cas, c'est-à-dire celui qui a rapport aux actes qui sont posés à
partir d'un choix délibéré, là (136a1) où il dit: ¨ Mais si c'est à partir d'un choix délibéré etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que parce que lorsque certains pèchent par colère, ils
ne sont pas pour autant méchants et injustes, à cause de cela nous pouvons bien
recevoir comme signe de ce qui précède, que les actes posés par colère ne sont
pas jugés avoir été posés de propos délibéré. Et par la suite, il prouve cela
par deux raisonnements, là (1135b26) où il dit: ¨ Car le responsable n'est pas celui qui agit par colère mais etc. ¨.
Et voici le premier de ces raisonnements. Celui qui agit par colère n'est pas
celui qui commence à causer du dommage, mais plutôt l'autre, c'est-à-dire celui
qui pousse le premier à la colère. Par conséquent, le premier ne semble pas
avoir causé le dommage de propos délibéré.
1047. Il présente son deuxième raisonnement là
(1135b27) où il dit: ¨ Mais en outre, etc.
¨.
Et
il dit que quand quelqu'un cause un dommage par colère, la question n'est pas
alors de savoir s'il fait ou non quelque chose, mais plutôt de savoir s'il le
fait justement. En effet, la colère est une certaine injustice manifeste,
c'est-à-dire qui agit manifestement. En effet, celui qui est fâché veut que le
châtiment soit manifeste, mais il lui semble qu'il agit justement. En effet, il
n'en va pas pour ceux qui sont fâchés comme il en va pour les échanges de celui
qui est injuste, par exemple comme dans le vol et dans les autres cas
semblables dans lesquels on se demande si les faits ont eu lieu: dans ce
dernier cas, il faut que l'une des deux parties soit mauvaise, c'est-à-dire
qu'elle ait donné ou pas. En effet, la faute se produit parfois par omission,
parfois par transgression, à moins qu'elle n'ait l'oubli pour excuse, comme
lorsqu'on oublie de rendre le dépôt au moment convenu à celui qui nous l'a
confié. Mais ceux qui agissent sous le coup de la colère admettent la chose,
c'est-à-dire le fait, mais ils doutent que ce qu'ils ont fait soit injuste, ce
qui n'est pas possible chez ceux qui agissent par un choix perfide et qui
n'ignorent pas qu'ils agissent injustement. C'est pourquoi celui-ci,
c'est-à-dire celui qui est perfide, estime que celui à qui il nuit souffre
injustement, tandis que celui-là, c'est-à-dire celui qui est en colère, ne
croit pas que celui à qui il nuit souffre injustement. Et ainsi il est clair
que celui qui pose un acte injuste par colère n'agit pas de façon préméditée.
1048. Ensuite (1136a1), lorsqu'il dit: ¨ Or, faire du tort à quelqu'un de façon
préméditée etc. ¨, il manifeste le troisième cas, c'est-à-dire celui où les
actes sont posés par un choix délibéré.
Et
il dit que si quelqu'un cause du dommage à un autre par choix, il est manifeste
qu'il commet un acte injuste au sens strict puisqu'il agit volontairement. Et
nous avons déjà dit que celui qui fait un acte injuste de la sorte est injuste
puisque son acte est contraire à la proportion, c'est-à-dire à la justice
distributive, ou contraire à l'égalité, c'est-à-dire à la justice commutative.
Et de la même manière, on dit de quelqu'un qu'il est juste lorsqu'il pose un
acte juste par choix. Mais s'il agit de plein gré mais sans choisir, alors on
dira simplement de lui qu'il agit justement ou qu'il pose une action juste.
1049. Ensuite (1136a5), lorsqu'il dit: ¨ Or, parmi les fautes involontaires etc.
¨, il présente une division pour manifester ce qui précède.
Et
il dit que parmi les actes qui sont involontaires, certains sont excusables,
c'est-à-dire dignes de pardon, et d'autres ne le sont pas. Et ces fautes qui
sont dignes de pardon, c'est-à-dire celles que les hommes font non seulement en
étant ignorants, c'est-à-dire dans une ignorance concomittante, mais à cause de
l'ignorance, c'est-à-dire dans une ignorance qui cause la faute, sont celles
qu'on retrouve chez ceux qui regrettent leur faute quand ils arrivent à sortir
de leur ignorance. Mais les fautes qui ne sont pas dignes de pardon sont celles
que les hommes commettent non pas à cause d'une ignorance qui cause la faute,
mais qui pèchent dans un état d'ignorance causé par la passion, laquelle n'est
ni naturelle, ni humaine, ni conforme à la raison droite. Chez ces derniers,
c'est en effet la passion qui cause l'ignorance et la faute, et c'est de
ceux-là dont nous avons parlé plus longuement au troisième libre (n. 406-424).
Aristote
soulève ici une question: est-il possible de subir l'injustice de son plein
gré? Ou bien, subir l'injustice est-il nécessairement involontaire?
1050. Après avoir montré d'après quelles actions
justes on peut dire de quelqu'un qu'il est juste ou injuste, le Philosophe
soulève certaines difficultés relatives à ce qui précède. Et à ce sujet, il
fait deux choses.
En
premier lieu il soulève certaines difficultés et il les résout (1136a10). En
deuxième lieu, il écarte les erreurs de certains relatives à ce qui précède, là
(1137a5) où il dit: ¨ Or, les hommes
estiment en eux-mêmes etc. ¨.
La
première partie se divise elle-même en deux, d'après les deux questions
auxquelles il veut répondre. La deuxième partie commence là (1136b15) où il
dit: ¨ En outre, parmi ces questions,
deux doivent être examinées etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente la
difficulté. En deuxième lieu, il l'examine, là (1136a19) où il dit: ¨ Est-ce que toutes nos actions justes sont
volontaires etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente la
matière de la question. En deuxième lieu, il forme une question, là (1136a14)
où il dit: ¨ Est-il vraiment possible de
subir l'injustice de plein gré etc. ¨.
Or,
la matière de la question, présentée en premier (1136a10) se tire certes de ce
qui a été établi plus haut (n. 1035-1049).
C'est pourquoi il dit qu'on pourrait se
poser la question suivante: est-ce que les précisions que nous avons apportées
précédemment sur l'injustice subie et sur l'injustice commise sont suffisantes?
Nous avons dit (n. 1015) en effet
que faire ce qui est juste est volontaire; c'est pourquoi on pourrait se
demander: est-on justifié d'adresser la même question au fait de subir
l'injustice? La deuxième matière de la question se tire des paroles du poète
Euripide qui semble avoir présenté à tort une certaine parole: ¨ J'ai tué ma mère, et pour le dire en peu de
mots, soit j'ai tué de plein gré celle qui voulait être tuée, soit j'ai tué
sans le vouloir celle qui voulait être tuée. ¨. Et dans les deux cas, on
entend que la mère voulait être tuée.
1051. Ensuite (1136a14), lorsqu'il dit: ¨ Est-il vraiment possible de subir
l'injustice de plein gré etc. ¨, il forme les questions.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il présente la première
question, à savoir s'il convient véritablement de dire que quelqu'un veuille
subir l'injustice de plein gré, ou si cela n'est pas vrai, et que toute
personne qui subit l'injustice la subit involontairement, tout comme toute
personne qui commet l'injustice la commet volontairement.
1052. En deuxième lieu, là (1136a16) où il dit: ¨ Ou bien est-il possible que toute injustice
etc. ¨, il soulève la deuxième question, qui vise à savoir si toute
injustice subie se présente soit ainsi, soit autrement, c'est-à-dire de telle
manière que subir l'injustice soit toujours soit volontaire, soit involontaire.
En effet, tout comme on peut soulever la question suivante au sujet de
l'injustice commise, à savoir si toute injustice commise est volontaire, ou si
dans certains cas elle est volontaire et dans d'autres involontaire, de même
aussi on peut se poser le même genre de question au sujet de l'injustice subie.
1053. Ensuite (1136a19), lorsqu'il dit: ¨ On peut se poser la même question au sujet
de la justice etc. ¨, il examine la question qu'il vient de soulever.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu, il argumente pour savoir si
toute justice reçue est volontaire, ou bien si toute justice reçue est
involontaire. En deuxième lieu, il argumente pour montrer que toute injustice
subie n'est pas volontaire, là (1136a22) où il dit: ¨ En effet, il semblerait absurde de soutenir que toute etc. ¨. En
troisième lieu, il argumente pour montrer que ce n'est pas toute injustice
subie qui est involontaire, là (1136a32) où il dit: ¨ Mais si l'injustice commise consistait purement et simplement etc.
¨.
C'est
donc de la manière suivante qu'il argumente en faveur de la première option.
Toutes nos actions justes sont volontaires, comme nous le voyons dans ce qui
est dit précédemment (n. 1035); mais
poser des actes justes s'oppose à recevoir des actes justes; il semble donc
raisonnable de dire que subir le juste ou l'injuste s'opposent de la même
manière selon ces deux termes, à savoir le volontaire et l'involontaire,
c'est-à-dire de telle manière que ou bien tout cela est volontaire, ou bien
tout cela est involontaire.
1054. Ensuite (1136a22), lorsqu'il dit: ¨ En effet, il semblerait absurde etc. ¨,
il argumente en faveur de la position suivante: ce n'est pas toute injustice
subie qui est volontaire.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu, il argument en faveur de ce
qu'il se propose de montrer.
Et
il dit qu'il serait absurde de soutenir que toute injustice subie est
volontaire. Il est manifeste en effet que certains subissent l'injustice contre
leur gré, comme ceux qui sont maltraités et ceux auxquels on vole leurs biens.
1055. En deuxième lieu, là (1136a24) où il dit: ¨ C'est pourquoi on peut aussi se demander etc.
¨, il soulève une certaine question à ce sujet, à savoir: est-ce qu'on peut
dire de toute personne qui subit un acte qui est injuste matériellement et par
accident qu'elle subit cette injustice formellement et par soi? En effet, il
serait possible d'éviter la raison qui précède en disant que celui qui subit
contre son gré les vols et les coups admet certes que ce qui lui arrive est
injuste mais sans subir formellement ou par soi l'injustice.
1056. En troisième lieu, là (1136a25) où il dit: ¨
Ou bien s'il en va de même etc. ¨, il
résout la question soulevée.
Et
il dit qu'il en est de ce que l'on subit comme il en est de ce que l'on fait,
car dans l'un et l'autre cas, il est possible de recevoir d'un autre,
c'est-à-dire d'obtenir ce qui est juste par accident et il en va de même pour
ce qui est injuste. Et il manifeste cela: car faire des choses auxquelles il arrive
d'être injustes, ce n'est pas la même chose que faire ce qui est injuste par
soi. Nous avons dit en effet (n. 1035-1036)
que parfois celui qui est ignorant fait par accident ce qui est injuste sans
cependant commettre strictement une injustice. Et il en va de même pour ce qui
est de subir des choses auxquelles il arrive d'être injustes: cela ne
s'identifie pas au fait de subir ce qui est injuste par soi. De la même
manière, il est impossible d'identifier ces rapports chez celui qui fait ce qui
est juste et chez celui qui le subit, et que la raison soit la même en ce qui
concerne le faire et le subir, aussi bien à l'égard du juste que de l'injuste.
Et il manifeste cela par la suite en disant qu'il n'est pas possible de subir
ou de pâtir quelque chose de juste ou d'injuste à parler proprement parce que
la passion est un effet de l'action. Donc, si on pose un acte qui est juste par
accident, et qu'on ne commet pas une injustice à proprement parler, il s'ensuit
que celui qui subira ne pâtira pas non plus par soi un acte qui est injuste. Et
le même raisonnement vaut pour ce qui est juste.
1057. Ensuite (1136a31), lorsqu'il dit: ¨ Mais si l'injustice consiste simplement etc.
¨, il argumente contre la position qui soutient que toute injustice subie est
involontaire.
Et
en premier lieu il argumente en vue de prouver le propos. En deuxième lieu, il
résout la difficulté, là (1036b4) où il dit: ¨ Ou bien cette définition n'est pas juste etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il présente deux raisonnements. Et au sujet du premier
d'entre eux, il fait trois choses. En premier lieu il présente une certaine
définition de l'injustice qui a été présentée plus haut (nn. 1035, 1045): à savoir que commettre l'injustice,
purement et simplement, n'est rien d'autre que de causer sciemment du tort à
autrui. Et par cette condition, à savoir sciemment,
on entend qu'on connaisse à la fois ce que cet acte implique, quel dommage on
inflige, la manière dont on le commet, et les autres circonstances de la sorte.
1058. En deuxième lieu, là (1136a34) où il dit: ¨ L'intempérant se nuirait volontairement etc.
¨, il argumente en partant de la définition qui précède.
Il
est manifeste en effet que l'intempérant se nuit à lui-même volontairement,
c'est-à-dire dans la mesure où il fait volontairement les choses qu'il sait lui
nuire. Donc, si l'injustice subie découle de l'injustice commise, il s'ensuit
que lui-même subit de son plein gré l'injustice commise par lui-même, de telle
manière qu'il est possible de faire quelque chose d'injuste à soi-même: il
s'ensuit par conséquent que ce n'est pas toute injustice subie qui est
involontaire.
1059. En troisième lieu, là (1136b1) où il dit: ¨ Mais c'est une question embarassante de
savoir etc. ¨, il soulève une question qui se présente: c'est-à-dire,
est-il possible qu'on soit injuste envers soi-même? Mais cette question sera
poursuivie plus loin (n. 1091-1108).
1060. Il présente son deuxième raisonnement là
(1136b2) où il dit: ¨ En outre, ce serait
de plein gré etc. ¨.
Et
il dit qu'il serait possible à quelqu'un, à cause de son intempérance, de subir
d'un autre un dommage de plein gré et volontairement, par exemple lorsque
quelqu'un qui est prisonnier de l'amour d'une courtisane permet à celle-ci de
le dépouiller. Il est donc possible à quelqu'un de subir l'injustice
volontairement. Par conséquent, ce n'est pas toute injustice subie qui est
involontaire.
1061. Ensuite (1136b4), lorsqu'il dit: ¨ Ou bien cette définition n'est pas juste etc.
¨, il présente la solution.
Et
à ce sujet, il fait trois choses. En premier lieu il corrige la définition
présentée plus haut (n. 1057) de ce
que c'est que commettre une injustice. Et à partir de là il conclut la vraie
réponse à la question. Et il dit que la définition présentée plus haut, au
sujet de ce que c'est que de commettre une injustice, à parler absolument,
n'est pas juste. Et il dit que devrait être ajouté aux termes: ¨ commettre l'injustice c'est nuir à quelqu'un
en connaissant les circonstances ¨ ces mots: ¨ contre la volonté de celui à qui on nuit ¨. Et conformément à cela
il s'ensuit que bien que quelqu'un subisse volontairement un dommage et
supporte par accident un acte injuste, cependant nul ne subit volontairement, à
parler strictement, ce qui est injuste; d'où le fait de commettre l'injustice
par soi consiste à causer du dommage à quelqu'un contre sa volonté.
1062. En deuxième lieu, là (1136b6) où il dit: ¨ Nul ne veut, pas même l'intempérant, etc.
¨, il résout le premier raisonnement.
Et
il dit que nul ne veut, par une complète volonté, subir l'injustice, pas même
celui qui est intempérant; mais l'intempérant fait ce qui lui nuit contre sa
volonté. En effet, c'est de lui-même et par soi qu'il veut le bien, mais c'est
par sa concupiscence qu'il est entraîné au mal. Et ce qui a été dit (n. 1061-1062), il le prouve par ceci que
puisque la volonté se porte vers ce qui lui apparaît comme un bien, nul ne veut
ce qu'il n'estime pas être un bien. Or l'intempérant, lorsqu'il est en dehors
des mouvements de la passion, n'estime pas ce qu'il fait comme étant un bien,
et c'est pourquoi, à parler absolument, il ne le veut pas; mais cependant il
fait ce qu'il pense qu'il ne doit pas faire à cause de la concupiscence qui est
dans l'appétit sensible, alors que la volonté est dans la raison.
1063. En troisième lieu, là (1136b10) où il dit: ¨
Quant à celui qui donne ce qui lui
appartient etc. ¨, il résout le deuxième raisonnement au sujet de celui qui
souffre volontairement un dommage de la part d'un autre.
Et
il dit que celui qui donne de son plein gré ce qui lui appartient ne subit pas
une injustice à proprement parler, comme Homère le raconte au sujet d'un
personnage du nom de Glaucus, lequel donna à Diomède des armes d'or en échange
d'armes de bronze, et la valeur de cent boeufs en échange de neuf boeufs. Et la
raison pour laquelle un tel personnage ne subit pas une injustice, c'est qu'il
est dans le pouvoir de l'homme de donner ce qui lui appartient; mais souffrir
l'injustice n'est pas dans le pouvoir de celui qui subit l'injustice; au
contraire, il faut qu'il existe quelqu'un d'autre pour commette l'injustice.
Donc, la raison pour laquelle subir l'inustice est involontaire et la commettre
est volontaire, c'est que le principe de l'action se trouve dans l'agent, ce
qui appartient à la définition du volontaire; au contraire, le principe de la
passion n'est pas dans le patient, mais dans un autre, ce qui relève de la
définition de l'involontaire.
1064. Il conclut finalement en disant qu'il est
manifeste que subir l'injustice est involontaire.
Aristote
soulève une autre difficulté: à savoir, quel est celui qui commet une injustice
dans les distributions, celui qui donne à quelqu'un plus qu'il ne mérite ou
celui qui reçoit plus qu'il ne devrait?
1065. Après avoir résolu une première difficulté,
le Philosophe en aborde une autre.
Et
en premier lieu il présente cette difficulté (1136b15). En deuxième lieu, il
l'examine, là (1136b18) où il dit: ¨ S'il
en est ainsi que nous l'avons dit plus haut etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1136b15) que par rapport aux questions relatives à la
justice et à l'injustice, il en est deux qu'il faut en outre aborder, dont la
première est celle-ci: lequel des deux, dans les distributions, commet une
injustice, celui qui donne à quelqu'un plus qu'il ne mérite ou celui qui reçoit
plus qu'il ne devrait? Et la deuxième est la suivante: est-il possible à
quelqu'un de commettre une inustice à l'égard de lui-même, question qu'il a
soulevée plus haut (n. 1059) et qu'il poursuit plus loin (n. 1091-1108).
1066. Ensuite (1136b18), lorsqu'il dit: ¨ S'il en est ainsi que nous etc. ¨, il
examine la question qu'il vient de soulever.
Et
en premier lieu, il fait une objection à la partie qui est fausse. En deuxième
lieu, il apporte une solution, là (1136b22) où il dit: ¨ Mais cela n'est
peut-être pas si simple etc. ¨. En troisième lieu, il détermine la vérité, là
(1136b26) où il dit: ¨ Or, il est manifeste que c'est celui qui fait la
distribution qui etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que s'il en est bien comme nous l'avons dit plus haut
(n. 1065), à savoir que c'est bien celui qui fait incorrectement la
distribution qui commet l'injustice et non celui qui reçoit plus qu'il ne
devrait, il semble s'ensuivre un problème. Il est possible en effet que
quelqu'un, en pleine connaissance de cause et de son plein gré, attribue à un
autre plus qu'à lui-même; et par conséquent il semble que celui-là commette une
injustice à l'égard de lui-même, ce qui est problématique: car c'est là ce que
semblent faire les gens désintéressés, à savoir prendre moins pour soi-même que
les autres. Il appartient en effet à un homme honnête de prendre moins pour
soi-même, c'est-à-dire de garder moins que les autres pour soi-même.
1067. Ensuite (1136b22), lorsqu'il dit: ¨ Mais cela n'est peut-être pas etc. ¨, il
résout la difficulté au moyen de deux solutions.
Et
la première de ces solutions est qu'il ne semble pas aussi simple parfois que
celui qui distribue garde moins pour lui-même. En effet, bien qu'il garde moins
de biens extérieurs pour lui-même, il semble cependant recevoir en abondance
d'autres biens, comme la gloire, ou quelque autre bien absolument honorable.
1068. Il présente la deuxième solution là
(1136b23) où il dit: ¨ Mais l'objection
disparaît etc. ¨.
Et
cette solution procède de la définition donnée plus haut (n. 1061) de ce que
c'est que commettre l'injustice, à laquelle on a ajouté qu'il faut que cela se
fasse contre la volonté de celui qui subit. Or, ce distributeur ne subit rien
contre sa propre volonté. D'où il s'ensuit qu'il ne subit pas une injustice,
mais il supporte seulement un dommage.
1069. Ensuite (n. 1136b27), lorsqu'il dit: ¨ Or, il est manifeste que celui qui commet
une injustice est celui qui etc. ¨,
il détermine la vérité.
Et
il dit qu'il est manifeste que celui qui commet une injustice est celui qui
distribue au-delà du mérite et non pas toujours celui qui reçoit plus qu'il ne
devrait, mais seulement parfois, c'est-à-dire lorsqu'il contribue à cette
opération.
1070. En deuxième lieu, là (1136b28) où il dit: ¨ En effet, celui qui commet l'injustice n'est
pas cellui à qui profite etc. ¨ il prouve ce qu'il veut montrer au moyen de
trois raisonnements, dont voici le premier.
Celui
à qui profite l'acte injuste n'est pas celui dont on dit qu'il commet
l'injustice car alors celui qui subit le dommage commettrait l'injustice; mais
celui qui commet l'injustice est celui auquel il arrive de vouloir cela,
c'est-à-dire celui dans lequel se trouve le principe de l'action, lequel se
trouve certes dans celui qui fait la distribution et non dans celui qui la
reçoit: donc, celui qui commet l'injustice est celui qui fait la distribution
et non celui qui reçoit.
1071. Aristote présente le deuxième raisonnement
là (1136b30) où il dit: ¨ En outre,
l'action présente souvent des modalités différentes etc. ¨.
Et
il dit qu'il est possible à quelqu'un de faire quelque chose de plusieurs
manières. Premièrement, à la manière dont le fait l'agent principal.
Deuxièmement, à la manière dont le font les instruments. Et en ce sens on peut
dire que certaines chose inanimées, par exemples des pierres, des glaives ou
des flèches tuent, et que la main tue, ou que le serviteur sur l'ordre de son
maître tue: or rien de cela, à parler absolument, ne commet une injustice bien
que par eux s'accomplissent des actes auxquels il arrive d'être injustes. En
effet, parce que commettre une injustice est un acte volontaire, cet acte
appartient à celui dans lequel se trouve le principe de l'action, comme nous
l'avons dit (n. 1063). Or, il est manifeste que l'agent principal, dans la
distribution, est celui qui distribue, et que celui qui reçoit se présente en
fait comme un instrument qui obéit à l'agent principal. C'est pourquoi il
s'ensuit que c'est celui qui distribue qui commet l'injustice.
1072. Il présente le troisième raisonnement là
(1136b33) où il dit: ¨ En outre, si on
produit un jugement qui procède de l'ignorance etc. ¨.
Et
il dit que si quelqu'un rend un jugement incorrect par ignorance du droit
légal, il ne commet pas une injustice à proprement parler et son jugement, en
tant qu'il est son action, n'est pas injuste à proprement parler, mais il a
cependant une certaine apparence d'injustice parce que ce qui a été rendu par
le jugement est injuste. Et la raison pour laquelle nous parlons de l'ignorance
du droit légal, c'est que autre est le droit légal qui peut être ignoré, autre
est le droit naturel qui ne peut être ignoré parce qu'il a été imprimé par la
nature dans l'esprit humain; mais si quelqu'un juge injustement en toute connaissance
de cause du droit légal, alors lui-même se montre avare, c'est-à-dire commet
une injustice, soit pour obtenir la grâce de quelqu'un, soit pour lui éviter un
châtiment.
1073. En effet, si quelqu'un voulait diviser une
action injuste en des parties inégales, celui qui jugerait injustement pour
cela, comme pour obtenir la grâce de quelqu'un, obtiendrait plus de bien qu'il
ne lui convient et ainsi il se rendrait avare, bien qu'il ne posséderait pas
plus de ce bien dans lequel l'autre porte préjudice: car dans ces choses, celui
qui, manifestement pour la cupidité d'un profit, attribue injustement un champs
à quelqu'un, ne reçoit pas de ce dernier un champ mais de l'argent. Ainsi,
celui qui distribue dans les distributions se compare au juge dans les échanges:
c'est pourquoi, tout comme le juge qui porte un mauvais jugement en toute
connaissance de cause commet une injustice, de même celui qui distribue
injustement en toute connaissance de cause commet une injustice.
1074. Ensuite (1137a5), lorsqu'il dit: ¨ Or, les hommes estiment en eux-mêmes etc.
¨, il écarte certaines erreurs.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il écarte certaines opinions
fausses du côté de celui qui fait ce qui est juste ou ce qui est injuste.
Deuxièmement, il montre dans quelle sorte de personnes se rencontrent les actes
justes ou injustes, là (1137a25) où il dit: ¨ Or, la justice n'existe qu'entre les personnes etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il écarte trois opinions fausses, dont la première
porte sur la facilité d'être injuste et il dit que nombreux sont ceux qui
pensent que du fait qu'il est en leur pouvoir de faire immédiatement et
rapidement même ce qui est injuste, c'est pourquoi ils croient qu'il est facile
à quelqu'un d'être injuste par habitude. Mais il n'en est pas ainsi. En effet,
il est facile et immédiatement au pouvoir de l'homme, que quelqu'un fasse ce
qui est injuste, par exemple de se lier avec la femme de son voisin, de frapper
son prochain et de donner de l'argent de main à main soit pour obtenir un homicide
de celui à qui on donne de l'argent, soit autre chose de la sorte. Mais que les
hommes fassent de telles choses de la sorte, c'est-à-dire avec empressement et
plaisir, cela n'est pas facile ni immédiatement en le pouvoir de l'homme, mais
ce dernier y parvient au contraire par une longue habitude.
1075. Deuxièmement, là (1137a10) où il dit: ¨ De même, on pense généralement etc. ¨,
il écarte une opinion fausse au sujet de la connaissance des actes justes et
injustes.
Et
il dit que certains n'estiment pas que le discernement des actes justes de ceux
qui sont injustes demande une grande sagesse, pour cette raison qu'il n'est pas
difficile de comprendre ce que les lois prescrivent, à savoir les actes qui
sont justes légalement. Mais ils se trompent, parce que ces actes, considérés
en eux-mêmes ou absolument, ne sont justes que par accident, dans la mesure où
il leur arrive d'être justes. Au contraire, les actes sont véritablement justes
s'ils sont posés ou distribués (c'est-à-dire attribués) en quelque sorte à des
affaires ou à des personnes; or cela, à savoir l'adaptation des actes aux
affaires et aux personnes, est plus laborieux et difficile que de connaître ce
qui a pour but de guérir, qui est la fin dans laquelle consiste tout l'art de
la médecine. En effet, la diversité des réalités volontaires dans lesquelles
consiste la justice est plus grande que la diversité des complexions dans
lesquelles consiste la santé. Car dans l'art qui a pour but de guérir il est
auss facile de connaître le pouvoir du miel, du vin et de l'ellébore, ainsi que
l'effet de la cautérisation et de l'incision; mais distribuer ces choses, pour
parvenir véritablement à la guérison, comme il le faut, à qui il le faut et
quand il le faut, cette fonction est telle qu'elle appartient au médecin, car
celui qui sait l'accomplir est le médecin.
1076. En troisième lieu, là (1137a18) où il dit: ¨
Pour cette raison, ils estiment que le
juste, lui aussi, etc. ¨, il écarte une opinion fausse sur la facilité de
ce qu'il est juste de faire et sur ce qui est injuste.
Et
il dit que pour cette raison, les hommes estiment aussi que celui qui est juste
n'est pas moins capable que tout autre homme de commettre ce qui est injuste
parce que du fait que quelqu'un est juste, il sait et peut accomplir, non pas
moins mais plus que les autres, chacun des actes qui sont dits injustes, comme
s'unir à la femme d'un autre, frapper son voisin, abandonner son bouclier sur
le champ de bataille et lancer une insulte à quiconque se présente à lui. Mais
ils se trompent parce que faire un acte de lâcheté et accomplir un acte injuste
ne sont, dans ces circonstances, des actes de lâcheté et d'injustice que par
accident, c'est-à-dire dans la mesure où il arrive à ces actes d'être injustes.
Mais commettre un acte d'injustice par soi, c'est accomplir les actes qui
précèdent de la manière que nous avons dite, c'est-à-dire de plein gré et
facilement, de la même manière que les choses se passent pour l'art de la
médecine: soigner et guérir ne consiste pas seulement à couper ou ne pas
couper, à donner un médicament, par exemple un remède laxatif, ou ne pas en
donner, mais plutôt à en donner de la manière qui convient.
1077. Ensuite (1137a25), lorsqu'il dit: ¨ Or, les actes justes n'existent qu'entre etc.
¨, il montre chez quelles personnes on retrouve les actes justes.
Et
il dit que les actes justes ne peuvent exister que dans les personnes chez
lesquelles sont présentes les choses qui sont des biens purement et simplement,
comme les richesses et les choses de la sorte, et qui peuvent parfois y trouver
de l'excès ou du défaut, comme c'est généralement le cas chez les hommes. Mais
chez certains, on ne retrouve pas d'excès par rapport à ces biens, mais ils en
usent toujours de la meilleure des façons, comme cela convient aux hommes dont la
vertu est parfaite et peut-être aux dieux, si l'on se rapporte à l'erreur de
ceux qui ont soutenu que les dieux font usage de tels biens. Mais il en est
d'autres, c'est-à-dire ceux qui sont extrêmement méchants et qui ne peuvent
être guéris de leur méchanceté, qui ne peuvent trouver la moindre utilité dans
ces choses et pour lesquels tout est nuisible. Il en est d'autres enfin pour
lesquels tout n'est pas nuisible, mais seulement jusqu'à un certain point.
C'est pourquoi il devient évident que la justice est un bien humain parce
qu'elle convient à la condition des hommes en général.
Aristote
se demande au sujet de l'équité si elle
s'identifie à la justice naturelle et légale.
1078. Après avoir traité de la justice commune, le
Philosophe traite ici de l'équité qui dirige la justice commune.
Et
en premier lieu il dit sur quoi porte son intention (1137a31). En deuxième
lieu, il examine son propos, là (1137a34) où il dit: ¨ En effet, il semble que l'équité et la justice ne sont pas tout à fait
identiques etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1137a31) que nous devons parler, immédiatement après
ce qui précède, de l'équité qui signifie une certaine disposition, et de
l'équitable qui est son objet; et il faut dire à leur sujet quel est le rapport
de l'équité à la justice et quel est le rapport de l'objet de l'équité, à
savoir l'équitable, à l'objet de la justice, à savoir ce qui est juste. Or
l'équitable, en Grec, s'exprime par le terme epiiches, qui veut dire convenable ou juste, et qui vient des
termes epi, qui veut dire au-dessus,
et de icos, qui veut dire obéissant;
en effet, c'est par l'épiichia
(équité) que l'on obéit de la meilleure manière alors que l'on observe
l'intention du législateur là où les termes de la loi sont dissonants.
1079. Ensuite (1137a34), lorsqu'il dit: ¨ Et il semble qu'elles ne sont pas tout à
fait etc. ¨, il examine son propos.
Et
à ce sujet, il fait trois choses. En premier lieu il traite de l'objet de
l'équité. En deuxième lieu, il traite de son sujet, là (1137b36) où il dit: ¨ Or, il est manifeste à partir de ce qui
précède etc. ¨. En troisième lieu il traite de la disposition même ou de
l'habitus, là (1138a3) où il dit: ¨ Et la
disposition elle-même est l'équité etc.¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il soulève une
difficulté. En deuxième lieu, il la résout, là (1137b7) où il dit: ¨ Néanmoins, toutes ces expressions ont etc.
¨.
ll
dit donc en premier lieu que si l'on y regarde attentivement, il ne semble pas
que l'équitable et le juste soient absolument identiques car parfois
l'équitable s'écarte du juste légal, tout comme il ne semble pas non plus
différer tout à fait du juste par le genre. Et il en donne la raison: car
parfois nous louons l'équité en disant que par elle l'homme agit bien, et de
même nous louons tel homme qui fait ce qui est équitable. Ou bien nous disons
de cet homme qu'il est courageux et parfait. Et il est clair par conséquent que
lorsque nous transférons la louange à ce qui est équitable ou à l'homme comme à
quelque chose qui est un plus grand bien, on montre par là que l'équitable est
quelque chose de supérieur au juste. C'est pourquoi il ne semble pas que
l'équitable soit absolument identique au juste.
1080. D'un autre côté, si nous voulons suivre ce
raisonnement, il semble déraisonnable, si l'équitable est quelque chose de
louable, qu'il s'oppose à ce qui est juste. Il faut en effet, selon toute
apparence, ou bien que le juste ne soit pas désirable, c'est-à-dire qu'il ne
soit pas un bien, ou bien que l'équitable, s'il est autre que le juste, ne soit
pas un bien, car le bien n'est possible que d'une seule manière, comme nous
l'avons dit au deuxième livre (n. 319-321).
Ou bien il faut, si l'un et l'autre sont des biens, qu'ils soient identiques.
Et par conséquent il conclut qu'à l'égard de l'équitable il survient une
difficulté à cause de ce qui vient d'être dit. Car d'un coté il semble qu'ils
ne soient pas identiques, dans la mesure où l'équitable est loué comme étant
supérieur au juste; d'un autre côté l'équitable semble être identique au juste
dans la mesure où ce qui s'oppose au juste ne semble pas être bon et louable.
1081. Ensuite (1137b7), lorsqu'il dit: ¨ Néanmoins, toutes ces affirmations sont en
quelque sorte correctes etc. ¨, il résout la difficulté qu'il a soulevée.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il propose la vérité. En
deuxième lieu il en donne la raison, là (1137b11) où il dit: ¨ Ce qui présente une difficulté, c'est que
etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que tout ce qui vient d'être dit en faveur de chacune
des parties de la difficulté est correct dans une certaine mesure et, si l'on
entend bien tout ce qui a été dit, il ne s'y cache aucune contradiction. Il est
vrai en effet que ce qui est équitable est juste en quelque sorte et qu'il est
supérieur à un certain autre juste: car, comme nous l'avons dit plus haut (n. 1016-1017), le juste dont se servent
les citoyens se divise en naturel et en légal. Or, ce qui est équitable est
supérieur au juste qui est légal, mais il est contenu dans le juste naturel. Et
par conséquent on ne dit pas de l'équitable qu'il est supérieur au juste comme
s'il appartenait à un autre genre, séparé du genre du juste. Et puisque les
deux, à savoir le juste légal et l'équitable, sont des biens, ce qui est
supérieur est ce qui est équitable.
1082. Ensuite (1137b11), lorsqu'il dit: ¨ Ce qui fait difficulté etc. ¨, il donne
la raison de ce qui vient d'être dit.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il donne la raison de la
difficulté. En deuxième lieu, il donne la raison de la vérité proposée, là
(1137b14) où il dit: ¨ La cause en est
que toute loi etc. ¨. En troisième lieu, il conclut la vérité qu'il se
proposait, là (1137b24) où il dit: ¨ C'est
pour cette raison que l'équitable est juste etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que ce qui faisait difficulté, c'est que l'équitable
est certes un certain juste, mais il n'est pas un juste légal: il est plutôt
comme une certaine direction du juste légal. Nous avons dit en effet qu'il est
contenu dans le juste naturel d'où sort le juste légal.
1083. Ensuite (1137b13), lorsqu'il dit: ¨ La raison en est que toute loi est générale
etc.¨, il donne la raison de la vérité proposée, à savoir pourquoi le juste
légal a besoin d'une direction.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente le défaut du juste
légal. En deuxième lieu il montre qu'un tel défaut n'exclut pas sa rectitude,
là (1137b17) où il dit: ¨ La loi n'est
pas moins droite pour cela etc. ¨. En troisième lieu il conclut qu'une
direction est nécessaire au juste légal, là (1137b20) où il dit: ¨ Donc, puisque la loi s'exprime
universellement etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que la cause pour laquelle le juste légal a besoin
d'une direction est la suivante: toute loi se présente universellement. En effet,
parce que les cas particuliers sont infinis, ils ne peuvent être contenus par
l'intellect humain de manière à ce que la loi rejoigne chacun des cas
particuliers; et c'est pourquoi il faut que la loi se manifeste dans
l'universel, par exemple lorsqu'elle ordonne que tout homme qui aura commis un
homicide subira la mort.
1084. Or, il est manifeste qu'au sujet de
certaines choses notre intellect peut dire quelque chose de vrai dans
l'universel, comme dans les réalités nécessaires dans lesquelles on ne peut trouver
de défaut. Mais pour certaines choses il n'est pas possible de dire quelque
chose de vrai dans l'universel, comme c'est le cas pour les réalités
contingentes dans lesquelles néanmoins, bien que quelque chose soit vrai dans
la plupart des cas, se rencontre un défaut dans un petit nombre de cas. Et les
actions humaines, pour lesquelles les lois ont été données, sont justement de
cette nature. Donc, parce que dans ces cas il est nécessaire que le législateur
s'exprime universellement à cause de l'impossibilité de saisir tous les cas
particuliers, et néanmoins qu'il n'est pas possible que ce qui est dit dans la
loi corresponde parfaitement à tous les cas particuliers pour cette raison
qu'elle est en défaut dans un petit nombre de cas, le législateur ne retient
que les cas ordinaires, sans cependant ignorer que la loi sera en défaut dans
un petit nombre de cas. Il en va de même du naturaliste qui affirme qu'il est
naturel à l'homme d'avoir cinq doigts et cependant il sait qu'il arrive
quelques fois, en raison d'une erreur de la nature, que certains hommes en
possèdent davantage ou moins.
1085. Ensuite (1137b17), lorsqu'il dit: ¨ La loi n'en est pas moins droite pour autant
etc. ¨, il montre que le défaut dont on vient de parler ne supprime pas la
rectitude de la loi ou du juste légal.
Et
il dit que bien que dans certains cas il se produise une faute dans
l'observance de la loi, néanmoins la loi est bien ordonnée, car cette faute ne
procède pas de la loi elle-même car cette dernière a été posée raisonnablement,
et elle ne procède pas non plus du législateur qui s'est exprimé en conformité
avec la condition de la matière, mais elle procède de la nature de la chose.
Telle est en effet la nature des actions humaines, à savoir qu'elles ne se
présentent pas universellement de la même manière, mais diffèrent dans quelques
cas. Par exemple il est juste en soi de rendre son dépôt à autrui, et c'est un
bien dans la plupart des cas; mais dans certains cas, il peut être mal de le
faire, par exemple si on rend son épée à celui qui est dans un état de délire.
1086. Ensuite (1137b20), lorsqu'il dit: ¨ Donc, puisque la loi s'exprime
universellement etc. ¨, il conclut qu'il est nécessaire que le juste légal
soit dirigé.
Et
il dit que puisque la loi s'exprime dans l'universel, et que dans certains cas
il ne soit pas utile de l'observer, il est raisonnable que quelqu'un redresse
ce qui manque à la loi, c'est-à-dire là où le législateur a laissé indéterminé
le cas particulier dans lequel la loi est en défaut, et a lui-même été fautif
en proposant quelque chose de défectueux du fait qu'il a formulé la loi dans
l'absolu et l'universel. Car le législateur lui-même, s'il avait été présent là
où tel cas devait se produire, aurait déterminé et redressé la loi de telle
manière. Et s'il avait prévu ce cas dès le début, il aurait apporté ces
modifications dans la loi. Mais il ne pouvait pas saisir tous les cas
particulilers. Par exemple, dans une certaine cité, il fut fixé par la loi,
sous peine de mort, que les étrangers ne devaient pas escalader les murs de la
cité, c'est-à-dire afin qu'ils ne puissent pas usurper le pouvoir de la cité.
Or, lors d'une invasion des ennemis, certains étrangers ont défendu la cité
contre les ennemis en escaladant les murs de la cité, lesquels ne méritaient cependant
pas d'être punis de la peine capitale. En effet, récompenser des bienfaiteurs
par un châtiment serait contraire au droit naturel. Et c'est pourquoi il faut
ici redresser le droit légal conformément au droit naturel.
1087. Ensuite (1137b25), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison que ce qui est
équitable est juste etc. ¨, il conclut la vérité qu'il visait.
Et
il dit que ce qu'est l'équitable, à cause de ce qui vient d'être dit, est
manifeste: il est certes juste, et même supérieur à un certain juste, non pas
certes au juste naturel qui est proposé absolument, c'est-à-dire
universellement. C'est pourquoi telle est la nature de ce qui est équitable de
redresser la loi là où la loi est en défaut à cause d'un cas particulier. En
effet, parce que la loi est en défaut dans certains cas particuliers, telle est
la cause qui fait que tout ne peut être déterminé par la loi car il est
impossible d'établir une loi pour certains cas qui ne se produisent que
rarement, du fait que tous ces cas ne peuvent être prévus par l'homme. Et c'est
pour cette raison, après que la loi ait été décrétée, qu'il est nécessaire que
la sentence des juges, par laquelle l'énoncé universel de la loi est appliqué
aux affaires particulières, soit prononcée. En effet, parce que la matière des
actions humaines est indéterminée, il en résulte que ce qui les règle, à savoir
la loi, doit être indéterminé en ce sens qu'elle ne doit pas toujours se
présenter de la même manière dans tous les cas.
1088. Et il présente l'exemple de la règle de la
construction de Lesbos. En effet, dans l'île de Lesbos il existe des pierres
dures qui ne peuvent facilement être découpées par le fer pour être redressées
à toute sorte de rectitude; et c'est pourquoi les constructeurs se servent à
cet endroit de la règle de plomb. Et tout comme cette règle compliquée s'adapte
aux configurations de la pierre et ne demeure pas dans la même disposition, de
même il faut que la sentence du juge s'adapte aux choses selon ce qui leur
convient. Ainsi donc, à la manière d'un résumé, il conclut que la nature de
l'équitable, en s'appuyant sur ce qui précède, est manifeste et qu'il est un
certain juste qui est supérieur à un certain autre juste qui est le juste
légal.
1089. Ensuite (1137b35, lorsqu'il dit: ¨ Et il devient manifeste, à partir de là etc.
¨, il détermine le sujet de l'équité.
Et
il dit qu'il est facile de voir, à partir de ce qui a été dit (n. 1078-1088), quel homme est équitable,
c'est-à-dire celui qui choisit et fait les choses qui ont été dites. Et il
présente une certaine propriété de cet homme vertueux; et il dit qu'un tel
homme n'est pas acribodicaios,
c'est-à-dire enclin à exécuter la justice de manière à adopter la solution la
moins favorable pour les autres, c'est-à-dire de manière à punir, comme le font
ceux qui restent sévères dans l'application de la punition. Au contraire,
l'homme vertueux dont on parle est enclin à diminuer le châtiment bien qu'il
ait la loi de son côté pour l'aider à punir. En effet, les châtiments ne sont
pas une fin en soi pour le législateur, mais comme un certain remède contre les
fautes. Et c'est pourquoi celui qui est équitable ne donne pas plus de
châtiments que ce qui suffit pour retenir les fautes.
1090. Ensuite (1138a3), lorsqu'il dit: ¨ Et sa disposition est l'équité etc. ¨,
il détermine la disposition même de la vertu.
Et
il dit que la disposition même qu'on appelle l'équité est une certaine espèce
de justice, et n'est pas une disposition autre que la justice légale, tout
comme nous l'avons dit aussi de son objet: en effet, les dispositions ou les
habitus sont connus par leurs objets.
Nul
ne peut commettre une injustice à l'égard de soi-même: et même celui qui se
suicide ne semble pas commettre une injustice à l'égard de lui-même, puisqu'il
subit cela volontairement.
1091. Après avoir traité de la justice proprement
dite, le Philosophe cherche ici à traiter de la justice dite par métaphore.
Et
parce que la justice qui est dite de la sorte consiste dans les choses qui se
rapportent à soi-même, c'est pourquoi il montre d'abord que nul ne peut, à
proprement parler, commettre une injustice à l'égard de soi-même. En deuxième
lieu, il montre comment cela est possible par métaphore, là (1138b5) où il dit:
¨ Mais par métaphore et par analogie etc.
¨.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre que nul ne peut
commettre une injustice à l'égard de soi-même et que nul ne peut en subir une
de la part de soi-même. En deuxième lieu, là (1138a28) où il dit: ¨ Il est évidemment fâcheux de etc. ¨, il
montre ce qui est pire: est-ce commettre une injustice ou bien subir une
injustice?
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il propose qu'on
peut répondre à cette question à partir de ce qui a été dit. En deuxième lieu,
il présente certains énoncés par lesquels il semble qu'on puisse commettre une
injustice à l'égard de soi-même, là (1138a5) où il dit: ¨ Fait partie du juste tout ce que la loi etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1138a4) qu'on peut manifestement savoir, à partir de
ce qui a été dit, s'il est possible à quelqu'un de commettre une injustice à
l'égard de soi-même. Il a soulevé cette question précédemment (nn. 1059-1065), mais il l'examine ici à
cause de la proximité qu'elle présente à l'égard de la connaissance de la
justice dite par métaphore.
1092. Ensuite (1138a5), lorsqu'il dit: ¨ En effet, fait partie du juste tout ce etc.
¨, il présente deux raisonnements à partir desquels il semble qu'il est
possible à quelqu'un de commettre une injustice à l'égard de lui-même, dont voici
le premier.
Il
est manifeste, d'après ce qui vient d'être dit, qu'est contenu dans le juste
tout ce qui est prescrit par la loi conformément à toute espèce de vertu. Il en
résulte que ce qui n'est en aucun cas prescrit par la loi ne semble pas être juste
conformément à une espèce de vertu, et par conséquent cela apparaît comme étant
injuste.
En
effet, en aucun cas la loi ne commande à quelqu'un de se tuer lui-même. Or, les
actes que la loi ne commande pas comme s'ils étaient justes, elle les défend
comme étant injustes. Cela ne doit pas s'entendre de telle manière qu'il
n'existerait aucun intermédiaire entre ce que la loi commande et ce qu'elle
interdit, puisqu'il existe de nombreuses choses qui ne sont ni commandées ni
interdites par la loi, mais simplement laissées à la volonté des hommes, comme
acheter une chose ou ne pas l'acheter. Mais l'énoncé qui précède doit plutôt
s'entendre de telle manière que la loi n'ordonne en aucun cas les actes qui
sont interdits comme étant injustes par eux-mêmes: et par conséquent il semble
que le fait de se supprimer soi-même soit un acte qui est injuste par lui-même
puisque la loi ne commande jamais cela.
1093. Il présente le deuxième raisonnement là
(1138a8) où il dit: ¨ En outre, quiconque
fait du tort à autrui volontairement etc. ¨.
Et
il dit que celui qui nuit à un autre, sans l'appui d'un précepte de la loi,
comme lorsque la loi commande que quelque chose soit puni, aussi longtemps que
cela ne répond pas à un tort qui lui est causé, c'est-à-dire en résistant à un
dommage qui lui est causé par un autre, par exemple en frappant à son tour
celui qui l'a frappé, celui-là, dis-je, commet certes volontairement une
injustice. Et lorsque je dis volontairement, j'entends qu'il connaît la
personne à qui il nuit, les moyens employés et les autres circonstances. Mais
celui qui se supprime lui-même par colère agit contre une loi qui est droite en
voulant ce que la loi ne permet pas: il commet donc une injustice. Il semble
donc qu'il soit possible à quelqu'un de commettre une injustice à l'égard de
lui-même.
1094. Ensuite (1138a12), lorsqu'il dit: ¨ Mais à l'égard de qui? ¨, il résout la
difficulté qui précède.
Et
en premier lieu il présente la solution et la confirme. En deuxième lieu il
présente la racine de la solution, là (1138a26) où il dit: ¨ Cette supposée injustice à l'égard de
soi-même est totalement etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il résout la
difficulté soulevée plus haut par rapport à la justice légale. En deuxième
lieu, il la résout par rapport à la justice particulière, là (1138a15) où il
dit: ¨ En outre, selon la proposition qui
prétend etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente la
solution (1138a12). Et il dit que celui qui se supprime lui-même commet certes
quelque chose d'injuste. Mais il faut considérer à l'égard de qui il commet une
injustice. En effet, est-ce à l'égard de la cité et non à l'égard de lui-même
qu'il commet une injustice en la privant d'un citoyen?
1095. En deuxième lieu, là (1138a13) où il dit: ¨ En effet, si c'est volontairement qu'il
subit etc. ¨, il confirme la solution présentée.
Et
il le fait premièrement par rapport au fait qu'il ne commet pas une injustice à
l'égard de lui-même. En effet, si c'est volontairement qu'il subit sa mort, et
que nul ne subit volontairement une injustice, comme nous l'avons établi plus
haut (n. 1094), il s'ensuit que
celui-là ne subit pas une injustice de la part de lui-même.
1096. En troisième lieu, là (1138a14) où il dit: ¨
C'est pour cette raison que la cité etc.
¨, il confirme par un signe la solution qui vient d'être présentée, à savoir
qu'il commet une injustice à l'égard de la cité.
Nous
voyons en effet que la cité elle-même, dans la mesure où elle le peut, porte un
certain préjudice à celui qui se supprime lui-même, à savoir un déshonneur ou
un blâme qui s'attache à son nom, comme de faire traîner son cadavre et de le
laisser sans sépulture pour donner à entendre au peuple que celui-là a causé un
préjudice à la cité.
1097. Ensuite (1138a15), lorsqu'il dit: ¨ Mais en outre, selon la proposition etc.
¨, il montre que nul ne commet une injustice à l'égard de soi-même selon
l'injustice particulière.
Et
en premier lieu il présente ce qu'il se propose de montrer. Et il dit que selon
qu'on appelle injuste celui qui n'est pas totalement mauvais par méchanceté
mais commet seulement une injustice particulière, je dis que selon cette forme
d'injustice il n'est pas possible que quelqu'un commette une injustice à
l'égard de lui-même. En effet, cette forme d'injustice particulière est autre
que l'injustice légale dont nous avons parlé plus haut (n. 913-926). En effet, il est possible de qualifier une personne
d'injuste sous un rapport particulier sans qu'elle soit totalement vicieuse,
tout en étant affectée d'un vice particulier. Par exemple, on peut dire d'une
personne qu'elle est lâche d'après un vice particulier. Il en résulte que même
d'après cette injustice particulière, il est impossible à quelqu'un de
commettre une injustice à l'égard de lui-même.
1098. En deuxième lieu, là (1138a20) où il dit: ¨ Dans ce cas, le même homme pourrait
s'accorder ou se refuser etc. ¨, il prouve son propos au moyen de quatre
raisonnements, dont voici le premier.
Celui
qui fait un acte injuste d'après une injustice particulière possède plus qu'il
ne lui est dû, et celui qui la subit possède moins. Donc, si quelqu'un
commettait une injustice à l'égard de lui-même, il s'ensuivrait qu'à une seule
et même personne serait à la fois enlevé et donné quelque chose, opérations qui
sont opposées. Il est donc impossible que celui qui fait ce qui est juste et
celui qui subit l'injustice de la part de lui-même soient une seule et même
personne. Mais il est nécessaire que le juste et l'injuste se retrouvent dans plusieurs
personnes.
1099. Il présente le deuxième raisonnement là
(1138a22) où il dit: ¨ En outre,
l'injustice commise doit être volontaire etc. ¨.
Et
il dit que l'injustice commise doit être volontaire, accompagnée d'un choix
délibéré, et doit précéder l'injustice subie. En effet, celui qui en premier a
subi l'injustice et qui rend le mal pour le mal conformément à ce que la loi
permet, ne semble pas commettre une injustice, par exemple s'il reprend la
chose qui lui avait été enlevée. Mais si quelqu'un se nuit à lui-même, ce sont
les mêmes choses qu'il subit et commet simultanément. Il ne semble donc pas
commettre une injustice à l'égard de lui-même.
1100. Il présente le troisième raisonnement là
(1138a24) où il dit: ¨ En outre, il
subira l'injustice volontairement etc. ¨.
C'est
volontairement en effet que quelqu'un se nuit à lui-même. Si donc un tel subit
une injustice de la part de lui-même, il s'ensuit que subir une injustice est
volontaire; or, cela a été réfuté plus haut (1094-1096).
1101. Il présente le quatrième raisonnement là
(1138a25) où il dit: ¨ Et il faut ajouter
à cela que nul etc. ¨.
Car
si l'on examine des actions injustes particulières, c'est-à-dire des actes qui
sont accomplis dans des espèces particulières d'injustice, il apparaît
manifestement que nul ne commet d'injustice à l'égard de lui-même. En effet, le
concubinage, c'est-à-dire l'adultère, est une espèce particulière d'injustice.
Or, nul ne commet l'adultère avec sa propre femme, personne ne dit de quelqu'un
qu'il est un perçeur de mur, ce qui relève d'une autre espèce d'injustice, pour
cette raison qu'il perçe son propre mur, et personne ne dit de quelqu'un qu'il
est un voleur s'il prend à son insu ce qui lui appartient. D'où il est clair
qu'il n'est pas possible à quelqu'un de commettre une injustice à son propre
égard.
1102. Ensuite (1138a26), lorsqu'il dit: ¨ Or, cette supposée injustice disparaît
totalement etc. ¨, il présente la principale racine de la solution qui
précède.
Et
il dit que disparaît totalement la difficulté qui précède au sujet de celui qui
commet une injustice à l'égard de lui-même si l'on revient à ce qui a été
établi précédemment (nn. 1063, 1071, 1099), à savoir qu'il est impossible à
quelqu'un de subir volontairement quelque chose d'injuste; de là, il s'ensuit
au plus haut point que nul ne commet l'injustice contre son gré, puisque
commettre l'injustice est un acte volontaire, comme nous l'avons dit plus haut
(ibid.).
1103. Ensuite (1138a28), lorsqu'il dit: ¨ Or, il est manifeste qu'il est etc. ¨,
il compare entre elles l'injustice commise et l'injustice subie.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il montre que l'un et l'autre
sont des maux. En deuxième lieu, il montre que commettre l'injustice par soi
est un mal qui est pire, là (1138a32) où il dit: ¨ Mais néanmoins commettre l'injustice est pire etc. ¨. En troisième
lieu il montre que par accident ce peut être l'inverse, là (1138b1) où il dit:
¨ Cependant, rien n'empêche que par
accident etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que l'un et l'autre, à savoir l'injustice commise et
l'injustice subie, sont des maux. Et c'est ce qu'il prouve par ceci, à savoir
que subir l'injustice c'est avoir moins que ce qu'exige le juste milieu de la
justice. Mais cela même, à savoir commettre l'injustice, c'est avoir plus que
la juste mesure de la justice. Or, le milieu de la justice, qu'on appelle le
juste, est aux échanges et aux distributions ce que le santé est à l'art
médical et la bonne disposition du corps à l'art des exercices. C'est pourquoi,
tout comme dans l'art médical et celui des exercices ce qui est en plus ou en
moins est mauvais, il en va aussi de même pour la justice.
1104. Ensuite (1138a32), lorsqu'il dit: ¨ Et cependant commettre l'injustice est pire
etc. ¨, il montre que l'injustice commise est un mal pire que l'injustice
subie.
Et
il le prouve par ceci que l'injustice commise est blâmable et s'accompagne de
méchanceté, ce qui doit certes s'entendre ou bien de la méchanceté parfaite et
absolue, par exemple lorsque quelqu'un accomplit un acte injuste non seulement
volontairement, mais par choix délibéré, ou bien de celle qui en approche,
comme on le voit chez celui qui accomplit un acte injuste non pas par choix
délibéré, mais par colère ou sous l'influence d'une autre passion. En effet,
nous avons montré plus haut (n. 1041) que ce n'est pas tout acte
volontaire injuste qui s'accompagne d'injustice. Parfois en effet on accomplit
un acte injuste sans être injuste et néanmoins on en mérite le blâme. Mais
l'injustice subie, de son côté, est absolument dépourvue de méchanceté et
d'injustice. En effet, celui qui subit un acte injuste ne peut en aucune
manière être regardé comme injuste et méchant. Or, il est manifeste qu'est
davantage un mal ce par quoi un être est dénommé mauvais que ce par quoi un
être n'est pas dénommé mauvais: ainsi, la blancheur en acte, par laquelle
quelqu'un est dénommé blanc, est davantage blancheur que la blancheur en
puissance par laquelle quelqu'un n'est pas dénommé blanc. Il s'ensuit donc que
l'injustice subie, en soi, est un mal moindre que l'injustice commise.
1105. Ensuite (1138b1), lorsqu'il dit: ¨ Mais par accident, rien n'empêche etc.
¨, il montre que par accident, ce peut être l'inverse.
Et
il dit que rien n'empêche que l'injustice subie soit par accident un mal pire
que l'injustice commise. Par exemple lorsque quelqu'un, à partir d'une
injustice subie, est excité à faire des injustices plus grandes encore que
celle qui lui a été faite. Mais cela est accidentel. Cependant, l'art ne se
préoccupe pas de ce qui est accidentel, mais il juge seulement d'après ce qui
est essentiel ou par soi. Par exemple, l'art de la médecine affirme que la
pleurésie, qui est un abcès situé sous les flancs, lequel est dangereux et
mortel, est une plus grande maladie qu'une douleur au pied, bien que par
accident cette dernière puisse être un mal pire: par exemple lorsque quelqu'un,
à cause d'une blessure au pied, tombe, de telle manière qu'il soit
accidentellement pris et tué par son ennemi.
1106. Ensuite (1138b5), lorsqu'il dit: ¨ Mais par métaphore et analogie etc. ¨,
il montre quelle est la justice dite par métaphore.
Et
il dit qu'il est possible, par une certaine métaphore et analogie, non pas
certes qu'il y ait un acte juste ou injuste de tout l'homme à l'égard de
lui-même, mais qu'il y ait une certaine espèce de justice entre certaines
parties de l'homme entre elles. On ne retrouve cependant pas entre elles tout
forme de justice, mais seulement le juste du maître à l'égard de l'esclave, ou
du juste entre le père et ses enfants, à savoir le juste relatif à l'économie
domestique. Car selon ces rapports, à savoir celui du maître et de l'intendant,
la partie rationnelle de l'âme semble se distinguer de la partie irrationnelle
qui se divise en irascible et en concupiscible. En effet, la raison domine
l'irascible et le concupiscible et les gouverne.
1107. Et certains, portant leur attention sur ces
parties de l'âme, semblent y voir une justice de l'homme sur lui-même pour
cette raison qu'il arrive à l'homme de souffrir dans ces parties à cause de ses
propres appétits, par exemple lorsque quelqu'un, poussé par la colère ou le
désir, agit contre la raison. Par conséquent, on retrouve dans les parties de
l'homme une certaine forme de justice et d'injustice, comparable à celle qu'on
observe entre celui qui commande et celui qui obéit. Ce n'est pas une vraie
justice parce qu'elle ne s'accomplit pas entre deux êtres distincts, mais une
justice par analogie, dans la mesure où les diverses parties de l'âme sont
assimilées à diverses personnes.
1108. À la fin, en résumant, il conclut qu'il a
traité de la justice et des autres vertus de la manière qu'il avait dite. Et
c'est ainsi que se termine l'exposé du cinquième livre de ce traité.
L'exposé
qui suit porte sur la raison droite ou sur la vertu intellectuelle d'après
laquelle se détermine le juste milieu.
1109. Après avoir traité des vertus morales, le
Philosophe traite dans ce sixième livre des vertus intellectuelles.
Et
en premier lieu, à la manière d'un proème, il dit quelle est son intention
(1138b20). En deuxième lieu, il précise son propos, là (1139a4) où il dit: ¨ Nous avons précédemment dit qu'il existe
deux parties etc. ¨.
Au
sujet du premier point il fait trois choses. En premier lieu il dit qu'il faut
parler de la raison droite. En deuxième lieu, il montre ce qu'il faut dire à
son sujet, là (1138b22) où il dit: ¨ En
effet, pour toutes les dispositions dont nous avons parlé etc. ¨. En
troisième lieu, il poursuit ses considérations à partir de ce qui précède, là
(1139a1) ou il dit: ¨ Nous avons divisé
les puissances de l'âme etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1138b20) que puisque nous avons dit précédemment (n. 317) au deuxième livre que dans les
vertus morales, dont nous avons parlé plus haut (n. 245-1108), il faut choisir un juste milieu et éviter l'excès et le
défaut, et que ce juste milieu est déterminé par la raison droite, comme nous
l'avons établi au deuxième livre (n. 322),
il s'ensuit que nous devons diviser la raison droite en ses espèces, c'est-à-dire
la vertu intellectuelle, laquelle est la rectitude de la raison, tout comme
nous avons semblablement divisé les vertus morales.
1110. Ensuite (1138b22), lorsqu'il dit: ¨ Pour toutes les dispositions dont nous avons
parlé etc. ¨, il montre ce qu'il faut dire au sujet de la raison droite.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il montre ce qu'il est
possible de découvrir au sujet de la raison droite au moyen des choses qui ont
été dites plus haut. En deuxième lieu, il montre que cela ne suffit pas, là
(1138b26) où il dit: ¨ Mais si une telle
affirmation est vraie, elle n'est pas etc. ¨. En troisième lieu, il conclut
ce qu'il faut dire de plus, là (1138b33) où il dit: ¨ C'est pour cette raison qu'il faut non seulement que etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que pour toutes les dispositions dont nous avons
parlé, à savoir les vertus morales, comme pour les autres choses, à savoir
celles qui sont artificielles, il existe comme un signe vers lequel se tourne
celui qui possède une raison droite, et c'est sur ce signe qu'il se fonde pour
tendre ou relâcher, c'est-à-dire pour augmenter ou diminuer son effort, et
c'est sur lui qu'il s'appuie pour considérer quel est le terme des justes
milieux, c'est-à-dire de quelle manière il faut déterminer le juste milieu dans
chacune des vertus, lequel est appelé milieu parce qu'il est un certain
intermédiaire, déterminé par la raison droite, entre l'excès et le défaut. Or,
ce signe, qui est pour le vertueux comme ce qu'est la règle pour l'artisan, est
ce qui convient et qui est juste, et duquel il ne rien retirer ni rien ajouter.
Et c'est cela qui est le juste milieu de la vertu. Et toutes ces choses ont été
manifestées précédemment au deuxième livre (n. 327).
1111. Ensuite (1138b26), lorsqu'il dit: ¨ Or, si une telle affirmation est vraie,
cependant elle n'est pas etc. ¨, il montre qu'il ne suffit pas de connaître
cela au sujet de la raison droite.
Et
il dit que ce qui vient d'être dit (n. 1110)
au sujet de la raison droite est vrai mais n'est pas suffisamment manifeste
pour ce qu'exige l'usage de la raison droite. En effet, ce que nous avons dit à
son sujet est quelque chose de commun qui se vérifie dans tous les objets
d'étude auxquels les hommes s'appliquent d'après une connaissance pratique, par
exemple dans l'art militaire, l'art de la médecine et tous les autres arts de
la sorte. Et dans tous ces arts, il est vrai de dire qu'il ne faut faire ou
omettre ni plus ni moins d'efforts que ceux qui se rapportent au juste milieu
et qui sont déterminés par la raison droite. Mais celui qui ne posséderait que
cette connaissance commune ne saurait pas pour autant progresser davantage dans
la réalisation de l'opération. Par exemple si, à celui qui demande quelles sont
les choses qu'il faut donner au patient pour guérir son corps, on répond qu'il
faut lui donner les choses que commande l'art de la médecine et celui qui
possède cet art, à savoir le médecin, celui qui pose la question ne saura pas
pour autant ce qu'il doit donner au malade. Or, ce que la raison droite de l'art
est aux choses artificielles, la raison droite de la prudence l'est aux choses
morales. C'est pourquoi ce que nous venons de dire au sujet de cette dernière
n'est pas suffisant.
1112. Ensuite (1138b33), lorsqu'il dit: ¨ C'est pourquoi il faut non seulement que etc.
¨, il conclut que pour une raison semblable il ne suffit pas que ce qu'on dit
des dispositions de l'âme soit seulement vrai en général, mais il faut
déterminer distinctement ce qu'est la raison droite et en fixer les termes,
c'est-à-dire sa définition, et même déterminer aussi d'après quoi la raison
droite pourrait être définie.
1113. Ensuite (1139a1), lorsqu'il dit: ¨ Or, nous avons divisé les puissances de
l'âme etc. ¨ , il poursuit dans la ligne de ce qui précède.
Et
il dit que puisque plus haut, à la fin du premier livre (n. 243), nous avons divisé les puissances
de l'âme de telle manière que nous avons dit de certaines qu'elles sont morales
alors que d'autres sont intellectuelles, et qu'à partir de là nous avons parlé
des vertus morales (n. 245-1108), il
nous reste à traiter des vertus intellectuelles d'après lesquelles la raison
elle-même devient droite, de telle manière cependant qu'il faille d'abord
parler de l'âme elle-même, car sans la connaissance de cette dernière, les
puissances de l'âme ne peuvent être connues, comme cela a été dit à la fin du
premier livre (n. 228).
1114. Ensuite (1139a3), lorsqu'il dit: ¨ Nous avions d'abord dit qu'il existe deux
etc. ¨, il commence à exécuter son propos.
Et
en premier lieu il détermine ce qui doit être dit au sujet de l'âme. En
deuxième lieu il poursuit son examen sur les vertus intellectuelles, là
(1139a16) où il dit: ¨ Il faut donc
prendre, pour chacune de ces deux parties etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il rappelle la
divions des parties de l'âme qui a été présentée plus haut à la fin du premier
livre. En deuxième lieu il subdivise chacun des membres de la division, là
(1139a5) où il dit: ¨ Maintenant, il faut parler de ce qui possède la raison
etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu que nous avons dit précédemment (n. 229) qu'il existe deux parties de
l'âme: la première qui est douée de raison et l'autre est irrationnelle. Nous
avons dit en effet plus haut (n. 243)
que ce qui possède la raison par essence trouve sa perfection au moyen des
vertus intellectuelles, et que ce qui est irrationnel mais qui participe
cependant de la raison, trouve sa perfection au moyen des vertus morales.
1115. Ensuite (1139a5), lorsqu'il dit: ¨ Maintenant, il faut parler de ce qui possède
la raison etc. ¨, il subdivise un des membres de la division qui précède.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente la division. En
deuxième lieu il prouve les membres de la division, là (1139a10) où il dit: ¨ À des objets qui sont autres par le genre
etc. ¨. En troisième lieu, il impose des noms aux membres de la division,
là (1139a13) où il dit: ¨ Appelons donc
l'une de ces parties etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que puisque notre intention porte sur les vertus
intellectuelles qui donnent sa perfection à la partie rationnelle de l'âme,
c'est pourquoi, pour diviser les vertus intellectuelles, il faut diviser ce qui
possède la raison, de la même manière que nous avons divisé plus haut (nn. 229, 111) les parties de l'âme: à
savoir, non pas comme à partir de l'intention principale, mais d'une manière
qui suffit à notre propos. Supposons donc que la partie rationnelle se divise
en deux. La première est certes celle par laquelle nous examinons ces êtres,
c'est-à-dire ceux qui sont nécessaires, dont les principes ne peuvent être
autrement qu'ils ne sont. La deuxième est celle par laquelle nous examinons les
êtres contingents.
1116. Ensuite (1139a10), lorsqu'il dit: ¨ À des objets qui sont autres par le genre
etc. ¨, il prouve la division qui précède au moyen du raisonnement suivant.
À
des objets qui diffèrent par le genre, il est nécessaire que correspondent des
parties de l'âme qui diffèrent par le genre. Or, il est manifeste que le
nécessaire et le contingent diffèrent par le genre, comme le Philosophe
l'établit au sujet du corruptible et de l'incorruptible au dixième livre de la Métaphysique (Lib. 1X, cap. X; S. Thom.
Lib. X, lect. X11, n. 2136-45). Il reste donc que le nécessaire et le
contingent sont respectivement connus par des parties de l'âme qui diffèrent par le genre.
1117. Or, il prouve la proposition majeure là
(1139a11) où il dit: ¨ Si c'est en raison
d'une certaine ressemblance que etc. ¨, et il le fait de la manière qui
suit.
La
connaissance appartient à des parties de l'âme en tant qu'elles possèdent une
certaine ressemblance des choses connues, non pas certes de telle manière que
les choses connues existent en acte dans la nature de la puissance qui connaît,
comme le soutenait Empédocle lorsqu'il affirmait que nous connaissons la terre
par la terre, le feu par le feu, mais plutôt parce que toute puissance
cognitive de l'âme est proportionnée à ces objets qu'elle doit connaître conformément
à sa nature, tout comme la vue est proportionnée à la connaissance des couleurs
et l'ouïe à la celle des sons. Mais pour les objets qui sont semblables et proportionnés entre eux, la définition qui
les distingue est la même. Donc, dans le cas où les objets connus par la raison
diffèrent par le genre, les parties de l'âme rationnelle qui connaissent ces
objets diffèrent elles aussi par le genre.
1118. Ensuite (1139a13), lorsqu'il dit: ¨ Appelons donc l'une de ces parties etc.
¨, il impose des noms à ces parties.
Et
il dit que parmi les parties de l'âme rationnelle dont on vient de parler, la
première, celle qui porte son examen sur les êtres nécessaires peut être
appelée le genre scientifique de l'âme, car la science porte sur ce qui est
nécessaire. L'autre partie peut être appelée raisonnante, en tant que raisonner
et délibérer peuvent être pris ici en un même sens. Par le terme délibération,
Aristote veut signifier une certaine recherche qui n'est pas encore déterminée,
comme c'est le cas pour le raisonnement, laquelle indétermination se présente
surtout à l'égard du contingent, lequel est l'objet exclusif de la
délibération. En effet, nul ne délibère sur ce qui ne peut être autrement. Il
s'ensuit donc que la partie raisonnante est une partie de l'âme ayant la
raison.
1119. Or il semble que ce dont traite ici le
Philosophe présente une difficulté.
En
effet, lui-même, au troisième livre du traité de l'Âme (cap. 1V-V; S. Thom. lest. V11-V111, n. 671-789), a
distingué l'intellect en deux parties, à savoir en intellect agent et en
intellect possible, où il dit que l'intellect agent est celui par lequel
l'intellect fait tout, et que l'intellect possible est celui par lequel
l'intellect devient tout. Donc, aussi bien l'intellect agent que l'intellect
possible, de par leur définition, se rapporte à tout objet. Donc, si la partie
de l'âme qui saisit le nécessaire est autre que celle qui saisit le contingent,
comme semble le dire ici le Philosophe, cela semble semble contredire la
définition de l'un et de l'autre intellect.
1120. En outre, le vrai nécessaire et le vrai
contingent semblent être dans le même rapport que le parfait et l'imparfait
dans le genre du vrai. Or, c'est par la même puissance de l'âme que nous
connaissons le parfait et l'imparfait dans un même genre, à la manière dont
c'est le même sens de la vue qui connaît ce qui est lumineux et ce qui est
obscur. Donc, à plus forte raison, c'est la même puissance intellectuelle qui
connaît le nécessaire et le contingent.
1121. De plus, l'intellect se rapporte plus
universellement aux intelligibles que le sens aux sensibles. En effet, plus une
puissance est supérieure, plus elle est unie. Or, le sens de la vue participe à
la fois des êtres incorruptibles, à savoir les corps célestes, et des êtres
corruptibles qui sont les êtres inférieurs d'ici-bas, et c'est à ces deux
sortes d'êtres que semblent correspondre proportionnellement le nécessaire et
le contingent. Donc, à plus forte raison, c'est la même puissance intellective
qui connaît le nécessaire et le contingent.
1122. Et il semble aussi que la preuve qu'il
présente n'est pas efficace. En effet, ce n'est pas toute diversité de genre
dans l'objet qui exige une diversité de puissance (autrement ce ne serait pas
la même puissance visuelle qui verrait les plantes et les autres êtres animés),
mais seulement la diversité qui regarde la définition formelle de l'objet: par
exemple, s'il existait différents genres de couleurs et de lumières, il
faudrait qu'il existe différentes puissances visuelles pour les percevoir. Or,
l'objet propre de l'intellect est ce que sont les choses, leur nature, et cela
est commun à toutes les substances et à tous les accidents, bien qu'elle ne se
présente pas de la même manière dans un cas comme dans l'autre. C'est pourquoi
nous connaissons les substances et les accidents par la même puissance
intellectuelle. Donc, pour la même raison, la diversité de genre que nous
retrouvons entre le nécessaire et le contingent n'exige pas une diversité de
puissances intellectuelles.
1123. Mais cette difficulté se résout facilement
si l'on considère que les contingents peuvent être connus de deux manières.
Premièrement, sous le rapport de l'universel; deuxièmement, sous le rapport du
particulier. En effet, les définitions des réalités contingentes sont certes
immuables, et par conséquent il est possible d'en donner des démonstrations, et
la connaissance qu'on peut en avoir relève de sciences démonstratives. Aussi,
la science de la nature ne s'intéresse pas seulement aux réalités nécessaires
et incorruptibles, mais aussi aux réalités corruptibles et contingentes. D'où
il est clair que les réalités contingentes, prises en ce sens, intéressent la
même partie de l'âme intellectuelle, appelée ici scientifique par le
Philosophe, que les réalités nécessaires. Et par conséquent les raisons qu'il
avait présentées sont valables. Mais en un autre sens les réalités contingentes
peuvent être considérées selon ce qu'elles sont dans le particulier: et en ce
sens elles sont variables et l'intelligence ne peut les saisir que par
l'intermédiaire des puissances sensitives. C'est pourquoi, parmi les puissances
sensitives de l'âme, on affirme l'existence d'une puissance qu'on appelle
raison particulière ou puissance cogitative, laquelle se trouve à rassembler
les intentions particulières. Or, c'est en ce sens que le Philosophe entend ici
les réalités contingentes car c'est en ce sens en effet qu'elles sont l'objet
de la délibération et de l'opération. C'est pour cette raison que le Philosophe
dit que le nécessaire et le contingent relèvent de différentes parties de l'âme
rationnelle, comme les universels qui sont objets d'études et les particuliers
qui sont objets d'opérations.
Aristote
présente les opérations qui sont propres à l'homme, lesquelles semblent être la
connaissance de la vérité et l'acte.
1124. Après avoir distingué les parties de l'âme
qui possèdent la raison dans la mesure où cette distinction est nécessaire au
propos, le Philosophe commence ici à traiter de ces vertus intellectuelles par
lesquelles l'une et l'autre partie de l'âme rationnelle acquiert sa perfection.
Et
en premier lieu il détermine de chacune des vertus intellectuelles (1139a15).
En deuxième lieu, il soulève une difficulté au sujet de leur utilité, là
(1143b19) où il dit: ¨ Or, on se demandera
etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il recherche les
définitions qu'il doit prendre des vertus intellectuelles. En deuxième lieu, il
commence à en traiter, là (1139b14) où il dit: ¨ Ayant donc commencé à reprendre plus haut etc. ¨.
Au
sujet du premier point il fait trois choses. En premier lieu il présente la
définition commune de la vertu, pour autant qu'il a dit au premier livre (nn. 65, 81) que la vertu est ce qui rend
bonne l'action de celui qui la possède. En deuxième lieu, il cherche à savoir
quelle est la bonne action de l'âme ayant la raison, quant à chacune de ses
parties, là (1139a7) où il dit: ¨ Or, il
y a dans l'âme trois etc. ¨. En troisième lieu, il conclut quelles sont les
vertus, ainsi que leur nature, de l'une et de l'autre partie, là (1139b13) où
il dit: ¨ Et les dispositions selon
lesquelles etc. ¨.
1125. Il dit donc en premier lieu (1139a16) que du
fait que nous avons affirmé l'existence de deux parties de l'âme qui possède la
raison à laquelle sont attribuées les vertus intellectuelles, il faut
reconnaître quelle est la meilleure disposition pour l'une et l'autre de ces
deux parties, car il est nécessaire qu'une telle disposition soit la vertu
appartenant à chacune d'elles. Nous avons dit en effet plus haut (nn. 308, 536) que la vertu qui est propre à
chaque chose est déterminément ordonnée à l'opération qui lui est propre, cette
dernière trouvant sa perfection selon sa vertu. Or on appelle ici disposition
la meilleure celle par laquelle une opération parvient le mieux à sa
perfection.
1126. Ensuite (1139a18), lorsqu'il dit: ¨ Or, il y a dans l'âme trois etc. ¨, il
se demande quelle est l'opération propre de chacune de ces parties.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il montre quels sont les
principes des actes humains. En deuxième lieu, il se demande quelle est
l'opération propre de la raison, là (1139a27) où il dit: ¨ Or, l'opération de l'intelligence spéculative etc. ¨. En troisième
lieu, il tire de là la conclusion qu'il visait, là (1139b13) où il dit: ¨ L'oeuvre de chacune des parties ayant
l'intelligence est la vérité. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente
trois éléments dont on dit qu'ils sont les principes des actes humains. En
deuxième lieu, il écarte l'un d'eux, là (1139a19) où il dit: ¨ Or, parmi eux, le sens n'est le principe etc.
¨. En troisième lieu, il montre comment les deux qui restent peuvent
s'accorder, là (1139a22) où il dit: ¨ Or,
ce qui, dans l'intelligence, est affirmation et négation, etc. ¨.
Au
sujet du premier point (1139a17), il faut considérer qu'il y a deux opérations
dont on dit qu'elles sont propres à l'homme: la connaissance de la vérité et
l'action, c'est-à-dire celle où l'homme agit en tant qu'il est le maître de
l'acte qui lui est propre et non en tant qu'il est comme mû et conduit par un
autre. Or, il y a trois puissances dans l'âme, à savoir le sens, l'intellect et
l'appétit, qui semblent avoir une maîtrise et un pouvoir sur ces deux
opérations. En effet, c'est par ces trois puissances que les animaux sont
poussés à agir, comme le dit le Philosophe au troisième livre (cap. X, 1; S.
Thom. lect. XV, 818-819) du traité intitulé De
L'Âme.
1127. Ensuite (1139a19), lorsqu'il dit: ¨ Or, parmi eux, le sens etc. ¨, il écarte
une des puissances dont il vient de parler, à savoir le sens.
Et
il est clair, au sujet de la vérité, qu'elle ne relève ni du sens, ni de
l'appétit. Il ajoute cependant par la suite que parmi les trois puissances dont
il vient de parler, le sens n'est principe d'aucun acte, c'est-à-dire en ce
sens que par le sens il serait possible d'être le maître de ses actes. Et cela
devient manifeste par le fait que les bêtes,
bien qu'elles possèdent certainement le sens, ne commandent cependant
pas leurs actes parce qu'elles n'en sont pas les maîtres. En effet, ce n'est
pas par elles-mêmes qu'elles agissent, mais c'est par un instinct de nature
qu'elles sont poussées à agir.
1128. Ensuite (1139a22), lorsqu'il dit: ¨ Or, ce qui dans l'intelligence est etc.
¨, il montre comment les opérations des deux puissances qui restent, à savoir
l'intelligence et l'appétit, peuvent s'accorder entre elles. Et en premier lieu
il montre que leurs actes respectifs sont capables de proportion entre eux.
En
effet, l'intellect, lorsqu'il juge, possède deux actes, à savoir l'affirmation
par laquelle il adhère au vrai, et la négation par laquelle il s'éloigne du
faux. Et à ces deux opérations correspondent proportionnellement deux
opérations dans la puissance appétitive, à savoir la recherche par laquelle
l'appétit tend vers le bien et s'y unit,
et la fuite par laquelle l'appétit s'éloigne du mal et s'en sépare. Et c'est en
cela que l'intelligence et l'appétit peuvent en quelque sorte se modeler l'un à
l'autre, c'est-à-dire dans la mesure où ce que l'intelligence affirme être un
bien, l'appétit le recherche, et ce qu'elle nie être un bien, l'appétit le
fuit.
1129. Ensuite (1139a23), lorsqu'il dit: ¨ C'est pourquoi, puisque la vertu morale est
une disposition etc. ¨, il conclut de quelle manière s'accordent l'un à
l'autre, dans les vertus morales, les actes de l'intelligence et de l'appétit
dont on vient de parler.
En
effet, la vertu morale est une disposition accompagnée d'un choix, comme nous
l'avons dit au deuxième livre (nn. 305,
308, 382). Or, le choix de l'appétit est précédé d'une délibération dans la
mesure où l'appétit accepte ce qui a été réfléchi à l'avance, comme nous
l'avons dit au troisième livre (nn. 435,
436, 457). Or, la délibération est l'acte d'une partie de la raison, comme
nous l'avons établi plus haut (nn. 473,
476, 482, 1118). Donc, parce que la raison et l'appétit contribuent à
l'acte du choix, et si le choix doit être bon, ce qui est requis à la
définition de la vertu morale, il faut à la fois que la raison soit vraie et
que l'appétit soit droit, c'est-à-dire de telle sorte que l'appétit recherche
la même chose que cela même que la raison affirme être un bien. En effet, pour
que la perfection se retrouve dans l'acte, il faut qu'aucun de ses principes ne
soit imparfait. Mais cette intelligence ou cette raison, qui s'accorde ainsi à
l'appétit qui est droit, ainsi que sa vérité, est pratique.
1130. Ensuite (1139a28), lorsqu'il dit: ¨ Or, l'intelligence spéculative, etc. ¨,
il montre quelle est, selon chacune des deux parties, l'opération de ce qui
possède la raison.
Et
en premier lieu il montre de quelle manière chacune des deux parties se
rapporte à la vérité. En deuxième lieu, il montre comment chacune d'elles se
rapporte à l'action, là (1139a31) où il dit: ¨ Donc, le principe de l'action est certainement le choix etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que l'objet de la bonne ou de la mauvaise intelligence
ou raison qui est spéculative et non pratique est simplement le vrai ou le
faux, c'est-à-dire de telle manière que son bien est le vrai pris absolument et
que son mal est le faux pris absolument. En effet, dire le vrai et le faux est
l'opération qui appartient à toute intelligence. Or, le bien de l'intelligence
pratique n'est pas le vrai pris absolument, mais la vérité ¨ concordante ¨,
c'est-à-dire celle qui s'accorde avec l'appétit qui est droit, comme nous avons
montré (nn. 322, 326, 548) que c'est
ainsi que les vertus morales
s'accordent.
1131. Or, il semble que ce qui est dit ici
présente une difficulté. Car si la vérité de l'intelligence pratique se
détermine par rapport à l'appétit qui est droit, et que la rectitude de
l'appétit se détermine par ceci qu'elle est conforme à la raison qui est vraie,
comme nous l'avons dit précédemment, il s'ensuit qu'il y ait comme un cercle
vicieux dans ce que nous venons d'établir. Et c'est pourquoi il faut dire que
l'appétit porte à la fois sur la fin et sur ce qui est ordonné à la fin. Or,
c'est la nature qui détermine la fin pour l'homme, comme nous l'avons établi au
troisième livre (n. 524-525). Or les
moyens, qui sont ordonnés à la fin, ne sont pas déterminés pour nous par la
nature, mais par la recherche de la raison. Par conséquent, il est manifeste
que la rectitude de l'appétit par rapport à la fin est la mesure de la vérité
dans la raison pratique. Et c'est en ce sens que se détermine la vérité de la
raison pratique en accord avec l'appétit qui est droit. Or, la vérité même de
la raison pratique est la règle de la rectitude de l'appétit à l'égard des
moyens qui sont ordonnés à la fin. Et c'est pourquoi c'est en ce sens qu'on
appelle droit l'appétit qui poursuit ce que dit la raison vraie.
1132. En outre, il semble qu'il y ait ici une
autre difficulté sur ceci, à savoir qu'il parle de l'intelligence spéculative
et de l'intelligence pratique comme si elles s'identifiaient aux deux parties
présentées plus haut (n. 1118),
c'est-à-dire aux parties scientifique et raisonnante, bien qu'il avait dit
cependant plus haut (n. 1123) que la
partie scientifique et la partie raisonnante sont des parties différentes, ce
que le Philosophe nie (cap. X, 2; S. Thom. lect. XV, 820-821) de l'intelligence spéculative et de l'intelligence
pratique au troisième livre du traité intitulé de l'Âme. Il faut donc dire que l'intelligence pratique possède
certes son principe dans la considération universelle et que sous ce rapport
elle s'identifie à l'intelligence spéculative, mais sa considération se termine
dans l'opération particulière. C'est pour cette raison que le Philosophe dit au
troisième livre du traité de l'Âme (cap.
X1, 4; S. Thom. lect. XV1, 845-846) que la raison universelle ne peut mouvoir
sans la raison particulière. Et c'est sous ce rapport qu'il dit que la partie
raisonnante est distincte de la partie scientifique.
1133. Ensuite (1139a31), lorsqu'il dit: ¨ Le principe de l'action est donc le choix
etc. ¨, il montre que chacune des deux raisons se rapporte à l'action.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il montre que l'intelligence
est principe de l'action. En deuxième lieu il montre quelle intelligence est le
principe de l'action, là (1139a36) où il dit: ¨ Or, l'intelligence elle-même ne met rien etc. ¨. En troisième lieu
il montre à l'égard de quels objets l'intelligence est principe de l'action, là
(1139b7) où il dit: ¨ Rien de ce qui est
accompli n'est l'objet etc. ¨.
Il
conclut donc en premier lieu, en s'appuyant sur ce qui a été dit plus haut (n. 1129), que du fait que le choix soit un
appétit qui suit une délibération, il s'ensuit qu'il soit le principe de
l'action, à la manière d'une cause efficiente d'où découle le mouvement, et
qu'il ne soit pas le ¨ ce en vue de quoi ¨, c'est-à-dire qu'il ne soit pas la
cause du mouvement à la manière d'une cause finale. Aristote a dit en effet au
troisième livre du traité de L'Âme (Cap.
X, 9; S. Thom. lect. XV, 836, 837)
que l'appétit est une cause motrice chez les animaux. Mais les principes du
choix lui-même sont l'appétit et la raison qui sont en vue d'une fin particulière, lesquels sont
ordonnés à une opération comme à leur fin. Car le choix est l'appétit de ce qui
est ordonné à la fin. C'est pourquoi la raison, ayant proposé la fin, et à
partir de là procédant elle-même au raisonnement sur les moyens, et l'appétit
tendant vers la fin, se compare au choix à la manière d'une cause. Et il en
résulte que le choix dépend de l'intelligence ou de l'esprit, et de la
disposition morale qui donne sa perfection à la puissance appétitive, de telle
manière que sans elles, il ne peut y avoir de choix.
1134. Et il prouve cela au moyen d'un signe. En
effet, l'effet du choix est l'action, comme nous l'avons dit. Or, l'action
bonne et son contraire dans l'action, à savoir l'action mauvaise, ne peut
exister sans l'intelligence et les moeurs et sans la morale, c'est-à-dire sans
une disposition appartenant à l'appétit. C'est pourquoi il ne peut y avoir de
choix bon ou mauvais sans la morale et l'intelligence.
1135. Ensuite (1139a36), lorsqu'il dit: ¨ Or l'intelligence, par elle-même, ne met
rien etc. ¨, il montre quelle intelligence ou quelle raison est le principe
de l'action.
Et
en premier lieu il montre quel est son propos. En deuxième lieu, il tire un
corollaire de ce qu'il vient de dire, là (1139b5) où il dit : ¨ C'est pour cette raison que le choix
délibéré est soit etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que bien que l'intelligence soit le principe de
l'action, cependant l'intelligence elle-même, considérée absolument, à savoir
la raison spéculative, ne met rien en mouvement car elle ne dit rien sur ce qui
doit être recherché ou sur ce qui doit être évité, comme Aristote le dit au
troisième livre du traité de l'Âme
(Cap. 1X, 7; S. Thom. lect. X1V, 812-815),
et par conséquent elle ne peut être le principe d'une action; au contraire, il
n'y a que l'intelligence qui est en vue de quelque chose, c'est-à-dire qui est
ordonnée à une opération particulière comme à sa fin, qui puisse être le
principe d'une action. Et cette raison ou cette intelligence est l'intelligence
pratique qui ne commande pas seulement à cette opération active qui ne passe
pas dans une matière extérieure et demeure dans l'agent, comme le désir et la
colère, mais aussi à l'opération créative qui passe dans une matière
extérieure, comme brûler et couper.
1136. Et il le prouve en disant que tout agent,
par exemple un artisan ou un constructeur, fait son oeuvre en vue de quelque
chose, c'est-à-dire à cause d'une fin, et non à cause d'une fin universelle,
mais en vue d'un objet particulier qui est fait, c'est-à-dire constitué dans
une matière extérieure, par exemple un couteau ou une maison; et ce qui est
ainsi fabriqué n'est pas une fin, c'est-à-dire une action qui existe dans
l'agent comme désirer ou être en colère de la manière qui convient. En effet,
tout fabriquant agit en vue de quelque chose qui possède un certain usage,
comme l'usage de la maison qui est l'habitation. Et telle est la fin de celui
qui fabrique, à savoir l'objet qui est fait et non l'action proprement dite. Et
la raison pour laquelle sa fin n'est pas l'action, c'est que dans les actions
proprement dites, c'est la bonne action elle-même qui est la fin, par exemple
désirer et éprouver de la colère de la manière qui convient. Et tout comme
l'intelligence pratique est en vue de cette fin qui est soit l'objet fabriqué,
soit l'action elle-même, de même aussi l'appétit a pour objet quelque fin
particulière.
1137. Ensuite (1139b5), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison que le choix est ou
bien etc. ¨, il tire un corollaire de ce qui précède.
En
effet, parce que le choix est le principe de l'acte, et que les principes du
choix sont l'appétit et l'intelligence ou la raison ou l'esprit, lesquels sont
les principes de l'action par l'intermédiaire du choix, il s'ensuit que le
choix est une intelligence appétitive, c'est-à-dire de telle manière que le
choix soit essentiellement l'acte de l'intelligence selon lequel elle ordonne
l'appétit; ou bien il est un appétit intellectuel, de telle manière que le
choix soit essentiellement un acte de l'appétit selon lequel il est dirigé par
l'intelligence. Et ce dernier énoncé est plus vrai, ce qui devient clair à
partir des objets. En effet, l'objet du choix est le bien et le mal, qui sont
aussi l'objet de l'appétit, et non le vrai et le faux qui appartiennent à
l'intelligence. Et un tel principe est l'homme, c'est-à-dire l'agent qui
choisit à cause de l'intelligence et de l'appétit.
1138. Ensuite (1139b7), lorsqu'il dit: ¨ Or, rien de ce qui a déjà été fait etc.
¨, il montre à l'égard de quoi l'intelligence est principe de l'action au moyen
du choix.
Et
il dit que rien de ce qui a déjà été fait, c'est-à-dire rien de ce qui est
passé n'est l'objet du choix, tout comme nul ne choisit qu'Ilion, c'est-à-dire
Troye, ait été prise. La raison en est que le choix est l'appétit de ce qui a
été délibéré à l'avance, comme nous l'avons dit (nn. 1129, 1133). Or, nul ne délibère sur ce qui a été fait,
c'est-à-dire sur le passé, mais plutôt sur le futur et sur le possible. Et il
prouve cela en disant que la délibération ne porte que sur un possible, comme
il a été établi plus haut (n. 460-472).
Or, ce qui a été fait et se tient dans le passé n'est pas possible, car il
n'est pas possible qu'il ne soit pas venu à l'existence, c'est-à-dire qu'il
n'ait pas été fait. Et pour appuyer son dire, il présente la parole d'Agathon
qui a parlé correctement lorsqu'il a dit que Dieu n'est privé que d'un seul
pouvoir, c'est-à-dire de faire que ce qu'il a donné, c'est-à-dire que ce qu'il
a fait n'ait pas été fait. Et en disant cela, il a bien parlé.
1139. Il est en effet nécessaire qu'à la puissance
de toute cause soit soumis tout ce qui est contenu dans l'objet propre de sa
vertu, tout comme le feu peut réchauffer tout ce qui est réchauffable. Or la
vertu de Dieu, qui est la cause universelle des êtres, s'étend à tous les
êtres: il en résulte que seul échappe à la puissance divine ce qui répugne à la
raison d'être, comme tout ce qui implique une contradiction, comme de dire que
ce qui a été fait n'a pas été fait. En effet, il relève de la même raison
qu'une chose existe tant qu'elle existe et qu'elle ait existé tant qu'elle a
existé; et aussi que n'existe pas ce qui existe et que n'ait pas existé ce qui
a existé.
1140. Ensuite (1139b13), lorsqu'il dit: ¨ L'oeuvre de chacune des deux parties
intellectuelles de l'âme etc. ¨, il conclut de ce qui précède que la connaissance
de la vérité est est l'opération propre des deux parties de l'intelligence,
c'est-à-dire de celle qui est pratique et de celle qui est spéculative, ou de
celle qui est scientifique et de celle qui est raisonnante.
1141. Ensuite (1139b14), lorsqu'il dit: ¨ Et les dispositions selon lesquelles chacune
dira le vrai etc. ¨, il conclut finalement que ces dispositions, selon
lesquelles il est possible à chacune de ces parties de dire le vrai, lequel est
le bien de la partie intellectuelle, sont les vertus de chacune de ces parties.
Aristote
énumère les vertus intellectuelles au sujet desquelles il conclut qu'elles sont
au nombre de cinq; et en traitant d'abord de la science, il dit que toute
science peut être enseignée.
1142. Après avoir recherché la raison selon
laquelle doivent se concevoir les vertus intellectuelles, le Philosophe
commence déjà ici à traiter des vertus intellectuelles.
Et
en premier lieu il traite des principales vertus intellectuelles (1139b14). En
deuxième lieu, il traite de certaines vertus rattachées à l'une d'elles,
c'est-à-dire à la prudence, là (1142a32) où il dit: ¨ Or, il faut dire de la prudence ce qu'elle est etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il énumère les
vertus intellectuelles. En deuxième lieu il détermine de chacune d'elles, là
(139b19) où il dit: ¨ Donc, ce qu'est la
science etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1139b14) que du fait que la raison qui permet de
concevoir les vertus intellesctuelles a été établie, nous devons commencer par
revenir sur ce qui a été déterminé précédemment (n. 1115) pour ainsi traiter des vertus intellectuelles elles-mêmes.
1143. En effet, nous avons déjà dit (n. 1125) que les vertus intellectuelles
sont des dispositions par lesquelles l'âme dit ce qui est vrai. Or, elles sont
au nombre de cinq ces dispositions par lesquelles l'âme dit toujours le vrai,
soit en affirmant, soit en niant, à savoir: l'art, la science, prudence, la
sagesse et l'intelligence. D'où il est clair que ce sont là cinq vertus
intellectuelles. Et il exclut de ce nombre la suspicion qui porte sur certains
faits particuliers au moyen de certaines conjectures, et l'opinion qui porte
sur certains universels au moyen de certaines conjectures. En effet, bien qu'au
moyen de ces deux capacités l'âme dise parfois le vrai, cependant il arrive
parfois que par elles elle dise le faux, lequel est le mal de l'intelligence,
tout comme le vrai est son bien. Or, être le principe d'un acte mauvais est
contraire à la nature même de la vertu. Par conséquent, il est clair que la
suspicion et l'opinion ne peuvent être qualifiées de vertus intellectuelles.
1144. Ensuite (1139b19), lorsqu'il dit: ¨ La nature de la science nous est certes
manifestée etc. ¨, il détermine des vertus
intellectuelles qu'il vient d'énumérer.
Et
en premier lieu il traite de chacune d'elles en particulier. En deuxième lieu,
il montre quelle est la principale d'entre elles, là (1141a19) où il dit: ¨ Et la sagesse est en quelque sorte une
science qui tient la tête etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il traite des
vertus intellectuelles qui donnent sa perfection à l'intelligence par rapport à
ce qui procède des principes. En deuxième lieu, il traite des dispositions
intellectuelles qui donnent sa perfection à l'intelligence par rapport aux tout
premiers principes, là (1140b32) où il dit: ¨ Or, parce que la science est la représentation de l'universel et du etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il traite de la
science qui donne sa perfection à l'intelligence par rapport à ce qui est
nécessaire. En deuxième lieu, il traite des dispositions qui donnent sa
perfection à l'intelligence par rapport à ce qui est contingent, là (1140a1) où
il dit: ¨ Il appartient à ce qui peut
être autrement de etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il fait connaître
ce qu'est la science à partir de sa matière. En deuxième lieu, il la fait
connaître à partir de la cause, là (1139b25) où il dit: ¨ En outre, toute science semble pouvoir être enseignée etc. ¨.
1145. Il dit donc en premier lieu (1139b19) que
s'il faut connaître la science avec certitude et ne pas suivre les ressemblances
d'après lesquelles nous disons parfois connaître les choses sensibles dont nous
sommes certains, la nature de la science peut être manifestée à partir des
choses qui ont été dites. Mais une définition certaine de la science se prend
de ce que nous pensons tous que ce dont nous avons la science ne peut être
autrement; s'il en était autrement, il n'y aurait pas de certitude chez celui
qui connaît de science, mais seulement l'hésitation de celui qui est dans
l'opinion. Or une certitude de la sorte qu'on retrouve dans ce qui ne peut être
autrement, ne peut être obtenue à l'égard des réalités contingentes, à savoir
de ce qui peut être autrement. Dans ce dernier cas en effet, la certitude n'est
possible que si ces réalités s'offrent à la sensation; mais lorsqu'elles
échappent à notre examen, c'est-à-dire lorsqu'elles cessent d'être vues ou
senties, alors on ignore si elles existent ou n'existent pas, comme c'est le
cas pour savoir si Socrate est assis. Par conséquent il est clair que tout
objet de science existe de toute nécessité, d'où Aristote conclut que cet objet
est éternel, car tout ce qui existe absolument de toute nécessité est éternel.
Or, rien de ce qui est éternel n'est assujetti à la génération et à la
corruption. C'est donc ce type de réalité qui est objet de science.
1146. Or, il est aussi possible d'en arriver à une
science ayant pour objet les réalités qui sont assujetties à la génération et à
la corruption, à savoir la science de la nature: cependant, cette science ne
les examine pas en tant qu'elles sont des êtres soumis à la génération et à la
corruption, mais en tant qu'elles sont soumises à des définitions universelles
qui existent de toute nécessité et toujours.
1147. Ensuite (1139b25), lorsqu'il dit: ¨ Toute science semble pouvoir être enseignée
etc. ¨, il fait connaître la science par sa cause.
Et
il dit que toute science semble être enseignable, c'est-à-dire semble pouvoir
être enseignée. C'est pourquoi, au premier livre de la Métaphysique (Cap. 11, 2; S. Thom., lect. 11, 39), Aristote dit que
le signe qu'un homme est savant, c'est qu'il peut enseigner. En effet, c'est
par ce qui existe déjà en acte qu'un autre être peut passer de la puissance à
l'acte. C'est pour la même raison que tout objet de science peut lui être
enseigné, c'est-à-dire à celui qui est savant en puissance. Or, il faut que
tout enseignement ou toute discipline procède de certaines notions déjà
connues, comme le dit le Philosophe au début des Seconds Analytiques (Lib. 1, cap. 1, 1; S. Thom., lect. 1). En
effet, nous ne pouvons parvenir à connaître ce que nous ignorons qu'au moyen de
ce que nous connaissons déjà.
1148. Or, il existe deux sortes d'enseignement à
partir de ce qui est déjà connu. La première procède par induction, la deuxième
par syllogisme. Or, l'induction est présentée pour faire connaître un principe
qui est un certain universel auquel nous parvenons par l'expérience des
singuliers, comme le dit le Philosophe au premier livre de la Métaphysique (Cap. 1, 4-5; S. Thom.,
lect. 1, 17-19); le syllogisme, quant à lui, procède des principes universels
connus de la manière que nous venons de dire. Par conséquent, il est clair
qu'il existe certains principes à partir desquels procède le syllogisme, et
dont la certitude ne vient pas du syllogisme lui-même, autrement il faudrait
procéder à l'infini pour établir la certitude des principes des syllogismes, ce
qui est impossible comme le prouve le Philosophe au premier livre des Seconds Analytiques (Cap. 111, 5-7; S.
Thom., lect. V111). Il reste donc que le principe du syllogisme est
l'induction. Cependant, ce n'est pas tout syllogisme qui peut être enseigné,
c'est-à-dire qui est apte à engendrer la science, mais seulement celui qui est
démonstratif et qui conclut le nécessaire à partir de ce qui est nécessaire.
1149. Par conséquent, il est manifeste que la
science est un habitus démonstratif, c'est-à-dire causé par la démonstration,
et possédant tous les traits manifestés au sujet de la science dans les Seconds Analytiques (Lib. 1 et 11). Il
faut en effet, pour que quelqu'un possède la science, que les principes à
partir desquels il connaît de quelque manière soient davantage tenus pour
vraies et mieux connus que les conclusions qu'il connaît. Autrement, ce n'est
pas par soi mais par accident qu'il aura la science, c'est-à-dire dans la
mesure où il peut arriver qu'il connaisse cette conclusion par certains autres
principes, et non par ceux qu'il ne connaît pas mieux que la conclusion. Il
faut en effet que la cause soit plus puissante que l'effet. C'est pourquoi il faut
que la cause qui permet de connaître soit elle-même plus connue. Et c'est
pourquoi nous avons traité de la science de cette manière.
1150. Ensuite (1140a1), lorsqu'il dit: ¨ Il appartient à ce qui peut être autrement
de etc. ¨, il traite des habitus qui donnent sa perfection à l'intelligence
par rapport à ce qui peut être autrement. Et à ce sujet il fait trois choses.
En premier lieu il montre qu'il existe trois habitus relativement au
contingent. En deuxième lieu il détermine de l'un d'eux, là (1140a6) où il dit:
¨ Or, parce que la construction est un
certain art etc. ¨. En troisième lieu, il traite de l'autre habitus,
c'est-à-dire de la prudence, là (1140a11) où il dit: ¨ Or, tout art consiste dans la génération d'une oeuvre etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que le contingent, c'est-à-dire ce qui peut être
autrement, se divise en deux parties: c'est-à-dire en quelque chose qui est
objet d'action et en quelque chose qui est objet de fabrication; et c'est par
cela qu'on connaît qu'autre est l'action, autre la fabrication.
1151. Et il est possible de donner son accord à
ceci au moyen de raisons extérieures, c'est-à-dire par des raisons qui ont été
établies en dehors de la science qui nous occupe maintenant, c'est-à-dire au
neuvième livre de la Métaphysique (Lib.
V111, cap. 11, 1; S. Thom., Lib. 1X, lect. 11, 1786-1788). C'est là en effet que la différence qu'il y a entre
l'action et la fabrication est manifestée par Aristote. En effet, on appelle
action l'opération qui demeure dans l'agent lui-même, comme voir, comprendre et
vouloir. Au contraire, la fabrication est l'opération qui passe dans une
matière extérieure pour former quelque chose à partir d'elle, comme construire
et couper. En effet, parce que les dispositions ou les habitus se distinguent
d'après leurs objets respectifs, il s'ensuit que la disposition accompagnée de
raison et tournée vers l'action, qu'on appelle la prudence, est autre que la
disposition accompagnée de raison qui est tournée vers la fabrication et qu'on
appelle l'art; et que l'une d'elles ne soit pas contenue dans l'autre, ni
l'action dans la fabrication ni la fabrication dans l'action, car ni l'action
n'est une fabrication, ni la fabrication n'est une action. En effet, ces
dispositions se distinguent par des différences opposées, comme on le voit dans
ce qui précède (n. 1151).
1152. Il faut cependant considérer que parce que
la connaissance des contingents ne peut posséder une certitude de la vérité qui
repousse la fausseté, c'est pourquoi, quant à ce qui regarde la seule
connaissance, les contingents sont mis de côté par l'intelligence qui trouve sa
perfection dans la connaissance de la vérité. Néanmoins, la connaissance des
contingents est utile en tant qu'elle dirige l'opération de l'homme qui se
rapporte aux contingents. C'est pourquoi, en traitant des vertus
intellectuelles, il divise les contingents seulement en tant qu'ils sont soumis
à l'opération humaine. C'est pourquoi il n'y a que les sciences pratiques qui
s'intéressent aux contingents en tant que tels, c'est-à-dire en tant qu'ils
existent dans le particulier. Au contraire, les sciences spéculatives ne
s'intéressent aux contingents que d'après des définitions universelles comme
nous l'avons dit plus haut (n. 1146).
1153. Ensuite (1140a6), lorsqu'il dit: ¨ Or, puisque l'architecture est un art etc.
¨, il traite de l'art.
Et
en premier lieu il traite de l'art en lui-même. En deuxième lieu, il traite de
l'art par rapport à son opposé, là (1140a20) où il dit: ¨ L'art est donc etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre ce
qu'est l'art. En deuxième lieu, il montre quelle est la matière de l'art, là
(1140a11) où il dit: ¨ Or, tout art se
rapporte à la génération etc. ¨.
Et
il manifeste le premier point au moyen d'une induction. Nous voyons en effet
que l'architecture est un certain art, et en outre qu'elle est une certaine
disposition accompagnée de raison dans le but de fabriquer quelque chose. Et il
ne se trouve aucun art auquel cela ne convient pas, parce que tout art est une
disposition à fabriquer accompagnée de raison; et on ne rencontre pas non plus
une telle disposition à fabriquer, c'est-à-dire qui est accompagnée de raison,
qui ne soit pas un art. D'où il est manifeste que l'art et la disposition à
fabriquer accompagnée de raison vraie sont identiques.
1154. Ensuite (1140a11), lorsqu'il dit: ¨ Or, tout art se rapporte à la génération etc.
¨, il détermine la matière de l'art.
Et
à ce sujet, il fait trois choses. En premier lieu il présente la matière de
l'art. En deuxième lieu, il montre de quoi diffère l'art selon sa matière, là
(1140a14) où il dit: ¨ L'art ne
s'intéresse pas à ce qui existe ou se produit de toute nécessité etc. ¨. En
troisième lieu, il montre à quoi il ressemble sous le rapport de sa matière, là
(1140a18) où il dit: ¨ Et dans une
certaine mesure, art et fortune opèrent dans un même etc. ¨.
Au
sujet de la matière de l'art, il y a deux choses à considérer, à savoir
l'action même de l'artiste qui est dirigée par l'art, et l'oeuvre qui est
fabriquée par l'art. Or, l'opération de l'art est triple. La première consiste
à considérer de quelle manière il faut faire quelque chose. La deuxième
consiste à agir sur une matière extérieure. La troisième consiste à constituer
l'oeuvre elle-même. Et c'est pourquoi Aristote dit que tout art se rapporte à
la génération, ou à la constitution et à l'achèvement de l'oeuvre qu'il affirme
être comme la fin de l'art; et que tout art se rapporte aussi à la technique,
c'est-à-dire à l'opération de l'art qui dispose la matière, et qu'il se
rapporte aussi à l'examen de la manière suivant laquelle une chose est produite
par l'art.
1155. Mais du côté de l'oeuvre elle-même, il y a
deux choses à considérer, dont la première est que les choses qui sont
produites par l'art humain sont celles auxquelles il arrive d'être et de ne pas
être. Ce qui est évident du fait que lorsqu'elles sont produites elles
commencent à exister pour la première fois. La deuxième est que le principe de
la génération des oeuvres artificielles est comme extérieur et existant
seulement dans celui qui fabrique, et non à l'intérieur de l'oeuvre produite.
1156. Ensuite (1140a14), lorsqu'il dit: ¨ L'art ne s'intéresse pas à ce qui existe ou
est produit de toute nécessité etc. ¨, il manifeste ce qu'il vient de dire
(n. 1154-1155) en montrant que l'art
diffère de trois autres dispositions.
Et
premièrement que l'art diffère des sciences divines et des sciences
mathématiques qui s'intéressent à ce qui existe ou qui se produit
nécessairement, ce qui n'est pas le cas pour l'art.
1157. En deuxième lieu, là (1140a15) où il dit: ¨ Ni à ce qui existe selon la nature etc.
¨, il montre que l'art diffère de la science de la nature qui s'intéresse aux
choses qui existent selon la nature, auxquelles l'art ne s'intéresse pas. En
effet, les choses qui existent selon la nature possèdent en elles-mêmes le
principe de leur mouvement, comme le dit le Philosophe au deuxième livre de la Physique (Cap. 1, 1; S. Thom., lect. 1),
caractère qui n'appartient pas aux oeuvres de l'art, comme nous venons de le
dire (n. 1155).
1158. En troisième lieu, là (1140a17) où il dit: ¨
Or, parce que la fabrication et l'action
etc. ¨, il montre que l'art diffère de la prudence.
Et
il dit que parce que l'action et la fabrication diffèrent l'un de l'autre, il
est nécessaire que l'art dirige la fabrication et non l'action dont la
direction relève de la prudence.
1159. Ensuite (1140a18), lorsqu'il dit: ¨ Et dans une certaine mesure etc. ¨, il
montre à quoi ressemble l'art sous le rapport de la matière.
Et
il dit que la fortune et l'art se rapportent aux choses qui sont produites par
l'intelligence, mais l'art y est accompagné de la raison, alors que la fortune
ne l'est pas. Et Agathon a indiqué cette ressemblance lorsqu'il a dit que l'art
a aimé la fortune et que la fortune a aimé l'art, c'est-à-dire dans la mesure
où ils se rencontrent dans une même matière.
1160. Ensuite (1140a20), lorsqu'il dit: ¨ L'art est certes une disposition à etc.
¨, il traite de l'art par rapport à son opposé.
Et
il dit que tout comme l'art, comme nous l'avons dit précédemment (n. 1153), est une certaine disposition à
fabriquer accompagnée de raison vraie, de même le défaut d'art, c'est-à-dire l'ignorance
de tout art, est à l'inverse une disposition à fabriquer accompagnée d'une
raison fausse à l'égard de ce qui peut être autrement.
Aristote
manifeste quel est l'homme prudent, ce qu'est la prudence, et en quoi cette
dernière diffère de la science et de l'art.
1161. Après avoir traité de l'art, le Philosophe
traite ici de la prudence.
Et
en premier lieu il montre ce qu'est la prudence (1140a24). En deuxième lieu, il
montre quel est l'objet de la prudence, là (1140b26) où il dit: ¨ Deux parties de l'âme ayant la raison etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre ce
qu'est la prudence. En deuxième lieu, il montre sa différence à l'égard de
l'art quant à la raison de vertu, là (1140b23) où il dit: ¨ Mais s'il y a certes une vertu de l'art etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre quel est
l'homme qui est prudent. En deuxième lieu, il montre ce qu'est la prudence, là
(1140a24) où il dit: ¨ Or, nul ne
délibère au sujet de ce qui ne peut être autrement etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il traite de la
manière de procéder (1140a24). Et il dit qu'il faut concevoir ce qu'est la
prudence en considérant ceux qu'on appelle prudents.
1162. En deuxième lieu, là (1140a25) où il dit: ¨ Il semble bien appartenir aux prudents de
pouvoir décider etc. ¨, il montre quels sont ceux qui sont prudents. Et il
dit qu'il semble appartenir aux prudents de pouvoir, à partir de la capacité de
leur disposition, bien délibérer sur ce qui est bon et utile pour eux-mêmes,
non pas seulement dans une affaire particulière, par exemple pour savoir ce qui
est bien et utile pour la santé ou la force corporelle, mais à l'égard de ce
qui est bien et utile afin que toute la vie humaine soit bonne.
1163. En troisième lieu, là (1140a30) où il dit: ¨
Le signe en est que nous appelons
prudents etc. ¨, il manifeste par un signe ce qui vient d'être dit.
En
effet, ceux qu'on appelle prudents, non pas absolument mais par rapport à
quelque chose de déterminé, ce sont ceux qui peuvent bien déterminer, en
raisonnant correctement, ce qui est bien et utile par rapport à une fin
déterminée, pourvu que cette fin soit bonne, parce que raisonner sur des choses
qui relèvent d'une fin mauvaise est contraire à la prudence. Et toute cette
réflexion appartient au prudent tant qu'il la porte sur des choses qui ne relèvent pas de l'art.
Car bien raisonner sur ce genre de choses ne relève pas de la prudence mais de
l'art. Donc, si celui qui délibère bien en vue d'un bien particulier est
prudent sous un certain rapport pour une affaire particulière, il s'ensuit que
celui qui est prudent absolument et
totalement est celui qui délibère bien des choses qui concernent la
totalité de la vie.
1164. Ensuite (1140a34), lorsqu'il dit: ¨ Mais nul ne délibère sur ce qui ne peut etc.
¨, il montre ce qu'est la prudence.
Et
en premier lieu, il donne la définition de la prudence. En deuxième lieu, il la
manifeste au moyen de signes, là (1140b8) où il dit: ¨ C'est pour cette raison que nous estimons que Péricles etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, en s'appuyant ce
qui a été dit plus tôt, il montre une différence entre la prudence et les
autres dispositions présentées plus haut (n. 1142-1160), à savoir la science et l'art. En deuxième lieu, il
conclut la définition de la prudence, là (1140b5) où il dit: ¨ Il reste donc que la prudence est une
disposition etc. ¨. En troisième lieu, il indique la raison d'une certaine
chose qu'il a dite, là (1140b7) où il dit: ¨ La fin de la fabrication est autre etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1140a34) que nul ne délibère ni sur les choses qui ne
peuvent absolument pas être autrement, ni sur les choses qui ne sont pas en son
pouvoir; il nous faut donc admettre ce que nous avons dit plus haut (n. 1148-1149), à savoir que la science
s'acquiert par la démonstration, en outre que la démonstration est impossible
pour ce dont les principes ne sont pas nécessaires, autrement tout ce qui
découlerait de ces principes pourrait être autrement. En effet, il n'est pas
possible que les principes soient d'une nature plus faible que les conclusions
qui en découlent. Et nous joignons à ces énoncés ceux que nous affirmons
maintenant (n.1164), à savoir que la
délibération ne porte pas sur ce qui est nécessaire et que la prudence a pour
objet ce qui est matière à délibération, car nous avons dit plus haut (nn. 1162, 1163) qu'il appartient à celui
qui est prudent de bien délibérer. De toute cela il s'ensuit que la prudence
n'est ni la science, ni l'art.
1165. Et que la prudence ne soit pas la science,
cela est évident au moyen de ceci: toutes les actions qu'il est possible de
poser qui sont objet de délibération, et sur lesquelles s'exerce la prudence,
peuvent changer; or, la science ne peut s'exercer sur de tels objets. Et que la
prudence ne soit pas un art, cela devient évident au moyen de ceci: le genre de
l'action est autre que celui de la fabrication. C'est pourquoi la prudence, qui
s'intéresse à l'action, est autre que l'art qui s'intéresse à la fabrication.
1166. Ensuite (1140b5), lorsqu'il dit: ¨ Il reste donc etc. ¨, en s'appuyant sur
ce qui précède, il conclut la définition de la prudence.
Et
il dit que du fait que la prudence n'est pas la science, laquelle est une
disposition démonstrative portant sur le nécessaire, et qu'elle n'est pas
l'art, lequel est une disposition à fabriquer accompagnée de raison, il reste
que la prudence est une disposition à agir accompagnée de raison vraie, non pas
certes sur des choses qui peuvent être fabriquées, lesquelles sont extérieures
à l'homme, mais sur les biens et les maux de l'homme lui-même.
1167. Ensuite (1140b7), lorsqu'il dit: ¨ En effet, la fin de la fabrication est autre
etc. ¨, il indique la raison de ce qu'il vient de dire (n. 1166), à savoir que la prudence est une
disposition à agir par rapport aux biens et aux maux de l'homme.
Il
est manifeste en effet que la fin de la fabrication est toujours quelque chose
d'autre que l'opération même de fabriquer, tout comme la fin de la construction
est l'édifice construit. D'où il est clair que le bien de la fabrication
elle-même n'est pas dans l'agent lui-même, mais dans l'objet réalisé. Ainsi
donc l'art, qui s'intéresse à la fabrication, ne porte pas sur les biens ou les
maux de l'homme lui-même, mais sur les biens ou les maux des objets d'art. Mais
la fin de l'action n'est pas toujours quelque chose d'autre que l'action parce
que parfois, l'eupraxia, c'est-à-dire
la bonne opération, est à elle-même la fin, c'est-à-dire une fin pour
elle-même, et pour l'agent. Mais il n'en est pas toujours ainsi. En effet, rien
n'empêche qu'une action soit ordonnée à une autre comme à sa fin, tout comme la
considération des effets est ordonnée à la considération de la cause. Or, pour
chaque chose, sa fin est son bien. Et par conséquent il est évident que le bien
de l'action est dans l'agent lui-même. Et c'est pourquoi l'on dit de la
prudence, laquelle s'intéresse aux actions, qu'elle a rapport aux biens de
l'homme.
1168. Ensuite (1140b8), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison que nous estimons
que etc. ¨, il manifeste, au moyen de deux signes, la définition qu'il a
présentée.
Et
le premier de ces signes est que parce que la prudence s'intéresse aux biens ou
aux maux de l'homme, c'est pour cette raison que nous estimons qu'un certain
homme dénommé Péricles et d'autres du même genre sont prudents, du fait qu'ils
sont capables de considérer les choses qui sont bonnes non seulement pour
eux-mêmes mais aussi pour les autres. Or de tels hommes, c'est-à-dire ceux qui
pour eux-mêmes et pour les autres peuvent déterminer les biens, nous estimons
qu'ils sont économes, c'est-à-dire dispensateurs de biens, et politiques,
c'est-à-dire capables de diriger une cité.
1169. Il présente son deuxième signe là (1140b11)
où il dit: ¨ De là le nom de etc. ¨.
Et
il dit que parce que la prudence a pour objet les biens ou les maux de
l'action, de là vient que la tempérance est dénommée en Grec sophrosyne, qui signifie sauvegarder
l'esprit, et que la prudence elle-même est aussi dénommée phronésis chez les Grecs. Or la tempérance, en tant qu'elle modère
les plaisirs et les douleurs du toucher, sauvegarde un tel jugement,
c'est-à-dire celui qui porte sur les actions qui peuvent être posées
relativement aux biens ou aux maux de l'homme. Et cela devient clair par le
contraire. En effet, le plaisant et le douloureux qui sont modérés par la
tempérance ne corrompent et ne renversent pas totalement, en portant au
contraire, tout jugement, comme dans le cas d'un jugement spéculatif, par
exemple pour affirmer ou nier que le triangle possède ou non trois angles égaux
à deux droits. Mais ce sont plutôt ces jugements qui portent sur les actions à
poser qui peuvent être corrompus ou ébranlés par les plaisirs et les douleurs.
1170. Or, de quelle manière une telle corruption
arrive à se produire, le Philosophe le montre par la suite.
Il
est manifeste en effet que les principes des actions à poser sont les fins en
vue desquelles les actions sont produites. Et les fins sont dans les actions ce
que les principes sont dans les démonstrations, comme le Philosophe l'établit
au deuxième livre de la Physique
(Cap. 1X, 3-5; S. Thom., lect. XV). Or, lorsque le plaisir ou la douleur
deviennent impétueux, il apparaît à l'homme que ce au moyen de quoi il poursuit
le plaisir ou fuit la douleur est le plus grand bien. Et c'est ainsi que, le
jugement de la raison étant corrompu, l'homme ne voit plus la vraie fin qui est
le principe de la prudence à l'égard des actions, et il ne la désire plus, et
il ne lui semble plus qu'il doive tout choisir et faire en vue de la vraie fin,
mais plutôt en vue du plaisir. En effet, tout vice, c'est-à-dire toute
disposition vicieuse, corrompt le principe même, dans la mesure où il corrompt
le jugement droit sur la fin. Or, c'est surtout cette corruption qui est
empêchée par la tempérance.
1171. Et par conséquent il conclut, à partir de
ces signes, qu'il est nécessaire que la prudence soit une disposition à agir
sur les biens humains accompagnée de raison vraie.
1172. Ensuite (1140b23), lorsqu'il dit: ¨ Mais si la vertu est requise à l'art, etc.
¨, il montre deux différences entre l'art et la prudence, d'après la notion de
vertu humaine.
Et
la première de ces différences c'est que la vertu morale est requise à l'art
dont l'usage est rectifié par elle. Il est possible en effet que quelqu'un
possède un usage de l'art par lequel il puisse construire une bonne maison, et
cependant ne pas vouloir le faire en raison de quelque méchanceté. Mais la
vertu morale, par exemple la justice, fait que l'artiste use de son art d'une
manière qui est honnête. Mais aucune vertu morale n'est requise à l'usage de la
prudence. Nous avons dit en effet (n. 1170)
que les principes de la prudence sont les fins à l'égard desquelles la
rectitude du jugement est conservée au moyen des vertus morales. Il en résulte
que la prudence, qui porte sur les biens humains, possède nécessairement des
vertus morales qui lui sont rattachées à titre de gardiennes de ses principes.
Ce n'est pas le cas de l'art qui porte sur des
biens extérieurs. Mais une fois que l'art est déjà acquis ou possédé, la
vertu morale lui est encore requise pour rectifier son usage.
1173. Aristote présente la deuxième différence là
(1140b23-24) où il dit: ¨ En outre, dans
l'art, etc. ¨.
Il
est manifeste en effet que si dans l'art quelqu'un est fautif de sa propre
volonté, il est considéré comme étant un meilleur artiste que celui qui ne fait
pas cela de son plein gré, parce qu'alors il semblerait procéder par
inexpérience de l'art, comme on le voit chez ceux qui parlent de leur plein gré
d'une manière qui ne convient pas. Inversement, du côté de la prudence, on loue
moins celui qui est fautif volontairement que celui qui l'est involontairement,
comme c'est le cas aussi dans les vertus morales. Et il en est ainsi parce que
la rectitude de l'appétit à l'égard des fins est requise à la prudence pour que
ses principes lui soient sauvegardés. D'où il est clair que la prudence n'est
pas l'art, lequel consiste comme dans la seule vérité de la raison, mais elle
est plutôt une vertu à la manière des vertus morales qui requiert la rectitude
de l'appétit.
1174. Ensuite (1140b26), lorsqu'il dit: ¨ Deux parties dans l'âme ayant la raison etc.
¨, il montre quel est le sujet de la prudence.
Et
il dit que puisqu'il y a deux parties de l'âme rationnelle, dont l'une est
dénommée scientifique et l'autre raisonnante et exprimant une opinion, il est
manifeste que la prudence est la vertu de l'une d'elles, à savoir de celle qui
exprime une opinion. L'opinion porte en effet sur des choses qui peuvent être
autrement, tout comme la prudence. Et cependant, bien que la prudence soit dans
cette partie de la raison comme dans son sujet, en raison de quoi elle est
qualifiée de vertu intellectuelle, néanmoins elle n'est pas accompagnée de la
seule raison comme c'est le cas pour l'art et la science, mais elle requiert la
rectitude de l'appétit. Et le signe en est que la disposition qui est dans la
seule raison peut être abandonnée à l'oubli, comme l'art et la science, à moins
qu'elle ne soit une disposition naturelle, comme l'intelligence. ; or, la
prudence n'est pas abandonnée à l'oubli par la désaccoutumance, mais elle
disparaît lorsque cesse l'appétit qui est droit qui, tant qu'il demeure,
poursuit continuellement ce qui appartient à la prudence, de telle manière
qu'elle ne puisse se glisser dans l'oubli.
Il
traite de l'intelligence qui a pour objet les principes de la démonstration,
non pas de telle manière qu'il parlerait de l'intelligence en tant que
puissance intellectuelle, mais en tant qu'habitus.
1175. Après avoir traité des vertus
intellectuelles qui donnent sa perfection à l'intelligence à l'égard de ce qui
procède des principes, le Philosophe traite ici des vertus intellectuelles qui
donnent sa perfection à l'intelligence à l'égard des principes eux-mêmes. Et il
fait deux choses.
En
premier lieu il traite de l'intelligence qui s'intéresse aux principes de la
démonstration (1140b31). En deuxième lieu, il traite de la sagesse qui
s'intéresse aux principes des êtres, là (1141a10) où il dit: ¨ Dans les
arts, nous attribuons une sagesse etc. ¨.
Il
montre donc en premier lieu (1140b31) qu'à côté des autres vertus
intellectuelles, il est nécessaire qu'il existe une intelligence qui
s'intéresse aux principes de la démonstration. En effet, la science est un
certain jugement porté sur les universels et sur ce qui existe de toute
nécessité. En effet, les particuliers et les contingents ne peuvent parvenir à
la certitude de la science car ils ne nous sont connus qu'en tant qu'ils sont
accessibles aux sens.
1176. Il faut cependant considérer au sujet de la
science de ce qui est démontré, que la science elle-même, qui s'intéresse à ce
qui peut être démontrer, doit avoir certains principes sur lesquels s'appuyer
pour pouvoir démontrer. Et cela est évident si l'on considère que la science
est une disposition démonstrative accompagnée de raison et qui procède en
allant des principes aux conclusions. Donc, parce qu'il en va ainsi dans la
science, il est nécessaire que le principe de la science ne relève ni de la
science, ni de l'art, ni de la prudence dont nous avons déjà parlé (n. 1142-1174).
1177. Mais il est évident que ces principes ne
relèvent pas de la science car si l'objet de la science est ce qui est
démontrable, les premiers principes des démonstrations sont quant à eux
indémontrables, autrement il faudrait procéder à l'infini. Et que ces mêmes
principes ne relèvent pas non plus de l'art et de la prudence, cela est aussi
évident du fait que ces deux vertus s'intéressent à ce qui peut être autrement,
ce qui ne peut se dire des principes de la démonstration. Il faut en effet que
les principes soient plus certains que les conclusions qui procèdent avec
nécessité. Il est tout aussi évident que ces principes ne peuvent relever de la
sagesse, laquelle est une autre vertu intellectuelle dont nous allons parler
plus loin (n. 1180-1183), parce
qu'il appartient à la sagesse d'avoir des démonstrations de certaines choses ,
c'est-à-dire des premières causes des êtres; or, comme nous l'avons dit (n. 1148), les principes sont
indémontrables.
1178. Donc, si les vertus intellectuelles, au
sujet desquelles nous disons le vrai de telle manière que jamais on n'y
retrouve la fausseté, soit par rapport au nécessaire qui ne peut jamais être
autrement, soit par rapport au contingent, sont ces dispositions, à savoir la
science, la prudence (sous laquelle il comprend l'art qui se rapporte lui aussi
au contingent) et en outre la sagesse et l'intelligence; et puisqu'aucune des
trois suivantes qui sont la prudence, la sagesse et la science ne peut avoir
pour objet les principes indémontrables comme on le voit dans ce qui précède,
il reste que ces principes relèvent de l'intelligence.
1179. Cependant, l'intelligence s'entend ici non
pas en tant que puissance intellectuelle, mais en tant que disposition par
laquelle l'homme, en vertu de la lumière de l'intellect agent, connaît
naturellement les principes indémontrables. Et ce nom convient suffisamment. En
effet, une fois que leurs termes sont connus, ces principes eux-mêmes sont
aussitôt connus. En effet, une fois qu'on connaît ce qu'est un tout et une
partie, on connaît aussitôt que tout tout est plus grand que sa partie. Et
cette disposition est appelée intelligence du fait qu'elle lit à l'intérieur (intus legit) en considérant l'essence de
la chose. C'est pourquoi le Philosophe dit, au troisième livre du traité de l'Âme (Cap. 1V, 6-8; S. Thom., lect.
V11, 700-719), que l'objet propre de l'intelligence est ce qu'est la chose. Par
conséquent, c'est avec raison qu'est dénommée intelligence la connaissance des
principes qui sont connus aussitôt qu'est connue ce qu'est la chose.
1180. Ensuite (1141a10), lorsqu'il dit: ¨ Or, dans les arts, nous attribuons la
sagesse etc. ¨, il traite de la sagesse.
Et
en premier lieu il montre ce qu'est la sagesse. En deuxième lieu, il tire un
corollaire de ce qu'il vient de dire, là (1141a17) où il dit: ¨ Il faut donc non seulement que le sage
connaisse etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre ce
qu'est la sagesse entendue particulièrement. En deuxième lieu, il montre ce
qu'est la sagesse entendue absolument, là (1141a13) où il dit: ¨ Nous estimons que certains sont sages
absolument etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que parmi les arts, nous attribuons le nom de sagesse
aux arts les plus certains, c'est-à-dire à ceux qui, connaissant les causes
dans un genre d'art donné, dirigent les autres arts qui sont dans le même
genre, comme l'art architectonique dirige les arts qui opèrent manuellement. Et
c'est en ce sens que nous disons de Phydias qu'il fut un sage tailleur de
briques et de pierres, de Polyclète qu'il fut un sage statuaire, c'est-à-dire
un sage fabricant de statues, ne voulant rien signifier d'autre par le terme
sagesse qu'une vertu de l'art, c'est-à-dire ce qui représente le sommet et la
perfection dans l'art. C'est là en effet ce qu'est la vertu de toute chose,
comme le dit le Philosophe au premier livre du traité du Ciel (Cap. X1, 7; S. Thom., lect. XXV).
1181. Ensuite (1141a13), lorsqu'il dit: ¨ Nous estimons que certains sont sages
absolument etc. ¨, il montre ce qu'est la sagesse entendue absolument.
Et
il dit que tout comme nous estimons que certains sont sages dans un métier
particulier, de même aussi nous estimons que certains sont sages absolument,
c'est-à-dire par rapport à tout genre d'êtres et non par rapport à une partie,
même s'ils ne sont pas sages par rapport à un autre métier, tout comme Homère a
dit d'un certain personnage que les Dieux n'avaient fait de lui ni un cultivateur,
ni un fermier, ni un artisan possédant quelque autre métier, mais avaient fait
de lui un sage absolument. C'est pourquoi il est manifeste que tout comme celui
qui est sage dans un métier particulier est le plus assuré dans cet art, de
même cette sagesse qui est la sagesse prise absolument est la plus certaine
parmi toutes les sciences, c'est-à-dire dans la mesure où elle parvient aux
premiers principes des êtres qui sont les plus connus en eux-mêmes, bien que
certains d'entre eux, c'est-à-dire ceux qui sont immatériels, sont moins connus
quant à nous. Or, les principes les plus universels sont aussi les plus connus
de nous, tout comme ceux qui appartiennent à l'être en tant qu'être et dont la
connaissance relève de la sagesse ainsi entendue, comme on le voit au quatrième
livre de la Métaphysique (Lib. 111,
cap. 1; S. Thom., Lib. 1V, lect. 1, 529-531).
1182. Ensuite (1141a17), lorsqu'il dit: ¨ Il faut donc non seulement que le sage etc.
¨, il tire un corollaire de ce qu'il vient de dire.
Et
il dit que parce que la sagesse est la plus certaine, et que les principes des
démonstrations sont plus certains que les conclusions, il faut non seulement
que le sage connaisse ce qui est conclu à partir des principes des
démonstrations au sujet des choses qu'il considère, mais il faut aussi qu'il
dise le vrai au sujet des premiers principes eux-mêmes: non pas qu'il doive les
démontrer, mais dans la mesure où il appartient au sage de faire connaître les
notions communes, comme le tout et la partie, l'égal et l'inégal et les autres
notions de la sorte, lesquelles une fois connues, les principes des
démonstrations deviennent connus. C'est pourquoi il appartient à un sage de la
sorte d'argumenter contre ceux qui nient les principes, comme on le voit au quatrième
livre de la Métaphysique (Lib. 111,
cap. 111, 1; S. Thom., Lib. 1V, lect. V, 588-589).
1183. Ainsi donc il conclut par la suite que la
sagesse, dans la mesure où elle dit le vrai sur les principes, est
intelligence; mais dans la mesure où elle sait ce qui est conclu à partir des
principes, elle est science. Elle se distingue cependant de la science prise
communément à cause du rang supérieur qu'elle tient parmi les autres sciences:
elle est en effet comme une certaine vertu de toutes les autres sciences.
Aristote
déclare que parmi toutes les vertus intellectuelles, la sagesse tient le
premier rang et il écarte l'erreur de ceux qui, parmi toutes les disciplines,
attribuaient la première place à la politique.
1184. Après avoir traité de chacune des vertus
intellectuelles, Aristote montre ici quelle est la principale d'entre elles.
Et
en premier lieu, il montre quelle est la principale absolument (1141a19). En
deuxième lieu, il montre quelle est la principale dans le genre des activités
humaines, là (1141b23) où il dit: ¨ Car
elle sera une science architectonique etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que la
sagesse est absolument la principale de toutes les vertus intellectuelles. En
deuxième lieu, il tire un corollaire de ce qu'il vient de dire en manifestant
par un certain signe les choses qu'il a dites, là (1141b5) où il dit: ¨ C'est pour cette raison qu'Anaxagore etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente ce qu'il
se propose de montrer. En deuxième lieu, il écarte une erreur contraire, là
(1141a20) où il dit: ¨ En effet, il y
aurait un problème à penser etc. ¨. En troisième lieu, il conclut la
vérité, là (1141b4) où il dit: ¨ Il est
manifeste, à partir de ce qui a été dit, etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que la sagesse n'est pas une science à n'importe quel
titre, mais la science des choses les plus honorables et divines, comme si
elle-même avait raison de tête dirigeante parmi toutes les sciences. En effet,
tout comme les mouvements et les opérations de tous les autres membres sont
dirigés au moyen des sens qui sont situés dans la tête, de même la sagesse
dirige toutes les autres sciences, alors que c'est d'elle que toutes les autres
sciences tiennent ou supposent leurs principes.
1185. Ensuite (1141a20), lorsqu'il dit: ¨ En effet, il y aurait un problème à penser
etc. ¨, il écarte l'erreur de ceux qui attribuaient à la politique, qui
gouverne la multitude, la principale place parmi toutes les sciences, ou à la
prudence par laquelle chacun se gouverne soi-même, parce qu'ils étaient
davantage attentifs à l'utilité de la science qu'à sa dignité. En effet, les
sciences spéculatives, comme il est dit au début de la Métaphysique (Lib. 1, cap. 1, 10-11; S. Thom., lect. 1, 31, 33), ne
sont pas recherchées parce qu'elles sont utiles à quelque chose, mais parce
qu'elles sont honorables en elles-mêmes.
C'est
pourquoi il fait deux choses à ce sujet. En premier lieu il écarte cette
erreur. En deuxième lieu, il écarte une certaine objection, là (1141b1) où il
dit: ¨ Peu importe que l'homme ait la
supériorité parmi etc. ¨.
Et
au sujet du premier point, il présente deux raisonnements.
1186. Et au sujet du premier de ces raisonnements, il dit qu'il serait
problématique de penser que la science politique ou la prudence est la science
qui a le plus de prix, c'est-à-dire qui est la meilleure, ce qui n'est possible
que si l'homme est ce qu'il y a de meilleur parmi tout ce qui existe dans le
monde. En effet, parmi les sciences, l'une est meilleure et plus honorable
qu'une autre du fait que son objet est meilleur et plus honorable, comme le dit
le Philosophe au premier livre du traité de
l'Âme (Cap. 1, 1; S. Thom., lect. 1, 3-5). Or, il est faux que l'homme soit
ce qu'il y a de meilleur dans tout l'univers; donc, ni la politique ni la
prudence, qui s'intéressent aux affaires humaines, n'est la meilleure de toutes
les sciences.
1187. Aristote présente son deuxième raisonnement
là (1141a23) où il dit: ¨ Si ce qui est
sain et bon diffère pour les hommes et pour les poissons etc. ¨.
Et
ce raisonnement procède de ce qu'il existe certaines choses dont la raison
consiste dans une proportion et une relation à quelque chose. Et c'est pourquoi
de telles choses ne peuvent être les mêmes à l'égard de tous les êtres, comme
on le voit pour le sain et le bien qui ne sont pas les mêmes pour les hommes et
pour les poissons. Mais certaines autres choses se disent absolument, comme le
blanc dans les couleurs et le droit dans les figures. Et parce que la sagesse a
pour objet les êtres qui sont tels en eux-mêmes et absolument (elle porte en
effet sur les êtres premiers), il doit être admis par tous que le sage soit le
même chez tous et que la sagesse prise absolument soit la même par rapport à
tous. Mais il faut que ce qui est prudent soit autre chez des hommes
différents, pour cette raison que la prudence se dit selon la proportion et la
relation à quelque chose. En effet, on dit qu'est prudent celui qui peut bien
délibérer sur chacune des choses qui le concernent lui-même, et c'est à un tel
homme qu'on doit concéder et attribuer la prudence. De là vient que les hommes,
par une certaine analogie, qualifient certaines bêtes de prudentes,
c'est-à-dire toutes celles qui semblent posséder une certaine capacité de
prévoir ce qui convient proprement à leur vie, non pas certes à partir de la
raison, laquelle appartient proprement à la prudence. Ainsi donc, il est
manifeste que la sagesse, qui est la principale des vertus, ne s'identifie pas
à la science politique.
1188. En effet, si nous affirmions que cette
science qui est la politique et qui s'intéresse à ce qui est utile, est la
sagesse qui est à la tête de toutes les sciences, il s'ensuivrait qu'il
existerait de nombreuses sagesses. En effet, il ne peut exister une définition
unique touchant les choses qui sont bonnes pour tous les êtres animés; mais il
faut qu'à l'égard de chacun d'eux la considération diffère touchant ce qui est
bon pour chacun d'eux. Et la même raison vaut pour la médecine qui ne peut être
unique pour tous. En effet, nous avons dit plus haut (n. 1187) que tout comme la santé, de même le bien diffère pour les
hommes et pour les poissons. Or, il faut qu'il n'existe qu'une seule sagesse,
car c'est à elle qu'il appartient de considérer ce qui est commun à tous les
êtres. D'où il reste que la politique, qui gouverne la multitude humaine, ne
peut être la sagesse prise absolument et que la prudence entendue communément,
dont la fin est de gouverner un seul et même individu, l'est encore beaucoup
moins.
1189. Ensuite (1141b1), lorsqu'il dit: ¨ Et peu importe que l'homme soit supérieur à
etc. ¨, il écarte une certaine objection.
On
pourrait dire en effet que la politique ou la prudence, puisqu'elle s'intéresse
aux affaires humaines, est la principale des sciences parce que l'homme est
supérieur à tous les autres animaux. Mais cela ne changerait rien au propos
parce que certaines autres réalités sont, de par leur nature, bien plus divines
que l'homme à cause de leur excellence. Et sans parler de Dieu et des substances
séparées qui ne sont pas accessibles aux sens, même des réalités qui sont
elles-mêmes les plus manifestes aux sens et dont le monde est constitué, à
savoir les corps célestes, sont plus puissantes que l'homme, si nous devons
comparer des corps à des corps ou des substances motrices à l'âme humaine.
1190. Ensuite (1141b4), lorsqu'il dit: ¨ Il est manifeste, à partir de ce qui a été
dit etc. ¨, il conclut la vérité.
Et
il dit que la sagesse est une science et une intelligence, comme il a été dit
précédemment (n. 1183) non pas
touchant n'importe quelle réalité, mais ce qu'il y a de plus honorable. Et cela
est manifeste à partir de ce qui a été dit car si une science était plus
honorable, cela conviendrait surtout à la politique ou à la prudence, et cela a
été réfuté plus haut (n. 1186-1188).
1191. Ensuite (1141b5), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison qu'on dit
d'Anaxagore et de Thalès etc. ¨, il tire un corollaire de ce qui vient
d'être dit, au moyen duquel certaines choses qui ont été dites précédemment
sont manifestées.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il tire le corollaire. En
deuxième lieu, il en manifeste une certaine partie, là (1141b15) où il dit: ¨ La prudence ne connaît pas seulement
l'universel etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que parce que la prudence s'intéresse aux biens
humains et la sagesse à ce qui est supérieur à l'homme, de là vient que les
hommes disent au sujet d'Anaxagore et d'un autre philosophe dont le nom était
Thalès, ainsi que de d'autres hommes de la sorte, qu'ils étaient certes des
sages mais non des prudents, parce qu'ils les voyaient ignorer ce qui pouvait
leur être utile, et disaient à leur sujet qu'ils connaissaient des choses
inutiles et merveilleuses, parce qu'elles dépassent la connaissance commune des
hommes, et difficiles parce qu'elles exigent une recherche attentive, et en
outre divines à cause de la noblesse de leur nature.
1192. Aristote présente en particulier l'exemple
d'Anaxagore et de Thalès, car c'est spécialement sur cela qu'ils furent repris.
En effet, lorsque Thalès sortit de la maison pour contempler les astres, il
tomba dans un trou. Et lui se lamentant, une vieille femme lui dit: ¨ Toi, Thalès, tu veux connaître ce qui est
dans les cieux et tu ne prends par garde de voir ce qui est devant tes pieds? ¨.
Quant à Anaxagore qui était noble et riche, il laissa aux siens les biens
paternels et se consacra à l'étude des choses naturelles sans se soucier des
affaires politiques. On lui reprocha donc d'être négligent en matière de
politique. Et à celui qui lui demanda: ¨N'es-tu
pas soucieux de ta patrie? ¨, il répondit, en montrant le ciel: ¨ Je me soucie grandement de ma patrie. ¨.
1193. Or, la raison pour laquelle les hommes
disent de ces personnages qu'ils connaissent des choses inutiles, c'est qu'ils
ne recherchent pas les biens humains, et c'est pour cette raison aussi qu'ils
ne sont pas appelés prudents car la prudence s'intéresse aux biens humains sur
lesquels il est possible de délibérer. Or, l'opération qui consiste à bien
délibérer semble appartenir surtout à celui qui est prudent. Et nul ne délibère
sur les réalités qui sont nécessaires et qui ne peuvent être autrement, dont
font justement partie les réalités divines qu'examinaient les sages dont on
vient de parler. Et il ne peut pas non plus y avoir délibération sur les choses
qui ne sont pas ordonnées à une fin qui est un bien réalisable, et qu'examinent
les sciences spéculatives, même si elles se rapportent à des réalités
corruptibles. Or, celui qui délibère bien, à parler absolument, et par
conséquent qui est prudent, est celui qui, en raisonnant, peut prévoir ce que
l'homme peut faire de meilleur.
1194. Ensuite (1141b15), lorsqu'il dit: ¨ Et la prudence ne connaît pas seulement
l'universel etc. ¨, il manifeste ce qu'il vient de dire, c'est-à-dire en
indiquant la raison pour laquelle il appartient au prudent de s'intéresser à
l'action.
En
effet, la prudence ne considère pas seulement les universels dans lesquels
l'action n'est pas présente; mais il faut en outre qu'elle connaisse les
singuliers du fait qu'elle est pratique, c'est-à-dire principe de l'agir. Or,
l'action porte sur les singuliers. De là vient que certains, ne possédant pas
la science des universels, sont plus actifs à l'égard de certaines choses
particulières que ceux qui possèdent la science universelle, du fait qu'ils ont
de l'expérience dans d'autres domaines particuliers. Par exemple, si un médecin
sait que les chairs légères sont saines et faciles à digérer, tout en ignorant
lesquelles sont de cette nature, il ne pourra produire la santé. Mais celui qui
sait que les chairs des volailles sont légères et saines pourra davantage
produire la santé. Donc, parce que la prudence est une raison active ou
pratique, il faut que le prudent possède l'une et l'autre connaissance, à
savoir celle des universels et celle des particuliers; et s'il devait n'en
posséder qu'une des deux, il devrait surtout posséder celle-là, à savoir la
connaissance des particuliers, lesquels sont plus immédiatement voisins de
l'opération ou de l'action.
Aristote
montre que la prudence est la principale science touchant les affaires
humaines, et quelle est sa différence et sa conformité avec la politique.
1195. Après avoir montré quelle est, à parler
absolument, la principale de toutes les vertus intellectuelles, le Philosophe
montre ici quelle est la principale relativement aux affaires humaines.
Et
en premier lieu (1141b22), il présente ce qu'il se propose de montrer. En
deuxième lieu, il manifeste un point dont il avait parlé plus haut, là
(1142a11) où il dit: ¨ Or, un signe en
est que etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il présente ce
qu'il se propose de montrer. En deuxième lieu, il manifeste son propos, là
(1141b23) où il dit: ¨ Or, la science
politique et la prudence etc. ¨. En troisième lieu, il écarte une erreur,
là (1142a1) où il dit: ¨ Et celui qui
connaît ce qui le concerne apparaît etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1141b22) que bien que la sagesse, qui est principale,
à parler absolument, parmi toutes les vertus intellectuelles, ne consiste pas
dans la connaissance des affaires humaines, cependant il existe ici une raison
ou une connaissance architectonique, c'est-à-dire qui tient le premier rang et
qui commande dans le genre des affaires humaines.
1196. Ensuite (1141b23), lorsqu'il dit: ¨ Or, la science politique et la prudence etc.
¨, il manifeste son propos en faisant une distinction touchant la connaissance
qui porte sur les affaires humaines.
Et
en premier lieu il distingue la science politique et la prudence. En deuxième
lieu, il traite de la science politique, là (1141b24) où il dit: ¨ Mais en ce qui concerne le gouvernement de
la cité etc. ¨. En troisième lieu, il traite de la prudence, là (1141b30)
où il dit: ¨ Il semble que la prudence se
rapporte principalement à l'individu etc. ¨.
Il
dit donc que la prudence et la science politique sont une seule et même
disposition quant à la substance, car l'une et l'autre est la raison droite des
choses à faire relativement aux biens et aux maux humains. Ces deux
dispositions diffèrent cependant selon la raison. Car la prudence est la raison
droite des actions relativement aux biens et aux maux d'un seul et même homme,
alors que la science politique est la raison droite des actions à poser
relativement aux biens et aux maux de la multitude vivant dans la cité. D'où il
est clair que le rapport de la science politique à la prudence est le même que
celui de la justice légale à la vertu, comme nous l'avons établi au cinquième
livre (n. 906-910). Or, ayant posé
ces deux extrêmes, on voit ce qui tient lieu de milieu, à savoir la famille qui
est comme un intermédiaire entre l'individu humain et la cité.
1197. Ensuite (1141b24), lorsqu'il dit: ¨ Mais en ce qui concerne le gouvernement de
la cité etc. ¨, il traite de la science politique.
Et
il divise cette science en deux parties en disant que la première partie de
cette disposition qui s'intéresse au gouvernement de toute la cité est comme la
prudence architectonique, dont on dit qu'elle est législatrice. En effet, on
appelle partie architectonique celle qui commande aux autres parties ce
qu'elles doivent faire. C'est pourquoi les magistrats qui imposent les lois à
leurs sujets sont dans les affaires civiles
ce que sont les architectes dans les choses artificielles. C'est pour
cette raison que la loi positive elle-même, c'est-à-dire la raison droite selon
laquelle les magistrats décrètent des lois qui sont droites, est dénommée
prudence architectonique. Mais l'autre partie de la science politique a
simplement reçu le nom commun de politique, c'est-à-dire celle qui consiste
dans des actions particulières. Les lois se comparent en effet aux actions
humaines de la même manière que les universels se comparent aux particuliers,
comme nous l'avons dit de la justice légale au cinquième livre (n. 902-903). Et tout comme la loi positive
est un principe qui commande, de même la politique est la pratique et la
conservation de ce qui a été décrété par la loi.
1198. Et il est clair que c'est cette politique
exécutive qu'appartient le jugement, lequel n'est rien d'autre que
l'application de la raison universelle à l'opération particulière à poser. En
effet, on ne parle de jugement qu'au sujet d'une action. Et parce que toute
action est singulière, il s'ensuit qu'un jugement porte sur un extrême,
c'est-à-dire sur un singulier; et on appelle le singulier extrême parce que
c'est à partir de lui que commence notre connaissance en procédant vers les
universels, et c'est aussi à lui qu'elle se termine lorsqu'elle descend à
l'opération à poser. Le jugement lui-même peut aussi être appelé extrême parce
qu'il est l'application de la loi posée universellement à l'opération singulière
à poser. Et parce que cette politique qui est exécutive de la loi positive
retient pour elle-même le nom commun de politique, il en résulte que seuls ceux
qui exécutent les lois positives vivent dans la cité en citoyens car seuls ils
sont actifs à la manière de travailleurs manuels, c'est-à-dire comme ceux qui
oeuvrent manuellement dans les choses artificielles. Et ils se comparent à ceux
qui décrètent les lois comme à des architectes.
1199. Ensuite (1141b30), lorsqu'il dit: ¨ Or, il semble que la prudence s'intéresse
surtout à etc. ¨, Aristote traite de la prudence.
Et
en premier lieu il montre à quoi on attribue le nom de prudence. En deuxième
lieu, il tire un corollaire de ce qui a été dit, là (1141b35) où il dit: ¨ Une des espèces de la connaissance
consistera donc à etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu que bien que la politique, aussi bien celle qui
décrète les lois que celle qui l'exécute, soit une prudence, il semble
cependant que soit prudence surtout celle qui s'intéresse à l'individu seulement,
c'est-à-dire qui s'intéresse à son bien propre. Et une raison de la sorte qui
sert à se gouverner soi-même retient pour elle-même le nom commun de prudence,
parce que les autres parties de la prudence possèdent respectivement leur nom
propre grâce auxquels on peut les nommer. Or, parmi ces parties, l'une est
dénommée économique, c'est-à-dire la prudence qui administre la famille; une
autre est dénommée législative, c'est-à-dire la prudence qui permet de décréter
les lois, et une autre enfin est dénommée politique, à savoir la prudence par
laquelle les lois sont exécutées. Et chacune de ces espèces se divise en
délibérative et judicative. Il faut en effet, pour tout ce qui est matière à
actions, premièrement découvrir quelque chose par la recherche de la
délibération, puis juger de ce qui a été découvert.
1200. Il faut cependant considérer, comme nous
l'avons dit plus haut (n. 1174), que
la prudence n'est pas dans la raison seulement, mais elle est aussi en partie
dans l'appétit. Donc, toutes les vertus dont il est fait mention ici sont des
espèces de la prudence en tant qu'elles ne consistent pas dans la seule raison,
mais pour autant qu'elles se tiennent partiellement dans l'appétit. En effet,
en tant qu'elles se tiennent dans la seule raison, on les appelle sciences
pratiques, à savoir l'éthique, l'économique et la politique.
1201. Il faut aussi considérer que parce qu'un
tout est supérieur à sa partie, et par conséquent la cité à la famille, et la
famille à l'individu humain, il faut que la prudence politique soit supérieure
à la prudence économique, et cette dernière à la prudence qui dirige la vie
d'un individu humain. C'est pourquoi la politique qui décrète les lois est la
première de toutes les parties de la politique et elle est absolument la première
de toutes celles qui s'intéresent aux activités humaines.
1202. Ensuite (1141b35), lorsqu'il dit: ¨ Une des espèces de la connaissance
consistera donc etc.¨, il tire un corollaire de ce qui a été dit.
Et
il dit que du fait que la prudence qui s'intéresse à l'individu humain est une
partie de la prudence dans son ensemble, il s'ensuit que le fait de savoir ce
qui est bien pour soi-même, ce qui relève de cette prudence, est une certaine
espèce de connaissance humaine qui comporte beaucoup de différences, soit à
l'égard des autres espèces de connaissance humaine, soit à cause de la
diversité des choses qui concernent un même individu humain.
1203. Ensuite (1142a1), lorsqu'il dit: ¨ Il semble que ce soit celui qui connaît ce
qui le concerne qui soit etc. ¨, il écarte une erreur.
Et
en premier lieu il présente l'erreur. En deuxième lieu, il présente sa preuve,
là (1142a2) où il dit: ¨ C'est pour cette
raison qu'Euripide a dit etc. ¨. En troisième lieu, il donne la solution en
réfutant l'erreur, là (1142a8) où il dit: ¨ Mais
peut-être n'est-il pas possible de etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il semble à certains que seul est prudent celui qui
possède le savoir et la pratique à l'égard des choses qui le concernent
lui-même. Et ils pensent que ceux qui s'occupent des affaires de la cité ne
semblent pas être prudents, mais plutôt des hommes qui s'occupent de multiples
affaires, c'est-à-dire qui s'introduisent dans la multiplicité des choses qui
intéressent la multitude.
1204. Ensuite (1142a2), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison qu'Euripide a dit
etc. ¨, il présente la preuve de l'erreur qui précède. Et en premier lieu
il le fait au moyen des paroles du poète Euripide qui introduit une personne au
service de sa cité disant ces mots: ¨ Comment
serais-je prudent, alors que je me trouvais exempté du souci des affaires,
c'est-à-dire alors que je ne m'occupais pas de mes affaires et que j'étais
compté parmi tant d'autres comme membre de l'armée sur le même pied que les
autres. ¨
1205. En deuxième lieu, là (1142a5) où il dit : ¨ En effet, ils se chargent de plus d'affaires
que etc. ¨, il présente une raison pour appuyer cette erreur.
Et
il dit que certains soutiennnent que les politiciens ne sont pas prudents parce
qu'ils recherchent les choses superflues, c'est-à-dire inutiles, et qu'ils font
plus de choses que ce qui les regarde. En effet, les hommes, à cause de l'amour
particulier qu'ils ont pour eux-mêmes d'une manière déréglée, recherchent
seulement les biens qui les intéressent. Et ils estiment que c'est cela
seulement que chacun doit faire, c'est-à-dire ce qui est un bien pour soi-même.
Et c'est à partir de cette opinion des hommes qu'ils en viennent à penser que
seuls sont prudents ceux qui s'occupent de leur propres affaires.
1206. Ensuite (1142a8), lorsqu'il dit: ¨ Mais peut-être n'est-il pas possible etc.
¨, il écarte cette erreur.
Et
il dit que le bien qui est propre à chacune des personnes en particulier ne
peut exister sans l'économie, c'est-à-dire sans une distribution juste des
biens familiaux, ni même sans l'urbanité, c'est-à-dire sans une distribution
juste des biens de la cité, tout comme le bien de la partie ne peut exister
sans le bien du tout. D'où il est clair que les politiciens, c'est-à-dire ceux
qui gèrent les biens de la cité, comme ceux qui gèrent les biens de la famille,
ne s'intéressent pas à ce qui est superflu, mais à quelque chose qui les
concerne.
1207. Néanmoins, la politique et l'économique ne
suffisent pas sans la prudence qui s'intéresse aux biens propres. En effet, une
fois bien disposées la cité et la famille, cela ne rend pas manifeste la
manière dont il faut disposer des choses qui nous concernent individuellement.
Et c'est pourquoi il faut rechercher pour cela, au moyen de la prudence, les
choses qui intéressent notre bien propre.
1208. Ensuite (1142a11), lorsqu'il dit: ¨ Or, de ce que nous avons dit, un signe en
est que etc. ¨, il manifeste un point dont il avait parlé plus haut (n.
1194), à savoir que la prudence ne s'intéresse pas seulement à l'universel,
mais aussi au particulier.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il présente son propos. En
deuxième lieu, à partir de là, il compare la prudence à la science et à
l'intelligence, là (1142a24) où il dit: ¨ Mais
il est manifeste que la prudence n'est pas etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il présente deux raisonnements. Et au sujet du premier
d'entre eux, il fait deux choses. En premier lieu il montre son propos par un
signe. En deuxième lieu, à ce sujet, il introduit une certaine question, là
(1142a16) où il dit: ¨ Parce qu'on
pourrait se demander ici pourquoi etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'un signe de ce que nous avons dit plus haut (n. 1194), à savoir que la prudence ne
s'intéresse pas seulement aux universels mais aussi aux particuliers, c'est que
les jeunes deviennent géomètres et formés dans les sciences qu'ils ont acquises
ou maîtres en mathématiques, et même sages dans ces disciplines, c'est-à-dire
au point de parvenir à la perfection de ces sciences, sans qu'on puisse les
voir devenir prudents pour autant. La raison en est que la prudence porte sur
les singuliers qui nous deviennent connus au moyen de l'expérience. Or, le
jeune ne peut être expérimenté parce que l'expérience présuppose une longue
période de temps.
1209. Ensuite (1142a16), lorsqu'il dit: ¨ Parce
qu'on pourrait se demander ici pourquoi etc. ¨, il soulève une question à ce
sujet, à savoir pourquoi le jeune peut devenir mathématicien et ne peut pas
devenir sage, c'est-à-dire métaphysicien, ou physicien, c'est-à-dire
naturaliste. Et le Philosophe répond à cela que cette matière, à savoir la
matière mathématique, est connue par abstraction des choses sensibles qui sont
l'objet de l'expérience, et c'est pourquoi une longue période de temps n'est
pas requise pour connaître une telle matière. Au contraire, les principes, qui
ne sont pas séparés des choses naturelles, sont considérés au moyen de
l'expérience et requièrent à cette fin une longue période de temps.
1210. Et quant à la sagesse, il ajoute que les
jeunes ne s'intéressent pas aux vérités intellectuelles, c'est-à-dire aux
vérités métaphysiques, et qu'ils n'y accèdent pas par leur intelligence bien
qu'ils en parlent de leur bouche; mais la nature des êtres mathématiques ne
leur est pas cachée parce leurs définitions sont accessibles à l'imagination
alors que les vérités intellectuelles sont purement intelligibles. Or, les
jeunes peuvent facilement saisir ce qui est accessible à l'imagination, mais
ils ne parviennent pas à saisir ce qui dépasse le sens et l'imagination, parce
que leur intelligence n'est pas encore formée à de telles considérations, tant
à cause de la brièveté de la durée de leur vie qu'à cause des nombreuses
modifications naturelles qu'ils subissent.
1211. Il faudra donc suivre l'ordre d'apprentissage
qui convient, de telle manière qu'en premier lieu les jeunes seront instruits
dans les matières logiques, car la logique enseigne l'ordre de toute la
philosophie. En deuxième lieu, on leur enseignera les mathématiques qui n'ont
pas besoin de l'expérience pour être saisies et ne dépassent pas le pouvoir de
l'imagination. En troisième lieu on leur enseignera les sciences naturelles,
lesquelles, bien qu'elles ne dépassent pas le sens et l'imagination, exigent
cependant de l'expérience. En quatrième lieu, on leur enseignera la morale,
laquelle exige de la part de l'auditeur de l'expérience et une âme libérée des
passions, comme nous l'avons établi au premier livre (n. 38-40). Enfin, en cinquième, on lui enseignera les vérités
intellectuelles et divines qui dépassent l'imagination et exigent une
intelligence valide.
1212. Il présente le deuxième raisonnement là
(1142a22) où il dit: ¨ En outre, l'erreur
dans la délibération peut etc. ¨.
Nous
avons dit en effet (n. 1164) que
l'opération du prudent consiste à bien délibérer. Or, dans la délibération,
l'erreur est possible de deux manières. Premièrement, en ce qui touche
l'universel, par exemple pour savoir s'il est vrai de dire que toutes les eaux
lourdes sont nuisibles. Deuxièmement, en ce qui touche le singulier, par
exemple pour savoir s'il est vrai que cette eau en particulier est lourde. Il
faut donc que la prudence soit une disposition qui dirige à la fois au niveau
des universels et au niveau des singuliers.
1213. Ensuite (1142a23), lorsqu'il dit: ¨ Et il est manifeste que la prudence n'est
pas etc. ¨, il compare la prudence aux vertus qui précèdent.
Et
en premier lieu il la compare à la science. En deuxième lieu, il la compare à
l'intelligence, là (1142a25) où il dit: ¨ Sont
certes accessibles à l'intelligence etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il est manifeste, à partir de ce qui a été dit, que
la prudence n'est pas une science. En effet, la science porte sur l'universel,
comme nous l'avons établi plus haut (n. 1145-1175);
or, la prudence porte sur un extrême, à savoir sur le singulier, puisque c'est
le singulier qui peut être l'objet d'une opération. Par conséquent, il est
clair que la prudence n'est pas la science.
1214. Ensuite (1142a25), lorsqu'il dit: ¨ Or, sont accessibles etc. ¨, il compare
la prudence à l'intelligence.
Et
en premier lieu il montre la ressemblance qu'il y a entre les deux. En deuxième
lieu, il montre la différence, là (1142a31) où il dit: ¨ L'acte de chercher diffère de celui de etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que la science, aussi bien que la prudence, sont
susceptibles ou accessibles (d'après une autre version) à l'intelligence,
c'est-à-dire qu'elles ont une certaine ressemblance avec l'intelligence,
laquelle est la disposition par laquelle sont connus les premiers principes. En
effet, nous avons dit plus haut (n. 1175-1179)
que l'intelligence porte sur certains termes ou extrêmes, c'est-à-dire les
principes indémontrables au sujet desquels il n'y a pas de raisonnement parce
qu'ils ne peuvent être prouvés par la raison et viennent d'eux-mêmes à notre
connaissance. Quant à celle-ci, c'est-à-dire la prudence, elle porte aussi sur
un extrême, c'est-à-dire l'opération singulière à poser qu'il faut admettre
comme principe dans l'agir: et de cet extrême, il n'y a pas science, parce
qu'il n'est pas prouvé par la raison, mais il relève d'une sensation parce
qu'il est perçu par une sorte de sens: non pas certes par ce sens grâce auquel
nous percevons les espèces des sensibles propres, par exemple de la couleur, du
son et des autres qualités sensibles de la sorte, et qui est le sens propre,
mais plutôt par un sens intérieur par lequel nous percevons ce qui est
imaginable, comme en mathématiques nous connaissons le triangle comme extrême,
c'est-à-dire ce triangle singulier imaginé, car c'est aussi là, c'est-à-dire en
mathématiques, qu'on s'arrête à un singulier imaginable tout comme en sciences
de la nature on s'arrête à un singulier sensible.
1215. Et c'est de ce sens, c'est-à-dire de ce sens
intérieur, que relève la prudence par laquelle la raison particulière trouve
son achèvement pour bien juger des intentions singulières des opérations à
poser. C'est pourquoi aussi on dit des brutes animales, qui possèdent une bonne
estimative naturelle, qu'elles sont prudentes. Mais pour ce qui est de ce sens
qui porte sur les sensibles propres, il existe une autre espèce qui lui donne
son achèvement et qui est une certaine habileté à discerner les couleurs, les
saveurs et les autres qualités de la sorte. Et par conséquent la prudence
ressemble à l'intelligence en ceci qu'elle s'intéresse à un extrême.
1216. Ensuite (1142a30), lorsqu'il dit: ¨ Or, la recherche diffère de la etc. ¨,
il montre la différence qu'il y a entre la prudence et l'intelligence.
L'intelligence, en effet, n'est pas investigatrice; or, la prudence est
investigatrice puisqu'elle est délibératrice. Or, délibérer et investiguer
diffèrent entre eux comme le propre diffère du commun, car la délibération est
une certaine forme d'investigation, ainsi que nous l'avons dit au troisième
livre (nn. 473, 476, 482).
Il
traite de la bonne délibération en montrant ce qu'elle est; et il dit qu'elle
n'est ni une science, ni une conjecture, ni une opinion, mais qu'elle semble
être plutôt une rectitude.
1217. Après avoir traité de la prudence et des
autres vertus intellectuelles principales, le Philosophe examine ici certaines
vertus annexées à la prudence.
Et
en premier lieu, il traite de chacune d'elles en elles-mêmes (1142a32). En
deuxième lieu, il les compare à la fois entre elles et à la prudence, là
(1143a25) où il dit: ¨ Or, toutes ces
dispositions tendent etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il cherche le
genre du bon conseil. En deuxième lieu, il traite de la pénétration d'esprit,
là (1143a1) où il dit: ¨ Or, la
pénétration d'esprit etc. ¨. En troisième lieu, il traite du bon sens, là
(1143a18) où il dit: ¨ Or, nous appelons
bon sens, etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il recherche le
genre de la bonne délibération, en montrant qu'elle est une certaine rectitude.
En deuxième lieu, il montre de quoi elle est une rectitude, là (1142b10) où il
dit: ¨ Et elle est une rectitude qui ne
relève ni de la science, ni etc. ¨. En troisième lieu, il montre quelle est
cette rectitude, là (1142b17) où il dit: ¨ Or,
parce que la rectitude prend de nombreuses formes etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre sur
quoi porte son intention. En deuxième lieu, il poursuit son intention, là
(1142b1) où il dit: ¨ Une bonne
délibération n'est certes pas une science etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1142a32) qu'après avoir traité des principales vertus
intellectuelles (n. 1142-1216), il
faut saisir, pour parvenir à une connaissance complète des vertus dont on vient
de parler, ce qu'est l'eubulia, qu'on
appelle la bonne délibération: c'est pourquoi nous nous demandons si elle est
une science, pour le moins une opinion, ou même une eustochia, c'est-à-dire une bonne conjecture, ou si elle se situe
dans un autre genre.
1218. Ensuite (1142b1), lorsqu'il dit: ¨ La bonne délibération n'est certes pas une
science etc. ¨, il montre quel est le genre de la bonne délibération.
Et
premièrement il dit dans quel genre elle n'est pas. En deuxième lieu il conclut
en disant quel est son genre, là (1142b8) où il dit: ¨ Mais parce que celui qui délibère mal etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre que la
bonne délibération n'est pas une science. En deuxième lieu il montre qu'elle
n'est pas une bonne conjecture, là (1142b3) où il dit: ¨ Et elle n'est pas non plus un heureux hasard etc. ¨. En troisième
lieu, il montre qu'elle n'est pas non plus une opinion, là (1142b8) où il dit:
¨ Elle ne s'identifie pas non plus à
l'opinion etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que la bonne délibération n'est pas une science. Et
cela est évident si l'on considère que ceux qui possèdent une science ne
s'interrogent plus sur les choses dont ils ont la science mais en ont au
contraire une connaissance certaine. Or la bonne délibération, puisqu'elle est
un certain conseil, s'accompagne d'une certaine investigation. En effet, celui
qui délibère se trouve à chercher et à évaluer. Mais le raisonnement s'obtient
au terme de l'investigation. Donc, la bonne délibération n'est pas une science.
1219. Ensuite (1142b3), lorsqu'il dit: ¨ Elle n'est pas non plus un heureux hasard
etc. ¨, il montre, pour deux raisons, que la bonne délibération n'est pas
une heureuse conjecture, dont voici la première.
L'eustochia, c'est-à-dire la bonne
conjecture, est dépourvue d'une recherche de la raison et elle est rapide, et elle
se produit chez certains du fait qu'ils possèdent un jugement prompt de
l'intelligence et de la partie sensitive pour juger correctement d'une chose,
en raison de la subtilité de leurs humeurs, de l'excellence de leur imagination
et de la pureté de leurs organes sensitifs. Ajoutons que l'expérience coopère
aussi à la bonne conjecture. Or, la bonne délibération est dépourvue de ces
deux caractères. En effet, comme nous l'avons dit (n.1218), la bonne délibération s'accompagne d'une investigation de la
raison et d'un autre côté elle n'est pas rapide mais au contraire ceux qui
délibèrent bien le font sur une longue période de temps afin de s'enquérir
soigneusement de tout ce qui touche à une affaire. C'est pourquoi le proverbe
dit qu'il faut que tout ce qui a été fixé dans un conseil soit exécuté
rapidement, mais après avoir été longuement délibéré. D'où il est clair que la
bonne délibération n'est pas une bonne conjecture.
1220. Il présente le deuxième raisonnement là
(1142b5) où il dit: ¨ La bonne délibération
n'est pas la sagacité etc. ¨.
Si
la bonne délibération s'identifiait à la perspicacité, il faudrait que tout ce
qui est contenu dans l'une soit contenu dans l'autre. Mais la perspicatité est
une forme de bonne conjecture. La conjecture vise en effet la découverte du
moyen terme. Cependant, la perspicacité diffère de la bonne délibération car
cette dernière ne porte pas sur la fin, laquelle est dans les opérations à
poser ce que le moyen terme est dans les syllogismes. En effet, le conseil ne
porte pas sur la fin, ainsi que nous l'avons dit au troisième livre (n. 473-474). Donc, la bonne délibération
n'est pas l'heureuse conjecture.
1221. Ensuite (1142b6), lorsqu'il dit: ¨ Elle n'est pas non plus l'opinion etc.
¨, il montre que la bonne délibération n'est pas non plus l'opinion.
Et
il en est ainsi de telle manière que non seulement ce n'est pas toute opinion
qui est une bonne délibération, mais plus précisément aucune opinion n'est une
bonne délibération. Et cela est évident pour la même raison que nous avons
présentée plus haut (nn. 1145, 1165)
au sujet de la science. En effet, bien que celui qui forme une opinion ne soit
pas certain, cependant il s'est déjà
déterminé à prendre position en faveur d'une des parties, ce qui n'est pas
possible dans la délibération.
1222. Ensuite (1142b7), lorsqu'il dit: ¨ Mais parce que celui qui délibère mal etc.
¨, il montre quel est le vrai genre de la bonne délibération.
Et
il le fait en disant qu'on dit de celui qui délibère mal qu'il est fautif dans
la délibération et de celui qui délibère bien qu'il délibère d'une manière qui
est droite. Or, telle est justement la bonne délibération. Il s'ensuit qu'il
est manifeste que la bonne délibération est une certaine rectitude.
1223. Ensuite (1142b10), lorsqu'il dit: ¨ Mais elle n'est pas une rectitude de la
science etc. ¨, il montre par rapport à quoi la bonne délibération est une
rectitude.
Et
en premier lieu il montre par rapport à
quoi elle n'est pas une rectitude. En deuxième lieu, il montre de quoi elle est
une rectitude, là (1142b15) où il dit: ¨ Elle
est en quelque sorte une rectitude dans le conseil etc. ¨.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il présente ce qu'il se propose
de montrer. Et il dit que la bonne délibération n'est la rectitude ni de la
science ni de l'opinion.
1224. En deuxième lieu, là (1142b11) où il dit: ¨ Dans la science, il n'y a pas matière à etc.
¨, il montre son propos, et il le fait en premier lieu quant à la science. En
effet, ce qui semble avoir besoin d'une rectitude, par laquelle il est
redressé, c'est ce en quoi il est possible de retrouver une faute. Mais il
n'est pas possible de retrouver une faute dans la science puisqu'elle porte
toujours sur le vrai et le nécessaire. Donc, la bonne délibération n'est pas la
rectitude de la science.
1225. En deuxième lieu, là (1142b12) où il dit: ¨ Mais la rectitude de l'opinion est etc.
¨, il montre son propos quant à l'opinion au moyen de deux raisonnements.
Et
voici le premier de ces raisonnements. Il peut y avoir une rectitude de
l'opinion car il est possible d'y retrouver une faute. Or, on ne dit pas que la
rectitude de l'opinion est la bonté, mais plutôt la vérité, tout comme on dit
de sa faute qu'elle est la fausseté. Donc, la bonne délibération, qui est
dénommée à partir de la bonté, n'est pas la rectitude de l'opinion.
1226. Il présente le deuxième raisonnement là
(1142b13) où il dit: ¨ Par là, tout ce
qui relève de l'opinion etc. ¨.
Et
il dit que tout ce qui relève de l'opinion est déjà déterminé quant à celui qui
a une opinion, bien que tout n'y soit pas déterminé quant à la vérité de la
chose. Et en cela la bonne délibération s'écarte de l'opinion car elle n'est
pas sans investigation de la raison. En effet, la bonne délibération n'est pas
une énonciation sur une chose, mais une investigation. Au contraire, l'opinion
n'est pas une investigation, mais une certaine énonciation de celui qui a une
opinion. En effet, celui qui forme une opinion dit que le contenu de son
opinion est vrai. Mais celui qui délibère, soit bien, soit mal, cherche autre
chose et réfléchit pour y arriver : c'est pourquoi il n'énonce pas encore que
la chose est ou n'est pas ainsi. Donc, la bonne délibération n'est pas la
rectitude de l'opinion.
1227. Ensuite (1142b15), lorsqu'il dit: ¨ Mais la bonne délibération est la rectitude
dans etc. ¨, il montre par rapport à quoi la bonne délibération est la
rectitude.
Et
il dit que du fait qu'elle ne soit la rectitude ni de la science ni de
l'opinion, il reste que la bonne délibération est la rectitude du conseil,
comme le nom lui-même le signifie. Il résulte de là, pour en arriver à une
connaissance parfaite de la bonne délibération, qu'il faille examiner ce qu'est
le conseil et l'objet sur lequel il porte. Or nous avons déjà déterminé cela
précédemment au troisième livre (n. 458-482)
et c'est pourquoi il n'importe pas de le rappeler ici.
1228. Ensuite (1142b17), lorsqu'il dit: ¨ Cette rectitude prenant de nombreuses formes
etc. ¨, il montre de quelle nature est la rectitude de la bonne
délibération.
Et
à ce sujet il détermine quatre conditions qui appartiennent à la bonne
délibération, dans l'ordre suivant. Il dit donc en premier lieu que la
rectitude se dit en plusieurs sens. Premièrement au sens propre, deuxièmement,
par métaphore. Au sens propre, la bonne délibération se dit par rapport aux
biens; par analogie, elle se dit par rapport aux maux, comme lorsqu'on dit de
quelqu'un qu'il est un voleur correct pour signifier qu'il est un bon voleur.
1229. Or, il est manifeste que ce n'est pas toute
rectitude du conseil qui est une bonne délibération; en effet, on ne retrouve
pas une rectitude du conseil dans les maux, mais seulement dans les biens. En effet, celui qui est intempérant et
méchant atteint parfois par sa réflexion ce qu'il se propose de connaître, par
exemple lorsqu'il découvre le chemin par lequel il peut accomplir sa faute.
C'est pourquoi, par analogie, on dit de lui qu'il tient correctement conseil,
c'est-à-dire dans la mesure où il découvre efficacement la voie qui conduit à
sa fin mauvaise. Cependant, il prend pour fin un grand mal, comme le vol ou
l'adultère. Au contraire, bien tenir conseil ou bien délibérer, ce que signifie
le nom eubulia, est manifestement un
certain bien. D'où il est manifeste que l'eubulia,
c'est-à-dire la bonne délibération, est cette rectitude du conseil par laquelle
on parvient à une fin qui est bonne.
1230. Il présente la deuxième condition là
(1142b23) où il dit: ¨ Mais il est
possible que par un faux syllogisme etc. ¨.
Et
il faut considérer ici qu'il est parfois possible, dans la construction des
syllogismes, d'arriver à une conclusion qui est vraie au moyen d'un syllogisme
qui est faux. Et de même, dans les actions à poser, il est parfois possible de
parvenir à une fin qui est bonne par un moyen qui est mauvais. Et c'est
justement ce que le Philosophe dit, à savoir qu'il est parfois possible de
tirer une fin qui est bonne comme d'un faux syllogisme, c'est-à-dire de telle
manière que quelqu'un en délibérant, parvient à ce qu'il fallait faire, mais
pas au moyen de ce qu'il convenait de faire, par exemple comme lorsqu'on vole
pour arriver à porter secours à un pauvre. Cette situation est comparable à
celle où quelqu'un, en formant un syllogisme, prend un moyen terme qui est faux
pour en venir à la vraie conclusion.
1231. En effet, bien que dans l'intention la fin
soit comme le principe et le moyen terme du raisonnemment, cependant dans la
voie d'exécution que poursuit celui qui prend conseil, la fin se présente comme
la conclusion et les moyens pour y parvenir comme le moyen terme. Or, il est
manifeste qu'on ne dirait pas, de celui qui conclurait une conclusion vraie par
un moyen terme qui est faux, qu'il syllogise correctement: d'où il s'ensuit que
cette délibération, selon laquelle on parvient à la fin qui convient mais par
un chemin qui ne convient pas, n'est pas véritablement une eubulia, c'est-à-dire une bonne délibération.
1232. Il présente la troisième condition là
(1142b27) où il dit: ¨ En outre, c'est
parfois après une longue, parfois après une courte etc. ¨.
Et
il dit qu'il est parfois possible à quelqu'un de mettre beaucoup de temps à
délibérer, de telle manière peut-être que parfois nous échappe l'opportunité de
réaliser notre but. Mais il arrive aussi à quelqu'un de délibérer trop
rapidement et d'une manière précipitée. Il en résulte que ni dans un cas ni
dans l'autre on a véritablement affaire à une bonne délibération; mais plutôt,
la rectitude dans le conseil est celle qui recherche ce qui est utile à la fin
qu'il faut poursuivre, de la manière et dans le temps qui conviennent.
1233. Il présente la quatrième condition là
(1142b30) où il dit: ¨ En outre, on peut
bien délibérer soit absolument, soit etc. ¨.
Et
il dit qu'il est possible à quelqu'un de bien délibérer absolument par rapport
à la fin de toute la vie. Mais il est possible aussi à quelqu'un de bien
délibérer par rapport à une fin particulière. C'est pourquoi l'eubulia, le bon conseil, pris
absolument, sera celui qui dirige la délibération par rapport à la fin commune
de la vie humaine. Mais celui qui dirige la délibération vers une fin
particulière n'est pas le bon conseil pris absolument mais un bon conseil pris
sous un rapport particulier. Donc, puisqu'il appartient à ceux qui sont
prudents de bien délibérer, il faut que le bon conseil pris absolument soit la
rectitude de la délibération par rapport à cette fin à l'égard de laquelle la
prudence prise absolument possède un jugement vrai; et cette fin est la fin
commune de toute la vie humaine, comme nous l'avons dit plus haut (n. 1163).
1234. Donc, à partir de tout ce qui a été dit, on
peut admettre que l'eubulia, le bon
conseil, est la rectitude de la délibération en vue de la fin qui est bonne
absolument, par des moyens qui conviennent, et dans le temps qui convient.
La pénétration ou la perspicacité d'esprit ne
sont pas identiques à la science et à l'opinion, ni même à la prudence, bien
qu'elles semblent avoir un même objet, et qu'elle génère ce qui reste de
l'autre.
1235. Après avoir traité du bon conseil, le
Philosophe traite ici du discernement. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu, il compare le discernement à la science et à l'opinion. En
deuxième lieu, il compare le discernement à la prudence, là (1143a7) où il dit:
¨ C'est pour cette raison qu'il porte sur
les mêmes objets que etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que ce
n'est pas toute science ou toute opinion qui est du discernement. En deuxième
lieu, il montre que nulle science n'est discernement, là (1143a3) où il dit: ¨ Il ne s'identifie à aucune science
particulière etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1143a1) que le discernement, par lequel nous disons
de quelqu'un qu'il est intelligent, c'est-à-dire vif d'esprit, qui est le
contraire de ce qu'on appelle le manque d'intelligence selon lequel nous disons
de certains qu'ils sont sans jugement, c'est-à-dire insensés, n'est pas tout à
fait la même chose que la science ou l'opinion. Il n'y a personne en effet qui
ne possède pas une certaine science ou une certaine opinion. Donc, si toute
science ou opinion était du discernement, il s'ensuivrait que tous les hommes
seraient sensés. Ce qui est évidemment faux.
1236. Ensuite (1143a3), lorsqu'il dit: ¨ Et il ne s'identifie à aucune science
particulière etc. ¨, il montre que nulle science n'est discernement.
Et
il dit que le discernement n'est pas une des sciences particulières. En effet,
s'il était la médecine, son objet serait la santé et la maladie. S'il était la
géométrie, son objet serait les grandeurs. Mais il existe certaines autres
sciences qui ont pour objets les réalités éternelles et immuables, comme les
sciences divines auxquelles le discernement ne s'intéresse pas. On ne parle pas
non plus du discernement comme s'intéressant aux réalités qui sont sujettes au
devenir, soit par la nature, soit par l'homme, et qui sont respectivement les
objets des sciences naturelles et des sciences artificielles; il s'intéresse
plutôt aux questions qui peuvent soulever des doutes et qui sont matière à
délibération. Par conséquent, il est clair que le discernement n'est pas une
science.
1237. Ensuite (1143a7), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison qu'il porte sur les
mêmes objets que etc. ¨, il compare le discernement à la prudence, et en
premier lieu, en s'appuyant sur ce qui précède, il conclut la ressemblance
qu'il y a entre les deux.
En
effet, puisque le discernement a pour objet ce qui est matière à délibération,
objet qui est aussi celui de la prudence, comme nous l'avons montré plus haut
(n. 1164), il s'ensuit que le
discernement porte sur des choses qui sont aussi l'objet de la prudence.
1238. En deuxième lieu, là (1143a8) où il dit: ¨ Cependant, le discernement n'est pas
identique à etc. ¨, il montre la différence qu'il y a entre les deux.
Et
en premier lieu il montre que le discernement n'est pas la prudence. En
deuxième lieu, il montre que le discernement n'est pas la génération de la
prudence, là (1143a12) où il dit: ¨ Le
discernement ne consiste pas dans la possession ni etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu que bien que le discernement et la prudence portent
sur les mêmes objets, ils ne sont cependant pas absolument identiques.
1239. Pour en avoir l'évidence, il faut considérer
que dans les sciences spéculatives, dans lesquelles il n'y a pas d'actions à
proprement parler, il existe deux opérations de la raison, à savoir la
découverte par l'investigation et le jugement sur ce qui a été découvert. Et
l'on retrouve ces deux opérations dans la raison pratique, dont l'investigation
est le conseil, qui appartient à la bonne délibération, et dont le jugement
porte sur ce qui a fait l'objet du conseil et qui appartient au discernement.
En effet, ceux dont on dit qu'ils sont sensés sont ceux qui peuvent bien juger
des actions à poser. Cependant, la raison pratique ne s'arrête pas là mais
poursuit sa marche vers la réalisation de l'action à poser. Et c'est pourquoi
il est nécessaire d'affirmer l'existence d'une troisième opération qui soit finale
et complétive, à savoir celle qui commande l'exécution de l'action; et c'est
cette opération qui appartient proprement à la prudence.
1240. Et c'est pourquoi Aristote affirme que la
prudence a pour fonction de commander, c'est-à-dire dans la mesure où sa fin
consiste à déterminer ce qu'il faut faire. Mais le discernement se limite à
juger. Et c'est pour cette raison que le discernement (synesis) et la sagacité (eusynesia),
c'est-à-dire le bon sens, sont pris l'un pour l'autre, tout comme les termes sensé
(syneti) et perspicace (eusyneti), c'est-à-dire sensé et de bon
sens, sont pris dans le même sens pour s'attribuer à ceux auxquels il
appartient de bien juger. Et c'est pourquoi il est clair que la prudence est
supérieure au discernement, tout comme le discernement est supérieur à la
délibération. En effet, l'investigation est ordonnée au jugement comme à sa
fin, tout comme le jugement l'est au commandement.
1241. Ensuite (1143a12), lorsqu'il dit: ¨ Le discernement ne consiste pas dans la
possession ni etc. ¨, il montre que le discernement n'est pas la génération
de la prudence.
Et
il dit que tout comme le discernement ne s'identifie pas à la prudence, de même
il ne s'identifie pas à la possession de la prudence ni même à la saisie,
c'est-à-dire à l'acquisition de la prudence. Mais tout comme en grec apprendre,
qui est un certain usage de la science, s'exprime par le terme syniene, de même ce dernier terme se dit
en ceci qu'on se sert d'une opinion pratique de manière à juger les paroles
d'autrui sur les matières qui relèvent de la prudence. Ce qui peut certes
autrement être appelé bien juger: en effet, en grec, la particule eu signifie
la même chose que bien. C'est pourquoi le nom de discernement (synesis), selon lequel on dit de
certains qu'ils sont (eusyneti), c'est-à-dire bien sensés, dans le sens où ils
jugent bien ou ont du bon sens, vient du nom syniene qui se dit au sujet des choses qu'il faut affirmer.
Souvent, en effet, nous signifions apprendre par le terme syniene.
1242. Le sens en est donc que le terme syniene, en gres, signifie une certain
usage d'une disposition intellectuelle, lequel usage ne consiste pas seulement
à apprendre, mais aussi à juger. Or, le terme synesis (discernement) vient du terme syniene en raison de cet usage qui consiste à juger et non à cause
de cet usage qui consiste à apprendre. C'est pourquoi le discernement ne
s'identifie pas à la possession ou à l'apprentissage de la prudence, comme
certains l'ont cru.
1243. Ensuite (1143a19), lorsqu'il dit: ¨ Or, ce que nous appelons etc. ¨, il
traite de la troisième vertu qu'on appelle la pondération.
Et
pour avoir l'évidence de cette vertu, il faut supposer comme principe ce que
nous avons dit plus haut (n. 1070-1090)
au sujet de la différence qu'il y a
entre l'équité et la justice légale. En effet, le juste légal se
détermine d'après ce qui se produit dans la plupart des cas. Mais ce qui est
équitable se trouve à guider le juste légal, du fait qu'il est nécessaire que
la loi soit déficiente à l'occasion. Donc, tout comme le discernement implique
un jugement droit à l'égard de ce qui se produit dans la plupart des cas, de
même la pondération implique un jugement droit par rapport à la direction du
juste légal. Et c'est pourquoi Aristote dit que cette vertu qu'on appelle gnome (la pondération), selon laquelle
nous disons de certains qu'ils sont eugnomonas
(qui sont doués de pondération), c'est-à-dire qu'ils jugent bien et qu'ils ont
de la pondération, c'est-à-dire qu'ils parviennent à un jugement droit, n'est
rien d'autre qu'un jugement droit sur ce qui est objet d'équité.
1244. Et le signe en est que nous disons de
l'homme qui est équitable qu'il est surtout doué de pondération, mû comme par
une certaine clémence qui modère le jugement. Et nous disons que ce qui est
équitable possède de la pondération, c'est-à-dire une certaine modération de la
faute. Et cette vertu elle-même, qu'on appelle la pondération, est celle qui
juge correctement de ce qui est équitable. Et elle est correcte en ceci que son
jugement est vrai.
1245. Ensuite (1143a24), lorsqu'il dit: ¨ Toutes ces dispositions acquises tendent etc.
¨, il compare entre elles, puis à la prudence, les vertus qui précèdent.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente la ressemblance
qu'il y a entre ces dispositions acquises. En deuxième lieu, il la prouve, là
(1143a28) où il dit: ¨ Et quand il juge
des choses qui intéressent la prudence etc. ¨. En troisième lieu, il tire
un corollaire de ce qu'il vient de dire,
là (1143b10) où il dit: ¨ C'est pourquoi
l'intelligence est à la fois principe et fin etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que toutes les dispositions acquises dont on vient de
parler tendent vers une même fin. Et c'est avec raison qu'il en est ainsi. Et
il est évident qu'elles tendent vers une même fin, du fait qu'on les attribue
toutes aux mêmes sujets. En effet, lorsque nous parlons de pondération, de
discernement, de prudence et
d'intelligence, nous le faisons en attribuant la possession de la pondération
et du discernement à ceux-là mêmes que nous appelons prudents et doués de
discernement. Et que cette attribution se fasse avec raison, cela est évident
du fait que toutes ces dispositions dont on vient de parler et qu'il appelle
puissances parce qu'elles sont des principes d'actions, portent sur des
singuliers, lesquels sont comme des extrêmes dans les actions à poser, tout
comme nous l'avons dit aussi plus haut (n.1191-1194)
au sujet de la prudence.
1246. Ensuite (1143a28), lorsqu'il dit: ¨ Et quand il juge des choses etc. ¨, il
prouve ce qu'il vient de dire.
Et
en premier lieu il le prouve par un raisonnement. En deuxième lieu, il le
prouve par un signe, là (1143b6) où il dit: ¨ C'est pour cette raison que ces dispositions semblent naturelles etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre que le
discernement et la pondération portent sur des extrêmes et des singuliers, tout
comme la prudence. En deuxième lieu, il montre la même chose au sujet de
l'intelligence, là (1143b1) où il dit: ¨ Et
l'intelligence porte sur les extrêmes dans les deux sens etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il est manifeste que le discernement et la
pondération portent sur des extrêmes singuliers dans la mesure où la personne
douée de discernement et de pondération, c'est-à-dire celle qui juge bien ou
avec pondération, ou celle qui juge avec modération, est apte à juger de ce que
le prudent décide. En effet, les choses qui relèvent de l'équité, sur
lesquelles porte la pondération peuvent se retrouver communément dans tous les
biens humains sur lesquels porte la prudence, dans la mesure où chacun d'eux se
rapporte à un autre, ce qui entre dans la définition de la justice. Nous avons
dit en effet plus haut (n. 1078) que
l'équitable est une forme du juste. Par conséquent, c'est avec raison que nous
disons de la pondération qu'elle porte sur les choses qui sont l'objet de la
prudence. Et il est clair que toutes ces dispositions portent sur des
singuliers et des extrêmes du fait que les actions à poser elles-mêmes sont
singulières et extrêmes d'une part, et que la prudence, tout comme le
discernement et la pondération d'autre part, portent sur les actions à poser.
Il en résulte que toutes ces dispositions portent sur des extrêmes.
1247. Ensuite (1143b1), lorsqu'il dit: ¨ Et l'intelligence porte sur des extrêmes etc.
¨, il montre que l'intelligence porte sur des extrêmes.
Et
il dit que l'intelligence, dans les deux sortes de connaissances, c'est-à-dire
aussi bien dans celle qui est spéculative que dans celle qui est pratique,
s'occupe des extrêmes, parce que c'est l'intelligence et non la raison qui
s'occupe des termes premiers et extrêmes d'où procède la raison. Or, il existe
deux sortes d'intelligence, dont celle-ci s'intéresse certes à des termes
immobiles et premiers dans les démonstrations qui procèdent de termes immobiles
et premiers, c'est-à-dire des principes indémontrables qui sont les premiers
principes immuables connus parce que leur connaissance ne peut être retirée de
l'homme. Mais l'intelligence qui s'exerce dans les choses pratiques s'occupe
d'une autre sorte d'extrêmes, c'est-à-dire du singulier et du contingent, et
d'une autre sorte de proposition, c'est-à-dire non pas d'une proposition
universelle qui est comme la majeure, mais d'une proposition particulière qui
est la mineure dans le syllogisme pratique.
1248. Or, la raison pour laquelle on dit de
l'intelligence qu'elle s'occupe des extrêmes est évidente du fait que
l'intelligence a pour objet les principes. Or, les singuliers de la sorte dont
nous disons qu'ils sont l'objet de l'intelligence, sont les principes de ce qui
est en vue d'autre chose, c'est-à-dire sont les principes à la manière d'une
cause finale.
1249. Et que les singuliers aient raison de
principes, cela est évident, parce que c'est à partir des singuliers qu'on
accède à l'universel. En effet, c'est à partir du fait que cette herbe produit
la santé chez untel qu'on admet que cette espèce d'herbe est capable de guérir.
Et parce que les singuliers, à proprement parler, sont connus par les sens, il
faut que l'homme possède, au sujet de ces singuliers dont nous disons qu'ils
sont des principes et des extrêmes, une connaissance sensible non seulement
extérieure, mais aussi intérieure à laquelle s'intéresse la prudence comme nous
l'avons dit plus haut (n. 1214-1215),
c'est-à-dire une puissance cogitative ou estimative qu'on appelle la raison
particulière. C'est pourquoi ce sens est appelé intelligence parce qu'il porte
sur le sensible et le singulier. Et cette intelligence, le Philosophe, au
troisième livre du traité de l'Âme
(Cap. V, 2; S. Thom., lect. X, 745), lui donne le nom d'intellect passif,
lequel est corruptible.
1250. Ensuite (1143b6), lorsqu'il dit: ¨ Pour cette raison, ces dispositions semblent
etc. ¨, il manifeste par un signe ce qu'il vient de dire.
En
effet, parce que les dispositions dont on
vient de parler portent sur les singuliers, il faut, de quelque manière,
qu'elles aient rapport aux puissances sensitives qui opèrent au moyen d'organes
corporels. Et c'est pourquoi ces dispositions semblent être naturelles: non pas
qu'elles viennent totalement de la nature, mais certains, en raison d'une
disposition naturelle du corps, sont comme apprêtés à ces dispositions de telle
manière que suite à une brève expérience, ces dernières parviennent à leur
perfection en eux, ce qui n'est pas possible du côté des dispositions
intellectuelles qui portent sur les choses naturelles, comme la géométrie et la
métaphysique.
1251. Et c'est justement ce qu'ajoute le
Philosophe: on ne dit d'aucun homme qu'il est sage, c'est-à-dire métaphysicien,
ou géomètre, naturellement; ce qui n'empêche pas que certains soient
naturellement plus aptes à cela que d'autres, mais cette aptitude naturelle
procède d'une disposition éloignée et non de la disposition prochaine selon
laquelle on dit de certains qu'ils ont naturellement de la pondération, du
discernement et de l'intelligence, dispositions qui portent sur le singulier.
1252. Et le signe que de telles dispositions se
retrouvent par nature chez certains, c'est que nous estimons que ces
dispositions accompagnent en quelque sorte les différents âges de la vie des
hommes, âges selon lesquels la nature corporelle subit des modifications. En
effet, il existe un âge, c'est-à-dire celui de la vieillesse, qui, en raison de
l'apaisement des modifications corporelles et animales, possède l'ntelligence
et la pondération comme si la nature en était la cause.
1253. Ensuite (1143b10), lorsqu'il dit: ¨ C'est pourquoi l'intelligence est à la fois
principe et fin etc. ¨, il tire deux corollaires de ce qu'il vient de dire.
Et
le premier de ces corollaires, c'est que l'intelligence, qui discerne bien les
singuliers dans les affaires pratiques, non seulement porte sur les principes,
comme dans les sciences spéculatives, mais elle s'intéresse aussi à la fin. En
effet, dans les sciences spéculatives, les démonstrations procèdent des
principes qui relèvent de l'intelligence et qui n'ont pas à être démontrés.
Mais dans les sciences pratiques, les démonstrations, tout en procédant d'eux,
c'est-à-dire des singuliers, sont données à leur sujet pour les démontrer. Il
faut en effet, dans le syllogisme pratique selon lequel la raison meut à agir,
qu'il y ait une mineure singulière et même une conclusion singulière qui
conclut l'action à poser, laquelle est singulière.
1254. Il présente le deuxième corollaire là
(1143b12) où il dit: ¨ C'est pourquoi il
faut tenir compte des etc. ¨.
En
effet, parce qu'il a été dit plus haut (n. 1252)
que l'intelligence, qui est principe des opérations à poser, s'acquiert par
l'expérience et par l'âge, et trouve son achèvement par la prudence, il en
résulte qu'il faut tenir compte de ce que les hommes expérimentés, âgés et
prudents pensent et affirment au sujet des actions à poser, bien qu'ils ne
s'appuient pas sur des démonstrations, et il ne faut pas y être moins attentif
qu'on le serait aux démonstrations elles-mêmes, mais même davantage. En effet,
de tels hommes, en raison de l'expérience qu'ils ont de tout ce qu'ils ont vu,
c'est-à-dire en raison de leur jugement droit sur les actions à poser, voient
clairement les principes des actions à poser. Or, les principes sont plus
certains que les conclusions des démonstrations.
1255. Il faut cependant considérer, au sujet de ce
qui a été dit (n. 1254), que tout
comme le jugement absolu dans les universels au sujet des premiers principes
appartient à l'intelligence, et que le discours des principes aux conclusions
appartient à la raison, de même à l'égard des singuliers la puissance
cogitative est appelée intelligence en tant qu'elle porte un jugement absolu
sur les singuliers. Aussi dit-on que la prudence, le discernement et la
pondération appartiennent à l'intelligence. Mais on l'appelle raison
particulière en tant qu'elle procède d'un point à un autre. Et c'est à cette
dernière qu'appartient la délibération que le Philosophe ne compte pas parmi
les dernières mentionnées. C'est pourquoi il a dit qu'elle s'intéresse aux
extrêmes.
1256. À la fin, il résume ce qu'il a dit en disant
que nous avons montré ce qu'est la prudence, qu'elle est la principale vertu
touchant les actions à poser, ce qu'est la sagesse, qu'elle est la principale
vertu dans le domaine spéculatif, et quels sont les objets de l'une et de
l'autre, et qu'elles ne sont pas dans la même partie de l'âme rationnelle.
Aristote
se demande quelle utilité on peut trouver dans la prudence et la sagesse,
puisque la prudence ne semble pas nécessaire à l'homme.
1257. Après avoir traité des vertus
intellectuelles, le Philosophe soulève ici certaines questions sur leurs
utilités respectives. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il présente ces difficultés (1143b19). En deuxième lieu, il résout
ces difficultés, là (1144a1) où il dit: ¨ Et
en premier lieu nous disons etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il soulève une
difficulté sur l'utilité de la sagesse et de la prudence, auxquelles les autres
vertus se ramènent comme à celles qui sont principales. En deuxième lieu, il
soulève une difficulté au sujet de la comparaison de ces deux vertus entre
elles, là (1143b36) où il dit: ¨ Il
semblerait paradoxal de penser que la prudence etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente la
difficulté (1143b19), en disant qu'on pourrait se demander à quoi et de quelle
manière la sagesse et la prudence sont utiles.
1258. En deuxième lieu, là (1143b19) où il dit: ¨ Quant à la sagesse, elle semble ne
s'intéresser à rien de etc. ¨, il poursuit son examen de la difficulté.
Et
en premier lieu, il le fait du côté de la sagesse qui semble être inutile. En
effet, tout ce qui est utile dans le champ des affaires humaines contribue au
bonheur qui est la fin ultime de la vie humaine, fin à laquelle la sagesse ne
semble contribuer en rien. En effet, la sagesse ne semble porter son attention
sur rien de ce qui peut rendre l'homme heureux, parce que cela ne peut
s'accomplir que par une opération de la vertu, comme nous l'avons établi au
premier livre (n. 224-230) de ce
traité. Or, la sagesse ne porte son attention sur aucune génération,
c'est-à-dire sur aucune opération, puisque l'objet qui l'intéresse se ramène
aux premiers principes des êtres. Il semble donc que la sagesse ne soit pas
utile à l'homme.
1259. En deuxième lieu, là (1143b22) où il dit: ¨ De son côté, la prudence, au contraire, etc.
¨, il poursuit sa présentation de la difficulté du côté de la prudence.
En
premier lieu, il présente une raison pour montrer que la prudence n'est pas
nécessaire à l'homme. En deuxième lieu, il écarte une réponse, là (1143b30) où
il dit: ¨ Mais si ce n'est pas pour l'une
de ces raisons etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il relève de la prudence de considérer les
opérations humaines à partir desquelles l'homme devient heureux. Mais il ne
semble pas pour cette raison que l'homme devienne capable de poser l'action. En
effet, la prudence porte sur ce qui est juste par rapport aux autres, beau,
c'est-à-dire honnête, et bon, c'est-à-dire utile à l'homme pour lui-même, et
c'est là ce qu'il appartient à l'honnête homme de faire. Cependant, il ne
semble pas qu'on devienne capable de poser les actions qui sont conformes à une
bonne disposition du seul fait qu'on les connaisse, mais plutôt du fait qu'on
possède la disposition qui est ordonnée à ces actions.
1260. Il en va de même pour ce qui concerne la
santé corporelle. Du fait que l'homme possède la science de la médecine ou
celle des exercices corporels, il ne devient pas pour autant capable de poser
les opérations qui relèvent de l'homme en santé ou d'y être bien disposé, aussi
longtemps qu'il ne s'agit pas seulement de poser une opération, mais aussi d'y
être incliné par quelque disposition intérieure. En effet, il arrive parfois
que l'on pose, au moyen d'une connaissance de l'art, certains actes de santé
comme par hasard et non en tant qu'ils procèdent d'une disposition à la santé,
c'est-à-dire en tant qu'ils viennent d'un homme sain. Par conséquent, un tel
acte, celui qui est sain, ne procède pas davantage de l'homme du fait qu'il
connaisse la médecine, mais seulement du fait qu'il soit en santé. Donc,
puisque les vertus sont des dispositions acquises, les actes des vertus, en
tant qu'ils procèdent d'elles et qu'ils conduisent au bonheur, l'homme ne les
pose pas davantage du fait qu'il en a une connaissance par la prudence. Par
conséquent, la prudence n'est pas la cause productrice des actes bons.
1261. Ensuite (1143b30), lorsqu'il dit: ¨ Mais si ce n'est pas pour l'une de ces
raisons etc. ¨, il écarte une réponse.
En
effet, on pourrait dire que bien que l'homme, une fois devenu vertueux, ne soit
pas rendu plus efficace à poser les actes de vertus par le fait qu'il les
connaît par la prudence, la prudence reste cependant nécessaire pour que
l'homme devienne vertueux, tout comme l'art de la médecine est nécessaire, non
pas pour que l'homme sain accomplisse des actes de santé, mais pour que l'homme
devienne en santé. Et par conséquent il faut affirmer que l'homme doit être
prudent non pas en vue d'eux, c'est-à-dire en vue des actes de vertu, mais en
vue de devenir vertueux. Mais Aristote rejette cette réponse au moyen de deux
raisonnements.
1262. Et voici le premier de ces raisonnements.
Et
il dit que si les hommes étaient déjà honnêtes, c'est-à-dire vertueux, la
prudence ne serait utile à rien, ce qui semble très déraisonnable.
1263. Et il présente son deuxième raisonnement là
(1143b32) où il dit: ¨ Et elle ne le
serait pas non plus pour ceux etc. ¨.
Il
semble en effet, d'après la réponse qui précède, que la prudence ne serait pas
nécessaire même à ceux qui ne possèdent pas la vertu. Il semble en effet, pour
que certains deviennent vertueux, qu'il ne fasse aucune différence qu'eux-mêmes
possèdent la prudence ou qu'ils soient persuadés de bien agir par ceux qui la
possèdent, puisque dans ce dernier cas l'homme semble être suffisamment capable
de devenir vertueux, comme on le voit par rapport à la santé. En effet, lorsque
nous voulons être en santé, nous ne nous soucions pas pour cette raison
d'apprendre l'art de la médecine, mais il nous suffit pour cela de suivre les
avis des médecins. Donc, pour la même raison, si nous voulons devenir vertueux,
il ne nous est pas nécessaire de posséder la prudence, mais simplement de
suivre, par rapport à ce qu'il faut faire, les avis de ceux qui sont prudents.
1264. Ensuite (1143b36), lorsqu'il dit: ¨ En outre, il semblerait pour le moins
paradoxal de etc. ¨, il soulève une difficulté sur la comparaison de la
prudence à la sagesse.
En
effet, il a été montré plus haut (n. 1186-1189)
que la prudence est moins digne que la
sagesse et qu'elle lui est inférieure en dignité. Et cependant, elle semble ici
avoir la primauté sur la sagesse, c'est-à-dire puisqu'elle semble davantage
commander que la sagesse, étant donné qu'elle agit sur chacune des sciences et
leur commande. En effet, la politique aussi est contenue dans la prudence: nous
avons dit en effet dans le proème de ce livre (n. 26-31) que la politique fixe à l'avance quelles disciplines doivent
exister dans les cités et lesquelles chacun doit apprendre et jusqu'à quel
point. Et par conséquent il semble que la prudence commande à la sagesse,
puisque commander est l'opération de celui qui juge. Or il semble étrange que
ce qui est inférieur commande à ce qui est supérieur.
1265. Et il poursuit, en continuant vers ce qui
suit, en disant qu'il faut parler de ce que nous avons présenté, puisque nous
n'en avons traité maintenant que par mode de difficulté.
1266. Ensuite (1144a1), lorsqu'il dit: ¨ Et nous disons donc en premier lieu etc.
¨, il résout les difficultés qui précèdent.
Et
en premier lieu il résout la difficulté qui porte sur l'utilité de la sagesse
et de la prudence. En deuxième lieu, il résout celle qui porte sur le rapport
de l'une à l'autre, là (1145a7) où il dit: ¨ Mais elle n'est cependant pas supérieure à etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il résout la
difficulté commune à la sagesse et à la prudence. En deuxième lieu, il résout
la difficulté qui est particulière à la prudence, là (1144a7) où il dit: ¨ L'opération de l'homme trouve son achèvement
par la prudence et par la vertu morale.¨.
Au
sujet du premier point, il présente deux solutions, dont la première montre que
les raisons présentées ne concluent pas efficacement. En effet, si par la
sagesse et la prudence l'homme ne fait rien qui puisse conduire au bonheur, il
ne s'ensuit pas pour cette raison que ces vertus soient inutiles. La raison en
est que même si ni l'une ni l'autre ne conduisait à une action, cependant elles
devraient être recherchées pour elles-mêmes puisqu'elles sont des vertus qui
donnent leur perfection respective à
chacune des parties de l'âme rationnelle, comme nous le voyons au moyen de ce
qui a été dit (n. 1255). Or, chaque
chose doit rechercher sa perfection.
1267. En deuxième lieu, il présente une solution
par suppression, là (1144a3) où il dit: ¨ Ensuite,
elles en font une etc. ¨.
Et
il dit que la sagesse et la prudence font certes une contribution au bonheur.
Mais l'exemple qui était présenté ne convenait pas. En effet, le rapport de la
sagesse ou de la prudence au bonheur ne se présente pas de la même manière que
celui de l'art de la médecine à la santé, mais plutôt comme celui de la santé
aux opérations saines qui en procèdent. En effet, ce que fait l'art de la
médecine, par rapport à la santé, est une certaine oeuvre produite comme
extérieurement; au contraire, la santé produit une opération saine à la manière
d'un usage d'un habitus de la santé. Or, le bonheur n'est pas une oeuvre ou une
opération produite extérieurement, mais une opération qui procède d'un habitus
ou d'une possession de la vertu. C'est pourquoi, puisque la sagesse est une
espèce de la vertu complète, il s'ensuit que du fait même que quelqu'un possède
la sagesse et agit conformément à elle, il est heureux. Et la même raison vaut
pour la prudence. Mais Aristote s'exprime ici en particulier au sujet de la
sagesse, car c'est dans l'opération de cette dernière que consiste un bonheur
supérieur, comme nous le dirons plus loin au dixième livre (n. 2111-2125).
1268. Ensuite (1144a7), lorsqu'il dit: ¨ En outre, l'opération de l'homme trouve son
achèvement par etc. ¨, il résout la difficulté qui se rapporte spécialement
à la prudence.
Et
il le fait en premier lieu à l'égard de l'objection qui affirmait que la
prudence ne fait rien en vue de l'opération de la vertu. Deuxièmement, il le
fait à l'égard de l'objection qui prétendait que la prudence n'est pas
nécessaire pour que l'homme soit vertueux, là (1144a12) où il dit: ¨ Mais pour ce qui est d'affirmer que la
prudence ne nous rendrait pas plus etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'en outre, en particulier, cette objection à l'égard
de la prudence se trompe, à savoir celle qui prétend que par elle nous ne
sommes pas rendus davantage capables de poser des actes de vertu. Cette
objection peut en effet être fausse, puisque nous accomplissons les opérations
de la vertu d'après l'une et l'autre, c'est-à-dire au moyen de la prudence et
de la vertu morale.
1269. En effet, deux conditions sont nécessaires à
l'opération de la vertu. La première, c'est que l'homme possède une intention
droite de la fin, ce que rend certainement possible la vertu morale pour autant
qu'elle incline l'appétit vers la fin qui convient. L'autre condition est que
l'homme soit bien disposé à l'égard des moyens qui sont ordonnés à la fin, et
c'est justement ce que fait la prudence qui délibère, juge et commande
correctement dans tout ce qui touche les moyens. Et par conséquent contribuent
à l'opération vertueuse à la fois la prudence qui donne sa perfection à la
partie de l'âme qui est rationnelle par essence et la vertu morale qui donne sa
perfection à la partie de l'âme qui est rationnelle par participation. Mais la
raison pour laquelle il n'existe pas cette vertu qui contribue à l'opération de
l'homme en ce qui regarde l'autre partie de l'âme qui est tout à fait
irrationnelle, à savoir la partie nutritive, cette raison vient aussitôt à
l'esprit: c'est parce que dans la partie nutritive il n'existe pas ce pouvoir
d'agir ou de ne pas agir, et c'est ce qui est requis à l'opération de la vertu
humaine, comme on le voit à partir de ce qui a été dit plus haut (nn. 305, 308, 382, 496, 502, 503).
1270. Ensuite (1144a12), lorsqu'il dit: ¨ Mais pour ce qui est de cette objection qui
prétend etc. ¨, il résout l'objection qui prétendait montrer qu'il est
possible d'être et de devenir vertueux sans la prudence.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre que la prudence ne
peut exister sans la vertu morale. En deuxième lieu, il montre que la vertu
morale ne peut exister sans la prudence, là (1144a38) où il dit: ¨ Mais il faut chercher à revenir à etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre que
pour que quelqu'un soit vertueux, non seulement la vertu morale est requise,
mais aussi un autre principe d'opération est nécessaire. En deuxième lieu il
montre quel est ce principe, là (1144a23) où il dit: ¨ Mais il faut dire, pour voir plus clairement etc. ¨. En troisième
lieu il montre que la prudence ajoute à ce principe un complément de la vertu
morale, là (1144a29) où il dit: ¨ Or, la
prudence n'est pas cette puissance etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1144a12) que pour résoudre ce qui a été dit (n. 1262-1263), à savoir qu'à cause de la
prudence l'homme n'est pas rendu davantage capable de poser des actes bons et
justes pour devenir vertueux, il faut d'abord commencer par revenir à certaines
notions qui ont été dites plus haut (n. 1035-1049).
1271. Et nous commencerons à partir de ceci, comme
nous l'avons dit plus haut (n. 1035-1049),
à savoir que certains posent des actes justes, sans qu'on dise d'eux qu'ils
sont justes pour autant; c'est le cas de ceux qui exécutent les actions qui
sont prescrites par les lois ou bien malgré eux, ou bien par ignorance, ou pour
quelque autre motif, par exemple pour le profit et non par amour pour les
oeuvres mêmes de la justice. Et de tels hommes, dis-je, ne sont pas appelés
justes, bien qu'ils accomplissent les actions qu'ils doivent faire et même
celles que doit faire un honnête homme. Et il en va aussi de même pour chacune
des vertus: il faut que l'homme agisse de manière à devenir bon et vertueux
afin d'agir par choix délibéré et par amour pour les opérations de la vertu.
Nous avons déjà dit plus haut (n. 1269)
que la vertu morale fait un choix qui est droit quant à l'intention de la fin:
mais ce qui est naturellement fait en vue de la fin ne relève pas de la vertu
morale, mais d'une autre puissance, c'est-à-dire d'un autre principe
d'opération qui découvre les chemins qui conduisent aux fins. Et par conséquent
un tel principe est nécessaire pour que l'homme soit vertueux.
1272. Ensuite (1144a23), lorsqu'il dit: ¨ Mais il faut dire etc. ¨, il montre quel
est ce principe.
Et
il dit qu'il faut parler davantage des choses dont nous venons de discuter afin
qu'elles nous soient connues plus manifestement. Il existe aussi une certaine
puissance, c'est-à-dire un principe d'opération, à laquelle on donne le nom
d'habileté (dinotica), et qui est
comme une certaine ingéniosité ou une disposition telle que par elle l'homme
puisse exécuter les choses qui sont ordonnées à l'intention que l'homme
présuppose, qu'elle soit bonne ou mauvaise, et qu'au moyen des choses qu'il
exécute ainsi soit obtenue, c'est-à-dire atteinte, la fin qu'il poursuit. Et si
l'intention est bonne, cette ingéniosité sera louable; si elle est mauvaise,
cette ingéniosité se dénommera ruse, laquelle signifie le mal tout comme la
prudence signifie le bien. Et parce que l'habileté est commune à l'une et à
l'autre, il en résulte que nous disons être dinoticos,
c'est-à-dire habiles, c'est-à-dire ingénieux ou industrieux, aussi bien ceux
qui sont prudents que ceux qui sont rusés.
1273. Ensuite (1144a29), lorsqu'il dit: ¨ Or, la prudence n'est pas etc. ¨, il
montre que la prudence ajoute au principe dont on vient de parler.
Et
il dit que la prudence ne s'identifie absolument pas à la puissance dont on
vient de parler, c'est-à-dire à l'habileté. Et cependant elle ne peut exister
sans elle; mais dans l'âme, ¨ sous son
regard ¨, c'est-à-dire sous ce principe cognitif qu'on appelle l'habileté,
l'habitus de la prudence ne peut apparaître sans la vertu morale qui est
toujours rattachée au bien comme nous l'avons déjà dit (n. 712). Et la raison en est manifeste: car tout comme les syllogismes
spéculatifs possèdent leurs propres principes, de même le principe des autres
actions à poser est que telle fin est bonne et qu'elle est la meilleure, quelle
que soit la fin pour laquelle quelqu'un agit, et il présente un cas particulier
à titre d'exemple, comme pour celui qui est tempérant le meilleur et comme le
principe d'action c'est de parvenir au juste milieu dans les désirs du toucher;
mais que cela soit le meilleur n'apparaît qu'à l'homme de bien, c'est-à-dire à
celui qui est vertueux et qui possède un jugement droit sur la fin, puisque
c'est la vertu morale qui produit une intention droite sur la fin.
1274. Que ce qui est véritablement la meilleure
chose à faire n'apparaisse pas aux autres qui sont mauvais, cela est évident du
fait que la méchanceté opposée à la vertu renverse le jugement de la raison et
fait tomber dans l'erreur à l'égard des fins, lesquelles sont les principes de
l'action, comme c'est le cas pour l'intempérant à qui il semble que la
meilleure chose à faire est de suivre ses désirs. En effet, il n'est pas
possible de raisonner correctement si on se trompe sur les principes. Donc,
puisqu'il appartient au prudent de raisonner correctement sur les actions à
poser, il est manifeste qu'il est impossible d'être prudent pour celui qui
n'est pas vertueux, tout comme il n'est pas possible d'être savant pour celui
qui se trompe sur les principes de la démonstration.
On
se demande si la vertu morale peut exister sans la prudence, puisque la vertu
morale et la prudence semble avoir entre elles la plus grande affinité.
1275. Après avoir montré que la prudence ne peut
exister sans la vertu morale, le Philosophe montre ici que la vertu morale ne
peut exister sans la prudence. Et à ce sujet il fait trois choses.
En
premier lieu il présente ce qu'il se propose de montrer (1144a38). En deuxième
lieu, il résout à partir de là une difficulté qui se présente, là (1144b35) où
il dit: ¨ Mais ce raisonnement lui aussi
est détruit etc. ¨. En troisième lieu, il conclut ce qu'il avait
l'intention de montrer principalement, là (1145a2) où il dit: ¨ Il est donc évident, bien que etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre son
propos au moyen d'un raisonnement. En deuxième lieu, il le fait au moyen des
paroles de certains philosophes, là (1144b17) où il dit: ¨ C'est pour cette raison que certains affirment que toutes etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1144a38) que du fait que nous avons montré que la
prudence ne peut exister sans la vertu morale, nous devons chercher à savoir, à
l'inverse, si la vertu morale peut exister sans la prudence. En effet, il en va
de la vertu morale comme nous avons dit qu'il en va du rapport entre la
prudence et l'habileté (n. 1272-1274),
à savoir que bien qu'elles ne soient pas tout à fait identiques, cependant
elles présentent entre elles une certaine ressemblance, dans la mesure où l'une
et l'autre découvrent des moyens qui conviennent à la fin visée. De même, il
semble y avoir le même rapport entre la vertu naturelle et la vertu principale,
c'est-à-dire la vertu morale, laquelle est la vertu parfaite.
1276. Mais qu'il existe une vertu naturelle qui est présupposée à la
vertu morale, cela est évident du fait que chacune des moeurs des vertus et des
vices semblent exister naturellement chez certains hommes; en effet certains hommes
semblent être justes, tempérants ou forts dès leur naissance en raison d'une
disposition naturelle par laquelle ils sont inclinés aux opérations des vertus.
Et cette disposition naturelle peut certes se vérifier à l'égard de trois
facultés.
1277. Premièrement à l'égard de la raison puisque
les premiers principes des actes humains à poser sont donnés par la nature,
comme celui qui commande de ne nuire à personne et d'autres principes de la
sorte. Deuxièmement, à l'égard de la volonté qui d'elle-même se meut
naturellement, comme vers son objet propre, vers le bien saisi par
l'intelligence. Troisièmement, à l'égard de l'appétit sensible selon qu'à
partir d'une complexion corporelle certains sont disposés à la colère, certains
à des désirs ou à d'autres passions, soit plus, soit moins, soit modérément, en
quoi consiste la vertu morale. Mais les deux premiers points sont communs à
tous les hommes.
1278. C'est pourquoi, d'après cela, le Philosophe
dit que certains sont naturellement courageux ou justes; et cependant, chez ces
derniers qui sont naturellement tels, quelque chose est requis, qui possède une
primauté dans le bien, pour que les vertus qui précèdent existent en nous selon
une modalité plus parfaite; en effet, les dispositions naturelles ou les inclinations
dont on vient de parler existent également chez les enfants et les bêtes, comme
le lion qui est naturellement courageux et libéral, et cependant de telles
dispositions naturelles peuvent être nuisibles si elles ne sont pas
accompagnées du discernement de l'intelligence.
1279. Et tout comme on observe dans les mouvements
corporels que si un corps est mû avec force sans que ce mouvement soit
accompagné de la vue pour le diriger, il arrive que ce qui est mû se frappe et
se blesse gravement, de même on voit qu'il en va de même pour le sujet qui nous
intéresse ici. En effet, si quelqu'un a en lui une forte inclination à une
opération d'une vertu morale sans manifester un discernement à l'égard de cette
opération de la vertu morale, un grave dommage est possible, soit pour son
corps à lui, comme chez celui qui est incliné à l'abstinence sans discernement,
soit pour ses biens extérieurs s'il est incliné à la libéralité; et il en va de
même pour les autres vertus. Au contraire, si une telle inclination accueille
l'intelligence dans son opération, c'est-à-dire pour pouvoir poser son
opération avec discernement, alors cela fait une grande différence quant à
l'excellence de la bonté de l'opération. Et la disposition qui correspondra à
une telle opération faite avec discernement sera à proprement parler la vertu
parfaite qui est la vertu morale.
1280. Donc, tout comme dans la partie active de
l'âme il existe deux espèces de principes d'opérations, c'est-à-dire l'habileté
et la prudence, de même dans la partie appétitive de l'âme, qui relève de la
vertu morale, il existe deux espèces, à savoir la vertu naturelle et la vertu
morale, laquelle est la principale et ne peut arriver à exister sans la
prudence, comme nous l'avons montré (n. 1275).
1281. Ensuite (1144b17), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison que certains disent
que toutes etc. ¨, il manifeste son propos par les dires de certains
philosophes.
Et
il le fait premièrement par les dires de Socrate. Deuxièmement, il le fait par
les dires de ses contemporains, là (1144b22) où il dit: ¨ Or, un signe en est que tous etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente les
paroles de Socrate. Et il dit qu'en raison de l'affinité dont nous avons parlé
et qui existe entre la vertu morale et la prudence, Socrate a dit que toutes
les vertus morales sont des prudences.
1282. En deuxième lieu, là (1144b18) où il dit: ¨ Et Socrate recherchait certes avec raison
etc. ¨, il montre en quoi les paroles de Socrate sont déficientes.
Et
il dit que dans cette parole de Socrate, la recherche était juste sous un
rapport, mais sous un autre, elle était fautive. En effet, elle était fautive
en ceci qu'il croyait que toutes les vertus morales sont des prudences, puisque
la vertu morale et la prudence sont dans des parties différentes de l'âme. Mais
en ceci qu'il disait que la vertu morale ne peut exister sans la prudence, il
s'exprimait avec justesse.
1283. Ensuite (1144b22), lorsqu'il dit: ¨ Or, un signe etc. ¨, il confirme la même
chose au moyen des dires de ses contemporains.
Et
en premier lieu il présente leurs dires. En deuxième lieu il montre en quoi ils
sont déficients, là (1144b26) où il dit: ¨ Il
faut cependant dépasser quelque peu etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'un signe de ce que la vertu morale ne peut exister
sans la prudence, c'est encore que chez tous ceux qui définissent la vertu,
cette dernière est placée dans le genre de l'habitus, et ils affirment à quoi
se rapporte la vertu, à savoir à la raison droite. Or il est manifeste, à partir
de ce qui précède, que la raison droite s'exerce dans les actions à poser et
qu'elle est conforme à la prudence. Donc, si tous définissent ainsi la vertu,
même s'ils ne la déterminent pas distinctement, ils semblent cependant deviner
ou conjecturer de quelque manière que la vertu est un habitus de cette sorte, à
savoir conforme à la prudence.
1284. Ensuite (1144b26), lorsqu'il dit: ¨ Il faut cependant dépasser etc. ¨, il
montre en quoi ceux qui parlent ainsi sont fautifs.
Et
il dit qu'il faut dépasser quelque peu ces dires en leur ajoutant quelque
chose. En effet, non seulement la vertu morale doit être conforme à la raison
droite, car ainsi quelqu'un pourrait être vertueux moralement sans posséder la
prudence du fait qu'il serait instruit par la raison d'un autre, mais il faut
en outre dire que la vertu morale est une disposition qui s'accompagne de
raison droite, laquelle est certes la prudence. Il est donc clair que Socrate a
dit plus qu'il ne fallait, alors qu'il a cru que toutes les vertus morales sont
des formes de la raison et non qu'elles sont accompagnées de raison, puisqu'il
disait qu'elles sont des sciences ou des prudences.
1285. D'autres ont dit moins qu'il ne fallait, en
disant qu'elles sont seulement conformes à la raison. Mais Aristote, de son
côté, tient comme un juste milieu en affirmant que la vertu morale est à la
fois conforme à la raison et accompagnée de raison. Il est donc manifeste, à
partir de ce qui a été dit (n. 1275-1283),
qu'il n'est pas possible à un homme d'être bon à proprement parler,
c'est-à-dire d'agir selon la vertu morale, sans avoir la prudence, ni même
d'être prudent sans avoir la vertu morale.
1286. Ensuite (1144b35), lorsqu'il dit: ¨ Mais ce raisonnement pourrait de la même
façon être détruit etc. ¨, il résout, à partir de ce qui précède, une
difficulté qui se présente.
Et
en premier lieu il soulève la difficulté. En deuxième lieu, il la résout là
(1144b39) où il dit: ¨ Cela est certes
possible selon les vertus naturelles etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'au moyen de ce qui précède, il est possible de
résoudre le raisonnement que certains présentent en argumentant en faveur d'une
existence séparée des vertus, de telle manière qu'il serait possible de
posséder une vertu sans posséder l'autre. Nous voyons en effet que ce n'est pas
le même homme qui est incliné à toutes les vertus, mais un tel est incliné à la
libéralité, un autre à la tempérance et il en va de même des autres vertus. En
effet, il est facile à chacun d'être conduit à un objet auquel il est naturellement
incliné. Il est cependant difficile d'atteindre un but à l'encontre d'une
impulsion naturelle. Il s'ensuit donc que l'homme qui est naturellement disposé
à une vertu et non à une autre, a connu, c'est-à-dire a poursuivi cette vertu à
laquelle il était naturellement disposé: (et il parle d'après Socrate qui
soutenait que les vertus sont des sciences): mais celle-là, c'est-à-dire celle
à laquelle il n'était pas naturellement disposé, il ne la poursuivra d'aucune
manière.
1287. Ensuite (1144b39), lorsqu'il dit: ¨ Cela est certes possible selon les vertus
naturelles. ¨, il réfute la position qui précède.
Et
il dit que ce qui vient d'être dit est
certes possible pour les vertus naturelles mais non pour les vertus morales,
selon lesquelles on dit de quelqu'un qu'il est bon à proprement parler. Et il
en est ainsi parce qu'aucune d'elles ne peut être possédée sans la prudence, ni
la prudence sans elles, comme nous l'avons montré (n. 1275-1283). Et par conséquent, lorsque la prudence, qui est une
seule vertu, appartient à quelqu'un, appartiendront simultanément à cette même
personne, avec la prudence, toutes les autres vertus, et aucune d'elles
n'existera si la prudence n'existe pas.
1288. Et il dit expressément ¨ avec la seule prudence etc. ¨, parce que
s'il existait diverses prudences à l'égard des matières des différentes vertus
morales, comme il existe différentes prudences à l'égard des métiers qui sont
différents par le genre, rien n'empêcherait qu'une vertu morale existe sans une
autre, chacune d'elles ayant une prudence qui lui correspondrait. Mais il ne
peut en être ainsi pour cette raison que les principes de la prudence demeurent
les mêmes pour toute la matière morale, c'est-à-dire de telle manière qu'ils se
ramènent tous à la règle de la raison. Et c'est pourquoi, à cause de l'unité de
la prudence, toutes les vertus morales lui sont rattachées. Cependant, il peut
arriver qu'on dise de quelqu'un, qui possède par ailleurs les autres vertus
morales, qu'il lui manque une vertu en raison d'un défaut de matière, comme la
magnificence manque au pauvre qui est vertueux parce qu'il ne possède pas les
ressources qui lui permettraient de faire de grandes dépenses. Cependant, à
partir de la prudence qu'il possède, il est constitué de telle manière que si
cette matière ne lui manquait pas, il deviendrait rapidement magnifique.
1289. Ensuite (1145a3), lorsqu'il dit: ¨ Or, il est manifeste, bien que si etc.
¨, il conclut ce qu'il se proposait de montrer principalement en résumant ce
qui a été dit.
Et
il dit qu'il est manifeste, à partir de ce qui a été dit (n. 1266), que même si la prudence n'était
pas active, l'homme en aurait besoin pour cette raison qu'elle est la vertu qui
donne sa perfection à une certaine partie de l'âme. Et en outre il est
manifeste qu'elle est active parce que le bon choix délibéré, qui est requis à
l'opération vertueuse, ne peut exister sans la prudence et sans la vertu
morale, cette dernière déterminant la fin alors que la prudence donne la
direction touchant les moyens qui sont ordonnés à la fin.
1290. Ensuite (1145a7), lorsqu'il dit: ¨ Cependant, elle n'est pas supérieure à etc.
¨, il résout une difficulté qui a été soulevée à l'occasion de la comparaison
entre la prudence et la sagesse.
Et
il dit que la prudence ne commande pas à la sagesse, tout comme ce qui est
inférieur ne commande pas à ce qui est supérieur. Et il présente deux exemples
pour le montrer, dont le premier est que l'art de la médecine prescrit certes
les moyens qui doivent être mis en oeuvre pour atteindre la santé, mais elle ne
commande pas à la santé car elle ne se sert pas de la santé elle-même, ce qui
est le propre de l'art ou de la science qui commande, c'est-à-dire de manière à
se servir de ce à quoi elle commande en lui faisant ses prescriptions. Mais
l'art de la médecine prescrit de quelle manière la santé sera produite, de
telle manière qu'elle prescrit à cause de la santé mais non pas à la santé. De
la même manière la prudence, même la prudence politique, ne se sert pas de la
sagesse en lui prescrivant de quelle manière elle doit juger des choses
divines, mais elle prescrit à cause ou en vue de la sagesse, c'est-à-dire en
ordonnant les moyens par lesquels les hommes pourront parvenir à la sagesse. Il
en résulte que tout comme la santé est supérieure à l'art de la médecine,
puisqu'elle en est la fin, de même la sagesse est supérieure à la prudence.
1291. Le deuxième exemple est le suivant: puisque
la politique prescrit tout ce qui concerne la cité, il s'ensuivrait qu'elle
prescrit tout ce qui relève du culte divin, tout comme elle prescrit tout ce
qui relève de l'étude de la sagesse. Donc, dire qu'il faut préférer la prudence
ou la politique à la sagesse, cela revient à dire qu'il faut préférer la
prudence à Dieu; or, cela est manifestement faux. C'est ainsi que se termine
l'exposé du sixième livre de ce traité.
Aristote
énumère ici les mauvaises dispositions qui concernent les moeurs et il présente
les dispositions qui leur sont opposées.
1292. Après avoir traité plus haut des vertus
morales et intellectuelles, le Philosophe commence à traiter ici de certaines
vertus qui se suivent mutuellement.
Et
en premier lieu il traite de la continence qui est comme une sorte
d'imperfection dans le genre de la vertu (1145a13). En deuxième lieu, il traite
de l'amitié qui est certes un effet de la vertu, au huitième livre, là (1155a1)
où il dit: ¨ Après cela, il faudra parler
de l'amitié etc. ¨. En troisième lieu, il traite de la fin de la vertu au
dixième livre, là (1172a20) où il dit: ¨ Après
cela, il faut parler du plaisir etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il traite de la
continence et de son opposé. En deuxième lieu, il traite du plaisir et de la
tristesse, lesquels sont la matière de la continence et de son opposé, là (1152a39)
où il dit: ¨ Or, au sujet du plaisir et
de la tristesse, etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il distingue la
continence de d'autres dispositions qui sont du même genre. En deuxième lieu,
il la définit, là (1145b9) où il dit: ¨ La
continence semble généralement etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il distingue la
continence et son opposé de d'autres dispositions qui sont du même genre. En
deuxième lieu il montre desquels d'entre eux il a été parlé et desquels d'entre
eux il reste à parler, là (1145a36) où il dit: ¨ Mais au sujet de cette disposition etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il énumère les
habitus ou les dispositions relatives aux moeurs qui sont à blâmer. En deuxième
lieu, il présente leurs opposés, là (1145a18) où il dit: ¨ Or, ceux qui s'opposent aux deux premiers sont manifestes etc. ¨.
1293. Il dit donc en premier lieu (1145a13) que
suite à ce qui a été dit au sujet des vertus morales et intellectuelles (n. 245-1291), afin de ne rien omettre de
ce qui touche aux moeurs, il faut dire, en reprenant un autre commencement,
qu'en matière de moeurs il y a trois espèces d'actes qui sont à éviter: à
savoir, la méchanceté, l'intempérance et la bestialité.
1294. Et parmi ces vices, il y a une différence à
noter. En effet, puisqu'il a été dit au sixième livre (n. 1269) qu'une bonne action n'existe pas sans la raison pratique et
un appétit qui est droit, il arrive, du fait que l'une de ces deux conditions
soit renversée, que dans les moeurs quelque chose soit à éviter. Donc, s'il se
produit un dérèglement du côté de l'appétit de telle manière cependant que la
raison pratique demeure droite, on aura affaire à l'incontinence, laquelle est
présente lorsque quelqu'un conserve un jugement droit au sujet de ce qui est à
faire ou à éviter, mais est entraîné en sens inverse en raison d'une passion de
l'appétit. Mais si le dérèglement de l'appétit se fortifie au point de dominer
et de commander à la raison, alors la raison suit ce vers quoi tend l'appétit
corrompu, à la manière d'un certain principe, estimant qu'il s'agit là de la
fin la meilleure. Et c'est pourquoi, par choix, l'homme posera des actions qui
feront dire à son sujet qu'il est méchant, comme nous l'avons dit au cinquième
livre (n. 1058). C'est pourquoi une
telle disposition est dénommée méchanceté.
1295. Il faut cependant considérer qu'en chaque
chose la méchanceté est possible du fait que soit corrompue la tempérance ou la
juste mesure qui convient à cette chose. Par exemple, la maladie corporelle
dans l'homme provient du fait que soit corrompue la proportion des humeurs qui
convient à cet homme. De la même manière, le dérèglement de l'appétit, qui
renverse parfois la raison, consiste en ceci qu'est corrompue la juste mesure
des affections humaines. Or, une telle corruption ne consiste pas dans
l'indivisible, mais comporte une certaine amplitude, comme on le constate à
l'égard de la juste mesure des humeurs dans le corps humain. La nature humaine
se conserve en effet avec une plus grande ou une plus petite chaleur. De la
même manière, la tempérance ou la juste mesure de l'ensemble de la vie humaine
se conserve d'après différentes mesures des affections.
1296. Donc, le dérèglement dans une telle
convenance est possible en un premier sens de telle manière qu'il ne sorte pas
en dehors des limites de la vie humaine: et alors on parlera d'incontinence
absolue ou de méchanceté humaine, comme c'est le cas pour la maladie corporelle
de l'homme dans laquelle la nature humaine peut être conservée. En un deuxième
sens, la convenance ou l'équilibre des affections humaines peut être corrompu
de telle manière qu'il progresse au-delà des limites de la vie humaine, à la
ressemblance des affections de certaines bêtes, comme celles du lion ou du
porc. Et c'est ce qu'on appelle la bestialité. Et alors, c'est comme si, du
côté du corps, la complexion d'un homme se changeait en celle du lion ou en
celle du porc.
1297. Ensuite (1145a17), lorsqu'il dit: ¨ Or, ce qui s'oppose aux deux premières etc.
¨, il présente les dispositions qui sont contraires à celles dont il vient de
parler.
Et
en premier lieu il en présente deux qui sont manifestes. Et il dit que sont
manifestes les dispositions qui sont contraires aux deux dont on vient de
parler: car à la méchanceté s'oppose la vertu, et à l'incontinence la
continence.
1298. En deuxième lieu, là (1145a20) où il dit: ¨ Mais à la bestialité il conviendrait
d'opposer etc. ¨, il montre ce qui s'oppose à la troisième disposition,
c'est-à-dire à la bestialité.
Et
en premier lieu il présente ce qu'il se propose de montrer. En deuxième lieu,
il manifeste son propos, là (1145a22) où il dit: ¨ C'est de cette manière qu'Homère fait dire à Priam au sujet d'Hector
etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que c'est avec raison qu'on dit qu'à la bestialité
s'oppose cette vertu, laquelle dépasse la manière habituelle de vivre des
hommes, et qui peut être dénommée pour cette raison héroïque ou divine. En
effet, les étrangers appelaient héroïques les âmes des hommes remarquables qui
étaient décédés, et disaient même à leur sujet qu'elles étaient déifiées.
1299. Pour avoir l'évidence de ceci, il faut
considérer que l'âme humaine est en quelque sorte intermédiaire entre les
substances supérieures et divines d'une part, avec lesquelles elle a
l'intelligence en commun, et les brutes animales d'autre part avec lesquelles
elle a en commun les puissances sensitives. Donc, tout comme les affections de
la partie sensitive sont parfois corrompues chez l'homme jusqu'à le faire
semblable aux bêtes, corruption qu'on appelle bestialité et qui dépasse la
méchanceté et l'incontinence de l'homme; de même aussi la partie rationnelle
atteint parfois chez l'homme une perfection et une forme qui dépasse le mode
commun de la perfection humaine, comme si cette perfection était à la
ressemblance des substances séparées, et elle est dénommée vertu divine parce
qu'elle dépasse la vertu communément répandue chez l'homme. En effet, l'ordre
des choses est tel que le milieu touche en quelque sorte chacun des extrêmes à
partir de différentes parties. C'est pourquoi, dans la nature humaine aussi, il
existe quelque chose qui participe de ce qui est supérieur, quelque chose qui
est uni à de l'inférieur, et quelque chose qui se tient au milieu.
1300. Ensuite (1145a22), lorsqu'il dit: ¨ C'est ainsi qu'Homère fait dire à etc.
¨, il manifeste ce qu'il vient de dire.
Et
en premier lieu il manifeste qu'il existe dans l'homme une certaine vertu
héroïque ou divine. En deuxième lieu, il montre qu'une telle vertu s'oppose à
la bestialité, là (1145a26) où il dit: ¨ En
effet, tout comme on ne retrouve chez la bête ni vertu ni etc. ¨.
Et
il manifeste le premier point de deux manières. Premièrement, il le fait par
les paroles d'Homère qui présente Priam, lequel dit au sujet de son fils Hector
qu'il était extraordinairement bon à ce point qu'il ne semblait pas être le
fils d'un homme mortel, mais celui d'un dieu, parce que quelque chose de divin
apparaissait en lui au-delà du mode commun de l'existence humaine. En deuxième
lieu, il manifeste la même chose au moyen de la manière ordinaire de parler des
étrangers qui soutenaient que certains hommes sont déifiés, en précisant
qu'Aristote lui-même n'affirme pas qu'il faille les croire en ceci que la
nature de l'homme serait transformée en une nature divine, mais il en parle à
cause de l'excellence de la vertu de ces hommes qui dépasse le mode commun de
la vie des hommes. D'où il est clair qu'il existe chez certains hommes une
certaine vertu divine et il conclut que c'est cette vertu qui s'oppose à la
bestialité.
1301. Ensuite (1145b3), lorsqu'il dit: ¨ Il faut donc, comme nous l'avons fait
ailleurs, poser etc. ¨, il prouve ce qu'il se propose de montrer au moyen
de deux raisonnements.
Et
premièrement, parce que nous disons que la méchanceté et la vertu sont propres
à l'homme. C'est pourquoi nous n'attribuons pas la méchanceté à la bête qui est
inférieure à l'homme, ni la vertu à Dieu qui est supérieur à l'homme. Mais la
vertu divine est plus honorable que la vertu humaine que nous appelons vertu à
proprement parler. Or, la perversité de la bête est d'un autre genre de
méchanceté que la méchanceté humaine que nous appelons méchanceté à proprement
parler.
1302. Il présente le deuxième raisonnement là
(1145a28) ou il dit: ¨ Parce qu'il existe
rarement un tel homme divin etc. ¨.
Et
il dit que les hommes chez lesquels on retrouve une telle bonté, qu'on
rencontre rarement chez les hommes, apparaissent comme des hommes divins. C'est
pourquoi les Lacédémoniens, à savoir certains citoyens grecs, lorsqu'ils
admirent grandement la bonté d'un homme, disent à son sujet: ¨ Celui-ci est un homme divin. ¨. De même,
du côté de la méchanceté, la bestialité se retrouve rarement parmi les hommes.
1303. Et Aristote présente trois modalités selon
lesquelles certains deviennent assujettis à la bestialité, dont la première se
tire de la vie chez les peuples, comme chez les barbares qui, ne faisant pas
usage de lois rationnelles, tombent dans la méchanceté de la bestialité à cause
d'une mauvaise coutume généralisée. En deuxième lieu cette méchanceté est
possible chez certains à cause de maladies et de privations, c'est-à-dire de
pertes de chairs à cause desquelles ils tombent dans la démence et deviennent
comme des bêtes. Troisièmement, ce vice s'explique par une augmentation
excessive de méchanceté telle que nous donnons avec raison le nom déshonorant
de sauvages à ceux qui en sont atteints. Donc, parce que la vertu divine se
retrouve rarement chez les hommes de bien, de même la bestialité se rencontre
rarement chez les hommes mauvais: ils se correspondent mutuellement comme
opposés.
1304. Ensuite (1145a36), lorsqu'il dit: ¨ Mais sur cette disposition il faudra par la
suite etc. ¨, il montre ce qui a été dit au sujet de telles dispositions et
ce qu'il reste à en dire.
Et
en premier lieu, il fait suivre ce qui précède par ce qui suit. Deuxièmement,
il démontre la manière d'en traiter, là (1145b3) où il dit: ¨ Il faut, comme
nous l'avons fait ailleurs, etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'au sujet de cette disposition, c'est-à-dire la
bestialité, il faudra faire un rappel par la suite, c'est-à-dire dans ce même
livre (n. 1401-1403). Or, nous avons
précédemment (n. 528-1108) parlé du
vice opposé à la vertu, là où nous avons déterminé des vertus morales. Mais
nous devons maintenant parler de l'incontinence à l'égard des plaisirs,
laquelle est à blâmer, ainsi que de la mollesse et des fuites qui sont à blâmer
à l'égard des peines. De même il faut parler de la continence qu'on loue à
l'égard des plaisirs et de la persévérance qu'on loue à l'égard des tristesses,
de telle manière cependant que nous ne jugeons pas que ces dispositions sont
identiques à la vertu et au vice, ni qu'elles en diffèrent par le genre.
1305. Ensuite (1145b3), lorsqu'il dit: ¨ Il faut, comme nous l'avons fait ailleurs,
etc. ¨, il montre le mode de procéder.
Et
il dit qu'il faut procéder ici comme nous l'avons fait pour d'autres choses,
c'est-à-dire commencer par présenter ce qui apparaît comme probable touchant ce problème pour
juger d'abord de la difficulté: c'est ainsi que nous montrerons tout ce qui est
le plus probable touchant les dispositions dont nous avons parlé: et si nous
n'arrivons pas à tout montrer, car il n'appartient pas à l'homme que rien n'échappe
à son esprit, au moins nous en montrerons le plus grand nombre et les
principales parties. En effet, dans quelque matière que ce soit, si nous
arrivons à résoudre les difficultés et que demeurent par la suite comme étant
vraies les opinions considérées probables, nos démonstrations auront été
suffisantes.
1306. Ensuite (1145b9), lorsqu'il dit: ¨ La continence et la persévérance sont vues
comme étant etc. ¨, il détermine de la continence et de l'incontinence, de
la persévérance et de la mollesse.
Et
d'après ce qui a été déterminé, il présente premièrement des probalilités. En
deuxième lieu, il introduit des difficultés, là (1145b22) où il dit: ¨ Mais on pourrait se demander de quelle
manière etc. ¨. En troisième lieu, il résout les difficultés là (1146b9) où
il dit: ¨ Il faut donc chercher à savoir
en premier si etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente des
probabilités au sujet de la continence et de l'incontinence. En deuxième lieu,
il en présente sur la comparaison de ces dernières à d'autres dispositions, là
(1145b15) où il dit: ¨ On dit de l'homme
tempérant qu'il est etc. ¨. En troisième lieu, il présente des probabilités
sur la matière de ces dispositions, là (1145b20) où il dit: ¨ En outre on appelle aussi incontinents ceux
qui etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il présente trois probabilités (1145b9), dont la
première concerne la bonté et la méchanceté des dispositions dont on vient de
parler. Et il dit que l'opinion commune juge que la continence et la
persévérance sont honorables et louables, et que l'incontinence et la mollesse
sont malhonnêtes et blâmables. La deuxième touche aux notions qui les
définissent: et il dit que le continent s'identifie à celui qui demeure
conforme à la raison, c'est-à-dire qu'il juge qu'il faut agir conformément à la
raison, alors que celui qui est incontinent apparaît comme celui qui
outre-passe le jugement de la raison. La troisième probabilité relève des
opérations qui procèdent de ces dispositions. Et il dit à ce sujet que
l'incontinent sait très bien que certaines actions sont mauvaises et pourtant
il les accomplit parce qu'il y est poussé par la passion. À l'inverse, le
continent subit certains désirs qu'il
sait être mauvais, sans cependant les suivre, à cause du jugement de la raison.
Et ces deux attitudes doivent aussi s'appliquer à la persévérance et à la
mollesse par rapport aux tristesses.
1307. Ensuite (1145b15), lorsqu'il dit: ¨ Et on dit de l'homme tempérant qu'il est etc.
¨, il présente deux probabilités sur la comparaison de ces dernières à d'autres
dispositions, dont la première se tire de la comparaison de la continence à la
tempérance. Et il dit qu'il semble que le tempérant soit continent et
persévérant. Mais certains affirment que tout continent et tout persévérant est
tempérant, alors que d'autres disent qu'il n'en est pas ainsi. Mais en ce qui
concerne les dispositions qui sont contraires à ces dernières, certains disent
que tout intempérant est incontinent et inversement, mais confusément, c'est-à-dire
sans faire de nuances, alors que d'autres disent qu'ils diffèrent.
1308. La deuxième probabilité se tire du rapport à
la prudence. Et il dit: parfois, les hommes disent qu'il n'est pas possible que
le prudent soit incontinent, mais parfois ils disent que certains hommes
prudents et divins, c'est-à-dire habiles, sont incontinents.
1309. Ensuite (1145b20), lorsqu'il dit: ¨ En outre, on appelle aussi incontinents ceux
qui etc. ¨ il présente une probabilité relative à la matière de ces
dispositions.
Et
il dit qu'on qualifie parfois d'incontinents ceux qui manquent de maîtrise non
seulement à l'égard des désirs, mais aussi à l'égard des colères, des honneurs
et des richesses. Telles sont donc les six opinions qu'on a l'habitude
d'exprimer généralement sur la continence et l'incontinence, et sur la
persévérance et la mollesse.
Aristote
examine s'il est possible à celui qui juge correctement d'agir par
incontinence, et de quelle manière cela est possible.
1310. Après avoir présenté des opinions probables
sur la continence et l'incontinence, le Philosophe soulève ici des difficultés
à l'égard de toutes les opinions qui précèdent (1145b22), mais en ne suivant
pas l'ordre selon lequel il les a présentées. Il les a présentées en effet dans
cet ordre selon lequel elles tombent dans la première considération de l'homme.
Or, l'homme considère premièrement, touchant un sujet, ce qui est commun, par
exemple si cela est bon ou mauvais. Deuxièmement, il considère la définition
propre de la chose. Troisièmement, il regarde son opération. Quatrièmement, il
la compare à d'autres choses auxquelles elle ressemble. Cinquièmement, il la
compare à ces choses dont elle diffère. Et finalement, il considère ce qui
entoure la chose extérieurement.
1311. Or, en présentant les difficultés, il fait
précéder ce qui est le plus problématique.
Ainsi
donc, à l'encontre des six opinions qui précèdent, il présente six difficultés;
et il présente la première difficulté à l'encontre de la troisième opinion
portant sur l'acte du continent et de l'incontinent. En deuxième lieu, il
présente une autre difficulté à l'encontre de la cinquième opinion qui portait
sur le rapport à la prudence, là (1146a1) où il dit: ¨ Est-ce donc la prudence qui oppose etc. ¨. La troisième difficulté
se rapporte à la quatrième opinion qui portait sur le rapport à la tempérance,
là (1146a10) où il dit: ¨ En outre, si la
continence consiste à etc. ¨. La quatrième difficulté se rapporte à la
deuxième opinion qui portait sur la définition de la continence et de l'incontinence,
là (1146a16) où il dit: ¨ Et si la
continence fait en sorte qu'on s'attache à toute etc. ¨. La cinquième se
rapporte à la première opinion qui portait sur la bonté et la méchanceté de la
continence et de l'incontinence, là (1146a32) où il dit: ¨ En outre, celui qui agit par conviction etc. ¨. Enfin, la sixième
difficulté se rapporte à la sixième opinion qui portait sur la matière de la
continence et de la continence, là (1146b2) où il dit: ¨ En outre, si la continence et l'incontinence s'appliquent à toutes
choses etc. ¨.
1312. Au sujet du premier point, il présente en
premier lieu la difficulté (1145b22). Et à ce sujet il dit qu'on pourrait se
demander comment il peut se faire que celui qui possède un jugement droit soit
incontinent en faisant ce qui s'oppose à son jugement.
1313. En deuxième lieu, là (1145b24) où il dit: ¨ Donc, certains croient que cela n'est pas
possible etc. ¨, il poursuit l'examen de la difficulté.
Et
en premier lieu, il argumente à l'encontre de l'une des parties. En deuxième
lieu, il argumente à l'encontre de l'autre partie, là (1145b28) où il dit: ¨ Ce discours contredit certes des faits etc.
¨. En troisième lieu, il écarte une solution présentée par certains, là
(1145b33) où il dit: ¨ Or, il y en a
certains qui concèdent en partie etc. ¨.
Aristote
dit donc en premier lieu que certains affirment qu'il n'est pas possible que
celui qui a un jugement droit, c'est-à-dire qui est doué d'un savoir, soit incontinent.
En effet, ce qui est plus fort n'est pas vaincu par ce qui est plus faible.
Donc, puisque le science est bien ce qu'il y a de plus fort chez l'homme, il
semble bien étrange, la science étant dans l'homme, qu'un agent extérieur
commande à la science et la tire où il veut comme une esclave, alors que c'est
plutôt la raison qui est la perfection de l'homme et que c'est davantage elle
qui domine et commande à la partie sensible comme à une esclave. Et tel était
le raisonnement de Socrate. C'est pourquoi Socrate s'en tenait absolument à ce
raisonnement, comme si l'incontinence n'existait pas. Il pensait en effet que
nul ne pouvait, avec un jugement droit, agir à l'encontre de ce qui est bien et
que toute faute est produite par ignorance.
1314. Ensuite (1145b28), lorsqu'il dit: ¨ Ce discours contredit certes des faits etc.
¨, il argumente à l'encontre de l'autre partie. Et il dit que ce discours de
Socrate présente une difficulté par rapport à ce que nous observons. En effet,
nous voyons que certains posent manifestement des actions qu'ils savent être
mauvaises. Et s'il en est vraiment ainsi, à savoir qu'ils sont fautifs à cause
de l'ignorance qui leur advient alors qu'ils sont dans la passion, par exemple
le désir ou la colère, il est souhaitable de rechercher quelle est la nature de
cette ignorance. Il est manifeste en effet que celui qui est incontinent, avant
que la passion survienne, n'estime pas qu'il faille faire ce qu'il fait ensuite
par passion.
1315. Ensuite (1145b33), lorsqu'il dit: ¨ Mais certains concèdent ceci, mais non cela
etc. ¨, il écarte une solution présentée par certains et en premier lieu il
la présente.
Il
dit donc que certains concèdent une partie des dires de Socrate, à savoir que
la science n'est pas entraînée par la passion, mais ils ne concèdent pas une
autre partie, à savoir que nul ne pèche que par ignorance. Ils confessent en
effet que rien n'est meilleur ni plus puissant que la science de manière à
pouvoir l'emporter sur elle. Cependant, ils n'admettent pas que nul ne puisse
agir contrairement à ce qu'il croit être le meilleur. Il résulte de là qu'ils
affirment que l'incontinent qui est vaincu par les voluptés ne possède pas la
science, mais l'opinion.
1316. En deuxième lieu, là (1146a1) où il dit: ¨ Cependant, si c'est l'opinion et non la
science etc. ¨, il rejette la solution qui vient d'être présentée.
Et
il dit que cet incontinent possède une opinion qui est soit forte, soit faible.
Si son opinion est forte, le même raisonnement qui s'appliquait à la science
s'applique aussi à elle, car il n'adhère pas davantage à l'une qu'à l'autre,
comme nous le dirons plus loin (n. 1337).
Mais si l'opinion qui le fait résister aux désirs n'est pas forte, mais qu'elle
est modeste, c'est-à-dire sans fermeté et faible, comme cela se produit chez
ceux qui doutent, il semble que cela ne doive pas lui être imputé et qu'on doive plutôt lui pardonner de ne pas
demeurer ferme, soutenu seulement par des opinions faibles, contre des désirs
puissants. Mais ni à la méchanceté ni à rien de ce qui est blâmable, dont fait
partie l'incontinence, on attribue le pardon de telle manière qu'on ne lui
attribuerait aucun reproche.
1317. Ensuite (1146a5), lorsqu'il dit: ¨ Est-ce donc la prudence qui s'oppose etc.
¨, il soulève une difficulté relative à la comparaison de la continence à la
prudence, laquelle constituait la cinquième probalilité.
Et
en premier lieu il argumente en un sens, en concluant, à partir de ce qui
précède, qu'on pourrait être incontinent bien qu'on posséderait la prudence qui
tend vers le contraire. En effet, si l'incontinent possédait une opinion qui
tendrait vers ce qui est contraire aux désirs mauvais et que cette opinion
n'était pas faible, car ainsi elle ne pourrait leur être imputée, il reste donc
qu'il possède une forte opinion opposée à ce qu'on tende aux désirs mauvais.
Mais la prudence est la plus forte de toutes les opinions. L'incontinent
possède donc au plus haut point une prudence qui tend vers ce qui est opposé
aux désirs mauvais.
1318. En deuxième lieu, là (1146a6) où il dit: ¨ Mais cela est paradoxal etc. ¨, il
montre par deux raisonnements que cette solution est insoutenable, dont voici
le premier.
En
effet, d'après cette position, le même sujet serait simultanément incontinent
et prudent, ce qui est manifestement impossible. En effet, nul ne dira qu'il
appartient à la prudence de faire accomplir volontairement les actes les plus
mauvais. En effet, nous avons dit précédement au sixième livre (n. 1173) que pour ce qui touche la
prudence, celui qui pèche volontairement commet une faute plus grave.
1319. Il présente le deuxième raisonnement là
(1146a8) où il dit: ¨ En outre, nous
avons précédemment montré etc. ¨.
Il
a été montré précédemment (n. 1208-1212)
que l'homme prudent n'est pas seulement celui qui sait ce qu'il doit faire,
parce qu'il s'occupe des extrêmes, c'est-à-dire parce qu'il possède un jugement
droit sur les actions singulières à poser, au sujet desquelles Aristote a dit
au sixième livre (n. 1214) qu'elles
sont des extrêmes, mais il possède aussi les autres vertus, à savoir les vertus
morales, comme nous l'avons montré au sixième livre (n. 1172). C'est pourquoi il est manifestement impossible que l'homme
prudent agisse à l'encontre des vertus.
1320. Ensuite (1146a10), lorsqu'il dit: ¨ En outre, si la continence consiste à etc.
¨, il rappelle une difficulté relative au rapport entre la continence et la
tempérance, ce qui constituait la quatrième probabilité.
En
effet, il faut admettre l'une des trois possibilités suivantes, dont la
première est qu'on appelle continent celui qui subit des désirs mauvais et
puissants par lesquels il n'est pas conduit à agir contre la raison. Mais si
cela est vrai, le tempérant ne sera pas continent et le continent ne sera pas
tempérant. En effet, celui qui est parfaitement tempérant n'est pas le sujet de
désirs mauvais. Et par conséquent, avoir
des désirs mauvais et puissants répugne à celui qui est tempérant. Or, si le
tempérant était continent, il faudrait qu'il ait en lui des désirs mauvais, si
l'on adoptait l'hpothèse qui précède. La deuxième des trois possibilités est
que le continent a en lui des désirs qui ne sont pas mauvais mais bons. Et par
conséquent il s'ensuivrait que toute disposition qui empêcherait de suivre ces
bons désirs serait mauvaise. Or, cette disposition est la continence. Donc, ce
ne serait pas toute continence qui serait noble. La troisième des possibilités
est que les désirs dont le continent est le sujet ne seraient pas puissants
mais faibles et sans vigueur. Et si en plus ils ne sont pas mauvais, être
continent ne sera ni respectable ni louable. Par contre, s'ils sont mauvais et
cependant faibles, il ne sera pas glorieux de leur résister. Néanmoins, la
continence est considérée comme quelque chose de grand et de respectable. Il
semble donc s'ensuivre qu'il est absurde de soutenir l'une de ces trois
possibilités.
1321. Ensuite (1146a17), lorsqu'il dit: ¨ En outre, si la continence fait qu'on etc.
¨, il soulève une difficulté sur la définition même de la continence qui était
la deuxième des propositions probables.
Et
en premier lieu il soulève la difficulté relative à la définition de la
continence telle qu'elle était donnée plus haut, à savoir que le continent
s'identifie à celui qui persévère dans une opinion. Et il dit que si la
continence fait en sorte que l'on tient fermement à toute opinion, c'est-à-dire
qu'elle persuade l'homme de s'arrêter à toute opinion sans s'en écarter, alors
il s'ensuivrait que certaines continences seraient mauvaises. Il arrive en
effet qu'une opinion soit fausse et qu'il soit bon de s'en éloigner. C'est
pourquoi il serait mauvais de continuer de s'y arrêter, alors que la continence
est néanmoins louée comme étant un bien.
1322. En deuxième lieu, là (1146a18) où il dit: ¨ Et si l'incontinence nous fait abandonner
toute etc. ¨, il argumente, au moyen de trois raisonnements, contre la
définition de l'incontinence telle que donnée précédemment (n. 1306), à savoir que l'incontinent est
celui qui outre-passe le jugement de la raison.
Et
voici le premier de ces trois raisonnements. Si l'incontinence outre-passait
toute opinion ou toute raison, il s'ensuivrait que certaines incontinences
seraient bonnes, bien qu'elles soient cependant toujours blâmées comme étant
mauvaises. Et il en est ainsi parce que certaines raisons qui tiennent de
l'opinion tendent à nous persuader de faire un mal et d'éviter un bien. Et
Aristote présente un exemple tiré d'un certain poète nommé Sophocle, lequel
raconte que Néoptolème, qui était à la guerre de Troye, fut persuadé par Ulysse
de mentir à Philoctète pour une raison qui semblait honnête; cependant, par la
suite, Néoptolème ne demeura pas dans cette opinion qui lui avait été suggérée
pour cette raison qu'il lui était affligeant et lourd de mentir. Et il faut le
louer pour cela.
1323. Il présente le deuxième raisonnement là
(1146a22) où il dit: ¨ Il y a en outre le
raisonnement sophistique appelé etc. ¨.
Et
il dit que le raisonnement sophistique qui ment, c'est-à-dire qui conclut le
faux, constitue un doute, c'est-à-dire est cause de doute ou de difficulté. En
effet, parce que les sophistes, afin de paraître sages, veulent faire admettre
des opinions paradoxales, lorsqu'ils y parviennent en syllogisant, le
syllogisme une fois fait conduit à un problème: en effet, l'esprit de
l'auditeur demeure comme ligoté, puisque d'un côté il ne veut par demeurer dans
ce que la raison conclut, parce que la conclusion ne lui plait pas, et que d'un
autre côté il ne peut se tourner vers le contraire parce que la solution de
l'argumentation n'est pas en son pouvoir. Cependant, ce n'est pas parce que ce
dernier ne demeure pas dans ce raisonnement qu'il ne sait pas résoudre qu'il
est blâmable pour autant. Il n'apparaît donc pas qu'outre-passer tout
raisonnement soit de l'incontinence.
1324. Il présente le troisième raisonnement là
(1146a27) où il dit: ¨ Or il arrive,
d'après un tel raisonnement, etc. ¨.
Si
en effet outre-passer tout raisonnement est de l'incontinence, il s'ensuit,
selon un raisonnement de cette sorte, que de l'imprudence jointe à de
l'incontinence sera une vertu, et par conséquent cette vertu sera composée de
deux vices, ce qui est impossible. Et qu'il s'ensuive ce que nous venons de
dire, cela est évident. En effet, c'est à cause de l'incontinence qu'on arrive
à agir à l'encontre de ce qu'on croit être le meilleur. Or, on croit que ce qui
est bon est mauvais et qu'il ne faut pas le faire, ce qui tient de l'imprudence.
D'où il s'ensuit que c'est le bien et non le mal que l'on fera, ce qui semble
relever de la vertu.
1325. Ensuite (1146a32), lorsqu'il dit: ¨ En outre, quiconque est persuadé de faire et
de rechercher etc. ¨, il soulève une difficulté par rapport à la bonté et à
la méchanceté de la continence et de l'incontinence.
Il
semble en effet que celui qui pose des actions mauvaises du fait qu'il est
persuadé qu'elles sont bonnes et qui à partir de là recherche et choisit les
biens agréables comme étant des biens par soi (ce que fait l'intempérant), soit
meilleur que celui qui pose des actions mauvaises non pas suite à un calcul
raisonnable qui pourrait le tromper, mais à cause d'un manque de maîtrise de
soi. En effet, celui qui est persuadé de faire le bien alors qu'il fait le mal
sera plus susceptible d'être guéri pour cette raison qu'il peut facilement être
détourné de ce qu'il croyait. Au contraire, celui qui est incontinent ne semble
pas pouvoir être secouru par quelque bon conseil. Qui plus est, il semble être
l'accusé du proverbe qui affirme que si l'eau qui est bue, laquelle doit
rétablir celui qui a soif, suffoque celui qui la boit, alors qu'est-ce qui vaut
encore la peine d'être bu? De la même manière, si quelqu'un pose des actions
mauvaises parce qu'il en a été persuadé, c'est-à-dire trompé, il cesserait
d'agir ainsi s'il en était dissuadé, c'est-à-dire s'il était détourné de cette
persuasion, tout comme la soif cesse aussitôt qu'a été accomplie l'action de
boire de l'eau. Mais maintenant, en réalité, bien que l'incontinent soit
persuadé de ce qui convient et qu'il ajoute foi à ce qui est droit, néanmoins
il agit autrement: c'est pourquoi la bonne eau du bon conseil ne lui est
d'aucun secours et le suffoque.
1326. Ensuite (1146b3), lorsqu'il dit: ¨ En outre, si l'incontinence et la continence
s'appliquent à toute etc. ¨, il soulève une difficulté relativement à la
matière de la continence et de l'incontinence, ce qui constituait la sixième
probabilité.
Et
il dit que si la continence et l'incontinence s'appliquent non seulement aux
désirs, mais aussi aux colères, aux profits et à toutes les autres choses de la
sorte, on ne pourra plus déterminer quel est l'homme qui est, à parler
absolument, incontinent. Car on ne trouve personne qui possède toutes les formes
d'incontinence. Nous disons cependant de certains hommes qu'ils sont absolument
incontinents. Donc, ce qui a été dit précédemment (n. 1225), à savoir que la continence et l'incontinence s'appliquent à
toutes choses, ne semble pas être vrai.
1327. Et à la fin, là (1146b5) où il dit: ¨ Telles sont donc les difficultés qui se
présentent etc. ¨, il conclut, comme par un résumé, que telles sont les
difficultés qui se présentent relativement à ce qui a été proposé
antérieurement. Et il faut résoudre certaines de ces difficultés parce qu'elles
tendent à conclure le faux, et laisser de côté certaines autres parce qu'elle
concluent le vrai. Car la véritable solution d'une difficulté, c'est lorsqu'on
découvre ce qui est vrai touchant cette difficulté.
Sous
forme de questionnement, il résout les difficultés présentées, bien qu'il ne le
fasse pas dans le même ordre que celui dans lequel elles ont été présentées: et
en premier lieu il se demande si le continent et l'incontinent diffèrent par
quelque différence spécifique.
1328. Après avoir soulevé des difficultés sur
chacune des conceptions probables présentées relativement à la continence et à
l'incontinence, le Philosophe commence ici à en venir aux solutions. Or, il
faut considérer qu'il ne présente pas ces solutions dans le même ordre selon
lequel il a présupposé ces conceptions, ni même dans le même ordre selon lequel
il leur a opposé les difficultés, mais dans l'ordre selon lequel l'exige la
nature de l'enseignement, c'est-à-dire selon que la solution d'une difficulté
repose sur la solution d'une autre difficulté.
Il
dit donc en premier lieu quelle est son intention (1146b9). En deuxième lieu,
il exécute ce qu'il se propose de montrer, là (1146b15) où il dit: ¨ Le commencement de notre recherche consiste
etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1146b9) que pour résoudre les difficultés qui
précèdent, il faut considérer en premier lieu si c'est en connaissance de cause
ou non que certains peuvent être incontinents, et si c'est en connaissance de
cause, de quelle manière ils le savent? Et c'est cette difficulté qu'il résout
en premier parce que la solution de cette difficulté permet de considérer la
difficulté suivante, c'est-à-dire celle qui cherche à savoir si l'incontinence
existe ou non. En effet, nous avons dit plus haut (n. 1313) que la position de Socrate à ce sujet était pratiquement que
l'incontinence n'existe pas. Or, en toute recherche, il faut d'abord chercher à
savoir si la chose existe.
1329. Ensuite, en deuxième lieu, il faut chercher
à savoir par rapport à quoi nous devons affirmer de quelqu'un qu'il est
incontinent ou continent: c'est-à-dire, est-ce par rapport à toutes les sortes
de plaisirs et de peines, ou par rapport à certains d'entre eux en particulier?
Et cette difficulté est résolue en deuxième place bien qu'elle ait été
présentée en sixième place (n. 1325)
parce que le début d'un recherche sur la nature d'un habitus est la
considération de sa matière, comme on le voit par la manière de procéder
d'Aristote dans les considérations qui précèdent. Et parce que le continent et
le persévérant diffèrent par la matière, il faudra considérer en même temps
s'ils diffèrent aussi par la raison. Et c'est de la même manière qu'il faudra
procéder dans la considération de tout ce qui se rapporte à cette étude.
1330. Ensuite (1146b15), lorsqu'il dit: ¨ Nous commençons notre recherche par nous
demander si etc. ¨, il commence à résoudre les difficultés soulevées plus
haut.
Et
en premier lieu il détermine si la continence et l'incontinence existent en
répondant à la première difficulté qui était soulevée par rapport à la
troisième conception probable. En deuxième lieu, il détermine la matière de la
continence et de l'incontinence, en résolvant la sixième difficulté qui était
soulevée par rapport à la sixième conception probable. Et parce que la
tempérance et la continence ont la même matière, dans cette partie il montre en
même temps la différence entre la continence et la tempérance en résolvant la
troisième difficulté qui était soulevée par rapport à la quatrième probabilité.
Il montre aussi ce qui est pire, à savoir l'intempérant ou l'incontinent, en
résolvant la cinquième difficulté qui était soulevée par rapport à la première
probabilité. Et cette deuxième partie commence là (1147b20) où il dit: ¨ Est-il possible d'être incontinent
absolument ou etc. ¨.
1331. En troisième lieu, il montre ce qu'est la
continence et l'incontinence en résolvant la quatrième difficulté qui était
soulevée par rapport à la deuxième probabilité. Et avec cela il résout la
deuxième question qui était soulevée par rapport à la cinquième probabilité, en
montrant que le prudent ne peut être incontinent. Et cette troisième partie
commence là (1151a29) où il dit: ¨ Donc,
est-ce que le continent est celui qui etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il fait précéder
certaines considérations qui sont nécessaires à la résolution de la difficulté.
En deuxième lieu, il exclut une fausse solution, là (1146b25) où il dit: ¨ Donc, puisque c'est à l'opinion vraie et non
à la science qu'on etc. ¨. En troisième lieu, il présente la vraie
solution, là (1146b33) où il dit: ¨ Mais
parce qu'il existe deux manières de savoir etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il dit quelle est
son intention. En deuxième lieu, il l'exécute, là (1146b21) où il dit: ¨ En effet, même celui qui est incontinent ne
l'est pas absolument par rapport etc. ¨.
1332. Il dit donc en premier lieu que pour
déterminer ce qui précède, il faut en premier lieu chercher à savoir ce qu'il
en est de ces deux questions, dont la première cherche à savoir si le continent
et l'incontinent ont une différence, c'est-à-dire spécifique, par laquelle ils
diffèrent de tous les autres: soit de propos, s'ils possèdent une matière
déterminée sur laquelle ils portent, comme la différence de la douceur consiste
à porter sur les colères; soit aussi de manière, c'est-à-dire qui consiste dans
le mode de présentation relativement à toute matière, comme la prudence porte
sur toute matière morale, mais pas de la même manière que les vertus morales.
1333. Et pour expliquer ce qu'il vient de dire, il
ajoute qu'il faut considérer si on dit de quelqu'un qu'il est incontinent
seulement du fait qu'il se rapporte à une certaine matière, ou si c'est
seulement du fait de la manière, de sa disposition, c'est-à-dire si c'est
seulement du fait qu'il se rapporte indifféremment à toute matière d'une
certaine manière. Ou bien est-on encore appelé continent ou incontinent non
seulement par une de ces causes séparément, mais par les deux, c'est-à-dire à
la fois par une manière ou une disposition déterminée et par une matière
déterminée.
1334. Le deuxième point qu'il faut considérer à
l'avance, c'est si la continence et l'incontinence s'appliquent à toute chose
ou non, ou si elles s'appliquent plutôt à une matière déterminée.
1335. Ensuite (1146b20), lorsqu'il dit: ¨ Même celui qui est absolument incontinent ne
etc. ¨, il répond aux questions qu'il vient de soulever, et premièrement à
la deuxième.
Et
il dit que même ceux dont on dit qu'ils sont absolument continents ou
incontinents ne sont pas tels dans tous les domaines, mais par rapport à cette
même matière déterminée par rapport à laquelle on dit de quelqu'un qu'il est
tempérant ou intempérant, c'est-à-dire les désirs et les plaisirs du toucher.
1336. En deuxième lieu, là (1146b21) où il dit: ¨ En effet, l'incontinent n'est pas absolument
etc. ¨, il répond à la première question.
Et
il dit que quelqu'un n'est pas qualifié de continent ou d'incontinent seulement
par rapport à ceci, c'est-à-dire par rapport à une matière déterminée (car
alors ils s'identifieraient au tempérant et à l'intempérant, puisque ces deux
derniers se tournent vers la même matière) , mais on appelle incontinent celui
qui se caractérise par une certaine manière d'être, c'est-à-dire qui se
présente d'une certaine manière à l'égard d'une matière déterminée. Car ici,
l'intempérant est conduit à pécher par choix, comme s'il estimait qu'il faut
toujours poursuivre quelque chose, du moment que ce qui s'offre à lui
présentement revêt un caractère délectable. L'incontinent, au contraire, ne
fait pas la même estimation, mais il poursuit néanmoins ce qui est délectable quand
il se présente à lui.
1337. Ensuite (1146b25), lorsqu'il dit: ¨ Mais il importe peu que ce soit contre
l'opinion vraie ou etc. ¨, il exclut une fausse solution qu'il avait aussi
touchée précédemment (n. 1316).
Et
il dit que peu importe pour notre raisonnement que l'on dise que cette
connaissance contre laquelle agit celui qui est incontinent soit celle de
l'opinion vraie et non celle de la science. Il constate en effet, à partir de
l'évidence du fait, que certains de ceux qui agissent de manière incontinente
n'adhèrent pas faiblement à leur opinion, comme s'ils hésitaient, mais estiment
plutôt savoir avec certitude ce contre quoi ils agissent. Donc, si quelqu'un
veut dire que ceux qui ont une opinion agissent davantage contre cette opinion
que ceux qui savent parce qu'ils adhèrent mollement, c'est-à-dire faiblement à
leur opinion, il faut considérer que sous ce rapport il n'y a aucune différence
entre la science et l'opinion. En effet, certains n'adhèrent pas moins à leurs
opinions, même lorsqu'elles sont fausses, que les autres qui adhèrent à la
science qui est vraie. Et cela peut se voir chez Héraclite qui tenait à ce
point fermement à cette opinion que tout est en mouvement et qu'il n'y a aucune
vérité qui demeure longtemps dans les choses, qu'à la fin de sa vie il refusait
de parler, afin que la vérité ne soit pas changée entretemps, et il se limitait
à remuer le doigt pour énoncer quelque chose, comme Arisote le rapporte au
quatrième livre de la Métaphysique
(Liv. 111, cap. V, 12; S. Thom. Lib. 1V, lect. X11, 683-684).
1338. Ensuite (1146b32), lorsqu'il dit: ¨ Mais parce que le savoir se dit de deux
manières etc. ¨, il présente la vraie solution.
Et
en premier lieu il résout la difficulté au moyen de certaines distinctions. En
deuxième lieu, il la résout par la nature de la science pratique elle-même, là
(1147a25) où il dit: ¨ Voici comment on
pourrait considérer la cause naturelle etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il présente deux distinctions, dont la première établit
qu'il existe deux manières d'après lesquelles on peut dire de quelqu'un qu'il
sait. En un premier sens on dit de quelqu'un qu'il sait lorsqu'il possède
l'habitus mais sans en faire usage, par exemple le géomètre qui n'est pas en
train de considérer les réalités géométriques. En un deuxième sens, on parle de
savoir pour celui qui fait usage de sa science lorsqu'il considère les réalités
qui relèvent de cette science. Il y aura donc une différence à faire ce qu'on
ne doit pas faire, selon qu'on le fait en ayant l'habitus de la science mais
sans en faire usage, ou qu'on le fait en ayant l'habitus de la science et en en
faisant usage par la réflexion. Or, agir contre ce qu'on a réfléchi en acte
paraît grave. Mais agir contre ce qu'on sait par habitus, sans l'avoir
considéré par la réflexion, n'apparaît pas aussi grave.
1339. Il présente la deuxième distinction là
(1147a1) où il dit: ¨ En outre, parce
qu'il y a deux sortes de propositions dont il faut faire usage etc. ¨.
Et
il dit que parce qu'il y a deux sortes de propositions dont se sert la raison
pratique, à savoir la proposition universelle et la proposition particulière,
il semble que rien n'empêche que quelqu'un agisse contre la science en
connaissant par habitus les deux propositions mais en considérant en acte
seulement la proposition universelle et non la particulière. Et cela est
possible parce que les actions portent toujours sur les cas particuliers. Donc,
si l'on ne considère pas les singuliers, il n'est pas étonnant qu'on agisse
autrement que ce qu'on pense.
1340. Il faut cependant savoir que l'universel se
prend en deux sens. Premièrement, lorsqu'on le prend en lui-même, par exemple
si on dit que tout ce qui est sec est utile à tout homme. Deuxièmement, en tant
qu'il est dans le singulier, par exemple si nous disons que celui-ci est un
homme ou que tel aliment est sec. Il est donc possible que l'on connaisse à la
fois par habitus et en acte l'universel considéré en lui-même; mais il est
possible de ne pas avoir l'universel considéré dans ce singulier, c'est-à-dire
qu'il ne soit pas connu par habitus, ou qu'il ne soit pas considéré,
c'est-à-dire connu en acte.
1341. Donc, selon ces différentes manières de
savoir, ce qui paraissait impossible à Socrate diffère d'autant, de telle
manière qu'il semble n'y avoir aucun inconvénient à ce que celui qui agit avec
incontinence agisse de la première manière, c'est-à-dire de manière à savoir
dans l'universel seulement ou aussi dans le singulier, en habitus mais non en
acte. Mais si celui qui agit avec incontinence savait d'une autre manière,
c'est-à-dire s'il connaissait le singulier en acte, cela serait manifestement
inconvenant.
1342. Il présente la troisième distinction là
(1147a10) où il dit: ¨ En outre, il
existe une autre manière de posséder la science etc. ¨.
En
premier lieu, il présente la distinction. En deuxième lieu, il écarte une
objection, là (1147a18) où il dit: ¨ Produire
des discours qui procèdent de etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'en dehors des modalités dont on vient de parler, on
rencontre encore chez les hommes une autre manière de savoir. En effet, que
quelqu'un sache en habitus et non en acte, cela présente manifestement une
différence. En effet, l'habitus est parfois délié, de telle manière qu'il peut
passer à l'acte aussitôt que l'homme le veut. Mais parfois, l'habitus est lié
de telle manière qu'il ne peut passer à l'acte. C'est pourquoi on peut sembler
posséder l'habitus en quelque sorte, et en quelque sorte ne pas le posséder,
comme on peut le voir chez celui qui dort, chez le dément et chez celui qui est
en état d'ébriété. Et c'est de cette manière que les hommes sont disposés alors
qu'il sont soumis aux passions. Nous voyons en effet que les colères et les concupiscences de la
chair et certaines passions de la sorte modifient manifestement le corps
extérieurement, par exemple lorsque par elles le corps s'échauffe. Et parfois
de telles passions échauffent à ce point le corps que certains en viennent à la
folie. Par conséquent, il est manifeste que les incontinents sont disposés de
la même manière que ceux qui dorment, que les déments et que ceux qui sont en
état d'ébriété, c'est-à-dire que chez eux l'habitus de la science pratique est
lié à l'égard des singuliers.
1343. Ensuite (1147a18), lorsqu'il dit: ¨ Produire des discours qui procèdent de etc.
¨, il écarte une objection.
En
effet, on pourrait objecter à ce qui vient d'être dit que les incontinents
peuvent parfois exprimer des paroles scientifiques même dans le singulier. Et
ainsi, il semblerait que leur habitus n'est pas lié. Mais Aristote écarte cette
objection en disant que le fait qu'ils s'expriment par des paroles
scientifiques n'est pas le signe que leur habitus est libre: et il prouve cela
au moyen de deux exemples.
1344. Et le premier de ces exemples est que même
ceux qui sont sous l'empire des passions dont on vient de parler, par exemple
ceux qui sont en état d'ébriété et les déments, peuvent produire extérieurement
des démonstrations, par exemple des démonstrations géométriques et citer des
vers d'Empédocle, lesquels étaient difficiles à comprendre puisqu'il avait
écrit sa philosophie en vers. Le deuxième exemple est celui des enfants qui, au
début de leurs études, mettent ensemble des discours qu'ils prononcent de leur
bouche mais sans en avoir la science, c'est-à-dire sans les comprendre encore
par leur intelligence. Pour que l'enfant en vienne à ce dernier point, il est
requis que les choses que l'homme entend deviennent en lui comme naturelles et
qu'elles s'impriment parfaitement dans son intelligence: pour y parvenir,
l'homme a besoin de beaucoup de temps pendant lequel son intelligence, par de
nombreuses réflexions, s'affermit dans ce qu'elle conçoit. Et il en va de même
de l'incontinent. En effet, bien qu'il dise qu'il n'est pas bien pour lui de
poursuivre telle chose délectable, cependant ce n'est pas ce que ressent son
coeur. Aussi devons-nous estimer que les incontinents disent de telles paroles
à la manière de ceux qui font semblant, c'est-à-dire parce qu'ils sentent
intérieurement dans leur coeur autrement que ce qu'ils disent extérieurement de
leur bouche.
1345. Ensuite (1147a25), lorsqu'il dit: ¨ Mais en outre, on pourrait naturellement
observer la cause de etc. ¨, il résout la difficulté présentée selon le
processus naturel de la raison pratique, en appliquant au propos les
distinctions qui précèdent.
Et
en premier lieu il détermine la vérité de la question. En deuxième lieu, il
répond à l'objection de Socrate, là (1147b10) où il dit: ¨ Puisque la dernière proposition est un jugement qui relève du etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente le
processus naturel de la science pratique dans l'agir. En deuxième lieu, il
montre un obstacle qui se présente chez l'incontinent, là (1147a33) où il dit:
¨ Donc, quand le jugement universel
interdit etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu que si l'on voulait considérer, selon le processus
naturel de la science pratique, la cause pour laquelle les incontinents
agissent contrairement à la science, il faut savoir que dans son processus il
existe deux opinions ou deux propositions. La première est certes universelle,
par exemple celle qui dit qu'il faut fuir tout ce qui est malhonnête. L'autre
est singulière et se rapporte à tout ce qui est proprement connu par les sens,
par exemple que telle chose est malhonnête. Or, puisque de ces deux
propositions il en procède une seule autre, il est nécessaire que la conclusion
s'ensuive.
1346. Mais dans les sciences spéculatives, c'est
l'âme seule qui tire la conclusion, et dans l'agir, c'est elle qui commande
d'agir aussitôt. Par exemple, si la proposition universelle dit qu'il faut
goûter à tout ce qui est doux, et que la proposition particulière dit que ceci,
en montrant une chose particulière, est doux, il est nécessaire que goûte celui
qui peut goûter immédiatement, à moins qu'il n'y soit empêché par un obstacle.
Et c'est certes ainsi que procède le syllogisme de celui qui est tempérant qui
n'a pas en lui un désir qui s'oppose à la raison qui propose que tout ce qui est
malhonnête doit être évité. Et il en va de même pour le syllogisme de
l'intempérant, dont la raison du désir ne s'oppose pas à ce qu'il propose et
qui tend à ce qu'on doive prendre tout ce qui est agréable.
1347. Ensuite (1147a33), lorsqu'il dit: ¨ Donc, lorsque le jugement universel etc.
¨, il montre de quelle manière cela fait défaut chez l'incontinent.
Et
en premier lieu il montre qu'il y a un obstacle en lui. En deuxième lieu il en
montre la cause, là (952 où il dit: ¨ Non
pas qu'elle s'oppose en soi à etc. ¨. En troisième lieu il montre de quelle
manière cet empêchement cesse, là (1147b6) où il dit: ¨ Mais de quelle manière l'ignorance disparaît-elle etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il faut considérer que chez l'incontinent la raison
n'est pas totalement empêchée par la concupiscence de posséder la vraie science
dans l'universel. Supposons donc que du côté de la raison soit proposée une
proposition universelle qui interdit de goûter ce qui est doux d'une manière
déréglée, par exemple si elle dit que rien de doux ne doit être goûté quand ce
n'est pas le temps. Mais du côté de la concupiscence il est affirmé que tout ce
qui est doux est délectable, ce qui est recherché par soi par la concupiscence.
Et parce que dans le particulier la concupiscence ligote la raison, il n'est
pas pris sous la raison universelle de dire aussi que ce n'est pas le temps,
mais seulement sous l'universel de la concupiscence de dire que cela est doux.
C'est ainsi que suit la conclusion de l'action. Et dans ce syllogisme de l'incontinent,
il y a quatre propositions, comme nous l'avons déjà dit (n. 1346).
1348. Et que le processus de la raison pratique se
présente parfois de cette manière, cela est évident par le fait que, la
concupiscence s'insurgeant à l'aventure, la raison dit que ce concupiscible
doit être fui d'après le jugement universel, comme il a été dit (n. 1347). Mais la concupiscence conduit à
proposer et à prendre cela librement sans l'interdit de la raison qui est liée;
car la concupiscence, lorsqu'elle est ardente, peut mouvoir toute partie de
l'âme, même la raison, si cette dernière n'est pas soucieuse de résister. Et
c'est ainsi qu'arrive la conclusion de l'action, c'est-à-dire que quelqu'un
agit de manière incontinente contre la raison et la proposition universelle.
1349. Ensuite (1147b3), lorsqu'il dit: ¨ Ce n'est pas par elle-même qu'elle s'oppose
etc. ¨, il montre la cause de l'opposition qui précède. Et il dit que ce
n'est pas du côté de la raison par soi qu'il y a ici contrariété, comme c'est
le cas chez ceux qui doutent, mais seulement par accident, c'est-à-dire dans la
mesure où la concupiscence s'oppose à la raison universelle droite. En effet,
ce n'est pas une proposition qui s'oppose par soi à la raison droite, comme
certains le disaient.
1350. Et à partir de là il présente un corollaire,
à savoir qu'on ne dit pas des bêtes qu'elles sont continentes ou incontinentes,
parce qu'elles ne possèdent pas un jugement universel moteur auquel s'oppose la
concupiscence, mais elles sont mues seulement par l'imagination et la mémoire
des singuliers.
1351. Ensuite (1147b6), lorsqu'il dit: ¨ Mais de quelle manière l'ignorance
disparaît-elle? ¨, il montre de quelle manière cesse une telle opposition.
Et
il dit qu'au sujet de la manière dont disparaît l'ignorance qui caractérise
l'incontinent sur le particulier et de la manière dont il revient à posséder la
science droite, l'explication est la même qui celle qui s'applique à celui qui
est ivre et à celui qui dort, chez lesquels les passions disparaissent une fois
qu'un changement a été accompli dans leur corps. Et c'est de la même manière
que les choses se passent par les passions de l'âme, par exemple par la
concupiscence ou la colère, qui opèrent des modifications corporelles; il faut
que cessent ces modifications pour que l'homme en revienne à un esprit sain. Et
cette explication ne vaut pas seulement pour la considération de ce problème,
mais il faut surtout la recevoir des physiologistes, c'est-à-dire des
philosophes qui s'occupent de la nature.
1352. Ensuite (1147b10), lorsqu'il dit: ¨ Mais parce que la dernière proposition
relève du sensible etc. ¨, il résout le raisonnement de Socrate en
s'appuyant sur ce qui précède.
Et
il dit que cette proposition, c'est-à-dire le dernier jugement, celui qui est
singulier, est reçu des sens et prédomine dans les actions, lesquelles se
rapportent à des singuliers. Or, une telle proposition ou un tel jugement,
l'homme qui est dominé par les passions ou bien n'en possède absolument pas la
disposition, ou bien il en possède une disposition qui est liée, de telle
manière qu'il ne peut la connaître en acte à proprement parler, mais il en
parle de la même manière que celui qui est ivre récite les paroles d'Empédocle.
Donc, parce que ce qui vient d'être dit est vrai et que l'universel qui est
compris par la science n'est pas le dernier terme des actions à poser, il semble
s'ensuivre ce que Socrate recherchait. Il est clair en effet, en s'appuyant sur
ce qui précède, que la passion n'est pas en présence de la science principale,
laquelle s'intéresse à l'universel, alors que la passion s'intéresse seulement
au particulier. Et la science universelle n'est pas renversée par la passion,
mais seulement le jugement sensible qui ne possède pas une aussi grande
dignité.
1353. Et à la fin il résume ce qu'il a dit, en
disant que telles sont les choses que nous avons dites au sujet de celui qui
est incontinent, soit en toute connaissance de cause, soit par ignorance, ou
sur la manière de savoir de celui qui est incontinent.
Le
plaisir et la douleur semblent être la matière générale de la continence et de
l'incontinence.
1354. Après avoir montré qu'il est possible de
poser des actions mauvaises à l'encontre du savoir (au moyen de quoi il est
possible de savoir si la continence et l'incontinence existent), le Philosophe
détermine ici de la matière de la continence et de l'incontinence.
Et
en premier lieu, il montre quelle est la matière commune de l'une et de l'autre
(1147b20). En deuxième lieu, il les compare aux autres dispositions qui portent
sur la même matière, là (1150a10) où il dit: ¨ Mais à l'égard de ces plaisirs et de ces douleurs qui viennent par le
toucher etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il dit quelle est
son intention. En deuxième lieu, il manifeste ce qu'il se propose de montrer,
là (1147b22) où il dit: ¨ Donc, puisque
c'est vers les plaisirs et les douleurs que se portent les continents et les
etc. ¨.
Or,
il faut considérer qu'en proposant plus haut (n. 1326) la sixième difficulté, le Philosophe a dit que si la
continence et la continence portaient sur tout, nul ne serait incontinent à
parler absolument. Et c'est pourquoi, cherchant à résoudre cette difficulté, il
propose de traiter de deux questions (1147b20), dont la première consiste à se
demander s'il existe quelqu'un qui serait incontinent absolument ou si au
contraire tous ne le sont que partiellement; la deuxième question consiste à se
demander, si quelqu'un est incontinent absolument, quelle est la matière de
cette incontinence absolue.
1355. Ensuite (1147b22), lorsqu'il dit: ¨ Donc, puisque c'est vers les plaisirs et les
douleurs etc. ¨, il exécute son propos. Et en premier lieu il présente la
matière générale de la continence et de l'incontinence. Et il dit qu'il est
manifeste qu'on dit des continents et des persévérants, des incontinents et des
mous, qu'ils se portent vers les plaisirs et les douleurs.
1356. Ensuite (1147b24), lorsqu'il dit: ¨ Parce que, parmi les choses qui causent du
plaisir, certaines sont nécessaires etc. ¨, il recherche la matière
particulière des dispositions dont il vient de parler.
Et
en premier lieu il montre comment on parle différemment de la continence à
l'égard de plaisirs différents. En deuxième lieu il compare entre elles les
incontinences se rapportant à des plaisirs différents, là (1149a25) où il dit:
¨ Mais puisque l'incontinence relative à
la colère est moins etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre comment
quelqu'un est dit diversement continent ou incontinent d'après la différence
réciproque des plaisirs humains. En deuxième lieu, il montre la même chose
d'après la différence des plaisirs humains à l'égald des plaisirs des animaux,
là (1148b15) où il dit: ¨ Mais parce que
certaines choses sont agréables par nature etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre son
propos. En deuxième lieu, il manifeste certaines paroles qu'il avait dites, là
(1148a24) où il dit: ¨ Mais parce que
parmi les désirs et les plaisirs etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il pose une distinction
entre les plaisirs humains. En deuxième lieu, il montre comment, par rapport à
eux, on est dit diversement continent ou incontinent, là (1147b32) où il dit: ¨
Donc, pour ceux qui sont excessifs
au-delà de la droite raison etc. ¨. En troisième lieu, il tire certains
corollaires de ce qu'il vient de dire, là (1148a15) où il dit: ¨ C'est pour ces raisons que nous plaçons
l'incontinent et etc. ¨.
1357. Il dit donc en premier lieu (1147b24) que
parmi les choses qui produisent du plaisir chez l'homme, certaines sont
nécessaires à la vie humaine et certaines ne le sont pas, mais considérées en
elles-mêmes, elles sont dignes d'être choisies par l'homme, bien qu'elles
puissent être susceptibles d'excès et de défaut, ce qu'il ajoute pour les
distinguer des vertus dans lesquelles on ne peut retrouver ni excès ni défaut.
Et il dit que celles qui sont nécessaires sont des réalités corporelles, par
exemple ce qui se rapporte à la nourriture, la boisson et les rapports
amoureux, et d'autres réalités corporelles de la sorte dont nous avons dit plus
haut (nn. 267, 595, 597, 599, 603)
qu'elles sont l'objet de la tempérance et de l'intempérance. Mais il dit que
les autres choses, sans être nécessaires, sont cependant souhaitables par
elles-mêmes, comme la victoire, les honneurs, les richesses et les autres
choses qui, dans le même genre, sont bonnes et délectables.
1358. Ensuite (1147b32), lorsqu'il dit: ¨ Quant à ceux qui sont excessifs au-delà etc.
¨, il montre comment quelqu'un est qualifié de continent ou d'incontinent
relativement à ces choses.
Et
en premier lieu, il dit comment quelqu'un est qualifié de continent ou
d'incontinent relativement aux choses qui ne sont pas nécessaires. En deuxième
lieu, comment il l'est relativement aux choses qui sont nécessaires, là
(1148a5) où il dit: ¨ Mais parmi
celles-là, celles qui se rapportent aux plaisirs corporels etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que ceux qui recherchent les biens non nécessaires
dont on vient de parler, avec excès et au-delà de la droite raison qui est en
eux, on ne les appelle pas simplement incontinents, mais nous ajoutons une
précision en disant par exemple qu'ils sont incontinents à l'égard de l'argent, des biens matériels, des honneurs ou de la
colère, ce que signifie l'apposition, contrairement aux autres qui sont
simplement incontinents, sans parler de ceux dont nous disons qu'ils sont
incontinents par analogie. C'est comme lorsque nous parlons de l'homme qui a
remporté la victoire aux Jeux Olympiques: certes, en le désignant ainsi,
l'apposition le caractérise d'une manière qui diffère peu de la manière dont
nous caractérisons l'homme en général. Mais elle l'en distingue néanmoins.
1359. Et il présente un signe pour montrer qu'on
ne dit pas de quelqu'un qu'il est absolument ou simplement incontinent à
l'égard des biens non-nécessaires, parce que l'incontinence est blâmée non
seulement comme une faute qui peut survenir même lorsque quelqu'un poursuit un
bien, mais avec dérèglement. L'incontinence est surtout blâmée comme un vice
par lequel on tend vers un mal, lequel est ou bien un vice pris absolument,
comme lorsque la raison et l'appétit tendent vers un mal (et telle est le
véritable vice qui s'oppose à la vertu), ou bien un vice partiel, c'est-à-dire
parce que l'appétit tend vers le mal, mais non la raison, comme c'est le cas
pour l'incontinence. Mais aucun des incontinents dont on vient de parler n'est
blâmé comme étant mauvais, mais seulement comme étant fautif, parce qu'il tend
un bien, mais plus qu'il ne convient:
c'est pourquoi aucun d'eux n'est incontinent absolument.
1360. Ensuite (1148a5), lorsqu'il dit: ¨ Mais parmi celles-là, celles qui se
rapportent aux plaisirs corporels, etc. ¨, il montre de quelle manière on
dit de quelqu'un qu'il est incontinent à l'égard des biens nécessaires. Et il
dit que ceux qui sont mauvais à l'égard des plaisirs corporels, pour lesquels
nous parlons de tempérance et d'intempérance, non pas qu'ils poursuivent par
choix délibéré les excès dans les plaisirs et fuient les sensations
douloureuses de la faim, de la soif, et les autres sensations de la sorte qui
relèvent du goût et du toucher, mais parce qu'ils poursuivent ou fuient ce que
nous venons de dire contre le juste choix délibéré qu'ils ont et contre
l'intelligence droite qui est en eux, ceux-là, dis-je, on ne les appelle pas
incontinents en leur ajoutant un terme, comme lorsque nous disions de certains
qu'ils sont incontinents quant à la colère, mais nous les qualifions
d'incontinents absolument. Et pour le montrer il introduit un signe. En effet,
nous qualifions de mous ceux qui sont proches des incontinents à l'égard de
sensations pénibles de la sorte, par exemple ceux qui ne peuvent supporter la
faim, la soif ou d'autres sensations de la sorte, et non à l'égard d'autres
sortes de peines, par exemple parce qu'ils ne pourraient supporter la pauvreté
ou d'autres peines de cette sorte.
1361. Ensuite (1148a15), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison que nous plaçons
l'incontinence et l'intempérance etc. ¨, il tire certains corollaires de ce
qu'il vient de dire.
Et
le premier de ces corollaires est qu'il faut ranger l'incontinent et
l'intempérant, tout comme le continent et le tempérant, dans le même domaine.
Non pas de telle sorte que l'un s'identifie à l'autre, mais parce qu'ils se
rapportent tous à une même matière, à savoir les voluptés et les tristesses
corporelles, mais pas de la même manière: le tempérant et l'intempérant
agissent en obéissant à un choix délibéré, le continent et l'incontinent sans
choix délibéré.
1362. Là (1148a18) où il dit: ¨ C'est pourquoi nous disons que sont plus
blâmables les intempérants etc. ¨, il présente le deuxième corallaire qui
découle de là.
Et
il dit qu'il est évident, en nous appuyant sur ce qui a été dit, que
l'intempérant est davantage fautif et blâmable du fait qu'il pèche davantage en
poursuivant des plaisirs superflus et en fuyant des peines légères, même en
subissant de faibles ou de légers désirs, et non parce qu'il souffre de
violentes concupiscences. Et c'est pourquoi l'intempérant se trouve dans une
situation qui est pire que celle où se trouve l'homme qui pèche parce qu'il est
soumis à de violentes concupiscences, lequel est l'incontinent. En effet, celui
qui est fautif sans y avoir été conduit par le désir, que ferait-il s'il avait
présente en lui toute l'énergie puissante de la jeunesse et éprouvait la peine
violente de se voir privé du nécessaire?
1363. Ensuite (1148a23), lorsqu'il dit: ¨ Mais parce que parmi les désirs et les
plaisirs, certains sont etc. ¨, il manifeste ce qu'il vient de dire, en
donnant la cause pour laquelle on ne parle pas d'incontinence absolue à l'égard
des biens non-nécessaires.
Et
en premier lieu il montre pourquoi on ne parle pas d'incontinence absolue à
l'égard de ce qui n'est pas nécessaire. En deuxième lieu, il montre pourquoi, à
leur égard, on parle d'incontinence en ajoutant un terme, là (1148b5) où il
dit: ¨ En raison de la ressemblance avec
la passion, etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il présente ces
plaisirs qui ne sont pas nécessaires. En deuxième lieu, il conclut quelle
devrait être la recherche à leur égard, là (1148a30) où il dit: ¨ C'est pour cette raison qu'on adresse ce
blâme à tous ceux etc. ¨. En troisième lieu, il conclut par la suite qu'à
l'égard des plaisirs non-nécessaires il n'y a ni vice, ni incontinence prise
absolument, là (1148b3) où il dit: ¨ Il
n'y a donc aucune méchanceté dans ces plaisirs etc. ¨
Il
montre donc en premier lieu que parmi les désirs et les plaisirs, certains
appartiennent au genre des choses bonnes et louables.
1364. En effet, il existe trois genres de choses
délectables. Certaines en effet sont souhaitables par nature, c'est-à-dire que
c'est la nature elle-même qui nous y incline; par ailleurs, certaines sont
contraires à ces dernières, comme celles qui sont contraires à l'inclination de
la nature; mais d'autres sont intermédiaires entre les deux premières, comme on
le voit pour l'argent, la richesse, la victoire et les honneurs. C'est
pourquoi, en ce qui concerne tous ces biens intermédiaires, on ne blâme pas
l'homme du seul fait qu'il en éprouve du désir et de l'amour, mais à cause de
la manière dont il les désire, laquelle est excessive.
1365. Ensuite (1148a30), lorsqu'il dit: ¨ C'est pourquoi on adresse ce blâme à tous
ceux qui, déraisonnablement, etc. ¨, il conclut, à partir de ce qui a
précédé, quelle est la recherche des hommes relativement à ce dont il a parlé.
Et
il dit que ceux qui possèdent ou poursuivent déraisonnablement une de ces
choses qui sont naturellement belles et bonnes, on ne les blâme pas en tant que
mauvais: par exemple, ceux qui travaillent à acquérir des honneurs ou qui
manifestent pour leurs enfants ou leurs parents un attachement excessif. En
effet, toutes ces choses sont des biens et ceux qui les recherchent comme il
convient sont loués. Néanmoins, on peut y trouver certains excès
répréhensibles, comme lorsqu'une femme, en raison de l'amour excessif qu'elle
éprouve pour ses enfants, se rebelle contre Dieu, par exemple à cause de la
mort de ses enfants, comme on le lit au sujet de cette femme qui s'appelait
Niobé. Ou lorsque, à cause de l'amour excessif qu'on éprouve pour ses parents,
on agit déraisonnablement, comme ce Satyros, surnommé Philopater, qui signifie
amoureux de son père, semblait avoir gravement perdu l'esprit à cause de l'amour
qu'il portait à son père.
1366. Ensuite (1148b3), lorsqu'il dit: ¨ Il n'y a donc aucune méchanceté etc. ¨,
il conclut qu'il n'y a aucune méchanceté dans ces sentiments.
Et
la raison en est que chacun d'eux, considéré en lui-même, est naturellement désirable,
et que c'est seulement les excès dont ils sont susceptibles qui sont mauvais et
doivent être évités. Et de la même manière, on ne retrouve pas d'incontinence à
leur égard car l'incontinence est non seulement quelque chose qui doit être
évité en tant que faute, mais aussi quelque chose qui doit être blâmé comme
étant honteux. Et c'est pourquoi c'est par rapport aux délectations
corporelles, qui sont honteuses et serviles, comme nous l'avons dit au
troisième livre (n. 612), qu'on
retrouve proprement l'incontinence. Et les délectations de la sorte ne doivent
être désirées par l'homme qu'en raison de la nécessité.
1367. Ensuite (1148b5), lorsqu'il dit: ¨ À cause de la ressemblance avec la passion
etc. ¨, il montre pourquoi, relativement aux plaisirs qui ne sont pas
nécessaires, l'incontinence se dit par l'addition d'un terme.
Et
il dit que cela se produit à cause de la ressemblance avec la passion:
c'est-à-dire que tout comme il arrive à l'homme de désirer immodérément les
plaisirs corporels, de même il lui arrive de désirer immodérément l'argent et
les autres biens de la sorte dont nous avons parlé. Et ce cas est semblable à
celui où on dit d'un homme qu'il est un mauvais médecin ou un mauvais acteur,
parce qu'on ne voudrait pas dire de lui qu'il est mauvais absolument. Ainsi
donc, dans ces derniers cas, chez ceux qu'on qualifie de mauvais de cette
manière, nous ne parlons pas pour chacun d'eux du vice pris absolument, mais de
vice par analogie: c'est-à-dire que ce que le mauvais médecin est aux choses qui
relèvent du médecin, de même le mauvais
homme l'est aux choses qui relèvent de l'homme. De même aussi, dans le genre de
la continence, nous appelons seulement continence et incontinence absolue celle
qui porte sur les mêmes objets que ceux sur lesquels portent la tempérance et
l'intempérance. Mais relativement à la colère nous parlons d'incontinence par
analogie: et c'est pourquoi nous ajoutons, lorsque nous parlons de quelqu'un,
qu'il est incontinent relativement à la colère, tout comme nous ajoutons qu'il
est incontinent relativement aux honneurs et aux bénéfices matériels.
Aristote
présente ici plusieurs genres de choses délectables, dont certaines sont
naturelles, et certaines ne le sont pas naturellement; et il montre comment on
dit de la continence et de l'incontinence qu'elles portent sur ces choses.
1368. Après avoir montré qu'on peut dire de
quelqu'un qu'il est continent ou incontinent de différentes manières d'après
les différentes sortes de désirs et de plaisirs humains, le Philosophe montre
ici que quelqu'un est dit diversement continent et incontinent à l'égard des
désirs et des plaisirs humains et à l'égard de ceux des bêtes. Et à ce sujet il
fait deux choses.
En
premier lieu il montre la diversité qu'il y a entre les désirs et les plaisirs
humains et ceux des bêtes (1148b15). En deuxième lieu, il montre comment on
parle diversement de continence et d'incontinence à leur égard, là (1148b30) où
il dit: ¨ Donc, tous ceux chez qui la
nature est cause de etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente la
différence qu'il y a entre les plaisirs. En deuxième lieu, il manifeste ce
qu'il vient de dire par des exemples, là
(1148b20) où il dit: ¨ J'appelle
bestiales les dispositions etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1148b15) que parmi les choses délectables, certaines
sont conformes à la nature, certaines ne sont pas conformes à la nature. Et il
subdivise chacune de ces catégories.
1369. En effet, parmi les choses qui sont
délectables conformément à la nature, certaines sont délectables pour tous ceux
qui possèdent le sens, comme le sucré est naturellement délectable à tous ceux
qui possèdent le sens du goûter. Mais d'autres choses sont naturellement
délectables en raison de certaines différences qu'il y a entre les animaux et
entre les hommes. Autres en effet sont les aliments qui sont agréables aux
animaux qui mangent de la chair et à ceux qui mangent des fruits. De la même
manière, parmi les hommes, les choses qui sont froides sont naturellement agréables
aux cholériques, parce qu'elles tempèrent leur complexion, alors que ce sont
les choses qui sont chaudes qui sont naturellement agréables aux flegmatiques.
1370. Mais parmi les choses qui sont agréables
d'une manière qui n'est pas naturelle, il y a celles qui le sont en raison
d'aberrations, c'est-à-dire par la venue de maladies corporelles, ou même par
des souffrances animales à partir desquelles la nature est changée en une autre
disposition. Mais, toujours dans ce même genre, d'autres choses deviennent
délectables à cause d'une mauvaise habitude qui devient comme une certaine
nature. Mais d'autres encore deviennent délectables à cause de natures
vicieuses, par exemple lorsque certains hommes possèdent des complexions
corporelles qui sont corrompues et perverses. Il s'ensuit que c'est chez
ceux-là que se rencontrent les plus grands dérèglements, aussi bien dans les
appréhensions de l'imagination que dans les affections de l'appétit sensible.
Or ces facultés, puisqu'elles sont les actes d'organes corporels, doivent
nécessairement être proportionnées à la complexion corporelle.
1371. Et puisque les habitus ou les dispositions
se diversifient d'après la diversification des objets, il est nécessaire qu'à
chacune des sortes de choses agréables corresponde une disposition semblable.
Ainsi, il est nécessaire qu'existent des dispositions qui soient naturelles et
d'autres qui ne soient pas naturelles.
1372. Ensuite (1148b20), lorsqu'il dit: ¨ Or, j'appelle bestiales etc. ¨, il
manifeste par des exemples, chacune des différences qu'on retrouve parmi les
choses délectables qui ne sont pas naturelles.
Et
en premier lieu il traite de ces choses qui sont délectables en raison de la
nature funeste des hommes qui sont comme des bêtes parce que, à cause de la
corruption de leur complexion, on les compare à des bêtes: c'est ainsi qu'on
qualifiait un homme qui ouvrait le ventre des femmes enceintes pour dévorer les
enfants qui y avaient été conçus. Et il en va de même pour celui qui se délecte
dans des choses dans lequelles, selon ce qu'on en dit, se délectent certains
hommes sauvages, c'est-à-dire qui vivent seuls dans les forêts et qui habitent
dans les environs de la mer du Pont-Euxin. Parmi ceux-là, certains mangent de
la viande crue, certains de la chair humaine, et d'autres se donnent
mutuellement leurs enfants pour célébrer leurs repas. Et ce sont des moeurs
semblables qui nous sont rapportées au sujet d'un certain Phalaris,
c'est-à-dire le plus cruel des tyrans, lequel trouvait du plaisir dans les
tortures mêmes des hommes. Donc, ceux qui trouvent du plaisir dans de telles
choses sont semblables à des bêtes.
1373. En deuxième lieu, là (1148b25) où il dit: ¨ Mais pour d'autres, etc. ¨, il donne des
exemples de choses qui deviennent délectables et qui sont contre nature à cause
de certaines maladies, par exemple à cause de la folie ou de la démence, ou
d'autres maladies de la sorte: c'est ainsi qu'on lit au sujet d'un homme qu'une
fois devenu fou, il offrit sa mère en sacrifice et la mangea, et d'un autre
qu'il tua son compagnon d'esclavage et mangea son foie.
1374. En troisième lieu, là (1148b27) où il dit: ¨
Ou par la coutume. Par exemple, etc.
¨, il donne des exemples de choses contre nature et qui deviennent délectables
à cause de la coutume.
Et
il dit qu'il se produit chez certains des plaisirs contre nature à cause d'une
maladie intérieure ou d'une corruption qui procède de la coutume, par exemple
comme celle qu'on retrouve chez certains qui trouvent du plaisir à s'arracher
les poils, à se ronger les ongles, à manger du charbon et de la terre, sans
oublier les relations homosexuelles. Or, toutes ces habitudes dont on vient de
parler et qui sont agréables tout en étant contre nature, peuvent se ramener à
deux. Soit elles se produisent chez certains à partir de la nature de leur complexion corporelle qu'ils reçoivent dès
leur naissance. Soit encore elles se produisent chez certains autres à partir
de la coutume, c'est-à-dire parce qu'ils auront été habitués à ces pratiques
dès leur enfance. Et il en va de même de ceux qui tombent dans ces pratiques à
cause d'une maladie corporelle. En effet, une mauvaise habitude est comme une
maladie de l'âme.
1375. Ensuite (1148b30), lorsqu'il dit: ¨ Aucun de ceux chez qui la nature est cause
etc. ¨, il montre qu'on ne peut dire, au sujet de ces plaisirs qui ne sont
pas naturels dont nous venons de parler, qu'il y a incontinence à parler
absolument, mais seulement en partie.
Et
il en est ainsi de deux manières. Premièrement pour une raison qui se prend du
côté de la condition de ceux qui sont alléchés. Deuxièmement pour une raison
prise du côté des choses délectables elles-mêmes, là (1149a1) où il dit: ¨ Posséder chacune de ces habitudes place hors
de etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'on ne saurait dire avec raison, d'aucun de ceux chez
qui la nature bestiale est la cause de tels plaisirs, qu'il est incontinent
absolument. Nous avons dit en effet plus haut (n. 1350) qu'il n'est pas possible de dire des bêtes qu'elles sont
continentes ou incontinentes, parce qu'elles ne possèdent pas de jugement
universel, mais seulement l'imagination et la mémoire des singuliers. Or de
tels hommes, qui à cause d'une nature funeste sont semblables aux bêtes, ne
possèdent certes qu'une appréhension universelle très faible, parce que la
raison en eux est comme étouffée par la mauvaise qualité de leur complexion,
comme elle est manifestement étouffée chez les malades à cause de leurs
indispositions corporelles. Or, ce qui est faible apparaît comme ayant une
influence presque nulle. Et il n'est pas possible qu'une faculté rationnelle
qui est faible repousse facilement de puissants désirs. Et c'est pourquoi on ne
peut dire des personnes de ce genre qu'elles sont incontinentes ou continentes
absolument, mais seulement en partie, dans la mesure où il demeure en elles
quelque chose du jugement de la raison.
1376. Et il présente l'exemple de femmes chez
lesquelles, dans la plupart des cas, la raison est peu vigoureuse à cause de
l'imperfection de leur nature corporelle. Et c'est pourquoi, dans la plupart
des cas, elles ne conduisent pas leurs affections selon la raison, mais elles
sont plutôt conduites par leurs affections. Et c'est pour cette raison qu'on
rencontre rarement des femmes qui sont sages et fortes. Et c'est pourquoi elles
ne peuvent être qualifiées de continentes ou d'incontinentes absolument. Et la
même raison vaut manifestement pour ceux qui sont malades, c'est-à-dire pour
ceux dont la disporition corporelle est corrompue à cause de mauvaises
habitudes qui ont aussi étouffé, comme le ferait une nature ennemie, le
jugement de la raison.
1377. Ensuite (1149a1), lorsqu'il dit: ¨ Posséder chacune de ces habitudes etc.
¨, il montre que par rapport à ces plaisirs qui ne sont pas naturels, du côté
des choses délectables elles-mêmes, il n'y a pas incontinence absolument, mais
en partie.
Et
en premier lieu, il présente ce qu'il se propose de montrer. En deuxième lieu,
il manifeste ce qu'il se propose de montrer, là (1149a5) où il dit: ¨ En effet, tout excès dans l'irréflexion, la
lâcheté, l'intempérance, etc. ¨.
Et
en premier lieu il présente deux considérations, dont la première est la
suivante: ¨ la possession de chacune de
ces dispositions ¨, c'est-à-dire le fait de subir les désirs de ces
plaisirs dont nous venons de parler, cela même ¨ dépasse les limites du vice de l'homme ¨, tout comme nous l'avons
dit plus haut (nn. 1296, 1299) au
sujet de la bestialité.
1378. Il présente la deuxième considération là
(1149a2) où il dit: ¨ On ne saurait
parler d'incontinence absolument si l'homme etc. ¨.
Et
il dit que si l'homme qui est aux prises avec ces désirs emporte la victoire
contre eux, on ne dira pas de lui qu'il est continent absolument, mais
seulement par analogie; et s'il est vaincu par eux, on ne dira pas de lui qu'il
est incontinent absolument, mais par analogie, tout comme nous l'avons dit plus
haut (n. 1367) de l'incontinence
relative à la colère.
1379. Ensuite (1149a5), lorsqu'il dit: ¨ En effet, tout excès dans l'irréflexion, la
lâcheté, etc. ¨, il manifeste ce qu'il vient de dire.
Et
en premier lieu il le fait par rapport à la malice. En deuxième lieu, il le
fait par rapport à la continence et à l'incontinence, là (1149a13) où il dit: ¨
Or, il arrive parfois qu'on éprouve
seulement ces désirs etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il faut considérer qu'un tel excès dans le vice peut
concerner les vices qui s'opposent à toutes les vertus, comme l'irréflexion qui
s'oppose à la prudence, la lâcheté qui s'oppose au courage, l'intempérance qui
s'oppose à la tempérance, et la cruauté qui s'oppose à la douceur, et chacune
d'elles est en effet soit une disposition bestiale à cause d'une nature
funeste, soit une disposition maladive à cause d'une maladie du corps ou de
l'âme procédant d'une mauvaise habitude. Et parce qu'il avait plus haut donné
des exemples sur l'intempérance et la cruauté, il présente ici l'exemple de la
lâcheté.
1380. Et il le fait en deuxième lieu, là (1149a6)
où il dit: ¨ En effet, cette nature est
telle que etc. ¨.
Et
il dit que certains sont ainsi disposés qu'il craignent tout, même le
bruit d'une souris, et alors ils
éprouvent une lâcheté qui les rend semblables à la bête. Mais certains, par
maladie, tombent dans une lâcheté telle qu'ils ont peur d'une belette.
1381. En troisième lieu, là (1149a10) où il dit: ¨
Parmi ceux qui manquent de sagesse, etc.
¨, il donne l'exemple de l'irréflexion.
Et
il dit que certains sont irrationnels par nature, non pas parce qu'ils ne
possèdent pas du tout la raison, mais parce qu'ils en ont peu et qu'ils ne
s'intéressent qu'aux singuliers qu'ils perçoivent par leurs sens, de telle
manière qu'ils ne vivent que selon le sens. Et ceux-là sont, par nature,
pratiquement comme des bêtes. Et on retrouve cela surtout auprès de certains
barbares qui habitent aux extrémités du monde, où, à cause des intempéries de
l'air, même les corps se trouvent dans de mauvaises dispositions qui empêchent
l'usage de la raison en eux. Et certains en deviennent même irrationnels à
cause de certaines maladies, par exemple l'épilepsie ou la folie. Et ceux-là
sont insensés par maladie.
1382. Ensuite (1149a13), lorsqu'il dit: ¨ Dans des cas de ce genre, il arrive parfois
qu'on éprouve seulement etc. ¨, il manifeste ce qu'il vient de dire quant à
l'incontinence.
Et
en premier lieu, il manifeste comment il y a une ressemblance entre la
continence et l'incontinence à l'égard de ce qui a été dit précédemment. Et il
dit qu'il arrive parfois qu'un homme ait en lui certaines des passions
non-naturelles dont nous venons de parler et n'y succombe pas néanmoins, ce qui
ressemble à de la continence; par exemple si le tyran Phalaris tenait en sa
possession un jeune enfant et désirait s'en servir soit comme repas, soit pour
des plaisirs sexuels abominables, sans néanmoins assouvir ces passions. Mais
parfois il arrive que l'homme non seulement ait en lui ces désirs, mais aussi
qu'il soit vaincu par eux, et alors cela ressemble à de l'incontinence.
1383. En deuxième lieu, là (1149a16) où il dit: ¨ Donc, de même qu'une forme de perversité,
selon la nature de l'homme, reçoit ce nom absolument etc. ¨, il montre que
dans des cas de ce genre, il n'y a pas de continence et d'incontinence
absolument.
Et
il dit que tout comme la perversité qui est selon la nature de l'homme est
dénommée perversité absolument, et que celle qui n'est pas naturelle à l'homme
est dénommée, avec une addition, perversité bestiale ou maladive et non pas
perversité absolument, de la même manière l'incontinence qui n'est pas
naturelle est dénommée avec une addition, par exemple bestiale ou maladive,
alors que la seule incontinence qui prenne ce nom absolument est celle qui se
rapporte à la tempérance habituelle de l'homme.
1384. Et à la fin, à la manière d'un résumé, il
conclut qu'il est manifeste, à partir de ce qui a été dit, que la continence et
l'incontinence absolues portent seulement sur les mêmes objets sur lesquels
portent la tempérance et l'intempérance. Sur les autres objets, il existe une
autre espèce d'incontinence qui se dit par métaphore et non absolument.
Il propose que l'incontinence relative à la colère est moins honteuse
que l'incontinence relative à la volupté: ce qu'il prouve en s'appuyant sur
ceci que la colère est en quelque sorte favorable à la raison.
1385. Après avoir montré comment l'incontinence se
présente diversement à l'égard de diverses sortes de plaisirs, ici le
Philosophe compare diverses incontinences les unes aux autres.
Et
en premier lieu il compare l'incontinence des désirs du toucher, qui est
l'incontinence prise absolument, à l'incontinence de la colère, laquelle est
une incontinence sous un certain rapport (1149a25). En deuxième lieu, il
compare l'incontinence humaine à l'incontinence bestiale et à l'incontinence
maladive, là (1149b27) où il dit: ¨ Il
faut cependant saisir les différences qu'il y a
etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer (1149a25). Et il dit qu'il faut considérer que
l'incontinence de la colère est moins honteuse que l'incontinence des désirs du
toucher sur lesquels portent la tempérance et l'intempérance.
1386. En deuxième lieu, là (1149a26) où il dit: ¨ La colère semble en effet entendre en
quelque sorte etc. ¨, il prouve son propos au moyen de quatre
raisonnements.
Et
le premier de ces raisonnements dit que la colère semble de quelque manière
entendre la raison, c'est-à-dire dans la mesure où le colérique raisonne en
quelque sorte qu'en raison du tort qui lui a été causé, il devrait en
revendiquer une punition. Mais la colère obéit imparfaitement à la raison parce
qu'elle ne se soucie pas d'être attentive au jugement de la raison sur la
quantité et la modalité de la punition. Or, chez les animaux qui sont privés de
la raison, on retrouve une certaine colère, tout comme d'autres opérations qui,
bien que ressemblant à la raison, procèdent de leur instinct naturel.
1387. Et Aristote introduit deux exemples pour
manifester son propos, dont le premier concerne ces serviteurs qui se montrent
très empressés car avant même d'avoir entendu tout ce qui leur est dit, ils se
précipitent dans l'exécution; et il s'ensuit qu'ils sont fautifs dans
l'exécution d'un mandat qu'ils n'ont pas parfaitement entendu. L'autre exemple
est celui des chiens qui, au premier son de celui qui pousse sur la porte,
jappent avant même de s'aviser si celui qui pousse sur la porte fait partie des
familiers ou des amis. Et il en va de même de la colère: elle entend certes
quelque chose de la raison; mais à cause de la chaleur et de l'impétuosité
naturelles de la bile qui pousse à la colère, avant même d'entendre toutes les
prescriptions de la raison, elle se précipite pour la vengeance.
1388. Or, comment cela se produit-il ? Il le
montre au moyen de ce qu'il ajoute. En effet, il est manifesté à l'homme qu'un
tort ou un mépris lui a été fait: et parfois, c'est la raison qui le lui
montre, comme lorsque cela est vrai; mais parfois, c'est l'imagination, comme
lorsqu'il semble à l'homme qu'il en soit ainsi bien que cela ne soit pas vrai.
Or, l'homme en colère, comme s'il avait conclu à la suite d'un raisonnement que
celui qui a commis l'outrage doit être combattu, détermine un mode indû,
s'emporte et se meut immédiatement vers l'exécution du châtiment, avant même
que la raison en détermine les modalités. Le désir, au contraire, aussitôt que
la raison ou les sens lui ont montré quelque chose d'agréable, se précipite
vers cet objet pour en jouir sans attendre aucun raisonnement de la raison.
1389. Et la raison de cette différence est que le
délectable a raison de fin désirable pour elle-même, laquelle tient lieu en
quelque sorte de principe pour ce qui est syllogisé: or, le tort qui doit être
causé à un autre n'est pas désirable pour lui-même, comme la fin qui a raison
de principe, mais il est plutôt désirable comme quelque chose d'utile en vue de
la fin et qui a raison de conclusion dans les actions à poser. Et c'est
pourquoi le désir ne meut pas à la manière d'un raisonnement, contrairement à
la colère. Il en résulte que la colère suit en quelque sorte la raison,
contrairement au désir qui suit seulement sa propre impétuosité. Or, ce qui est
honteux dans les actes humains, c'est ce qui est contraire à la raison. Par
conséquent, il est clair que l'incontinence du désir est plus honteuse que
celle de la colère: en effet, celui qui est incontinent sous le rapport de la
colère est en quelque sorte vaincu par la raison, contrairement à celui qui est
incontinent sous le rapport du désir.
1390. Aristote présente son deuxième raisonnement
là (1149b3) où il dit: ¨ On pardonne plus
facilement à ceux qui pèchent par des appétits etc. ¨.
Et
il dit que si quelqu'un est fautif à l'égard de choses qu'il désire naturellement,
il mérite davantage le pardon. Et le signe en est qu'à ceux dont les désirs
sont communs, par exemple ceux des aliments et des boissons, on donne davantage
le pardon, parce que ces désirs sont naturels, si cependant ils sont pris en
tant qu'ils sont communs. Car le désir de la nourriture est commun et naturel,
mais non celui de la nourriture préparée. Or, la colère est plus naturelle et
il est plus difficile de lui résister qu'aux désirs, non pas certes aux désirs
qui sont communs, lesquels sont nécessaires et naturels et à l'égard desquels
on n'est guère fautif, mais à ces désirs par lesquels on désire des choses
superflues et qui ne sont pas nécessaires, dont il a dit précédemment au
troisième livre (n. 619-624) qu'ils
sont l'objet de la tempérance et de l'intempérance.
1391. En effet, il est naturel à l'homme d'être un
animal doux, selon la nature de son espèce, en tant qu'il est un animal social:
(en effet, tout animal grégaire est naturellement sociable); mais selon la
nature de tel individu, qui consiste dans une certaine complexion corporelle,
il s'ensuit parfois un grand penchant à la colère, en raison de la chaleur et
de la sécheresse des humeurs pouvant facilement s'enflammer. Or, le désir des
choses superfues, par exemple celui des aliments délicats, suit davantage
l'imagination et est davantage une passion de l'âme qu'il ne suit une
complexion naturelle.
1392. C'est pourquoi le penchant à la colère,
comme une conséquence de la complexion naturelle, se prolonge facilement du
père au fils, comme on le voit dans l'exemple ajouté par Aristote. En effet, un
tel, à qui on reprochait de frapper son père, répondit que ce dernier,
c'est-à-dire son père, avait lui aussi frappé son père, et que le père de son
père avait lui aussi frappé le sien; et, ayant montré son fils, il dit: lui
aussi me frappera lorsqu'il sera parvenu à l'âge adulte, puisque cela est une
habitude naturelle à notre famille. Et Aristote présente un autre exemple,
celui de cet homme qui, étant traîné par son fils, lui dit de s'arrêter quand
il parviendrait à la porte, parce que c'est jusque là que lui-même avait traîné
son propre père. Donc, parce que la colère est plus naturelle, l'incontinence
de la colère est moins honteuse que celle du désir des choses superflues.
1393. Il présente le troisième raisonnement là
(1149b13) où il dit: ¨ En outre, ceux qui
sont plus rusés sont plus injustes etc. ¨.
Et
il dit que ceux qui pèchent par ruse sont plus injustes car en plus de blesser,
ils trompent. Or, le colérique n'agit pas comme un rusé, mais il cherche à se
venger d'une manière évidente. En effet, il n'est satisfait que si celui qui
est blessé par lui sait qu'il est blessé pour cette raison, à savoir parce
qu'il avait commis une faute à son égard. Et la colère n'apparaît pas en
cachette et perfidement, mais plutôt avec une certaine impétuosité. Au
contraire, le désir des choses agréables s'élève en cachette et comme
perfidement. En effet, parce que ce qui est délectable est naturellement apte à
mouvoir de lui-même l'appétit, aussitôt qu'il est perçu il attire à lui
l'appétit sauf si la raison est attentive à l'empêcher.
1394. C'est pourquoi certains, en parlant de
Vénus, disent qu'elle est la fourbe née à Chypre, car Vénus était reine de
Chypre, et c'est pourquoi on disait d'elle qu'elle était née à Chypre, comme si
elle avait été engendrée à Chypre. Et ceux-là lui attribuent quelque chose de
la tromperie. Et ils disent que son fouet est changeant, voulant faire entendre
par là la concupiscence qui lie les esprits. Et on dit qu'elle est changeante,
parce qu'elle tend vers quelque chose qui apparaît comme un bien, parce qu'il
est délectable, bien qu'en lui-même il soit absolument mauvais. Et Homère dit
que la tromperie de Vénus a dérobé lentement l'intelligence, c'est-à-dire avec
beaucoup de sagesse, parce qu'elle lie le jugement de la raison sur l'opération
singulière à faire.
1395. C'est pourquoi cette incontinence qui porte
sur les désirs est plus injuste et plus honteuse que celle qui porte sur la
colère. Et si cela est vrai, il s'ensuit que l'incontinence qui porte sur les
désirs est l'incontinence prise absolument, comme nous l'avons dit plus haut
(n. 1384); et elle est en quelque
sorte pure méchanceté dans la mesure où elle est insidieuse: non pas parce
qu'elle agit par la raison, mais parce qu'elle s'introduit en cachette.
1396. Il présente son quatrième raisonnement là
(1149b20) où il dit: ¨ En outre, nul ne
souffre à blesser autrui etc. ¨.
Et
il dit que nul ne fait du tort en agissant avec tristesse. En effet, il a été
montré plus haut au cinquième livre (n. 1035-1036)
que celui qui fait quelque chose involontairement ne commet pas une injustice à
proprement parler, mais seulement par accident, c'est-à-dire dans la mesure où
il est accidentel que ce qu'il fait soit injuste. Or, ce que nous faisons avec
tristesse, il semble bien que nous le faisons involontairement. Mais tout homme
qui agit sous l'impulsion de la colère éprouve de la tristesse, non pas parce
qu'il s'attriste du châtiment qu'il inflige et dont il se réjouit plutôt, mais
parce qu'il s'attriste du tort qui lui a été causé et à partir duquel il est
poussé à éprouver de la colère: et par conséquent son acte n'est pas absolument
involontaire car autrement son acte ne pourrait lui être imputé d'aucune
manière; mais en lui le volontaire est mélangé à de l'involontaire. Il s'ensuit
qu'il est moins responsable de ce qu'il fait, dans la mesure où il le fait en y
étant provoqué. Mais celui qui fait du tort en faisant quelque chose qui est
injuste comme essentiellement, celui-là agit volontairement et avec plaisir. Si
donc les actes contre lesquels nous nous fâchons avec raison sont plus
injustes, il s'ensuit que l'incontinence causée par le désir est plus injuste
parce que nous avons davantage raison d'éprouver de la colère à son égard,
étant donné que cette colère est dirigée contre celui qui fait le mal d'une
manière totalement volontaire et qui s'accompagne de plaisir. Car ce n'est pas
dans le mouvement de colère, qu'il y a d'abord volonté de faire du tort, mais
plutôt chez celui qui a provoqué à la colère. C'est pourquoi nous avons moins
raison d'éprouver de la colère contre celui qui y est provoqué et qui pèche
avec tristesse. Et par conséquent, son acte est moins injuste.
1397. Par conséquent, comme en résumant, il
conclut qu'il est manifeste que l'incontinence à l'égard des désirs est plus
honteuse que celle qui concerne la colère, et que l'incontinence et la
continence, prises absolument, se rapportent aux désirs et aux plaisirs.
1398. Ensuite (1149b27), lorsqu'il dit: ¨ Il faut cependant saisir les différences
qu'il y a entre eux etc. ¨, il compare l'incontinence des hommes à
l'incontinence des bêtes.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu, il reprend la différence
qu'il y a entre les désirs et les plaisirs. En deuxième lieu, il montre à
l'égard desquels de ces désirs et de ces plaisirs il y a tempérance et
intempérance, et par conséquent continence et incontinence, là (1149b30) où il
dit: ¨ Ce n'est qu'à l'égard des premiers
qu'il y a tempérance et intempérance etc. ¨. En troisième lieu il compare
la méchanceté ou l'incontinence humaine à l'incontinence bestiale, là (1150a1)
où il dit: ¨ Or, la bestialité est une
méchanceté qui est moindre mais etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que parce que la continence et l'incontinence portent
sur les plaisirs corporels, il faut saisir les différences qu'il y a entre eux.
Or, il y a certains d'entre eux, comme nous l'avons dit plus haut (n. 1368-1371) qui sont humains et
naturels, c'est-à-dire qui sont conformes à la nature humaine: à la fois par
leur genre qui est considéré d'après les choses qui sont désirées que par la
grandeur qui se vérifie dans la manière de désirer qui est soit intense, soit
relâchée. Mais il y en a d'autres qui ne sont pas naturels ou qui sont de
nature bestiale à cause d'une nature corrompue ou défectueuse, ou bien à cause
de privations et de maladies, parmi lesquelles on compte aussi des habitudes mauvaises.
1399. Ensuite (1149b30), lorsqu'il dit: ¨ Ce n'est qu'à l'égard des premiers qu'il y a
etc. ¨, il montre à l'égard desquels de ces désirs il y a tempérance. Et il
dit que la tempérance et l'intempérance ne portent que sur ces désirs,
c'est-à-dire sur ceux qui sont humains et naturels. Et il en résulte qu'on ne
dit pas des bêtes, à proprement parler, qu'elles sont tempérantes et
intempérantes, sauf peut-être en un sens métaphorique, en parlant d'un animal
pour le comparer à un autre, c'est-à-dire en tant qu'un genre d'animal diffère
d'un autre dans le dommage qu'il cause, ce qui revient à dire que l'un est plus
outrageant, c'est-à-dire qu'il a une vie plus sale et dégoûtante qu'un autre,
comme c'est le cas du porc comparé à la brebis. Et aussi dans la sinamoria, c'est-à-dire dans la
sottise, c'est-à-dire en cela qu'un animal est plus sot qu'un autre, comme
l'âne est plus sot que le cheval; et aussi dans la voracité, comme le loup qui
dévore tout ce qu'il trouve.
1400. C'est pourquoi, en comparaison de ces
animaux qui sont excessifs en ce genre de choses, on dit par analogie de
d'autres genres d'animaux qu'ils sont tempérants et prudents, non pas à
proprement parler, car aucun d'eux ne possède le choix délibéré et ne peut
raisonner, et ils sont tous séparés de la nature rationnelle, comme le sont
aussi tous ceux qui sont atteints de folie. Nous avons dit en effet plus haut
(n. 1336) que le tempérant et
l'intempérant agissent par choix délibéré, et c'est la raison pour laquelle la
tempérance et l'intempérance ne se retrouvent ni chez les bêtes, ni chez les
hommes bestiaux, ni dans les désirs bestiaux.
1401. Ensuite (1150a1), lorsqu'il dit: ¨ Or, la bestialité est un mal moindre que la
méchanceté humaine etc. ¨, il compare la méchanceté ou l'incontinence de la
bête à celle de l'homme.
Et
il dit que la bestialité a moins raison de méchanceté si l'on considère la
condition de la bête ou de l'homme bestial. Mais la bestialité est plus
terrifiante, parce qu'elle cause de plus grands maux. Et que la bestialité
comporte moins de méchanceté, Aristote le prouve par ceci que chez la bête, ce
qu'il y a de meilleur, à savoir l'intelligence, ne demeure pas en tant qu'elle
y serait corrompue ou difforme, comme c'est le cas chez l'homme mauvais, mais
elle y est plutôt totalement corrompue en ce sens que la bête n'en possède
absolument rien.
1402. C'est pourquoi, comparer la bête à l'homme
mauvais pour savoir si la première est plus mauvaise que le second, c'est comme
comparer un être inanimé à un être animé. Certes, des êtres inanimés peuvent
causer de plus grands dommages, comme lorsque le feu brûle ou que la pierre broie,
mais ils s'écartent davantage de la nature de la faute. En effet, dans tous les
cas, est plus innocente la perversion de celui qui n'a pas en lui son principe
d'action, parce qu'on peut moins lui attribuer la responsabilité de la faute
qu'on attribue généralement à l'homme qui possède en lui le principe par lequel
il est le maître de ses actes: et ce principe, c'est l'intelligence qui est
absente chez les bêtes. Donc, tout comme la bête est comparée à l'homme, de
même l'injustice est comparée à l'homme injuste.
1403. En effet, l'habitus de l'injustice comporte,
de par sa nature propre, une inclination au mal; mais l'homme injuste a en son
pouvoir d'être incliné au bien ou au mal. En effet, l'un et l'autre sont en
quelque sorte dans une condition pire, c'est-à-dire que l'homme injuste est en
dans une condition pire que l'injustice, et l'homme mauvais dans une condition
pire que la bête, parce qu'un seul homme mauvais peut faire dix mille fois plus
de mal que la bête à cause de la raison qu'il possède pour inventer une grande
diversité de maux. Donc, tout comme la bête est moins fautive que l'homme
mauvais mais plus effrayante que lui, de même aussi la méchanceté ou même
l'incontinence bestiale est certes plus effrayante mais moins fautive ou plus
innocente que l'incontinence ou la méchanceté humaine. C'est pourquoi, si
certains pèchent en étant hors d'eux-mêmes et par bestialité naturelle, ils
sont moins punis.
Aristote pose la convenance qui existe entre la continence et la
persévérance, et il dit par quoi elles diffèrent l'une de l'autre.
1404. Après avoir montré quelle est la matière sur
laquelle porte la continence et l'incontinence à proprement parler, il les
compare ici aux autres dispositions qui ont en commun avec elles la même
matière. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il montre la différence qu'il y a entre l'incontinent et le
continent d'avec le persévérant et le mou d'une part, puis d'avec le tempérant
et l'intempérant d'autre part (1150a10): et c'est en montrant cela qu'il résout
du coup la troisième difficulté qui était présentée contre la quatrième
probabilité (n. 1321-1324). En
deuxième lieu il montre ce qui est pire, est-ce d'être incontinent ou d'être
intempérant: et en montrant cela, il se trouve à résoudre la cinquième
difficulté qui était proposée à l'endroit de la première probabilité, là
(1150b29) où il dit: ¨ Or, l'intempérant
est certes, en quelque sorte, etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre la
différence entre l'incontinence et les autres dispositions. En deuxième lieu,
il distingue les différentes espèces d'incontinence, là (1150b20) où il dit: ¨ Il appartient à l'incontinence d'être tantôt
précipitation, tantôt etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il distingue la
continence et l'incontinence de la tempérance et de l'intempérance, puis de la
persévérance et de la mollesse. En deuxième lieu, il les compare entre eux sous
le rapport de la bonté et de la méchanceté, là (1150a28) où il dit: ¨ Or, tous considèrent qu'il est pire etc.
¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il distingue la
continence et l'incontinence de la persévérance et de la mollesse. En deuxième
lieu, il distingue l'une et l'autre de la tempérance et de l'intempérance, là
(1150a16) où il dit: ¨ Mais parce que
certains plaisirs sont nécessaires etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente une
convenance ou une ressemblance. En deuxième lieu, il présente une différence,
là (1150a14) où il dit: ¨ Et parmi
ceux-là, celui qui se laisse vaincre par
les plaisirs est incontinent etc. ¨
Au
sujet du premier point, il désigne deux ressemblances (1150a10).
1405. Et la première de ces ressemblances est
relative à la matière qu'elles ont aussi en commun avec la tempérance. Elles
ont en effet rapport avec les plaisirs et les peines, les désirs et les
aversions relatives au toucher et au goûter, auxquels se rapportent aussi la
tempérance et l'intempérance, comme nous l'avons établi précédemment au
troisième livre (nn. 339, 342, 616, 618,
651). La deuxième ressemblance est relative à la manière de se comporter à
l'égard des passions. Il arrive en effet que certains se comportent à l'égard
des passions dont on vient de parler de manière à être vaincus par ces passions
à l'égard desquelles la plupart des hommes performent mieux, c'est-à-dire sont
plus forts; c'est comme si Aristote disait que certains l'emportent sur ces
passions auxquelles plusieurs sont soumis, c'est-à-dire parce qu'ils sont plus
faibles; c'est comme s'il disait que plusieurs sont vaincus par ces passions.
1406. Ensuite (1150a14), lorsqu'il dit: ¨ Et parmi ceux-là, celui qui se laisse etc.
¨, il présente la différence.
Et
il dit que parmi ceux qui l'emportent et ceux qui sont vaincus par les plaisirs
et les peines dont on vient de parler, relativement aux plaisirs, on appelle
incontinent celui qui est vaincu par les plaisirs du toucher sur lesquels
plusieurs l'emportent. Mais celui-là, c'est-à-dire celui qui l'emporte sur les
plaisirs du toucher par lesquels plusieurs sont vaincus, on l'appelle
continent. Mais par rapport aux peines opposées à ces plaisirs, celui qui
succombe à celles que plusieurs dominent, on l'appelle mou. Mais celui qui
l'emporte sur les peines par lesquelles plusieurs sont vaincus, on l'appelle
persévérant.
1407. Et parce qu'on retrouve divers degrés parmi
les plaisirs, les peines et les hommes qui les dominent et qui sont vaincus par
eux, il est manifeste que les dispositions dont on vient de parler peuvent être
des milieux entre plusieurs extrêmes. Cependant, ceux qui penchent vers le mal
dérivent davantage vers le pire. En effet, on appelle davantage incontinent ou
mou ceux qui se laissent vaincre par des plaisirs et des peines qui sont
moindres, tout comme les bonnes dispositions dérivent davantage vers ceux qui
sont meilleurs. En effet, on appelle davantage continents et persévérants ceux
qui l'emportent sur de plus grands plaisirs et de plus grandes peines. On
pourrait aussi entendre par là que les hommes penchent davantage vers de
mauvaises dispositions, c'est-à-dire vers l'incontinence et la mollesse.
1408. Ensuite (1150a16), lorsqu'il dit: ¨ Mais parce que certains plaisirs sont
nécessaires etc. ¨, il montre la différence entre les dispositions dont on
vient de parler et la tempérance.
Et
il dit que parmi les plaisirs du toucher et du goûter, certains sont
nécessaires, comme ceux qui se rapportent à la nourriture et à la boisson. Mais
certains ne sont pas nécessaires, comme ceux qui se rapportent aux repas
accompagnés de divers assaisonnements. Et ceux qui sont nécessaires le sont
jusqu'à un certain point. En effet, il existe une certaine mesure dans les
aliments et les boissons qui sont nécessaires à l'homme. Mais les excès ne sont
pas nécessaires, ni même les défauts. Et c'est ainsi qu'il en va aussi des
désirs et des peines.
1409. Donc, on appelle intempérant celui qui
poursuit les excès de façon délibérée, mais il les recherche cependant en les
désirant excessivement, ou encore il les recherche par choix pour eux-mêmes et
non en vue d'autre chose, en les prenant comme une fin en soi. Et parce que
l'homme s'attache indéfectiblement à ces plaisirs qu'il recherche pour
eux-mêmes et de propos délibéré, il est nécessaire que l'intempérant n'éprouve
pas du regret pour ces plaisirs qu'il a recherchés: et c'est pourquoi il ne
peut être guéri de son vice dont nul ne peut être guéri que par le dégoût qu'il
peut en éprouver, car la vertu et le vice se trouvent dans la volonté. Et tout
comme l'intempérant recherche les plaisirs avec excès, de même celui qui est
insensible, par opposition à l'intempérant, se caractérise par un manque de
recherche à l'égard de ces plaisirs, comme nous l'avons dit au troisième livre
(n. 630-631). Or, celui qui est
tempérant, c'est celui qui tient le milieu dans cette sorte de recherche. Et
tout comme l'intempérant recherche les délectations corporelles de propos
délibéré, c'est de la même manière qu'il fuit les peines corporelles, non pas parce qu'il est vaincu par
elles, mais par choix.
1410. Mais parmi ceux qui ne pèchent pas par
choix, celui-ci, à savoir l'incontinent, est conduit par la force du plaisir:
mais celui-là, à savoir celui qui est mou, est conduit par l'horreur de la
peine qui suit le désir, c'est-à-dire dans la mesure où il est privé de la
chose désirée; d'où il est clair que les incontinents, les mous et les
intempérants diffèrent les uns des autres.
1411. Il faut cependant remarquer ici que le
Philosophe a déterminé plus haut (n. 1361-1362)
la matière de la continence et de l'incontinence, afin qu'une erreur ne se
glisse pas, du fait qu'il touche une différence entre l'intempérant et
l'incontinent qu'il poursuit ici comme étant son intention principale.
1412. Ensuite (1150a28), lorsqu'il dit: ¨ Tous considèrent qu'il est plus mauvais de
etc. ¨, il compare les dispositions qui précèdent d'après leur bonté et
leur méchanceté.
Et
en premier lieu il compare l'incontinent et le mou à l'intempérant. En deuxième
lieu, il compare l'incontinent au mou, là (1150a34) où il dit: ¨ Or, le continent s'oppose à l'incontinent
etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que si quelqu'un commet une action honteuse sans
absolument aucun désir, ou même paisiblement, c'est-à-dire en le désirant
faiblement, cela apparaît tout à fait pire que de commettre la même action
honteuse en y étant poussé par des désirs violents, tout comme il est aussi
plus mauvais de frapper quelqu'un sans éprouver de colère que de le faire en y
étant poussé par l'impétuosité de la passion. En effet, que ferait celui qui
pèche sans éprouver la passion s'il devait être assailli par la passion? Il en
résulte que l'intempérant, qui pèche par choix et non parce qu'il est vaincu
par la passion, est plus mauvais que l'incontinent qui est vaincu par la
passion. Et de même, parmi ces deux comportements, l'un, à savoir être vaincu
par la passion, relève davantage d'une espèce de la mollesse, c'est-à-dire de
la fuite de la peine; mais l'autre, c'est-à-dire de pécher par choix délibéré,
relève de l'intempérance. Il s'ensuit que l'intempérant est aussi plus mauvais
que celui qui est mou.
1413. Ensuite (1150a34), lorsqu'il dit: ¨ Or, le continent s'oppose certes à
l'incontinent etc. ¨, il compare le mou à l'incontinent et le persévérant
au continent.
Et
à ce sujet, il fait trois choses. En premier lieu, il montre lequel est le
meilleur d'entre eux. En deuxième lieu, il montre une certaine ressemblance
présentée plus haut, là (1150b1) où il dit: ¨ Celui qui se montre en défaut à l'égard de etc. ¨. En troisième
lieu, il écarte une certaine erreur, là (1150b17) où il dit: ¨ Qui aime le jeu passionnément semble
intempérant etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que le continent s'oppose à l'incontinent, tout comme
celui qui est mou s'oppose à celui qui est persévérant. Or, on dit de quelqu'un
qu'il persévère ou qu'il est ferme du fait qu'il résiste à ce qui cherche à
l'envahir, mais on dit de quelqu'un qu'il est continent du fait qu'il est
victorieux. En effet, ce que nous contenons, nous l'avons en notre pouvoir. Et
cela est nécessaire, car les délectations doivent être maîtrisées ou retenues,
et il faut tenir bon devant les peines: c'est pourquoi le persévérant se
compare au continent comme le fait de ne pas être vaincu se compare à celui de
vaincre, ce dernier étant manifestement préférable. C'est pourquoi la
continence est supérieure à la persévérance. Mais la mollesse semble être
inférieure à l'incontinence, car même si l'une et l'autre consistent à être
vaincu, l'incontinent est vaincu par une passion plus puissante.
1414. Ensuite (1150b1), lorsqu'il dit: ¨ Celui qui se montre en défaut là où etc.
¨, il manifeste une certaine ressemblance entre le mou et l'incontinent qu'il
avait touchée plus haut (n. 1413), à
savoir qu'ils sont vaincus par des passions que plusieurs dominent.
Et
il dit qu'on appelle mou ou délicat celui qui se montre en défaut dans des
difficultés auxquelles plusieurs résistent et se montrent capables de vaincre.
Or, le mou et le délicat se rangent dans la même catégorie. En effet, la
délicatesse est une forme de la mollesse. La mollesse fuit toute peine d'une
manière déréglée, alors que la délicatesse fuit en particulier la peine du
travail. En effet, celui qui laisse traîner son vêtement dans la boue pour ne
pas se donner la fatigue de le relever, ce qui appartient au délicat, est
vaincu par cette peine qu'il estime devoir le menacer s'il relève son vêtement.
Et bien qu'il imite l'homme qui travaille en ceci qu'il traîne son vêtement et
qu'en faisant cela il semble ne pas être misérable, il se donne cependant
l'apparence d'un homme misérable dans la mesure où, en fuyant le travail, il
supporte le travail.
1415. Et ce qui est dit ici de la mollesse vaut
aussi pour la continence et l'incontinence. En effet, il n'est pas étonnant
d'être vaincu par des peines et des plaisirs impétueux et excessifs et ainsi
devoir être appelé pour cela incontinent et mou; mais on doit plutôt être
pardonné pour cela si néanmoins on cherche à leur résister et à ne pas leur
céder aussitôt. Et Aristote présente l'exemple de Philoctète au sujet duquel le poète Théodecte raconte qu'ayant
été piqué par une vipère, et souffrant une grave douleur, il s'efforçait de
contenir ses lamentations, mais ne le put. Et il en va de même d'une femme dénommée
Mélopée qui fut frappée par un homme du nom de Karkinos. Et il en va de même
encore pour ceux à qui il arrive de chercher à contenir leur rire et qui
cependant y échouent et finissent par éclater soudainement, comme cela arriva à
Xénophantos.
1416. Mais alors on dit de quelqu'un qu'il est
incontinent et mou s'il est vaincu par des plaisirs et des peines auxquels la
plupart résiste, de telle manière cependant que le fait de ne pouvoir résister
à des passions de cette sorte ne soit pas dû à une nature particulière qui
ferait en sorte que ce qui est léger aux autres pourrait lui être lourd, ou à
une maladie de l'âme qui proviendrait d'une mauvaise habitude, comme la
mollesse héréditaire qu'on retrouve chez les rois des Schytes qui, nourris
délicatement, ne peuvent supporter les travaux et les peines; et il en va aussi
de même des femmes, comparativement aux hommes, à cause de leur faiblesse
naturelle.
1417. Ensuite (1150b17), lorsqu'il dit: ¨ Mais ceux qui aiment passionnément le jeu
etc. ¨, il écarte une erreur.
En
effet, il pourrait sembler à quelqu'un que le joueur, c'est-à-dire celui qui
aime trop le jeu, est intempérant, puisque l'on retrouve un certain plaisir
dans le jeu. Mais Aristote affirme que le joueur est plutôt mou. Le jeu est en
effet un certain repos et une détente de l'âme que le joueur recherche avec
excès. C'est pourquoi le jeu est compris dans la mollesse à laquelle il
appartient de fuir les difficultés et les travaux.
1418. Ensuite (1150b20), lorsqu'il dit: ¨ Il appartient à l'incontinence d'être tantôt
précipitation, tantôt etc. ¨, il distingue les espèces d'incontinence.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente la division. Et il
dit que l'incontinence se divise en deux parties, dont la première est la
précipitation et la deuxième la faiblesse.
1419. En deuxième lieu, là (1150b21) où il dit: ¨ Les uns, après avoir délibéré, etc. ¨,
il explique les membres de la division.
Et
il dit qu'il existe certains incontinents qui délibèrent certes lorsque
survient le désir, mais ils ne demeurent pas dans ce qui a été délibéré à cause
de la passion par laquelle ils sont vaincus. Et cette forme d'incontinence, on
l'appelle faiblesse. Mais d'autres, parce qu'ils n'ont pas délibéré, sont
conduits par la passion de telle manière que dès qu'elle survient, ils la suivent
aussitôt: et c'est cette forme d'incontinence qu'on appelle précipitation, à
cause de la rapidité avec laquelle elle devance le conseil. En effet, si
ceux-là prenaient la peine de délibérer, ils ne seraient pas menés par la
passion.
1420. Mais il y en a d'autres qui se chatouillent
d'abord eux-mêmes en quelque sorte, et qui ne sont pas ébranlés par la suite
lorsqu'ils sont chatouillés par d'autres. Par conséquent, ceux qui se
représentent le mouvement de la concupiscence et prévoient la nature de l'objet
vers lequel la concupiscence les incline, et qui en quelque sorte se réveillent
eux-mêmes à l'avance, c'est-à-dire se stimulent eux-mêmes à réfléchir pour
résister au désir, il suit de là qu'ils ne sont pas vaincus par la passion: ni
par celle du plaisir par laquelle est vaincu l'incontinent, ni par celle de la
peine par laquelle est vaincu le mou.
1421. En troisième lieu, là (1150b25) où il dit: ¨
Ce sont surtout les personnes etc. ¨,
il montre à qui appartient cette deuxième espèce d'incontinence qu'on appelle
la précipitation.
Et
il dit que ceux qui sont incontinents selon la forme d'incontinence qui n'est
pas ralentie par le conseil et qu'on appelle précipitation, sont ceux qui sont
emportés, c'est-à-dire les cholériques et les mélancholiques. En effet, aucun
d'eux n'attend la délibération de la raison mais obéissent aussitôt à leur
imagination suggérant un objet désirable. Les cholériques agissent ainsi à
cause de l'impétuosité de la colère, les mélancholiques à cause de la force de
l'échauffement du mouvement de mélancolie, dont l'homme ne peut supporter
facilement la violence. Car la terre qui s'échauffe brûle elle aussi plus
violemment. Il faut comprendre au contraire que les sanguins et les
flegmatiques sont sujets à une incontinence de faiblesse à cause de l'humidité
de leur complexion qui n'a pas la force de résister aux impressions.
Aristote montre, au moyen de plusieurs raisonnements, que
l'intempérance est un vice qui est pire que l'incontinence.
1422. Après avoir montré la différence qu'il y a
entre l'incontinent et l'intempérant, le Philosophe montre ici lequel des deux
se trouve dans la pire condition, ce qui se trouve à répondre à la difficulté
présentée plus haut (n. 1325) en
cinquième lieu à l'égard de la première probabilité. Or, Aristote avait parlé
de cela au même endroit (n. 1325)
mais brièvement et comme en passant. Mais ici il en traite plus parfaitement, à
titre de propos principal. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu, il montre son propos (1150b29). En deuxième lieu, il manifeste
quelque chose qu'il avait supposé, là (1151a11) où il dit: ¨ Mais parce que ceux-ci recherchent etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que
l'intempérant est dans une condition pire que l'incontinent. En deuxième lieu,
il montre une ressemblance entre eux, là (1151a5) où il dit: ¨ Donc, puisque l'incontinence n'est pas
identique à etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il compare
l'incontinent à l'intempérant. En deuxième lieu, il compare entre elles les
deux espèces d'incontinence, là (1151a1) où il dit: ¨ Mais parmi ces personnes, celles qui sont excessives etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il présente trois raisonnements au moyen desquels il
montre que l'intempérant est dans une condition pire que l'incontinent
(1150b29).
1423. Et dans le premier de ces raisonnements, il
dit, comme il l'a fait plus haut (n. 1409),
que l'intempérant n'est pas capable d'éprouver du regret parce qu'il agit par
un choix déliibéré dans lequel il demeure du fait qu'il choisit les plaisirs
corporels en tant que fin. Or, tout incontinent éprouve facilement du regret
une fois que cesse la passion par laquelle il a été vaincu. D'où il est clair,
comme nous l'avons dit plus haut (n. 1409),
que l'intempérant est incurable tandis que l'incontinent est susceptible de
guérir. Ainsi, par l'arrêt de la passion, se résout la difficulté présentée
plus haut (n. 1409) qui partait de
ce que l'incontinent devait être plus incurable que l'intempérant. Mais parce
que l'intempérant est plus incurable en réalité, on peut conclure qu'il est
dans une situation pire, tout comme la maladie physique qui est incurable est
pire que celle qui est guérissable.
1424. Il présente le deuxième raisonnement là
(1150b34) où il dit: ¨ Mais alors que la
méchanceté ressemble à des maladies etc. ¨.
Et
il dit que cette méchanceté, c'est-à-dire l'intempérance, se compare à ces
maladies, comme l'hydropisie et la phtisie, qui habitent continuellement
l'homme. Mais l'incontinence se compare à ces maladies qui n'envahissent pas
continuellement l'homme, comme l'épilepsie. Et il en est ainsi parce que
l'intempérance, comme toute méchanceté, est continue puisqu'elle est une disposition
permanente par laquelle sont choisies les actions mauvaises. Mais
l'incontinence n'est pas continue parce que l'incontinent est poussé à pécher
uniquement à cause de la passion qui passe rapidement. Par conséquent,
l'incontinence est comme une certaine méchanceté qui n'est pas continue. Or, un
mal continu est pire qu'un mal qui ne l'est pas. Donc, l'intempérance est une
disposition qui est pire que l'incontinence.
1425. Il présente son troisième raisonnement là
(1150b38) où il dit: ¨ Mais le genre de
l'incontinence est autre que celui de etc. ¨.
Et
il dit que le genre de l'incontinence est autre que celui de la méchanceté dans
lequel est comprise l'intempérance. En effet, la méchanceté se cache à celui
dans lequel elle se trouve, lequel se trompe de trouver bon ce qu'il fait. Mais
l'incontinence ne se cache pas à celui dans lequel elle se trouve: ce dernier
sait en effet par sa raison qu'est mal ce à quoi la passion le mène. Or, un mal
qui se cache est plus dangereux qu'un mal qui ne se cache pas. Donc,
l'intempérance est une disposition qui est pire que l'incontinence.
1426. Ensuite (1151a1), lorsqu'il dit: ¨ Mais parmi ces personnes, celles qui
éclatent valent mieux etc. ¨, il compare entre elles les espèces
d'incontinence.
Et
il dit que parmi les incontinents, valent mieux, c'est-à-dire sont moins
mauvais, ceux qui s'emportent , c'est-à-dire ceux qui se précipitent que ceux
qui sont faibles et qui ont certes une raison qui délibère, mais ne demeurent
pas fermement dans ce qu'ils ont délibéré. Et il y a deux raisons pour
lesquelles ces derniers, les faibles, sont dans une situation qui est pire.
Premièrement parce qu'ils sont vaincus par une passion qui est moindre. En
effet, ceux qui sont précipités sont vaincus par une passion qui les dépasse,
soit selon la rapidité, soit selon l'impétuosité. Et c'est d'après ce
raisonnement qu'il a dit plus haut (n. 1423)
que l'intempérant est pire que l'incontinent, lequel peut être un quatrième
raisonnement qui s'ajoute aux trois qui précèdent. Le deuxième raisonnement est
celui qui pose que les faibles ne sont pas irréfléchis, c'est-à-dire
précipités, comme le sont les autres. Et ce raisonnement était introduit
précédemment (n. 1419-1420) par
rapport à l'incontinent et à l'intempérant comme pour montrer que l'incontinent
serait réfléchi, contrairement à l'intempérant. Ce qui est faux, car
l'intempérant est réfléchi puisque c'est par choix délibéré qu'il est fautif.
Et c'est pourquoi il semble introduire cela ici pour montrer que cela n'est pas
pertinent ici.
1427. Et il présente un exemple en disant que
l'incontinent qui est faible est semblable à ceux qui rapidement, c'est-à-dire
facilement, s'enivrent avec peu de vin et en moindre quantité qu'il n'en faut à
la majorité pour s'enivrer. Et tout comme ces derniers sont moins bien disposés
selon le corps, de même les faibles, parce qu'ils sont vaincus par une moindre
passion, sont moins bien disposés selon l'âme.
1428. Ensuite (1151a5), lorsqu'il dit: ¨ Donc, puisque l'incontinence n'est pas
identique à la méchanceté etc. ¨, il montre que l'incontinent ressemble à
l'intempérant sous deux rapports.
Et
en premier lieu, il le montre quant à ceci que l'incontinence, bien qu'elle ne
soit pas de la méchanceté absolument, est cependant une méchanceté sous un
certain rapport, comme nous l'avons dit plus haut (n. 1379), à savoir qu'elle est comme une méchanceté qui n'est pas
continue. Et qu'elle ne soit pas une méchanceté prise absolument, cela est
clair, car l'incontinence n'est pas fautive par choix délibéré alors que la
méchanceté ou l'intempérance est fautive par choix délibéré.
1429. Il présente la deuxième ressemblance là (1151a8)
où il dit: ¨ En outre, si l'on considère
les actes, elles sont semblables etc. ¨.
Et
il dit que l'incontinence et la méchanceté sont semblables quant à l'action,
comme un certain Démodokos, c'est-à-dire un ancien du peuple, le dit aux
Milésiens à titre de reproche: ¨ Les
Milésiens ne sont pas sots, mais ils posent des actes semblables aux actes de
ceux qui le sont. ¨. De la même manière aussi, les incontinents ne sont pas
mauvais, injustes ou intempérants, mais ils posent des actes qui sont injustes
et mauvais.
1430. Ensuite (1151a11), lorsqu'il dit: ¨ Or, parce que ceux-ci recherchent les
plaisirs etc. ¨, il donne la raison pour laquelle il avait dit plus haut
(n. 1423) que l'intempérant n'est
pas capable de regret, contrairement à l'incontinent. En deuxième lieu, il
donne la raison pour laquelle l'incontinent est capable de regret, là (1151a21)
où il dit: ¨ Mais il y en a que la
passion domine etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il y en a qui poursuivent les plaisirs corporels
avec excès et en-dehors des prescriptions de la droite raison, mais pas parce
qu'ils sont disposés de manière à se persuader eux-mêmes que ces plaisirs sont
bons et qu'ils doivent y consentir. Et tels sont les incontinents. Mais il y en
a d'autres, c'est-à-dire les intempérants, qui se persuadent eux-mêmes que ces
plaisirs doivent être choisis comme s'ils étaient bons en eux-mêmes, ce qu'Ils
font à cause d'une disposition qu'ils possèdent par habitude. C'est pourquoi
celui qui ne s'est pas persuadé, à partir d'une disposition habituelle, que ces
plaisirs sont bons en eux-mêmes, mais y consent seulement par passion, tout en
gardant cependant un faux jugement à leur sujet dans le particulier,
c'est-à-dire l'incontinent, revient facilement de ce qu'il croyait une fois que
la passion cesse. Au contraire, celui qui estime, à partir d'une disposition
habituelle, que les plaisirs corporels doivent être choisis pour eux-mêmes,
c'est-à-dire les intempérants, ceux-là ne reviennent pas facilement de ce
qu'ils croyaient.
1431. Et il en donne la raison par la suite, en
disant que la vertu et le vice ont rapport au principe des actions à poser que
le vice corrompt et que la vertu sauvegarde. Or, dans les actions, le principe
est la fin en vue de laquelle on pose l'action, laquelle se présente dans
l'agir comme les postulats, c'est-à-dire comme les premiers principes dans les
démonstrations mathématiques. En effet, tout comme en mathématiques les
principes ne sont pas enseignés par la raison, de même dans les actions la fin
n'est pas enseignée par la raison. Mais c'est par l'habitus de la vertu, soit
naturelle soit acquise par la coutume, que l'homme suit le jugement droit sur
le principe des actions à poser qui est la fin.
1432. Donc, celui qui conserve un jugement droit
sur la fin par rapport aux plaisirs corporels, c'est-à-dire de telle manière
qu'il juge que c'est le juste milieu à leur égard qui est le bien et la fin, et
que les extrêmes sont mauvais, celui-là est tempérant. Mais celui qui a un
jugement contraire à cause d'une habitude mauvaise, celui-là est intempérant.
Or, il est manifeste que celui qui se trompe sur les principes ne peut
facilement être retiré de son erreur parce qu'on ne peut donner une raison pour
enseigner les principes. Et c'est pourquoi l'habitus qui est cause de l'erreur
ne peut être surmonté ni regretté, sauf peut-être par une longue habitude
contraire.
1433. Ensuite (1151a21), lorsqu'il dit: ¨ Ceux qui à cause de la passion sortent etc.
¨, il montre de quelle manière l'incontinent peut se surmonter et être capable
de regret.
Et
il dit qu'il y a certes certains hommes qui à cause de la passion sortent de la
raison droite, parce que la passion les domine à ce point qu'ils n'agissent pas
selon la raison droite. Mais elle ne les domine pas au point de les persuader
qu'il faut rechercher les plaisirs corporels inconditionnellement comme s'ils
étaient par eux-mêmes des biens. Et c'est pourquoi ces hommes, aussitôt que
cesse la passion qui passe rapidement, demeurent dans un jugement droit
relativement à la fin: tels sont les incontinents qui, pour cette raison, sont
meilleurs que les intempérants, et ne sont pas absolument mauvais, car est
sauvegardé en eux ce qu'il y a de meilleur, le principe, à savoir un jugement
droit relativement à la fin. L'incontinent est cependant mauvais sous un
certain rapport, c'est-à-dire dans la mesure où dans un cas particulier il
estime qu'il faut agir à l'encontre de la raison droite. Mais l'autre, à savoir
le continent, est contraire à l'incontinent, parce qu'il demeure dans la raison
droite et n'en sort d'aucune manière, sous le rapport de l'agir, à cause de la
passion .
1434. D'où il est manifeste que la continence est
une bonne disposition car elle demeure dans la raison. Mais l'incontinence est
mauvaise, parce qu'elle s'écarte, dans l'agir, de la raison droite. Et telle
était la première probabilité sur laquelle il apporte maintenant la conclusion,
puisqu'est résolue la cinquième difficulté qui était proposée par rapport à
cette probabilité.
Aristote enseigne quel est celui qui est véritablement continent et
quel est celui qui est tenace, et quelle différence se trouve entre le
continent et le tenace.
1435. Après avoir traité de la question dont
l'examen révèle si la continence et l'incontinence existent, et aussi montré
quelle est la matière sur laquelle portent ces dispositions, le Philosophe
traite ici de la question dont l'examen révèle ce qu'est la continence. Et à ce
sujet il fait deux choses.
En
premier lieu en effet il montre si le continent s'en tient à toute raison et si
l'incontinent sort de n'importe quelle raison (1151a29): ce faisant, il résout
la quatrième difficulté présentée (n. 1321),
c'est-à-dire celle qui est proposée contre la deuxième probabilité. En deuxième
lieu, il montre si le prudent peut être incontinent, et en faisant cela, il se
trouve à répondre à la deuxième difficulté soulevée relativement à la cinquième
probabilité, là (1152a6) où il dit: ¨ Et
il est impossible au même homme d'être à la fois prudent et etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre comment
la continence se présente à l'égard de sa définition propre qui se prend
d'après ceci qu'elle s'en tient à la raison. En deuxième lieu, il montre
comment elle se présente à l'égard de la définition commune de la vertu qui
consiste en ceci qu'elle se tient dans un juste milieu, là (1151b23) où il dit:
¨ Mais parce que quelqu'un est tel, etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre à
quelle raison le continent s'en tient avec honneur, et de laquelle
l'incontinent sort d'une manière répréhensible. En deuxième lieu, il montre
comment certains s'en tiennent à la raison d'une manière répréhensible, là
(1151b7) où il dit: ¨ Or, il y en a qu'on
appelle etc. ¨. En troisième lieu, il montre comment certains sortent de la
raison honorablement, là (1151b18) où il dit: ¨ Il y en a qui ne demeurent pas dans etc. ¨. Et au sujet du premier
point, il fait deux choses.
1436. En premier lieu il soulève une question
(1151a29): et certes, il s'agit de celle par laquelle on cherche à savoir s'il
faut dire du continent qu'il s'en tient à n'importe quelle raison, à savoir à
une raison droite comme à une raison fausse, et à n'importe quel choix,
c'est-à-dire à un choix qui est droit comme à un choix qui est faux, ou bien si
on appelle continent seulement celui qui s'en tient à une raison et à un choix
qui sont droits. Et il soulève une autre question, semblable à la première, par
laquelle il cherhe à savoir si on appelle incontinent celui qui ne s'en tient
pas à n'importe quelle raison et à n'importe quel choix, mais seulement celui
qui ne s'en tient pas à une raison et à un choix qui sont droits. Ou bien on
pourrait encore soulever la question de la manière suivante: peut-on appeler
incontinent celui qui ne s'en tient pas à une raison et à un choix qui sont
faux, comme nous l'avons affirmé plus haut (n. 1322) dans les difficultés.
1437. En deuxième lieu, là (1151a35) où il dit: ¨ Ou bien le continent est-il celui qui,
accidentellement, etc. ¨, il résout la question qu'il vient de présenter.
Et
il dit qu'on peut appeler continent et incontinent celui qui, par accident,
s'en tient ou ne s'en tient pas à n'importe quelle raison, mais qui,
essentiellement, s'en tient ou ne s'en tient pas à la vraie raison et au choix
qui est droit. Et c'est là ce qu'il explique. En effet, si l'on choisit ou
recherche ceci en vue de cela, c'est-à-dire ceci au lieu de cela, par exemple
si l'on choisit du fiel au lieu du miel, c'est-à-dire parce que l'on estime que
cela est du miel à cause d'une ressemblance de couleur, il est manifeste qu'à
parler essentiellement l'on choisit et recherche ce en vue de quoi, à savoir le
miel, on choisit et recherche l'autre chose; mais accidentellement on choisit
ce qui est mauvais, c'est-à-dire ce qu'on choisit au lieu de l'autre, à savoir
le fiel.
1438. Et la raison en est que dans ce qui est
désirable, on prend comme essentiel ce vers quoi se porte l'intention de celui
qui désire. Le bien, en effet, en tant qu'il est appréhendé, est l'objet propre
de l'appétit. D'un autre côté, ce qui est en dehors de l'intention est pris
comme accidentel. Il en résulte que celui qui a l'intention de choisir le miel
et qui choisit le fiel contre son intention, se trouve certes à choisir le miel
essentiellement mais choisit le fiel accidentellement. Supposons donc que
quelqu'un estime vraie une raison qui est fausse, par exemple quelqu'un qui
estime comme étant vraie la position qui soutient qu'il est bien de forniquer.
Donc, s'il s'en tient à cette position fausse qu'il croit être vraie, il s'en
tient certes essentiellement à une position vraie, mais accidentellement à une
fausse. Il cherche en effet à s'en tenir à une vraie position. Et le même
raisonnement vaut pour l'incontinent qui sort d'une position fausse qu'il croit
être vraie.
1439. Il est donc clair que le continent ou
l'incontinent, à parler essentiellement, s'en tient ou ne s'en tient pas à une
position vraie, mais accidentellement à une position fausse. Or, nous parlons
de la chose absolument, telle qu'elle est prise essentiellement. Et ce qui est
accidentel dans la chose, nous disons qu'il en est ainsi sous un certain
rapport. Et c'est pourquoi, en un certain sens, sous un certain rapport, nous
disons du continent et de l'incontinent qu'ils s'en tiennent à n'importe quelle
opinion, même à une opinion fausse; mais à parler absolument, nous disons du
continent ou de l'incontinent qu'il s'en
tient ou ne s'en tient pas à la raison ou à l'opinion vraie.
1440. Ensuite (1151b6), lorsqu'il dit: ¨ Mais il y en a qui tiennent à leur opinion
etc. ¨, il montre comment certains s'en tiennent à leur opinion d'une
manière répréhensible.
Et
en premier lieu il montre quelles sont ces personnes. En deuxième lieu, il
montre comment ces personnes se présentent à l'égard du continent, là (1151b8)
où il dit: ¨ Ils ressemblent certes à
ceux qui sont continents etc. ¨. En troisième lieu, il montre la différence
qu'il y a entre eux, là (1151b10) où il dit: ¨ Ils diffèrent cependant etc. ¨. En quatrième lieu, il montre
comment ces personnes se présentent à l'égard de l'incontinent, là (1151b15) où
il dit: ¨ Sont aussi des entêtés ceux qui
etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que certains sont trop attachés leur opinion propre,
et ce sont ceux que les hommes appellent ischyrognomones,
c'est-à-dire ceux qui sont fortement attachés à leur opinion ou qui sont
obstinés, c'est-à-dire parce qu'il est difficile de les convaincre de quelque
chose. Et s'il sont déjà persuadés de quelque chose, ils ne changent pas
facilement de position. Et l'on observe cela surtout chez les mélancoliques,
lesquels reçoivent difficilement une position, mais s'il leur arrive de la
recevoir, ils y tiennent fermement à la manière dont la terre retient ce qu'on
y dépose.
1441. Ensuite (1151b8), lorsqu'il dit: ¨ Lesquels sont en quelque sorte semblables
aux continents etc. ¨, il compare ces personnes aux continents.
Et
il dit que ces personnes semblent avoir quelque chose de semblable au
continent, car c'est par leur excès qu'elles ont ce qui appartient au
continent, tout comme celui qui est prodigue a quelque chose qui est semblable
à celui qui est libéral, et comme le téméraire a quelque chose qui est
semblable à celui qui est hardi, c'est-à-dire à celui qui est courageux. En
effet, tels sont ceux qui tiennent à leur opinion plus qu'ils ne doivent alors
que celui qui est continent y tient dans la mesure où il le doit.
1442. En deuxième lieu, là (1151b10) où il dit: ¨ Ils en diffèrent cependant sous plusieurs
etc. ¨, il dit que ceux dont on vient de parler diffèrent cependant du
continent sous plusieurs rapports. Et pour le montrer, il faut considérer qu'il
existe deux manières de changer d'opinion. Premièrement, du côté de la raison
elle-même, par exemple s'il survient une raison plus puissante. Deuxièmement,
du côté de la passion qui survient pour corrompre le jugement de la raison,
surtout sur l'action à poser dans le particulier.
1443. Telle est donc la différence car celui-ci,
c'est-à-dire le continent, ne change pas d'opinion à cause de la passion du
désir mais cependant, quand il le faudra, il pourra se laisser persuader par la
présentation d'une raison plus valable. Et c'est pourquoi le continent est
louable, à savoir parce qu'il n'est pas vaincu par le désir, mais par la
raison. Au contraire, celui-là, à savoir celui qui est entêté, ne change pas
d'opinion à cause de la présentation d'une raison plus puissante, mais parce
qu'il a accueilli en lui des désirs. Et parmi eux, nombreux sont ceux qui sont
conduits par les plaisirs en dehors du chemin de la raison. Par conséquent, ils
sont blâmables, parce qu'ils ne s'en remettent pas à la victoire de la raison,
mais ils sont vaincus par la passion.
1444. Ensuite (1151b15), lorsqu'il dit: ¨ Sont aussi entêtés ceux qui etc. ¨, il
montre comment se présentent ces personnes à l'égard de l'incontinent.
Et
il dit que ceux que nous appelons entêtés sont aussi ceux qui sont idiognomones, c'est-à-dire ceux qui
tiennent à leur opinion propre, c'est-à-dire les hommes qui abondent dans leur
sens propre; mais aussi ceux qui sont ignorants parce qu'ils refusent d'être
instruits par autrui; mais il y a encore les rustres, parce qu'alors même
qu'ils veulent toujours suivre leur propre sens, ils ne peuvent pas facilement
demeurer avec les autres. Or, ils sont entêtés, c'est-à-dire qu'ils tiennent à
leur propre sens, pour cette raison qu'ils recherchent trop un certain plaisir
et fuient trop une certaine peine. Ils éprouvent en effet un certain plaisir
lorsque, en échangeant avec les autres, ils remportent la victoire,
c'est-à-dire s'ils n'abandonnent pas leur opinion suite à une discussion. Mais
ils éprouvent de la peine si les pensées qui leur appartiennent, c'est-à-dire
leurs opinions, leur apparaissent faibles de telle manière qu'ils doivent les
abandonner. Or, c'est le propre de l'incontinent et du mou de désirer les
plaisirs avec excès et de fuit les peines avec excès. C'est pourquoi il est
évident que les entêtés ressemblent davantage à l'incontinent qu'au continent.
1445. Ensuite (1151b18), lorsqu'il dit: ¨ Mais il y en a d'autres qui ne tiennent pas
à leur opinion etc. ¨, il montre de quelle manière certains abandonnent
honorablement leur opinion.
Et
il dit qu'il y en a certains qui ne tiennent pas à leur opinion, non pas par
incontinence, mais par amour de la vertu, comme le raconte Sophocle dans le
livre qu'il a écrit au sujet de Philoctète, où il dit que Néoptolème ne
persista pas dans ses opinions, non pas par incontinence, bien qu'il fit cela à
cause d'un certain plaisir qui n'était pas mauvais mais bon. En effet,
Néoptolème désirait comme un bien de dire la vérité et cela lui apportait du
plaisir, mais il avait été convaincu par Ulysse de mentir pour être utile à la
patrie; cependant, Néoptolème ne demeura pas dans cette conviction à cause du
plaisir de la vérité. Et cependant, il ne devint pas incontinent pour autant.
En effet, ce ne sont pas tous ceux qui agissent à cause du plaisir qui sont
intempérants, mauvais ou incontinents, mais seulement ceux qui agissent à cause
de plaisirs malhonnêtes.
1446. Ensuite (1151b24), lorsqu'il dit: ¨ Mais parce qu'il y en a qui sont tels qu'ils
etc. ¨, il montre de quelle manière se présente la continence à l'égard de
la définition de la vertu à laquelle il appartient de se tenir dans un juste
milieu.
Et
à ce sujet il fait deux choses. Et en premier lieu, il manifeste que la
continence, tout comme la tempérance, se tient dans un juste milieu. En
deuxième lieu, il montre que la continence est parfois dénommée tempérance à
cause d'une ressemblance, là (1151b32) où il dit: ¨ Mais parce qu'à cause d'une ressemblance etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre à
l'égard de quoi la continence est le juste milieu. Et il dit qu'il y a des
hommes qui sont disposés de telle manière qu'ils éprouvent moins de plaisir
qu'il ne faut dans les plaisirs corporels, non pas à cause de la finalité du
bien, mais à cause d'un dégoùt. Et c'est pour cette raison qu'ils ne demeurent
pas attachés comme il faut au jugement de la raison, selon qu'il leur est
nécessaire d'user de tels plaisirs. Or, nous avons déjà dit (n. 1444) au sujet de l'incontinent qu'il
ne reste pas attaché au jugement de la raison pour cette raison qu'il se
réjouit de tels plaisirs plus qu'il ne faut.
1447. Il en résulte que le continent tient le
milieu entre ces deux extrêmes. En effet, l'incontinent ne tient pas à la
raison à cause d'un plaisir plus grand. Mais l'autre dont nous avons parlé n'y
tient pas non plus, mais à cause d'un plaisir moindre. C'est-à-dire que parmi
ceux qui ne tiennent pas à la raison, celui-ci veut jouir des plaisirs plus
qu'il ne le faut, celui-là moins qu'il ne le faut. Le continent, au contraire,
tient à la raison et ne s'en écarte ni à cause de l'un ni à cause de l'autre,
c'est-à-dire ni à cause d'un plus grand, ni à cause d'un moindre plaisir.
1448. En deuxième lieu, là (1151b28) où il dit: ¨ Mais il faut, si la continence est bonne,
etc. ¨, il montre de quelle manière se présentent ces dispositions à
l'égard de la bonté et de la méchanceté.
Or
il est manifeste, en partant de ce qui a
été dit (n. 1433-1434), que
la continence est quelque chose de bon. Il faut donc que les deux dispositions
qui s'opposent à la continence, à savoir celle qui est fautive par excès, tout
comme celle qui l'est par défaut, soient mauvaises; et cela est évident à
partir du fait même qu'elles ne restent pas attachées à la raison mais
accueillent soit le plus soit le moins.
1449. En troisième lieu, là (1151b29) où il dit: ¨
Mais parce que l'aversion pour les
plaisirs apparaît chez peu de gens et rarement, etc. ¨, Aristote répond à
une question implicite, à savoir pourquoi seule l'incontinence semble être
contraire à la continence puisque cette dernière possède deux dispositions
contraires.
Et
il dit que cela est possible parce que l'autre disposition, à savoir celle qui
s'écarte de la raison par défaut, ne se retrouve que dans peu de cas. Et c'est
pourquoi ce dernier extrême n'est pas aussi manifeste que l'autre. Car, à
l'égard des plaisirs corporels, il
arrive dans bien plus de cas que ce soit par excès qu'on sorte de la raison
droite. Et pour la même raison la tempérance semble s'opposer seulement à
l'intempérance parce que l'insensibilité, en tant qu'extrême, n'est pas
manifeste du fait qu'elle ne se présente que chez peu de gens.
1450. Il faut cependant considérer ici que les
extrêmes sont attribués à la continence de deux manières. Premièrement du côté
de la raison dans laquelle elle se trouve: et c'est en ce sens que nous avons
dit plus haut (n. 1441-1443) que
l'entêté est au continent ce que le prodigue est au libéral, et que l'autre
extrême est au moins le vice de l'instabilité. Deuxièmement, les extrêmes sont
attribués à la continence du côté du plaisir sur lequel elle remporte la
victoire. Et par conséquent la continence est le juste milieu entre les
extrêmes que nous assignons maintenant.
1451. Ensuite (1151b32), lorsqu'il dit: ¨ Mais parce que plusieurs expressions se
disent par analogie etc. ¨, il montre que la continence est parfois appelée
tempérance par analogie.
Et
en premier lieu il compare sous ce rapport la continence à la tempérance. En
deuxième lieu, il compare l'incontinence à l'intempérance, là (1152a3) où il
dit: ¨ De même l'incontinent et
l'intempérant se ressemblent, quoique etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer. Et il dit que parce que plusieurs expressions sont
utilisées par métaphore ou par analogie, il en résulte que même la continence
est parfois dénommée tempérance par analogie.
1452. En deuxième lieu, là (1151b34) où il dit: ¨ Et le continent ne peut en effet rien faire
contre etc. ¨, il montre en quoi il y a ressemblance. Le continent a en
effet la capacité de ne rien faire contre raison à cause des plaisirs corporels.
Et le tempérant possède évidemment la même capacité.
1453. En troisième lieu, là (1152a1) où il dit: ¨ Mais voici certes la différence etc. ¨,
il présente deux différences entre la continence et la tempérance.
Et
la première de ces différences, c'est que le continent éprouve des désirs
mauvais, ce que n'éprouve pas le tempérant parce que sa concupiscence est
réglée par l'habitus de la tempérance. La deuxième différence est celle qu'il
présente là (1152a2) où il dit: ¨ Et il
est certes dans la nature de l'un d'éprouver etc. ¨, à savoir que la nature
du tempérant est telle qu'il est disposé par l'habitus de la tempérance à ne
pas éprouver de plaisirs en dehors des limites de la raison, alors que le
continent est disposé à éprouver des désirs en dehors des limites de la raison,
mais sans se laisser conduire par la passion.
1454. Ensuite (1152a3), lorsqu'il dit: ¨ De même, il y a ressemblance entre
l'incontinent et l'intempérant etc. ¨, il compare l'incontinence à l'intempérance.
Et
il dit que l'incontinent et l'intempérant sont semblables, bien qu'ils
diffèrent. Il en résulte que l'incontinent, de la même manière, est dénommé
intempérant par analogie. Ils sont en effet semblables en ceci que tous les
deux poursuivent, c'est-à-dire recherchent les plaisirs corporels. Mais ils
diffèrent en cela que l'intempérant estime qu'il faut suivre de tels plaisirs à
cause d'un habitus qui pervertit son jugement sur la fin. Le continent, au
contraire, ne croit pas cela, parce qu'en lui ce principe est conservé, comme
nous l'avons dit plus haut (nn. 1312,
1426, 1428-1430).
Aristote manifeste que l'incontinence et la prudence ne peuvent
absolument pas exister simultanément dans un même sujet; et il présente une
comparaison entre le prudent et l'incontinent et plus précisément il dit quelle
incontinence est aisément guérissable.
1455. Après avoir montré comment le continent et
l'incontinent s'en tient ou ne s'en tient pas à la raison, le Philosophe montre
ici s'il est possible que la prudence, qui est la raison droite des actions à
poser, existe en même temps que l'incontinence. Et en montrant cela, il résout
la deuxième difficulté qu'il soulevait relativement à la cinquième probabilité
(n. 1317-1319). Et à ce sujet il
fait deux choses.
En
premier lieu il montre que le prudent ne peut jamais être simultanément
incontinent (1152a6). En deuxième lieu, il montre comment se présente
l'incontinent à l'égard de la prudence, là (1152a14) où il dit: ¨ Et il en est certainement proche selon la
raison etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il présente ce
qu'il se propose de montrer (1152a6): et
il dit qu'il n'est pas possible que le même homme soit simultanément prudent et
incontinent.
1456. En deuxième lieu, là (1152a7) où il dit: ¨ Nous avons en effet montré qu'être prudent,
c'est aussi être etc. ¨, il prouve son propos au moyen de deux
raisonnements.
Le
premier de ces raisonnements s'appuie sur ce que nous avons montré précédemment
au sixième livre (nn. 1172, 1273, 1275, 1285, 1287), à savoir que la prudence
s'accompagne de la vertu morale. Et par conséquent, celui qui est prudent est
en même temps attaché à la vertu morale. Mais l'incontinent n'est pas attaché à
la vertu morale car s'il l'était, il se détournerait des passions. Il n'est
donc pas possible à un homme d'être simultanément prudent et incontinent.
1457. Il présente le deuxième raisonnement là
(1152a8) où il dit: ¨ En outre, la
prudence ne consiste pas seulement dans le savoir etc. ¨.
En
effet, on ne dit pas de quelqu'un qu'il est prudent du seul fait qu'il possède
un savoir, mais aussi du fait qu'il est pratique, c'est-à-dire du fait qu'il
possède la capacité d'agir. Nous avons dit en effet précédemment, au sixième
livre (n. 1216, 1239, 1240, 1269, 1289),
que la prudence commande les opérations et qu'elle ne se contente pas seulement
de délibérer et de juger. Or, l'incontinent est en défaut par rapport à la
capacité d'agir, puisqu'il n'agit pas selon la raison droite. Le prudent ne
peut donc pas être incontinent.
1458. En troisième lieu, là (1152a10) où il dit: ¨
Mais rien n'empêche que l'homme habile
soit incontinent etc. ¨, il donne la raison pour laquelle les prudents
semblent parfois être incontinents.
Et
il dit que rien n'empêche que l'homme habile , c'est-à-dire celui qui est
ingénieux ou industrieux, soit incontinent. Et à partir de là il est possible
qu'il semble parfois que certains prudents sont incontinents, c'est-à-dire
parce que les gens habiles sont comptés parmi les prudents pour cette raison
que l'habileté diffère de la prudence de la manière que nous avons dite au
sixième livre (nn. 1279, 1275, 1280),
c'est-à-dire à la manière dont la prudence ajoute quelque chose à la connaissance.
1459. Ensuite (1152a14), lorsqu'il dit: ¨ Et il en est certes proche selon la raison
etc. ¨, il compare l'incontinent au prudent.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il compare l'incontinent au
prudent. En deuxième lieu, il compare les incontinents entre eux, là (1152a27)
où il dit: ¨ Or, parmi les incontinents,
sont plus faciles à guérir ceux qui etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente la
comparaison. En deuxième lieu, il fournit une similitude, là (1152a20) où il
dit: ¨ Et l'incontinent se compare tout à
fait à la cité qui etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente la
comparaison. En deuxième lieu, il tire un corollaire de ce qu'il vient de dire,
là (1152a17) où il dit: ¨ C'est pourquoi
l'incontinent est seulement à moitié méchant
etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer (1152a14). Et il dit que l'incontinent est en
partie proche du prudent, c'est-à-dire selon la raison, car l'un et l'autre ont
une raison qui est droite. Ils diffèrent cependant selon le choix, dans la
mesure où le prudent suit la raison droite, alors que l'incontinent ne la suit
pas.
1460. En deuxième lieu, là (1152a15) où il dit: ¨ Être incontinent, c'est ressembler non pas à
ceux qui savent etc. ¨, il manifeste de quelle manière l'incontinent et le
prudent sont proches selon la raison.
Et
il dit que l'incontinent ne ressemble pas au prudent de telle manière que
l'incontinent serait comme celui qui sait par habitus et qui examine,
c'est-à-dire qui considère en acte les actions particulières à poser. Mais il
se présente plutôt comme celui qui dort et comme celui qui est en état
d'ébriété, chez lesquels l'habitus de la raison est lié, comme nous l'avons
expliqué plus haut (nn. 1351-1352).
1461. En troisième lieu, là (1152a16) où il dit: ¨
Et on agit certes volontairement, car etc.
¨, il manifeste ce qu'il vient de dire au sujet de cette différence par rapport
au choix.
Et
il dit que c'est certainement de façon volontaire que l'incontinent est fautif.
En effet, il sait d'une certaine manière, c'est-à-dire dans l'universel, à la
fois ce qu'il fait, ce en vue de quoi il le fait, et les autres circonstances
de l'action. C'est pourquoi il agit volontairement. Il n'est cependant pas
mauvais car il n'agit pas par choix. Mais son choix est honnête, c'est-à-dire
bon, quand il n'est pas soumis à la passion. Mais quand survient la passion,
son choix est corrompu et alors il veut le mal. Et c'est pourquoi l'incontinent
diffère du prudent selon le choix, car le choix du prudent, contrairement à
celui de l'incontinent, n'est pas corrompu.
1462. Ensuite (1152a17), lorsqu'il dit: ¨ C'est pourquoi l'incontinent est seulement à
moitié méchant etc. ¨, il tire un corollaire de ce qu'il vient de dire.
En
effet, parce que l'incontinent a un bon choix avant que ne survienne la
passion, mais qu'il veut le mal lorsqu'intervient la passion, il s'ensuit qu'il
est à moitié mauvais, c'est-à-dire dans la mesure où il veut le mal mais qu'il
n'est pas injuste ou mauvais absolument, parce qu'il n'est pas rusé,
c'est-à-dire parce qu'il ne fait pas le mal par choix délibéré. Mais parmi les
incontinents, certains, c'est-à-dire les faibles, délibèrent certes, mais ne
s'en tiennent pas à ce qu'ils ont délibéré; mais les mélancoliques et les vifs,
ceux dont nous avons dit plus haut (n. 1421)
qu'ils sont précipités, sont totalement incapables de délibération. D'où il est
clair qu'aucun d'eux ne fait le mal par délibération et par choix.
1463. Et à partir de ce qui a été dit, nous
pouvons saisir quel est le sujet de la continence et de l'incontinence. En
effet, on ne peut dire que le sujet de l'un et de l'autre soit le concupiscible
car ces dispositions ne diffèrent pas selon les désirs qui, dans les deux cas,
c'est-à-dire chez le continent et l'incontinent, sont mauvais; on ne peut
davantage dire que leur sujet soit la raison, car l'un et l'autre ont une
raison droite. Il reste donc que le sujet de l'un et de l'autre soit la
volonté, car l'incontinent pèche volontairement, comme nous l'avons dit (n. 1461). Et c'est volontairement que le
continent s'en tient à la raison.
1464. Ensuite (1152a20), lorsqu'il dit: ¨ Et l'incontinent se compare tout à fait à
etc. ¨, il présente une similitude pour manifester ce qu'il vient de dire.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il présente la similitude. Et
il dit que l'incontinent se compare à la cité pour laquelle tout ce qui lui est
nécessaire a été prévu, c'est-à-dire réparti, et qui possède de bonnes lois,
mais qui ne se sert d'aucune d'elles, comme le dit Anaxandridès, en se moquant,
qu'une cité voulait des lois, mais n'avait aucun souci de les observer. De
même, l'incontinent ne se sert pas de la raison droite qu'il possède. Mais
celui qui est mauvais, c'est-à-dire l'intempérant, se compare à la cité qui
fait usage de ses lois mauvaises. En effet, celui qui est mauvais fait usage
d'une raison perverse.
1465. En deuxième lieu, là (1152a24) où il dit: ¨ La continence et l'incontinence se
rapportent aux actes qui dépassent etc. ¨, il manifeste ce qu'il vient de
dire.
Et
il dit de quelle manière l'incontinent est semblable à la cité qui ne se sert
pas de ses lois qui sont droites. En effet, ce n'est pas tout excès qui sort de
la raison droite qui rend incontinent; mais on parle de continence et
d'incontinence par rapport à ce qui dépasse la disposition, c'est-à-dire la
capacité de la plupart des gens. En effet, le continent s'en tient à la raison
droite plus que n'en sont capables la plupart des gens, parce qu'il remporte la
victoire sur des désirs par lesquels la plupart des hommes sont vaincus. Au
contraire, l'incontinent s'en tient moins à la raison droite que ce dont la
plupart des hommes sont capables parce qu'il est vaincu par des désirs que la
plupart des hommes sont capables de vaincre, comme nous l'avons dit plus haut
(n. 1442-1443).
1466. Ensuite (1152a27), lorsqu'il dit: ¨ Or, parmi les incontinences, celle qui est
le plus susceptible de guérir etc. ¨, il compare entre elles les
incontinences d'après deux différences.
Et
il dit en premier lieu que parmi les incontinences, celle par laquelle les
mélancoliques agissent par incontinence, c'est-à-dire sans délibérer à
l'avance, est plus susceptible de guérir que celle de ceux qui délibèrent mais
sans s'en tenir à ce qui a été décidé dans la délibération, parce les premiers,
invités à délibérer, semblent pouvoir être guéris, mais non les derniers, comme
nous l'avons dit plus haut (n. 1442-1443).
1467. En deuxième lieu, là (1152a29) où il dit: ¨ De même, celui qui est incontinent par
habitude est plus facilement guérissable que etc. ¨, il compare les
incontinents selon une autre différence.
Et
il dit que ceux qui sont incontinents par habitude sont plus guérissables que
ceux qui sont incontinents par nature, c'est-à-dire à cause d'une complexion
corporelle qui les incline à cela. La raison en est que la coutume peut plus
facilement être changée que la nature. Car ce à cause de quoi une chose est
telle est davantage tel. Or, la coutume est difficile à changer pour cette
raison qu'elle ressemble à la nature, comme le dit le poète Evhénos: ¨ Je dis, c'est-à-dire j'affirme, qu'il existe
une longue préparation, c'est-à-dire une occupation habituelle longuement et
aimablement poursuivie: et je dis que lorsqu'elle se termine, c'est-à-dire
lorsqu'elle atteint sa perfection, elle devient pour tous une nature. ¨
1468. Et à la fin, comme en résumant ce qu'il
vient de dire, il conclut en disant que nous avons dit ce qu'est la continence
et l'incontinence, et aussi ce qu'est la persévérance et la mollesse, et quels
sont les rapports entre des dispositions.
Il appartient au politique de traiter du plaisir et de la peine: ce
qui devient manifeste au moyen de nombreux raisonnements.
1469. Après avoir traité de la continence et de
l'incontinence en montrant qu'elles se rapportent aux plaisirs et aux peines,
le Philosophe cherche ici à traiter des plaisirs et des peines.
Et
en premier lieu il dit que cette considération relève du propos actuel
(1152b1). En deuxième lieu, il exécute son propos, là (1152b8) où il dit: ¨ Et il semble à certains qu'aucun plaisir
n'est bon, ni etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il présente ce
qu'il se propose de montrer (1152b1): et il dit que l'étude du plaisir et de la
peine relève de celui qui, en philosophie, examine la science politique à
laquelle se ramène comme à son principe tout l'enseignement moral, ainsi que
nous l'avons établi au début de ce traité (n. 26-30).
1470. En deuxième lieu, là (1152b2) où il dit: ¨ C'est lui en effet qui, comme un architecte,
fixe etc. ¨, il prouve son propos au moyen de trois raisonnements, dont
voici le premier.
En
effet, tout comme la fin de l'art architectonique est celle vers laquelle se
tourne, comme vers une certaine mesure, tout ce qui est subordonné à cet art,
de même le plaisir garde le même rapport à l'égard de tout ce qui appartient à
l'enseignement moral. En effet, c'est en nous tournant vers le plaisir que nous
disons que quelque chose est mauvais, tout comme nous disons que quelque chose
est bon. Nous appelons en effet bon celui qui trouve son plaisir dans les
bonnes choses, tout comme nous appelons mauvais celui qui trouve son plaisir
dans les maux. Et nous observons le même jugement dans les événements qui se
produisent puisque nous jugeons qu'est mauvais ce qui procède d'un plaisir
mauvais, et qu'est bon ce qui procède d'un plaisir qui est bon. Or, en toute
science, il faut surtout considérer ce qui est établi comme règle. Il en
résulte qu'il appartient à la philosophie morale de considérer surtout le
plaisir.
1471. Il présente son deuxième raisonnement là
(1152b4) où il dit: ¨ Disons en outre
qu'il est nécessaire de etc. ¨.
Il
montre qu'il n'est pas seulement convenable que la philosophie morale considère
le plaisir, mais que cela lui est aussi nécessaire, parce que c'est à elle
qu'il appartient de considérer les vertus et les vices. Or, nous avons montré
plus haut au deuxième livre (nn. 266-267,
268, 269-272) que toutes les vertus et tous les vices moraux se rapportent
aux plaisirs et aux peines. Il est donc nécessaire au philosophe moral de
considérer le plaisir et la peine.
1472. Il présente son troisième raisonnement là
(1152b6) où il dit: ¨ Nombreux sont ceux
qui soutiennent que le bonheur s'accompagne de etc. ¨.
En
effet, c'est au philosophe moral qu'il appartient de considérer le bonheur qui
est la fin ultime. Mais plusieurs philosophes, dont Aristote lui-même,
soutiennent que le bonheur s'accompagne de plaisir. C'est aussi la raison pour
laquelle, chez les Grecs, on a donné à l'homme heureux le nom de makapios, qui signifie ¨ éprouver du plaisir ¨. Il appartient
donc au philosophe moral de traiter du plaisir.
1473. Ensuite (1152b9), lorsqu'il dit: ¨ Il semble à certains qu'aucun plaisir n'est
un bien etc. ¨, il traite du plaisir et de la peine.
Et
en premier lieu il en traite en général. En deuxième lieu, il traite des
plaisirs corporels en particulier, au sujet desquels il a dit qu'ils sont
l'objet de la continence et de l'incontinence, là (1154a8) où il dit: ¨ Mais à ceux qui disent au sujet des plaisirs
corporels qu'ils sont tout à fait etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il parcout les
opinions de ceux qui combattent le plaisir. En deuxième lieu, il détermine la
vérité contraire, là (1153a39) où il dit: ¨ Mais
puisque la peine aussi est un mal etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente les
opinions de ceux qui combattent les plaisirs. En deuxième lieu, il présente
leurs raisons, là (1152b14) où il dit: ¨ Donc,
pour soutenir qu'aucun plaisir n'est un bien etc. ¨. En troisième lieu, il
résout la difficulté, là (1152b25) où il dit: ¨ Mais ces raisons ne suffisent pas pour montrer que le plaisir n'est pas
un bien etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il présente trois opinions (1152b9). Il semblait en
effet à certains qu'aucun plaisir n'est un bien, ni en soi, ni par accident. Et
s'il était possible qu'un certain plaisir soit un bien, cependant, en lui, le
plaisir et le bien ne seraient pas identiques. D'autres cependant ont soutenu
que certains plaisirs sont des biens, mais que plusieurs sont mauvais, et que
par conséquent ce n'est pas tout plaisir qui est un bien. Enfin, un troisième
groupe de philosophes a soutenu que même si tous les plaisirs étaient des
biens, néanmoins il ne serait pas possible que l'un d'eux soit le bien suprême.
1474. Ensuite (1152b14), lorsqu'il dit: ¨ Donc, pour soutenir qu'aucun plaisir n'est
un bien etc. ¨, il présente les raisons qui ont conduit aux opinions qui
précèdent.
Et
en premier lieu, il présente les raisons qui ont conduit à la première opinion.
En deuxième lieu, il présente celles qui ont conduit à la deuxième opinion, là
(1152b20) où il dit: ¨ Mais pour prouver
qu'aucun de ces plaisirs n'est bon etc. ¨. En troisième lieu, il présente
celles qui ont conduit à la troisième opinion, là (1152b23) où il dit: ¨ Mais pour montrer que le plaisir n'est pas
le bien suprême etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il présente six raisonnements, dont le premier
(1152b14) se tire de la définition du plaisir qu'ils posaient, en disant que le
plaisir est une certaine génération perçue par les sens dans la nature. En
effet, alors que quelque chose est engendré sensiblement à notre nature et nous
est comme connaturel, nous y trouvons du plaisir, comme c'est le cas pous la
prise des aliments et des boissons. Or, aucune génération ne se range dans le
genre des fins, mais est plutôt un cheminement vers une fin, tout comme la
construction de la maison n'est pas la maison. Mais le bien a raison de fin.
Donc, aucune génération, et par conséquent aucun plaisir, n'est un bien.
1475. Il présente le deuxième raisonnement là
(1152b15) où il dit: ¨ En outre, le
tempérant fuit les plaisirs etc. ¨.
Or,
voici ce raisonnement. Aucun vertueux n'est loué parce qu'il fuit ce qui est
bien. Or, le tempérant est loué parce qu'il fuit les plaisirs. Donc, le plaisir
n'est pas quelque chose de bien.
1476. Il présente le troisième raisonnement là
(1152b16) où il dit: ¨ Le prudent
recherche non pas le plaisir, mais ce qui n'est pas douloureux etc. ¨, que
voici.
Tout
comme le prudent poursuit, c'est-à-dire recherche ce qui n'est pas douloureux,
de même aussi il cherche à ne pas éprouver de plaisir. Or, la douleur n'est pas
un bien. Donc, le plaisir ne l'est pas davantage.
1477. Il présente le quatrième raisonnement là
(1152b17) où il dit: ¨ En outre, les
plaisirs sont des obstacles pour le prudent etc. ¨, que voici.
La
prudence n'est empêchée par aucun bien. Or, la prudence est empêchée par les
plaisirs, et elle l'est davantage encore lorsque les plaisirs sont plus grands;
il semble bien à partir de là que ce soit par soi et non par accident que les
plaisirs empêchent l'exercice de la prudence, comme on le voit dans les
plaisirs de l'amour, lesquels sont extrêmes et empêchent à ce point l'exercice
de la raison que nul, au moment de l'accomplissement même de ces plaisirs, ne
peut penser quoi que ce soit en acte; au contraire, à ce moment, toute
l'attention de l'âme est tournée vers le plaisir. Le plaisir n'est donc pas
quelque chose de bien.
1478. Il présente le cinquième raisonnement là
(1152b18) où il dit: ¨ En outre, il
n'existe pas d'art du plaisir etc. ¨, que voici.
Tout
bien humain semble être l'oeuvre d'un art car le bien de l'homme vient de la
raison. Mais le plaisir n'est pas l'oeuvre d'un art car aucun art n'a pour
oeuvre le plaisir. Le plaisir n'est donc pas quelque chose de bien.
1479. Il présente le sixième raisonnement là (1152b19) où il dit: ¨ En outre, même les enfants et les bêtes
sauvages recherchent les plaisirs etc. ¨, que voici.
On
blâme dans l'homme ce qui est puéril et bestial. Mais les enfants et les bêtes
poursuivent, c'est-à-dire recherchent les plaisirs. Le plaisir n'est donc pas
quelque chose de bien.
1480. Ensuite (1152b20), lorsqu'il dit: ¨ Pour montrer que tous ceux-ci ne sont pas
recommandables etc. ¨, il montre que ce ne sont pas tous les plaisirs qui
sont bons.
Et
il dit que pour prouver que ce ne sont pas tous les plaisirs qui sont bons, il
est montré que certains plaisirs sont honteux, c'est-à-dire malhonnêtes et
déshonorants, c'est-à-dire infamants, et en plus il y en a même certains qui
sont nuisibles. Et ce dernier point est évident si l'on considère que certains
plaisirs provoquent chez l'homme la maladie. Et par conséquent il est clair que
ce ne sont pas tous les plaisirs qui sont bons.
1481. Ensuite (1152b23), lorsqu'il dit: ¨ De plus, le plaisir n'est pas le bien
suprême etc. ¨, il prouve qu'aucun plaisir, même si tous les plaisirs
étaient bons, n'est le bien suprême.
En
effet, c'est la fin qui est le souverain bien. Or, le plaisir n'est pas la fin,
mais il est plutôt une certaine génération. Donc, le plaisir n'est pas le
souverain bien.
1482. Et à la fin, comme en résumant ce qu'il a
dit, il conclut que telles sont à peu près les opinions et les raisons qui ont
été exprimées au sujet du plaisir.
Il résout les raisonnements qui précèdent au sujet du plaisir et il
présente certaines distinctions au sujet du bien.
1483. Après avoir présenté les raisons qui fondent
les opinions qui précèdent, Aristote cherche ici à les résoudre.
Et
en premier lieu il propose ce qu'il a l'intention de dire (1152b25): à savoir
qu'à partir de ce qui suit, il sera manifeste que les raisonnements qui
précèdent ne suffisent à conclure ni que le plaisir n'est pas un bien, ni qu'il
n'est pas le bien suprême. Mais il fait précéder une opinion intermédiaire
qu'il avait présentée, parce qu'elle est vraie en quelque sorte, à savoir que
tous les plaisirs ne sont pas des biens. Or, il rappelle ensemble ces deux
conclusions parce qu'elles ont des raisons qui se ressemblent. C'est pourquoi
aussi il les résout simultanément.
1484. En deuxième lieu, là (1152b27) où il dit: ¨ Premièrement, le bien s'entend de deux
manières etc. ¨, il résout les
raisons qu'il vient de présenter.
Et
en premier lieu il fait précéder certaines distinctions au moyen desquelles il
est possible de savoir de quelle manière le plaisir est un bien ou ne l'est
pas. En deuxième lieu, il résout les raisonnements qui ont été présentés, là
(1153a7) où il dit: ¨ En outre il n'est
pas nécessaire que le bien suprême soit autre que etc. ¨.
Et
au sujet du premier point, il présente deux distinctions et chacune d'elles se
tire de la distinction du bien qui est l'objet du plaisir. Il dit donc en
premier lieu (1152b27) que le bien se prend en deux sens: premièrement dans le
sens du bien pris absolument; deuxièmement, dans le sens du bien pris
relativement à une personne. Et parcce que tous les êtres tendent vers le bien,
il s'ensuit par conséquent que toutes les natures et les habitus suivent cette
disposition, c'est-à-dire sont ordonnés soit au bien pris absolument, soit à un
bien pris relativement à une personne. Et parce que tous les mouvements et
toutes les générations procèdent de certaines natures et de certains habitus,
il faut aussi par conséquent qu'ils se présentent de la même manière à leur
égard, c'est-à-dire que certains d'entre eux soient bons absolument et d'autres
bons relativement à une personne. Par conséquent, en supposant que les plaisirs
sont des mouvements et des générations, comme le dit l'adversaire, il faut
distinguer quatre genres de plaisirs.
1485. Certains sont bons absolument, comme les
plaisirs qu'on trouve à faire des actions vertueuses. Or, certains plaisirs
paraissent mauvais absolument, mais d'une certaine manière ils ne sont pas
mauvais mais souhaitables à une personne à cause d'une nécessité, comme il est
souhaitable à un malade de prendre des médicaments. Dans un troisième degré,
certains plaisirs ne paraîtront pas toujours souhaitables à telle ou telle
autre personne, mais seulement à un moment déterminé et pour peu de temps: en
effet, ces plaisirs ne lui sont pas souhaitables absolument, comme voler de la
nourriture dans un cas d'extrême nécessité. Dans un quatrième degré on trouve
certains plaisirs qui ne sont pas de
véritables plaisirs, qui ne le sont qu'en apparence, à cause de la
disposition corrompue de celui qui trouve du plaisir dans de telles choses,
comme certains plaisirs qui s'accompagnent de peines et de douleurs et qui sont
pris comme remèdes à ces douleurs, comme on le voit dans les choses dans
lesquelles ceux qui souffrent, c'est-à-dire les malades, trouvent du plaisir.
En effet, il apparaît parfois agréable au malade de se mettre au lit et de
prendre des potions amères ou quelque chose de semblable.
1486. Il présente la deuxième distinction là
(1152b36) où il dit: ¨Et parce qu'il
appartient au bien d'être en partie une opération, en partie etc. ¨.
Et
il dit que le bien est de deux sortes: un qui se présente à la manière d'une
opération, comme la considération; mais un autre à la manière d'un habitus,
comme la science. Or, parmi eux, l'opération est comme un bien parfait, parce
qu'elle est une perfection seconde, alors que l'habitus est comme un bien
imparfait, parce qu'il est une perfection première. C'est pourquoi le plaisir
véritable et parfait consiste dans le bien qui est dans l'opération. Mais ces
actions ou ces mouvements qui constituent l'homme dans un habitus naturel ,
c'est-à-dire qui sont constitutifs des habitus naturels, sont certes agréables,
mais par accident. En effet, ils n'ont pas encore raison de bien, parce qu'ils
précèdent même l'habitus lui-même qui est la perfection première. Mais en tant
qu'ils sont ordonnés à ce bien, ils ont raison de bien et de délectable.
1487. Or, il est manifeste que l'opération
délectable qui s'accompagne de désir n'est pas l'opération de l'habitus
parfait, parce que dans la perfection de l'habitus il ne reste pas quelque
chose à désirer qui appartienne à cet habitus. C'est pourquoi il faut qu'une
telle opération procède d'un principe habituel ou naturel qui s'accompagne de
peine. En effet, désirer une perfection naturelle qu'on ne possède pas n'est
pas sans peine ou tristesse.
1488. Mais il est clair que ce ne sont pas toutes
les opérations délectables qui sont telles, parce qu'il se rencontre certains
plaisirs qui sont sans peine et sans désir, comme on le voit pour le plaisir
qui se trouve dans les opérations de la vie spéculative. En effet, une telle
délectation ne s'accompagne pas d'un besoin naturel, mais elle procède plutôt
d'une perfection naturelle, par exemple de la raison rendue parfaite par
l'habitus de la science. Par conséquent, les plaisirs véritables et par soi
sont ceux qui se rapportent aux opérations qui procèdent des habitus, des
natures et des formes déjà existantes. Quant aux plaisirs qui sont constitutifs
des habitus et des natures, ils ne sont pas véritablement et absolument des
plaisirs, mais ils sont des plaisirs par accident.
1489. Et le signe en est que s'ils étaient
véritablement et absolument des plaisirs, ils le seraient dans tous les états,
ce qui est manifestement faux; en effet, une nature comblée, par exemple
lorsque l'homme a mangé plus qu'il ne faut, ne se complaît pas dans un objet
délectable de la même manière qu'une nature bien disposée. En effet, une nature
bien disposée trouve du plaisir dans des choses qui sont délectables
absolument, c'est-à-dire qui conviennent à la nature humaine. Mais une nature
comblée trouve du plaisir même dans certaines choses qui sont contraires à
celles qui sont délectables absolument. En effet, les hommes comblés trouvent
du plaisir dans des choses qui sont âcres et amères du fait qu'elles font
digérer la nourriture, bien qu'aucune d'elles ne soit cependant naturellement
délectable puisqu'elle n'est pas semblable à la nature humaine mais se présente
à la manière d'un excès. D'où il s'ensuit que les plaisirs qui sont causés par
ces choses agréables ne sont pas non plus des plaisirs absolument. La raison en
est que le rapport qu'il y a entre les objets agréables est le même qu'on
retrouve entre les plaisirs qui sont causés par eux.
1490. Ensuite (1153a7), lorsqu'il dit: ¨ En outre il n'est pas nécessaire que etc.
¨, il résout les raisonnement présentés plus haut (n. 1473-1481).
Et
en premier lieu il résout le raisonnement présenté en faveur de la troisième
opinion. En deuxième lieu, il résout le raisonnement présenté en faveur de la
deuxième opinion, là (1153a18) où il dit: ¨ Voyons
ce qu'il en est de l'affirmation que certains plaisirs sont mauvais parce
qu'ils etc. ¨. En troisième lieu, il résout les raisonnements qui sont
présentés en faveur de la première opinion, là (1153a22) où il dit: ¨ Le plaisir qui procède de chaque disposition
ne peut empêcher ni etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il n'est pas nécessaire que le plaisir ne soit pas
le bien suprême, mais simplement que quelque chose d'autre soit meilleur que le
plaisir. C'est ce que certains disent pour cette raison que la fin est
meilleure que la génération, puisqu'ils affirment que le plaisir est une
génération.
1491. Mais en disant cela ils supposent quelque
chose de faux: parce que, comme on le voit à partir de ce qui précède (n. 1487-1489), ce ne sont pas tous les
plaisirs qui sont des générations ou qui s'accompagnent d'une génération. En
effet, tels sont seulement ceux qui s'accompagnent de peine et de désir et qui
sont constitutifs des habitus, mais certains sont des opérations. Et de ce
fait, ils ont raison de fin, parce que l'opération est une perfection seconde,
comme nous l'avons dit (n. 1486). Et
de tels plaisirs n'arrivent pas à ce qui est fait, c'est-à-dire à ce qui est
sujet à un devenir, mais à ceux qui s'en servent, aux usagers; c'est comme s'il
disait: de tels plaisirs ne consistent pas dans le devenir même des habitus,
mais dans l'usage des habitus qui existent déjà. Et d'après cela il est clair
qu'il n'est pas nécessaire que tous les plaisirs aient quelque chose d'autre
comme fin, mais seulement ces plaisirs qui suivent les opérations qui
conduisent une perfection de nature et qui s'accompagnent de désir.
1492. Et à partir de là est aussi supprimée la
définition du plaisir qui avait été présentée dans le premier raisonnement relatif
à la première opinion (n. 1474). En
effet, on ne s'exprime pas bien lorsque l'on dit que le plaisir est une
génération sensible, ce qui convient aux plaisirs imparfaits; mais il faut
plutôt dire que le plaisir, en tant qu'il convient aux délectations parfaites,
est l'opération d'un habitus connaturel déjà existant.
1493. Et au lieu de ce qu'ils ont affirmé, à
savoir ¨ sensible ¨, nous affirmons ¨ non empêchée ¨, de manière à obtenir
d'après cela cette définition du plaisir: le plaisir est une opération non
empêchée d'un habitus qui est conforme à la nature, c'est-à-dire qui s'accorde
à la nature qui le possède. Or, l'empêchement d'une opération cause une
difficulté dans l'opération qui exclut le plaisir. C'est pourquoi il a semblé à
certains que le plaisir est une certaine génération parce que le plaisir se
rapporte à ce qui est le bien premier, c'est-à-dire à l'opération qu'ils
estiment être identique à la génération, bien qu'elle ne le soit pas, mais
plutôt quelque chose qui lui est postérieur. Car la génération est un chemin
qui conduit à la nature, alors que l'opération est l'usage d'une forme
naturelle ou d'un habitus.
1494. Ensuite (1153a18), lorsqu'il dit: ¨ Mais dire que les plaisirs sont mauvais
parce que certains sont etc. ¨, il résout le raisonnement présenté en
faveur de la deuxième opinion.
Et
il dit qu'affirmer que certains plaisirs sont mauvais parce que certaines
choses agréables mènent à la maladie, c'est comme si on concluait que certaines
choses qui sont saines sont mauvaises parce qu'elles nuisent à l'argent qui est
dépensé pour elles. Il faut donc dire que les unes et les autres, c'est-à-dire
les choses agréables et celles qui sont saines, sont mauvaises sous un rapport,
c'est-à-dire en tant que celles qui sont agréables nuisent à la santé et que
celles qui sont saines nuisent à l'argent, mais elles ne sont pas mauvaises
sous cet autre rapport, c'est-à-dire en tant qu'elles sont saines et agréables.
Autrement, pour la même raison, on pourrait conclure que l'examen de la vérité
est mauvais parce qu'il nuit parfois à la santé.
1495. Ensuite (1153a22), lorsqu'il dit: ¨ Ensuite, le plaisir causé par l'habitus
n'empêche ni etc. ¨, il résout les raisonnements présentés en faveur de la
première opinion, dont le premier a déjà été résolu (n. 1490-1494).
C'est
pourquoi, en premier lieu, il résout le quatrième raisonnement. En deuxième
lieu, il résout le cinquième raisonnement, là (1153a25) où il dit: ¨ Mais dire qu'aucun plaisir n'est l'oeuvre de
l'art etc. ¨. En troisième lieu, il résout simultanément le deuxième, le
troisième et le sixième raisonnement, là (1153a28) où il dit: ¨ Mais dire que le tempérant fuit les plaisirs
etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que le plaisir qui est propre, c'est-à-dire celui qui
procède de chacun des habitus, ne présente un obstacle ni à la prudence ni à
aucun autre habitus; ce sont plutôt les plaisirs qui sont étrangers à chacun
des habitus qui leur font obstacle. Au contraire, les plaisirs qui sont propres
contribuent favorablement à l'opération de chacun des habitus. Par exemple, le
plaisir que chacun éprouve à étudier et à apprendre stimule l'homme à étudier
et à apprendre davantage. Et par conséquent il ne s'ensuit pas que le plaisir
soit un mal pour l'homme.
1496. Ensuite (1153a25), lorsqu'il dit: ¨ Mais dire qu'aucun plaisir n'est l'oeuvre de
l'art, etc. ¨, il résout le cinquième raisonnement.
Et
il dit que c'est avec raison qu'aucun plaisir n'est l'oeuvre de l'art, car ce
qui est véritablement et à proprement parler plaisir procède de l'opération et
non de la génération. Or, l'art est producteur d'une génération, car il est la
raison droite des choses pouvant être faites, comme nous l'avons dit au sixième
livre (nn. 1153, 1160, 1166); et il
n'est pas producteur d'une opération, mais d'une certaine puissance d'où
procède l'opération. Bien qu'il puisse être résolu en brisant l'inférence car
l'art de la parfumerie et l'art culinaire semblent être ordonnés au plaisir:
néanmoins, ces arts ne sont pas producteurs du plaisir lui-même, mais plutôt
des choses agréables pouvant le procurer.
1497. Ensuite (1153a28), lorsqu'il dit: ¨ Mais dire que le tempérant fuit les plaisirs
etc. ¨, il résout simultanément les troisième, et sixième raisonnements.
Et
il dit que l'affirmation qui dit que le tempérant fuit les plaisirs (ce qui
constituait le deuxière raisonnement), l'autre qui dit que le prudent recherche
une vie sans douleur (ce qui constituait le troisième raisonnement) et enfin
celle qui dit que même les enfants et les bêtes recherchent les plaisirs (ce
qui constituait le sixième raisonnement), toutes ces affirmations ont une même
solution. En effet, il a été dit (n. 1485)
que certains plaisirs sont bons absolument, et comment il se fait que tous ne
sont pas tels. Or, ce sont les plaisirs de la sorte, c'est-à-dire ceux qui ne
sont pas bons absolument, que rechechent les enfants et les bêtes et dont les
prudents fuient la douleur. Et nous parlons ici des plaisirs corporels qui
s'accompagnent de désirs et de douleurs. Et tels sont les plaisirs de la sorte,
c'est-à-dire ceux qui ne sont pas bons absolument. Et c'est d'après les excès
de ces plaisirs qu'on dit de quelqu'un qu'il est intempérant. C'est pourquoi ce
sont aussi ces plaisirs que le tempérant fuit. Il existe cependant des plaisirs
qui sont propres au tempérant, c'est-à-dire en tant qu'il trouve du plaisir
dans l'opération qui lui est propre; et ces plaisirs, au lieu de les fuir, il
les recherche.
Aristote montre que la douleur est un mal. Il montre qu'un certain
plaisir est le bien suprême, lequel semble être le bonheur que tous recherchent.
1498. Après avoir parcouru les opinions de ceux
qui condamnent le plaisir et avoir résolu leurs raisonnements, le Philosophe
manifeste ici la vérité contraire à ces opinions.
Et
en premier lieu il le fait par des raisonnements qui démontrent (1153b1).
Deuxièmement, il le fait par des arguments qui conduisent à l'impossible, là
(1154a1) où il dit: ¨ Or, puisqu'il est
manifeste, si le plaisir n'est pas un bien etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que le
plaisir est un bien. En deuxième lieu, il montre qu'un certain plaisir est le
bien suprême, là (1153b7) où il dit: ¨ Or,
rien n'empêche qu'un certain plaisir soit le bien etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente le
raisonnement. En deuxième lieu, il écarte une certaine réponse, là (1153b4) où
il dit: ¨ Or la solution, telle que la
présentait Speusippe, etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1153a38) qu'Il est admis par tous que la douleur est
un mal et qu'il faut la fuir. Mais cela se dit en deux sens. Il existe en effet
une douleur qui est un mal absolument, comme la douleur qui porte sur le bien;
mais il y a une douleur qui est un mal relativement, c'est-à-dire dans la
mesure où elle empêche le bien. Car même la douleur qui porte sur le mal
empêche l'âme de faire le bien rapidement et facilement.
1499. Or, il est manifeste qu'à l'égard de ce qui
est mal et doit être fui, il existe deux contraires. Le premier qui doit être
fui et qui est mal; le deuxième qui est le bien. Par exemple, à la lâcheté qui
est mauvaise s'oppose le courage en tant que bien et la témérité en tant que
mal. Or, à la douleur s'oppose le plaisir comme étant un certain bien; d'où il
conclut qu'il est nécessaire que le plaisir soit un certain bien.
1500. Ensuite (1153b4), lorsqu'il dit: ¨ La solution, telle que la présentait
Speusippe etc. ¨, il écarte une certaine solution qui cherche à répondre au
raisonnement qui précède. Il semblait en effet que le raisonnement qui précède
n'est pas efficace parce qu'il conclut d'une disjonctive l'une de ses parties,
à savoir que si le bien et ce qui peut être fui s'opposent à ce qui peut être
fui, il semble que le plaisir, qui s'oppose à la douleur qui peut être fuie,
est un certain bien.
1501. Et c'est pourquoi Speusippe, qui était le
neveu et le successeur de Platon dans l'école, résolvait en disant que tout
comme le plus grand s'oppose au plus petit et à l'égal, de même la douleur
s'oppose au plaisir non pas certes en tant qu'égal, mais comme le plus grand
s'oppose au plus petit et inversement. Et non comme le mal extrême s'oppose au
bien du milieu, mais comme un mal extrême s'oppose à l'autre, par exemple comme
ce qui est en défaut s'oppose à ce qui est en excès, ou inversement.
1502. Mais Aristote affirme que cette solution ne
convient pas, car il s'ensuivrait alors que le plaisir serait un véritable mal,
c'est-à-dire selon sa nature propre, tout comme l'excès ou le défaut. Or,
personne ne dit cela.
1503. En effet, les Platoniciens, d'où procédait
cette opinion que le plaisir n'est pas un bien, ne soutenaient pas que le
plaisir est un mal absolument et en soi, mais ils niaient qu'il soit quelque
chose de bon, dans la mesure où il est quelque chose d'imparfait qui empêche la
vertu, tout comme on le voit dans la démarche des raisonnements qui précèdent.
1504. Ensuite (1153b7), lorsqu'il dit: ¨ Or, rien n'empêche qu'un certain plaisr soit
le bien suprême etc. ¨, il montre qu'un certain plaisir est le bien
suprême.
Et
en premier lieu il montre le propos. En deuxième lieu, il désigne la cause de
l'erreur, là (1153b37) où il dit: ¨ Mais
ce sont les plaisirs corporels qui héritent du nom etc. ¨,
Et
en premier lieu, il le montre au moyen de deux raisonnements, dont le deuxième
commence là (1153b26) où il dit: ¨ Et du
fait que tous poursuivent le plaisir etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente le
raisonnement. En deuxième lieu, il manifeste ce qu'il a dit par certains
signes, en tirant certains corollaires de ce qui a été dit, là (1153b15) où il
dit: ¨ C'est pour cette raison que tous
estiment que le bonheur est etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il écarte un
raisonnement qui conclut le contraire (1153b6). Il semble en effet que certains
plaisirs soient mauvais, d'où quelqu'un pourrait penser que le plaisir n'est
pas le plus grand bien. Mais Aristote affirme que cela n'empêche en rien qu'un
plaisir soit le plus grand bien, tout comme nous voyons aussi qu'il existe une
science qui est la meilleure, à savoir la sagesse, comme nous l'avons dit au
sixième livre (n. 1184), bien que
certaines néanmoins soient mauvaises, non pas certes en tant qu'elles sont des
sciences, mais en raison d'un certain défaut qu'elles ont, soit un défaut du
côté des principes, parce qu'elles procèdent de principes faux, soit un défaut
du côté de la matière, comme on le voit dans les sciences pratiques, dont
l'usage conduit au mal.
1505. En deuxième lieu, là (1153b10) où il dit: ¨ Mais c'est peut-être là une conséquence
nécessaire etc. ¨, il présente le raisonnement qui prouve son propos.
Et
il dit que pour chaque habitus il y a des opérations qui ne sont pas empêchées.
Or, le bonheur est une opération non empêchée, soit de tous les bons habitus,
soit de certains d'entre eux, comme on le voit dans les considérations qui ont
été dites au premier livre (n. 118-130).
D'où il est nécessaire que de telles opérations non empêchées soient désirables
par elles-mêmes. Or, l'opération non empêchée est justement le plaisir, comme
nous l'avons dit plus haut (nn. 1492-1493).
Par conséquent, un certain plaisir pourrait être le bien suprême, c'est-à-dire
celui dans lequel consiste le bonheur, bien que de nombreux plaisirs soient
mauvais absolument.
1506. Ensuite (1153b15), lorsqu'il dit: ¨ Et
pour cette raison, tous estiment que etc. ¨, il manifeste par des signes ce
qu'il vient de dire, en tirant trois corollaires.
Et
le premier de ces corollaires est le suivant: parce que l'opération non
empêchée est le bonheur et que cela entraîne un plaisir, il en résulte que tous
estiment que la vie heureuse est délectable. Et c'est avec raison qu'ils
ajoutent le plaisir à la félicité parce que nulle opération parfaite n'est
empêchée. Or, la félicité est le bien parfait, comme nous l'avons montré au
premier livre (nn. 111, 112, 117, 118,
201, 272). C'est pourquoi elle est une opératio non empêchée, parce qu'elle
cause le plaisir.
1507. Or, à partir de là, il présente sa
conclusion par la suite, là (1153b18) où il dit: ¨ C'est pour cette raison que l'homme heureux a besoin de ces biens etc.
¨
Et
il conclut que parce que la félicité est
une opération non empêchée, celui qui est heureux a besoin des biens du corps
comme la santé, la sécurité et les biens
extérieurs qu'on dit être de bonne
fortune, afin que l'homme heureux ne soit pas empêché par leur absence de poser
son opération. Or, ceux qui soutiennent que si l'homme est vertueux, il est
aussi heureux même s'il est envahi et soumis à de grandes infortunes, ceux-là
ne disent rien de raisonnable, qu'ils le disent volontairement, comme en
approuvant par leur intelligence ce qu'ils disent, soit involontairement,
c'est-a-dire comme poussés par la raison à dire ce qui s'oppose à ce qu'ils
voient. Et Aristote indique les Stoïciens comme étant ceux qui se
revendiquaient de cette opinion.
1508. Il tire le troisième corollaire là (1153b22)
où il dit: ¨ Parce que le bonheur a besoin de
la fortune etc. ¨.
Et
il dit que parce que le bonheur a besoin de la bonne fortune, certains ont cru
que le bonheur s'identifie à la bonne fortune; ce qui n'est pas vrai, parce que
l'excès même des biens de la fortune sont un obstacle au bonheur, c'est-à-dire
dans la mesure où certains, à cause de cela, sont empêchés d'agir
vertueusement, ce en quoi consiste justement le bonheur. Et dans ce cas, il
n'est pas juste d'appeler bonne fortune un tel excès, parce que le terme,
c'est-à-dire la fin ou la raison d'être de la bonne fortune consiste dans son
rapport au bonheur.
1509. Ensuite (1153b26), lorsqu'il dit: ¨ Or tous, les animaux comme les hommes,
poursuivent le plaisir etc. ¨, il présente le deuxième raisonnement pour
montrer que le bonheur est le bien suprême.
Et
ce raisonnement se prend au moyen d'un certain signe. Et c'est pourquoi en
premier lieu il présente ce signe. Et il dit que le fait que tous poursuivent,
c'est-à-dire recherchent le plaisir est un signe que le plaisir est en quelque
sorte un bien suprême. En effet, ce sur quoi tous s'accordent ne peut être
absolument faux. C'est pourquoi il est dit dans un proverbe que la renommée qui
est publiée chez de nombreux peuples ne peut être totalement perdue. Et la
raison en est que la nature n'est en défaut ni chez tous ni dans la majorité
des cas, mais chez quelques-uns seulement. D'où il s'ensuit que ce que l'on
retrouve chez tous ou chez la majorité semble venir d'une inclination de la
nature, laquelle n'incline ni au mal ni au faux. Et par conséquent il est
évident que le plaisir, vers lequel afflue l'appétit de tous, est le bien
suprême.
1510. En deuxième lieu, là (1153b30) où il dit: ¨ Mais puisque ni la nature ni l'habitus etc.
¨, il écarte une objection, à savoir celle qui affirme que tous ne désirent pas
le même plaisir, laquelle pourrait sembler contredire ce qui vient d'être dit.
Mais
Aristote lui-même montre, au moyen de deux raisonnements, que cela ne s'oppose
pas au propos principal. Et premièrement parce que la nature et l'habitus, dans
sa forme la meilleure, n'est pas la même pour tous, ni selon la vérité, ni
selon l'apparence. En effet, autre est la meilleure disposition de l'homme,
autre celle du cheval. En outre, autre est celle du jeune homme, autre celle du
vieillard. Et parce que ce qui est délectable pour chacun, c'est ce qui lui
convient, il en résulte que ce ne sont pas tous les êtres qui désirent les
mêmes plaisirs, même si tous désirent le plaisir. C'est-à-dire qu'il en est
ainsi parce que le plaisir est le bien suprême pour tous mais que la nature
n'est pas la même chez tous, tout comme la disposition de la nature qui est la
meilleure n'est pas la même chez tous.
1511. Il présente le deuxième raisonnement là
(1153b33) où il dit: ¨ Mais peut-être
qu'on ne poursuit pas ce qu'on croit etc. ¨.
Et
il dit qu'on pourrait aussi dire que tous les hommes poursuivent le même
plaisir selon leur appétit naturel, mais non selon leur propre jugement. En
effet, ce ne sont pas tous les hommes qui estiment intérieurement et qui
avouent extérieurement que c'est le même plaisir qui est le meilleur.
Cependant, c'est naturellement que tous penchent vers le même plaisir comme
vers celui qui est le meilleur, par exemple vers la contemplation de la vérité
intelligible, selon que par nature tous les hommes désirent savoir. Et cela est
possible parce que tous les hommes possèdent en eux-mêmes quelque chose de divin,
c'est-à-dire une inclination de nature qui procède d'un principe premier, ou
encore la forme même qui est le principe de cette inclination.
1512. Et ensuite (1153b36), lorsqu'Il dit: ¨ Mais ce sont les plaisirs corporels qui ont
hérité de ce nom etc. ¨, il donne la raison pour laquelle certains ont cru
que le plaisir n'est pas un bien ou n'est pas le bien suprême.
Et
il dit que la raison pour laquelle ce sont les délectations corporelles qui ont
pris, comme par hérédité, le nom de plaisirs, c'est que nous sommes plus
fréquemment inclinés à ces plaisirs en tant qu'ils sont joints aux fonctions
qui sont nécessaires à la vie et que tous participent de ces délectations en
tant qu'elles sont sensibles et connues de tous. Et parce qu'il n'y a que ces
délectations qui sont connues universellement, c'est pour cette raison qu'on
estime qu'elles sont les seules à être des plaisirs. Aussi, parce que ces
délectations ne sont pas ce qu'il y a de meilleur, certains estiment que le
plaisir n'est pas le bien suprême.
1513. Ensuite (1154a1), lorsqu'il dit: ¨ Or il est manifeste, si le plaisir n'est pas
un bien, que etc. ¨, le Philosophe montre son propos par un argument qui
conduit à l'impossible, et même à trois impossibilités.
Et
la première de ces impossibilités est que si le plaisir et l'action délectable
ne sont pas un certain bien, il s'ensuivra que l'homme heureux ne vivra pas
agréablement. En effet, si la félicité n'était pas un bien par soi, la vie de
l'homme heureux n'exigerait pas le plaisir si le plaisir n'était pas un certain
bien.
1514. En deuxième lieu, là (1154a5) où il dit: ¨ Mais s'il était possible de vivre
douloureusement etc. ¨, il dit que si le plaisir n'était pas un certain
bien, vivre dans la douleur pourrait ne pas être un certain mal. En effet, si
le plaisir n'était ni bon ni mauvais, il s'ensuivrait la même chose au sujet de
la douleur qui lui est opposée. Et par conséquent, il n'y aurait plus lieu de
fuir la douleur.
1515. En troisième lieu, là (1154a8) où il dit: ¨ Et la vie de l'homme de bien ne sera pas
plus agréable etc. ¨ , il présente un argument qui conduit à une troisième
impossibilité.
En
effet, si les actions de l'homme vertueux ne sont pas agréables, il s'ensuit
que sa vie ne sera pas agréable, ce qui serait déjà le cas si le plaisir
n'était pas un certain bien. Or, il est manifeste que la vertu est cause
d'opérations qui sont bonnes.
Il traite des plaisirs du corps et il montre qu'ils sont bons en
quelque sorte et qu'ils sont nécessaires jusqu'à un certain point.
1516. Après avoir traité du plaisir et de la
douleur en général, le Philosophe traite ici spécialement des plaisirs
corporels qui sont l'objet de la continence et de l'incontinence. Et à ce sujet
il fait trois choses.
En
premier lieu il présente sont intention
(1154a8). En deuxième lieu, il soulève une difficulté, là (1154a11) où il dit:
¨ Pourquoi donc les douleurs contraires à
ces plaisirs seraient-elles etc. ¨. En troisième lieu, il donne la cause de
certaines choses qui se produisent à l'égard des plaisirs, là (1154b21) où il
dit: ¨ Le fait qu'aucune chose agréable
ne produit toujours le même plaisir etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1154a8) qu'après les choses qui ont été dites sur le
plaisir en général, il nous faut prêter attention même aux plaisirs corporels
pour dire que certains d'entre eux sont grandement souhaitables, c'est-à-dire
ceux qui sont bons par nature. Mais les plaisirs corporels pour lesquels
quelqu'un devient intempérant, ceux-là ne sont pas de cette sorte.
1517. Ensuite (1154a11), lorsqu'il dit: ¨ Mais comment les douleurs contraires à ces
plaisirs seraient-elles etc. ¨, il soulève une difficulté relativement à ce
qui a été dit.
Et
en premier lieu, il présente la difficulté. En deuxième lieu, il la résout, là
(1154a13) où il dit: ¨ Ou bien ces
plaisirs sont bons en tant qu'ils sont nécessaires etc. ¨. En troisième
lieu, il donne la cause de l'erreur qui est dite, là (1154a22) où il dit: ¨ Car il ne faut pas seulement dire ce qui est
vrai, mais etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il faut cependant considérer que le Philosophe, pour
prouver que le plaisir est un bien, a précédemment (n. 1498-1499) tiré son argument du caractère mauvais de la douleur. Et
parce que maintenant il a dit que les plaisirs corporels ne sont pas bons, il
rappelle le même moyen terme dans l'objection. En effet, si le bien s'oppose au
mal, il reste la difficulté de savoir d'où il est permis de dire que les
plaisirs corporels ne sont pas bons, puisque les douleurs qui leur sont
contraires sont mauvaises.
1518. Ensuite (1154a12), lorsqu'il dit: ¨ Ou bien ils sont bons en tant que
nécessaires etc. ¨, il résout l'objection de deux manières.
Et
il dit en premier lieu que les plaisirs corporels sont en quelque sorte bons,
c'est-à-dire dans la mesure où ils sont nécessaires pour chasser les douleurs
qui leur sont contraires. Car même de cette manière, on peut appeler bon tout
ce qui n'est pas mauvais par nature.
1519. Il présente sa deuxième solution là
(1154a13) où il dit: ¨ Ou bien sont-ils
bons jusqu'à un certain point etc. ¨.
Et
il dit que les plaisirs corporels sont certes bons, non pas absolument, mais
jusqu'à cela, c'est-à-dire jusqu'à un certain point. Et il en donne la raison.
En effet, puisque tout plaisir découle d'un habitus, d'un mouvement ou d'une
opération, il faut, si l'habitus, le mouvement ou l'opération ne peut comporter
un excès à l'égard du bien, c'est-à-dire un éloignement du bien qui est un
excès, que le plaisir qui en découle ne puisse lui non plus être excessif: par
exemple, dans cette opération qui est la contemplation de la vérité, on ne peut
retrouver un excès par rapport au bien, car plus on contemple la vérité,
meilleur on est; c'est pourquoi aussi le plaisir qui en découle est bon
absolument et non pas seulement dans une certaine mesure. Mais si l'habitus, le
mouvement ou l'opération comporte un éloignement par rapport au bien, il en ira
de même pour le plaisir qui en découle. Or il est manifeste que dans les biens
corporels on peut retrouver un éloignement par rapport au bien.
1520. Et un signe en est qu'on appelle mauvais
celui qui recherche l'excès de ces plaisirs, même s'il ne nuit à aucun autre.
Cependant, ce n'est pas du seul fait qu'il recherche les biens et qu'il y
trouve du plaisir qu'il est mauvais car tous les hommes tirent du plaisir, dans
une certaine mesure, de la nourriture, du vin et de l'amour; mais certains en
reçoivent du blâme parce qu'ils n'en jouissent pas comme il convient. D'où il
est clair que le plaisir corporel est bon dans une certaine mesure et que son
excès est mauvais.
1521. Mais pour ce qui est de la douleur, c'est le
contraire qu'on observe: car non seulement celui qui est vertueux fuit son
excès, mais il fuit absolument toute douleur. En effet, la douleur n'est pas
contraire à l'excès du plaisir corporel car alors on ne souffrirait que du plus
grand éloignement de l'excès des plaisirs, laquelle douleur ne serait pas alors
grandement blâmable, mais devrait être supportée en quelque sorte. Mais la
douleur est davantage présente dans celui qui poursuit l'excès des plaisirs car
il arrive alors qu'il s'attriste d'un faible manque de choses agréables. Et il
s'ensuit que tout comme l'excès des plaisirs corporels est mauvais, de même la
douleur est mauvaise.
1522. Ensuite (1154a22), lorsqu'il dit: ¨ Mais parce qu'il ne suffit pas d'exposer la
vérité, mais etc. ¨, il donne la raison de ce qui vient d'être dit.
Il
dit donc en premier lieu qu'il faut non seulement donner la solution de la
difficulté, mais aussi donner la cause de l'erreur qui était présente dans
l'objection. Cela contribue en effet grandement à appliquer sa confiance à la
vérité. En effet, lorsque devient évidente la raison pour laquelle ce qui n'est
pas vrai avait l'apparence du vrai, cela fait davantage adhérer à la vérité. Et
c'est pourquoi il faut dire pourquoi il semble à plusieurs que les plaisirs
corporels sont préférables aux autres plaisirs, bien que ces derniers soient
bons absolument et que les plaisirs corporels soient seulement bons dans une
certaine mesure.
1523. Ensuite (1154a26)), lorsqu'il dit: ¨ Et en premier on chasse la douleur etc.
¨, il poursuit son propos.
Et
en premier lieu il donne la raison pour laquelle les plaisirs corporels
semblent plus désirables. En deuxième lieu, il donne la raison pour laquelle
les autres plaisirs sont plus désirables en vérité, là (1154b15) où il dit: ¨ Mais les plaisirs qui sont sans douleur ne
présentent pas d'excès etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il donne deux raisons, dont la deuxième est présentée
là (1154b3) où il dit: ¨ En outre, les
plaisirs corporels sont recherchés pour leur violence etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il donne la raison
pour laquelle les plaisirs corporels semblent plus désirables. En deuxième
lieu, il donne la raison pour laquelle les plaisirs corporels ne semblent pas
bons universellement, là (1154a32) où il dit: ¨ Le plaisir corporel ne semble pas bon pour deux raisons etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1154a26) que la première raison pour laquelle les
plaisirs corporels semblent plus souhaitables est qu'ils chassent la douleur.
Et parce que le plaisir corporel, à cause de son excès, est une médecine contre
la douleur. En effet, ce n'est pas par n'importe quel plaisir que la douleur
est supprimée, mais par un plaisir violent: il en résulte que les hommes
recherchent un plaisir corporel excessif qui s'oppose à la douleur. Mais au
plaisir intellectuel, par exemple celui qui se rencontre dans l'acte de
réflexion, aucune douleur ne s'oppose, parce que cet acte n'est pas dans le
devenir mais dans l'achèvement comme nous l'avons établi précédemment.
1524. Du fait même que les plaisirs corporels sont
des remèdes contre les douleurs, il est clair qu'ils sont violents, parce
qu'ils se mesurent non seulement de par leur nature, mais aussi de par leurs
contraires, les douleurs qu'ils repoussent. De là vient qu'ils sont grandement
recherchés, pour cette raison qu'ils ressortent davantage lorsqu'ils sont
placés face à leurs contraires, comme le plaisir de boire est plus apparent
lorsqu'on est affecté par la soif. Et c'est pourquoi ceux qui recherchent le
plaisir de boire se préparent d'abord à avoir soif en mangeant des aliments
salés afin d'éprouver plus de plaisir à boire.
1525. Ensuite (1154a32), lorsqu'il dit: ¨ Et le plaisir n'apparaît pas bon pour deux
raisons etc. ¨, il donne la raison pour laquelle les plaisirs corporels
n'apparaissent pas universellement comme un bien. Et il dit qu'à cause des
plaisirs corporels, comme nous l'avons dit aussi plus haut (n. 1512), ¨ il est apparu à certains ¨ que le plaisir n'était pas un bien. En
effet, on retrouve deux caractéristiques dans les plaisirs corporels. Certains
d'entre eux sont naturellement mauvais parce qu'ils procèdent d'opérations
mauvaises, lesquelles sont désirables à certains dès leur naissance, comme on
le voit chez les bêtes et chez les hommes bestiaux, et chez d'autres elles sont
désirables à cause de l'habitude, comme les plaisirs qui sont propres aux
hommes mauvais. Mais certains des plaisirs corporels sont des remèdes pour
combler un manque.
1526. Et le signe en est que les plaisirs
corporels n'appartiennent qu'à ceux qui sont dans le besoin. En effet, personne
ne trouve du plaisir dans la prise des aliments quand il n'en a pas besoin.
Ainsi, le plaisir qu'on trouve dans la nourriture est un remède contre la
douleur de la faim. Et il est manifeste qu'il est préférable de posséder
quelque chose d'achevé que quelque chose qui est en devenir. Or, de tels
plaisirs, dont on dit qu'ils sont des remèdes, se produisent chez ceux qui
cheminent vers leur perfection et non chez ceux qui sont déjà parfaits: en
effet, ils sont causés par le fait que le besoin de la nature disparaît au
moyen de ce qui est pris. Par conséquent, il est clair que ces plaisirs ne sont
pas bons par eux-mêmes ou essentiellement, mais par accident, c'est-à-dire dans
la mesure où ils sont nécessaire à quelque chose d'autre.
1527. Et il avait précédemment (n. 1510-1511) effleuré ces deux raisons
dans deux solutions qu'il avait présentées. Car ces plaisirs qui dépassent la
mesure qui convient sont ceux qui découlent d'opérations mauvaises. Donc, parce
que les plaisirs corporels ne sont pas bons par eux-mêmes, bien qu'ils semblent
néanmoins plus désirables, certains ont pensé plus universellement que les
plaisirs en général ne sont pas bons.
1528. Ensuite (1154b3), lorsqu'il dit: ¨ En outre les plaisirs corporels sont
recherchés à cause de leur violence etc. ¨, il présente le deuxième
raisonnement.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu, il présente le raisonnement.
En deuxième lieu il manifeste un principe qu'il avait supposé, là (1154b7) où
il dit: ¨ Et pour plusieurs, est
douloureux par nature etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que parce que les plaisirs corporels sont violents,
ils sont recherchés par ceux qui ne peuvent jouir d'autres plaisirs,
c'est-à-dire par les hommes qui ne sont attachés qu'aux plaisirs sensibles et
ne peuvent percevoir les plaisirs intellectuels. Et il en résulte que de tels
hommes se préparent à eux-mêmes une certaine soif de ces plaisirs alors que de
leur plein gré ils s'excitent à les
désirer, comme nous l'avons dit (n. 1524)
de ceux qui mangent des aliments salés pour stimuler leur désir de boire. Et
c'est pourquoi, parce que ces hommes ne peuvent trouver d'autres plaisirs dans
lesquels ils pourraient se réjouir, il n'y a pas lieu de réprimander ceux qui
admettent pour eux-mêmes de tels plaisirs, à condition toutefois que ces
plaisirs ne soient nuisibles ni à eux ni aux autres; mais s'ils sont nuisibles,
ils deviennent mauvais et blâmables, comme on le voit pour le plaisir de
l'adultère et des aliments nuisibles.
1529. Ensuite (1154b7), lorsqu'il dit: ¨ Et pour plusieurs, est douloureux par nature
ce qui etc. ¨, il donne la raison d'un principe qu'il avait supposé, à
savoir que tous les hommes ont besoin d'un plaisir dans lequel se reposer.
Et
en premier lieu il donne cette raison comme en général, par rapport à tous les
hommes. En deuxième lieu, il la donne par rapport aux jeunes, là (1154b10) où
il dit: ¨ De même, dans la jeunesse et à
cause de la croissance etc. ¨. En troisième lieu, il la donne par rapport
aux mélancoliques, là (1154b12) où il dit: ¨ Mais pour ce qui est de ceux qui ont une humeur sombre etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que la raison pour laquelle ceux qui usent des plaisirs
corporels, lorsqu'ils n'en ont pas d'autres, ne sont sont pas à blâmer, c'est
parce qu'ils en ont besoin à titre de remèdes contre les douleurs. En effet, la
douleur survient en grande quantité dans la vie des hommes à cause des
mouvements et des opérations naturelles. En effet, l'être vivant qui est en
veille est toujours en travail. Or, le travail s'accompagne inévitablement de
douleur, comme en témoignent les différents traités consacrés à la nature.
1530. Et ces traités soutiennent que les seuls faits
de voir ou d'entendre causent continuellement de la douleur dans la mesure où
ils s'accompagnent d'une certaine fatigue: et c'est à cause de cela que
l'animal a besoin du repos du sommeil, comme le Philosophe le dit dans le
traité intitulé Du Sommeil et de la
Veille (Cap. 1). Mais la raison pour laquelle nous ne percevons pas une
telle douleur, c'est que nous sommes accoutumés à la subir continuellement.
Cependant, voir et entendre, bien qu'ils comportent une fatique et une douleur
naturelles du côté des organes corporels, comportent néanmoins aussi un plaisir
animal en raison de la connaissance des choses sensibles.
1531. Ensuite (1154b10), lorsqu'il dit: ¨ De même aussi, dans la jeunesse, à cause de
la croissance, etc. ¨, il donne la raison pour laquelle la jeunesse a
grandement besoin du plaisir.
Et
il dit que chez les jeunes, à cause de la croissance, il se produit de
nombreuses agitations, émanations et humeurs, comme il s'en produit dans
l'ivresse. Et c'est pourquoi, à cause d'un travail intérieur si considérable,
les jeunes recherchent si ardemment le plaisir.
1532. Ensuite (1154b12), lorsqu'il dit: ¨ Mais pour ce qui est de ceux qui ont une
humeur sombre etc. ¨, il donne la raison par rapport à ceux qui sont
mélancoliques.
Et
il dit que les mélancoliques, en raison de leur disposition naturelle, ont
toujours besoin d'un remède contre la douleur, parce que leur corps souffre
d'une certaine corrosion à cause du desséchement de leur complexion. Et c'est pourquoi ils ont un
violent appétit du plaisir pour repousser une telle douleur. En effet, non
seulement le plaisir repousse la douleur qui lui est contraire, par exemple le
plaisir tiré de la nourriture repousse la douleur de la faim, mais si le
plaisir est puissant, il repousse parfois une autre douleur, parce qu'il
s'oppose à toutes les douleurs en tant que genre, bien qu'il ne s'oppose pas à
chaque douleur particulière en tant qu'espèce. Et parce que les mélancoliques
désirent ardemment les plaisirs, il en résulte qu'ils deviennent fréquemment
intempérants et mauvais.
1533. Ensuite (1154b16), lorsqu'il dit: ¨ Mais les plaisirs qui ne sont pas
accompagnés de douleur ne comportent pas d'excès etc. ¨, il donne la raison
pour laquelle les plaisirs intellectuels sont meilleurs en vérité.
Et
il dit que parce que les plaisirs intellectuels ne comportent pas une douleur
contraire à repousser, il en résulte qu'ils ne sont pas susceptibles d'un excès
qui les rendrait vicieux. En effet, de tels plaisirs se rapportent à ce qui est
agréable de par sa nature même et non par accident. Et il explique ici deux
choses. En premier lieu, il explique ce qu'est le délectable par accident. Et
il dit qu'est délectable par accident ce qui donne du plaisir en tant que
remède. En effet, parce qu'il arrive, alors que quelqu'un subit une guérison,
que ce qui est sain dans le corps agisse en vue de la guérison, il semble à
cause de cela que l'opération est délectable. De là vient que lorsque de tels
plaisirs sont recherchés en dehors de la nécessité du remède, ils sont alors
déréglés. Et il explique par la suite que sont délectables par nature les
choses qui font une opération qui appartient à telle nature: en effet,
l'opération qui est propre à chaque nature est délectable, puisque c'est là sa
perfection. Et c'est pourquoi l'opération de la raison est délectable à
l'homme.
1534. Ensuite (1154b21), lorsqu'il dit: ¨ Aucune chose agréable ne cause toujours le
même plaisir etc. ¨, il donne la raison de deux accidents qui touchent les
plaisirs humains, dont la première est que la même chose ne cause pas toujours
le même plaisir chez l'homme. Et il dit que la raison en est que notre nature
n'est pas simple mais composée et passe facilement d'un état à un autre dans la
mesure où elle est soumise à la corruption. Et c'est pourquoi, si l'homme, pose
une action qui lui est agréable d'après une certaine disposition qui est en
lui, ce même plaisir lui sera comme contre nature selon une autre disposition
qui lui surviendra. Par exemple, il est naturel à l'homme de contempler la
vérité en raison de son intelligence, mais cela est contre sa nature en raison
des organes qui se fatiguent dans la contemplation. Et c'est pourquoi la
contemplation n'est pas toujours agréable à l'homme. Il en va de même de la
prise de nourriture qui est naturelle à l'homme qui a faim, mais contre nature
pour celui qui est déjà rassasié. Cependant, lorsque l'homme s'approche de la
disposition contraire, alors ce qui lui était d'abord agréable selon la
disposition précédente ne lui apparaît pas encore pénible, parce que la disposition
contraire n'est pas encore totalement arrivée, et ne lui apparaît pas non plus
aussi agréable, parce que la première disposition est à peu près disparue.
1535. Et de là il tire un certain corollaire, là
(1154b26) où il dit: ¨ C'est pourquoi, si
la nature de l'homme était simple, etc. ¨.
Et
il dit que si la nature de celui qui éprouve du plaisir était simple et
immuable, la même opération lui serait toujours également la plus délectable.
Par exemple, si l'homme n'était qu'une intelligence, la contemplation lui
serait toujours délectable. De là vient que Dieu, parce qu'il est simple et
immuable, se réjouit toujours dans une même et simple délectation qu'il éprouve
en se contemplant lui-même. En effet, l'opération qui cause le plaisir ne
consiste pas seulement dans le mouvement, mais aussi dans l'immobilité, comme
on le voit dans l'opération de l'intelligence. Et ce plaisir qui est sans
mouvement est plus grand que celui qui est dans le mouvement: la raison en est
que les êtres qui sont dans le mouvement sont dans le devenir, alors que ceux
qui sont dans le repos sont dans une existence parfaite, comme on le voit dans
ce qui a été dit précédemment (n. 1523).
1536. Ensuite (1154b30), lorsqu'il dit: ¨ Or, si le changement paraît être ce qu'il y
a de plus agréable etc. ¨, il donne la cause du deuxième accident qui
touche les plaisirs, c'est-à-dire que le changement, selon les dires d'un
poète, est ce qu'il y a de plus agréable aux hommes. Et il dit qu'il en est
ainsi à cause d'une certaine perversité, c'est-à-dire d'un certain défaut de
notre nature, laquelle est incapable de demeurer toujours dans la même
disposition. En effet, tout comme c'est le propre de l'homme méchant de changer
facilement et de ne pas garder son esprit attaché à la fin qu'il s'était fixée,
il en va de même de la nature qui a besoin de changement, parce qu'elle n'est
pas simple ni parfaitement bonne. En effet, rappelons-nous que le mouvement est
l'acte de ce qui est imparfait, comme le dit le Philosophe au troisième livre
de la Physique (Cap. 1, 4; S. Thom.
L. 1, l. 3).
1537. Et à la fin il conclut, à la manière d'un
résumé, en disant que nous avons dit, au sujet de la continence et de
l'incontinence, du plaisir et de la douleur, en quoi consiste chacun d'eux et
de quelle manière ils sont bons ou mauvais. Et c'est pourquoi il reste à parler
de l'amitié. Et c'est ainsi que se termine l'exposé du septième livre.
La vertu est le fondement de l'amitié, et il appartient à la
philosophie morale d'en traiter.
1538. Après avoir traité des vertus morales et
intellectuelles ainsi que de la continence, laquelle est une disposition
imparfaite dans le genre de la vertu, le Philosophe traite ici de l'amitié qui
repose sur la vertu et qui en est comme un certain effet.
Et
en premier lieu, à titre de proème, il dit sur quoi porte son intention
(1155a1). En deuxième lieu, il commence à traiter de l'amitié, là (1155b18) où
il dit: ¨ Mais tout deviendrait peut-être
manifeste à ce sujet si etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre qu'il
appartient à la philosophie morale de traiter de l'amitié. En deuxième lieu, il
montre de quelles choses il faut traiter au sujet de l'amitié, là (1155a32) où
il dit: ¨ Les discussions à son sujet ne
sont pas peu nombreuses etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il présente six raisonnements pour montrer ce qu'il
faut considérer au sujet de l'amitié. Il dit donc en premier lieu (1155a1) que
suite à ce qui vient d'être dit, il faut examiner ce qu'il en est de l'amitié en
parcourant, c'est-à-dire en considérant ce qui appartient à l'étude de la
philosophie morale, en mettant de côté ce qui relève de l'étude du philosophe
de la nature. Et le premier raisonnement qui montre qu'il faut traiter de
l'amitié dans le cadre de la philosophie morale, c'est que la considération de
la vertu relève de la philosophie morale; or, l'amitié est une certaine vertu,
c'est-à-dire dans la mesure où elle est un habitus électif, comme nous le
dirons plus loin (nn. 1559, 1602-1604,
1645, 1831), et qu'elle se ramène au genre de la justice dans la mesure où
elle présente une proportion, comme nous le dirons aussi plus loin (ibid.); ou, pour le moins, l'amitié
s'accompagne de vertu dans la mesure où la vertu est la cause de la véritable
amitié.
1539. Il présente son deuxième raisonnement là
(1155a2) où il dit: ¨ En outre, l'amitié
est absolument nécessaire à la vie etc. ¨.
En
effet, la philosophie morale doit considérer tout ce qui est nécessaire à la
vie humaine, et l'amitié est absolument nécessaire à la vie humaine, à tel point qu'aucun de ceux qui
sont bien disposés ne choisirait de vivre dans la condition où il posséderait
tous les autres biens extérieurs sans avoir d'amis. En effet, même à ceux qui
possèdent le plus de biens extérieurs, à savoir les richesses, les honneurs et
les pouvoirs, les amis semblent être particulièrement nécessaires. Et
premièrement pour l'usage de ces biens, car les biens de la forttune ne sont
d'aucune utilité s'il ne se trouve personne pour en bénéficier. Or, le bénéfice
qu'on peut en tirer se manifeste surtout à l'égard des amis et c'est auprès
d'eux qu'il s'exerce d'une manière spécialement louable. Et deuxièmement pour
la conservation de tels biens car ils ne peuvent être conservés sans les amis:
en effet, les biens de la fortune sont d'autant plus grands que leur possession
est moins certaine parce qu'elle comporte un plus grand nombre d'embûches. Et
les amis sont utiles non seulement dans les temps de bonne fortune, mais aussi
dans les périodes de mauvaise fortune.
1540. Il en est ainsi parce que dans la pauvreté,
les hommes estiment que les amis sont le seul refuge. Les amis sont donc
nécessaires pour toutes les sortes de
fortune. De la même manière, l'amitié est nécessaire à la jeunesse pour lui
éviter les fautes. En effet, les jeunes sont d'eux-mêmes portés à désirer les
plaisirs, comme nous l'avons dit au septième livre (n. 1531). Et les amis sont aussi utiles aux vieillards pour les
secourir dans leurs déficiences corporelles. Et parce que leurs opérations sont
déficientes à cause de leur faiblesse, les amis leur sont nécessaires à titre
de secours. Et quant à ceux qui sont dans la maturité, c'est-à-dire dans la
force de l'âge, les amis leur sont utiles pour les stimuler à accomplir de
bonnes actions. En effet, on est plus fort quand on est deux: à la fois dans
l'opération de l'intelligence spéculative, alors que l'un voit ce que l'autre
ne peut voir et dans celle de l'action extérieure, alors que l'un coopère à
l'action de l'autre. Et par conséquent il est clair qu'il faut traiter ici de
l'amitié comme d'une réalité qui est nécessaire à tous.
1541. Il présente son troisième raisonnement là
(1155a17) où il dit: ¨ Et l'amitié semble
résider par nature dans etc. ¨.
Et
il dit que l'amitié appartient aussi par nature à celui qui engendre à l'égard
de celui qui est engendré. Et il en est ainsi non seulement chez les hommes,
mais aussi chez les oiseaux qui montrent clairement une application de longue
durée pour l'éducation de leurs petits. Et il en va de même des autres animaux.
Et il existe même une amitié chez les individus d'une même espèce les uns à
l'égard des autres dans la mesure où ils ont les mêmes moeurs et une vie
commune. Et cette amitié est particulièrement naturelle, c'est-à-dire celle
qu'on retrouve chez tous les hommes les uns à l'égard des autres parce qu'ils
ont une nature spécifique semblable. Et c'est pourquoi nous attribuons tout
particulièrement des éloges aux philanthropes, c'est-à-dire à ceux qui aiment
les hommes, et qui se trouvent comme à réaliser dans l'homme ce qui lui est
naturel, comme on le voit spécialement à l'occasion des erreurs qui se
rencontrent lors des voyages. En effet, toute personne, même inconnue et
étrangère, retire une autre de son erreur comme si elle lui était naturellement
familière et comme si tout homme était pour tout homme un ami. Or, c'est la
philosophie morale qui doit considérer tout ce qui est naturellement bon, et
par conséquent c'est cette science qui doit considérer l'amitié.
1542. Il présente son quatrième raisonnement là
(1155a22) où il dit: ¨ Or, l'amitié
semble lier les cités etc. ¨.
Et
il dit que nous voyons que c'est par l'amitié que se conservent les cités et
c'est pourquoi les législateurs s'appliquent particulièrement à conserver
l'amitié entre les citoyens, et même plus que la justice, qu'ils suspendent
parfois, comme lorsqu'ils portent des châtiments, afin de ne pas soulever des
dissensions. Et c'est certainement cette disposition, à savoir la concorde, que
les législateurs désirent surtout conserver en cherchant à bannir tout
particulièrement la discorde, laquelle est l'ennemie du salut de la cité. Et
parce que toute la philosophie morale semble être ordonnée au bien de la cité,
comme nous l'avons dit au tout début de ce traité (n. 25), l'étude de l'amitié relève de la philosophie morale.
1543. Il présente son cinquième raisonnement là
(1155a26) où il dit: ¨ Et si l'amitié
existait parmi les hommes, ils n'auraient nullement besoin de etc. ¨.
Et
il dit que si les citoyens étaient entre eux comme des amis, ils n'auraient
nullement besoin de la justice proprement dite, car ils auraient pratiquement
toutes les choses en commun, puisque l'ami est un autre soi-même. Or, la
justice n'est pas nécessaire à l'égard de soi-même. Mais si les hommes étaient
justes entre eux, ils auraient néanmoins besoin de l'amitié les uns à l'égard
des autres. Or, ce qui est juste au plus haut point est de nature à conserver
et à réparer l'amitié. Il appartient donc à la philosophie morale de considérer
beaucoup plus l'amitié que la justice.
1544. Il présente son sixième raisonnement là
(1155a28) où il dit: ¨ L'amitié est non
seulement nécessaire, mais elle est bonne. ¨
Et
il dit qu'il faut étudier l'amitié non seulement parce qu'elle est nécessaire à
la vie humaine, mais aussi parce qu'elle est un bien en elle-même, c'est-à-dire
parce qu'elle est un bien louable et honnête. Nous attribuons en effet des
éloges aux amis de l'amitié, c'est-à-dire à ceux qui ont le culte de l'amitié;
et l'amitié de plusieurs, c'est-à-dire l'amitié d'un grand nombre de personnes,
constitue un bien des plus honorables, en ce sens que plusieurs estiment
qu'être des hommes bons et être des amis, c'est la même chose.
1545. Ensuite (1155a32), lorsqu'il dit: ¨ Les discussions au sujet de l'amitié ne sont
pas peu nombreuses etc. ¨.
Il
montre ce qu'il faut considérer au sujet de l'amitié.
Et
en premier lieu il fait précéder une difficulté qui surgit au sujet de
l'amitié. En deuxième lieu, il montre à quelles difficultés il faut répondre au
sujet de l'amitié, là (1155b9) où il dit: ¨ Parmi
les difficultés, celles qui sont ralatives à la nature sont laissées de côté
etc. ¨. En troisième lieu, il écarte une erreur soulevée par certains, là
(1155b15) où il dit: ¨ En effet, ceux qui
estiment qu'il n'existe qu'une seule espèce d'amitié etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente les
opinions diverses de certains sur l'amitié dans les affaires humaines. En
deuxième lieu, il présente celles sur l'amitié dans les choses naturelles, là
(1155b1) où il dit: ¨ Et au sujet de ces choses mêmes, ils remontent plus haut
etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1155a32) que nombreux sont ceux qui s'interrogent sur
l'amitié. Et il manifeste cela à partir des opinions diverses. En effet,
certains veulent que l'amitié soit une certaine ressemblance, et que les amis
sont ceux qui sont semblables les uns aux autres. Et pour le montrer, ils
présentent le proverbe qui dit que le semblable est attiré par son semblable,
le geai par le geai. Et il existe certains oiseaux grégaires comme les
étourneaux. Et ils présentent tout autre proverbe de la sorte. Mais d'autres
disent au contraire que tous ceux qui travaillent l'argile s'opposent les uns
aux autres dans la mesure où les uns empêchent l'enrichissement des autres. Or,
la vérité qui répond à cette question, c'est que le semblable, à parler
proprement, est aimable, et que c'est par accident qu'il se rapporte à la
haine, c'est-à-dire dans le mesure où il est un obstacle à son bien propre.
1546. Ensuite (1155b1), lorsqu'il dit: ¨ Et au sujet de ces choses etc. ¨, il
présente sur le même sujet des opinions contraires prises dans les choses
naturelles.
Et
il dit que sur cette même question, certains ont recherché de plus haut,
c'est-à-dire se sont comme élevés pour tenter une explication plus naturelle,
comme Euripide qui a dit que la terre desséchée désire la pluie comme si elle
aimait son contraire et que le ciel imposant en raison de sa dignité, lorsqu'il
est rempli de pluie, désire tomber sur la terre, c'est-à-dire qu'il répand la
pluie sur la terre, ce qui est contraire à sa hauteur et à sa plénitude.
Héraclite dit aussi que le contraire est utile à son contraire, comme ce qui
est froid est utile à l'homme qui a la fièvre en tant que la meilleure
harmonie, c'est-à-dire le meilleur mélange, procède de ce qui diffère et de ce
qui est contraire. Et il a dit que le contraire est utile dans la mesure où
tout est fait par la haine grâce à laquelle les éléments, qui étaient d'abord
mélangés, sont distingués. Mais d'autres penseurs, à l'opposé de ces derniers,
et surtout Empédocle, ont dit que le semblable tend vers son semblable.
1547. Mais cette difficulté est résolue de la même
manière par ceci que le semblable, à parler proprement, est naturellement
désirable; mais il désire par accident son contraire en tant que ce dernier est
utile et qu'il est vu comme un remède, ainsi que nous l'avons dit précédemment
(n. 1525-1527) au sujet des plaisirs
corporels.
1548. Ensuite (1155b9), lorsqu'il dit: ¨ Parmi les difficultés, celles qui relèvent
de la nature sont laissées etc. ¨, il montre quelles difficultés doivent
être résolues au sujet de l'amitié.
Et
il dit que les difficultés qui relèvent de la nature doivent être laissées de
côté parce qu'elles ne se rapportent pas proprement à l'intention que nous
poursuivons présentement. Mais toutes celles qui relèvent de la vie humaine,
c'est-à-dire celles qui touchent aux moeurs et aux passions humaines, sont
celles que nous cherchons à résoudre pour en venir à savoir par exemple si
l'amitié peut exister dans tous les hommes et même si elle peut arriver à
exister chez des hommes mauvais.
1549. Ensuite (1155b15), lorsqu'il dit: ¨ En effet, ceux qui estiment qu'il n'existe
qu'une seule espèce d'amitié etc. ¨, il écarte l'erreur de ceux qui
croyaient qu'il n'existe qu'une seule espèce d'amitié, pour cette raison que
toutes les espèces d'amitié se comparent entre elles selon le plus et le moins:
par exemple, lorsque nous disons que l'amitié honnête est plus grande que
l'amitié utile.
Mais
Aristote dit que leur argument ne s'appuie pas sur un signe suffisant, parce
que même ce qui diffère par l'espèce est susceptible du plus et du moins,
c'est-à-dire dans la mesure où il y a un même genre en commun, par exemple si
nous disions que le blanc est plus coloré que le noir, et qu'il en va aussi de
même pour ce qui se dit par analogie, par exemple si nous disions que l'acte
est supérieur à la puissance et que la substance l'est à l'accident.
1550. Et il dit à la fin que nous avons parlé plus
haut, au début de cet ouvrage, des choses qui précèdent et qui relèvent des
affaires humaines au sujet de l'amitié.
Aristote montre quel est l'objet de l'amitié, à savoir le bien; et à
ce sujet il soulève deux difficultés et il les résout.
1551. Après avoir montré, à la manière d'un
proème, qu'il faut déterminer de l'amitié et de quelles choses il faut parler à
son sujet, Aristote commence ici à en traiter.
Et
en premier lieu il montre ce qu'est l'amitié (1155b18). En deuxième lieu, il
distingue les espèces de l'amitié, là (1156a5) où il dit: ¨ Mais si ces relations diffèrent par l'espèce
etc. ¨. En troisième lieu, il présente les propriétés des espèces d'amitié,
au début du neuvième livre, là (1163b30) où il dit: ¨ Dans toutes les amitiés d'espèces dissemblables etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il recherche
quatre parties de la définition de l'amitié. En deuxième lieu, il conclut la
définition de l'amitié, là (1156a5) où il dit: ¨ Il faut donc qu'on veuille réciproquement le bien etc. ¨.
Et
en premier lieu il recherche la partie de la définition qui se tient du côté de
l'objet de l'amitié. Et à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu, il
détermine l'objet de l'amitié. En deuxième lieu, il soulève une difficulté, là
(1155b25) où il dit: ¨ Aiment-ils donc le
bien en soi ou bien etc. ¨. En troisième lieu, il présente la solution, là
(1155b26) où il dit: ¨ Il semble bien que
tout homme aime ce qui est bien pour lui etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1155b18) que la solution aux difficultés dont on
vient de parler serait peut-être manifeste si l'on savait ce qui est aimable et
qui est l'objet de cet amour par lequel existe l'amitié.
1552. En effet, ce n'est pas n'importe quoi
indifféremment qui est aimé car ce n'est pas le mal en tant que tel qui est
aimé. Ce qu'on aime, c'est plutôt ce qui est aimable, lequel est certes soit un
bien par soi, c'est-à-dire un bien honnête, soit un bien délectable, soit un
bien utile. Or ce dernier, à savoir le bien utile, semble être ce au moyen de
quoi on parvient au bien honnête et au bien délectable, lesquels sont aimables
pour eux-mêmes, en tant que fins. Or, l'utile est aimable pour quelque chose
d'autre, comme tout ce qui est ordonné à la fin. Si l'on prenait le bien et le délectable en général, ils ne se
distingueraient pas l'un de l'autre par le sujet, mais seulement par la raison.
Car on appelle bien ce qui est en soi parfait et désirable. Mais on appelle
délectable ce en quoi l'appétit se repose. Mais ce n'est pas en ce sens qu'on
prend ici ces termes. Mais on appelle ici le vrai bien de l'homme ce qui
convient à ce dernier selon la raison, et on appelle délectable ce qui lui
convient selon le sens.
1553. Ensuite (1155b25), lorsqu'il dit: ¨ Aiment-ils donc ce qui est bien en soi ou
etc. ¨, il soulève un doute à ce sujet, à savoir est-ce que les hommes
aiment ce qui est bon en soi ou ce qui est bon par rapport à eux-mêmes?
En
effet, il arrive que ces deux sortes de biens ne s'accordent pas. Par exemple
philosopher, qui est un bien en soi, n'est pas un bien pour celui qui manque de
ce qui lui est nécessaire. Et la même difficulté se présente à l'égard de ce
qui est délectable: car quelque chose, comme ce qui est sucré, est délectable
absolument, sans cependant être délectable à celui dont le sens du goûter est
gâté.
1554. Ensuite (1155b26), lorsqu'il dit: ¨ Il semble bien que tout homme aime etc.
¨, il résout la difficulté dont il vient de parler et en premier lieu il
présente la solution.
Et
il dit que tout homme semble aimer ce qui est bien pour lui, parce que toute
puissance se porte vers un objet qui lui est proportionné: ainsi, tout sens de
la vue voit ce qui est visible pour lui. Et tout comme est aimable absolument
ce qui est bon absolument, de même est aimable à chaque homme ce qui est bien
pour lui.
1555. En deuxième lieu, là (1155b27) où il dit: ¨ Chacun aime, non pas précisément ce qui est
bon pour lui, mais ce qui lui paraît bon etc. ¨, il argumente en sens
contraire.
Et
il dit que chaque homme aime non pas ce qui est bien pour lui, mais ce qui lui
paraît bon. En effet, l'appétit ne se porte vers un objet que si ce dernier est
appréhendé. D'où il semble faux de dire qu'à chacun est aimable ce qui est bien
pour lui.
1556. En troisième lieu, là (1155b28) où il dit: ¨
Mais cela ne fait aucune différence etc.
¨, il résout l'objection en disant que cela ne change rien au propos parce que
lorsqu'un bien apparent est aimé, il est aimé comme étant un bien pour soi.
C'est pourquoi nous pouvons aussi dire que le bien apparent est aimable.
1557. Il présente le deuxième partie de la
définition, qui concerne la qualité de l'amour, là (1155b29) où il dit: ¨ Étant donné qu'il existe trois raisons pour
lesquelles nous pouvons aimer etc. ¨.
Et
il dit que puisqu'il existe trois raisons pour lesquelles les hommes éprouvent
de l'amour, à savoir le bien, le délectable et l'utile, on ne dit pas qu'il
existe de l'amitié dans cet amour par lequel on dit de l'homme qu'il aime les
choses inanimées comme le vin ou l'or. Et il manifeste cela de deux manières.
Premièrement parce que dans un amour de la sorte il ne peut y avoir un retour
de l'amour, ce que requiert l'amitié: en effet, si l'homme aime le vin, ce
dernier ne peut aimer l'homme. Deuxièmement, parce que nous n'aimons pas les
choses inanimées de manière à ce qu'il soit en notre pouvoir de leur vouloir du
bien. En effet, il serait ridicule de dire qu'on veut du bien au vin sauf pour
signifier par là que le bien qu'on veut au vin, c'est celui que l'homme veut
pour lui-même. Donc, le fait que l'homme aime le vin ne rend pas l'homme
bienveillant à l'égard du vin, mais à l'égard de lui-même.
1558. Et si l'on dit que l'homme veut le bien du
vin, c'est parce qu'il veut qu'il soit conservé, et il faut considérer que
l'homme veut que le vin soit conservé pour qu'il puisse le posséder et
l'utiliser et par conséquent il ne veut pas la conservation du vin pour qu'il
demeure un bon vin, mais pour qu'il soit bon pour lui. Et cela est contraire à
la nature de l'amitié. En effet, dans l'amitié, on dit qu'il faut vouloir le
bien d'un ami pour l'ami lui-même, c'est-à-dire pour celui qui est aimé, et non
pour soi, c'est-à-dire pour celui qui l'aime.
1559. Il présente la troisième partie de la
définition, celle qui tient au changement de la personne aimée, là (1155b35) où
il dit: ¨ Ceux qui veulent le bien de
l'autre de cette manière, on les appelle etc. ¨.
Et
il dit que ceux qui veulent du bien à quelqu'un pour lui-même, on les appelle
bienveillants, mais on ne les appelle pas amis si cette volonté n'est pas
réciproque, c'est-à-dire si celui qui est aimé pour lui-même ne veut pas le
bien de l'amant pour lui-même. Parce que nous disons que l'amitié est une
bienveillance mutuelle, de telle manière que l'amant est aimé pour lui-même en
retour. Il existe en effet dans l'amitié une communication de l'amour d'après
la forme de la justice commutative.
1560. Il présente la quatrième partie de la
définition de l'amitié, laquelle se prend d'après la condition de l'amour
mutuel, là (1155b38) où il dit: ¨ Ne
faut-il pas ajouter que l'amitié ne doit pas rester secrète ? ¨.
Et
il dit qu'il faut ajouter à cela, pour obtenir une définition complète de
l'amitié, qu'elle est une bienveillance mutuelle qui ne doit pas rester cachée:
en effet, il existe plusieurs personnes qui sont bienveillantes à l'égard de
certaines autres qu'elles n'ont jamais vues mais qu'elles estiment honnêtes,
c'est-à-dire vertueuses ou capables de leur être utiles (1155b39), à partir de
ce qu'elles ont entendu. Et il est possible que ce sentiment soit partagé par
l'une de ces personnes à l'égard de celles qui les regardent ainsi avec
bienveillance. Donc, ces hommes semblent ainsi être mutuellement bienveillants,
mais on ne peut encore les appeler amis puisque leurs sentiments demeurent
encore cachés les uns aux autres.
1561. Ensuite (1156a5), lorsqu'il dit: ¨ Il
faut donc se vouloir mutuellement du bien etc .¨, il tire la définition de
l'amitié de tout ce qui vient d'être dit.
Et
il dit que la définition de l'amitié exige que par elle les hommes se veuillent
mutuellement du bien, que ce sentiment ne demeure pas caché, et qu'il se
rapporte à l'une des raisons que nous avons dites, à savoir le bien honnête, le
bien agréable et le bien utile.
Ayant divisé le bien en ses différences ou espèces, à savoir
l'honnête, l'utile et le délectable, il dit, par des ouvertures très faciles,
que l'amitié utile et l'amitié délectable sont des amitiés par accident.
1562. Après avoir montré ce qu'est l'amitié, le
Philosophe en distingue ici les espèces. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il distingue les espèces d'amitié (1156a5). En deuxième lieu, il
montre dans quelles espèces d'amitié se produisent les accusations et les
plaintes, là (1162a35) où il dit: ¨ Puisqu'il
existe trois sortes d'amitié etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il distingue
l'espèce d'amitié qui se conserve dans l'égalité des personnes. En deuxième
lieu, il distingue l'espèce d'amitié qui existe entre personnes inégales, là (
1158b10) où il dit: ¨ Or, il existe une
autre espèce d'amitié qui etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il distingue les
espèces d'amitié. En deuxième lieu, il montre celles qui consistent dans
l'égalité, là (1158a38) où il dit: ¨ Les différentes
amitiés dont nous venons de parler etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois chosee. En premier lieu il distingue les
espèces d'amitié. En deuxième lieu, il en traite par rapport à l'acte, là
(1157b6) où il dit: ¨ Mais quant aux
vertus, les hommes sont qualifiés de vertueux soit selon la disposition, soit
selon etc. ¨. En troisième lieu, il en traite par rapport aux sujets, là
(1158a2) où il dit: ¨ Chez ceux d'humeur
morose et chez les vieillards, etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente la
distinction des espèces. En deuxième lieu, il traite de chacune d'elles en
particulier, là (1156a10) où il dit: ¨ Ceux
qui, à cause de l'utilité, se témoignent de l'amitié etc. ¨.
1563. Il dit donc en premier lieu (1156a5) que
puisqu'il existe trois sortes de choses aimables, comme nous l'avons dit (nn. 1552, 1557), à savoir le bien,
c'est-à-dire le bien pris absolument, à savoir le bien honnête, puis le bien
utile et le bien délectable; et que ces biens diffèrent par l'espèce, non pas
certes comme trois espèces égales qui divisent un genre au même titre, mais
comme trois espèces entre lesquelles il existe un rapport de proportion selon
l'avant et l'après; et parce que les actes se distinguent d'après la distinction
qu'on retrouve dans les objets; il s'ensuit de tout cela que les amitiés
différeront par l'espèce proportionnellement à ces objets: c'est-à-dire de
telle manière que l'espèce d'amitié par laquelle un être est aimé à cause du
bien sera autre que celle par laquelle un être est aimé à cause du plaisir et
autre que celle par laquelle un être est aimé à cause de l'utile. Et parce que
l'acte de l'amitié est l'amour, il s'ensuit qu'il existera aussi trois espèces
d'amitié égales par le nombre aux espèces de choses aimables. Et la première de
ces amitiés est l'amitié honnête, qui est bonne absolument, l'autre est
l'amitié motivée par le plaisir et la troisième est l'amitié utile.
1564. La définition de
l'amitié, telle que présentée plus haut, est en effet conservée dans chacune de
ces espèces d'amitié, parce que c'est dans chacune d'elles que peut exister une
réciprocité manifeste de l'amour et c'est dans chacune d'elles que les amis se
veulent mutuellement du bien dans le sens de leur amour. Par exemple, s'ils s'aiment
à cause de la vertu, ils se veulent mutuellement le bien de la vertu. Mais si
c'est à cause de l'utile qu'ils s'aiment, ils se veulent mutuellement des biens utiles, et si c'est à cause du plaisir,
ils se veulent mutuellement du plaisir.
1565. Ensuite (1156a10), lorsqu'il dit: ¨ Donc, s'ils s'aiment mutuellement à cause de
l'utile etc. ¨, il traite des espèces d'amitié dont il vient de parler, qui ne sont certes pas
contenues dans l'amitié à titre égal, mais plutôt selon l'avant et l'après.
Ainsi
donc il fait trois choses. En premier lieu il traite de l'amitié utile et de
celle qui se rapporte au plaisir, lesquelles participent secondairement de la
définition de l'amitié. En deuxième lieu il traite de l'amitié honnête,
laquelle est bonne absolument et à laquelle appartient à titre premier et
proprement la définition de l'amitié, là (1156b5) où il dit: ¨ L'amitié parfaite est celle qui appartient à
ceux qui sont bons et etc. ¨. En troisième lieu, il compare les autres
amitiés à l'amitié honnête, là (1157a1) où il dit: ¨ L'amitié motivée par le plaisir présente une ressemblance avec etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre quelles
sont les espèces d'amitié imparfaite. En deuxième lieu, il montre à quelles
personnes elles appartiennent, là (1156a24) où il dit: ¨ Or, c'est surtout chez les vieillards qu'on retrouve etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que
l'amitié utile et celle qui se rapporte au plaisir sont des amitiés par
accident. En deuxième lieu, il montre que ces amitiés peuvent facilement être
détruites, là (1156a19) où il dit: ¨ Or,
ces amitiés peuvent facilement etc. ¨.
1566. Il dit donc en
premier lieu (1156a10) que chez ceux qui s'aiment réciproquement à cause de
l'utile, l'un n'aime pas l'autre pour lui-même mais selon qu'il reçoit de
l'autre un bien pour lui-même. Et il en va
de même pour ceux qui s'aiment réciproquement à cause du plaisir. En
effet, l'un n'aime pas l'autre parce que sa nature est telle, par exemple parce
qu'il est eutrapelus, c'est-à-dire
parce qu'il est vertueux relativement aux jeux, mais seulement parce qu'il lui
est agréable. Et par conséquent il est clair que ceux qui aiment à cause de
l'utile sont ceux qui s'attachent à ce qui leur est avantageux dans l'autre,
tout comme ceux qui aiment à cause du plaisir sont ceux qui aiment à cause du
plaisir qu'ils en reçoivent. Et ainsi, ceux-là n'aiment pas leur ami pour ce
qu'il est en lui-même, mais ils l'aiment accidentellement, c'est-à-dire pour ce
qui en résulte pour eux-mêmes, c'est-à-dire pour l'utilité ou le plaisir qu'ils
en retirent pour eux-mêmes. D'où il est clair que de telles amitiés ne sont pas
des amitiés par soi, mais des amitiés par accident parce l'homme, dans ce
contexte, n'est pas aimé pour ce qu'il est lui-même, mais pour l'utilité ou le
plaisir qui en est retiré.
1567. Ensuite (1156a19), lorsqu'il dit: ¨ De telles amitiés peuvent facilement
s'éteindre etc. ¨, il montre que de telles amitiés disparaissent
facilement.
En
effet, ces amitiés n'existent qu'en vue de choses qui sont rattachées à ceux
qui sont aimés et pour lesquelles les hommes ne demeurent pas toujours
semblables à eux-mêmes, tout comme le même homme ne demeure pas toujous utile
ou agréable. Donc, lorsque ceux qui étaient aimés cessent d'être utiles ou
agréables, leurs amis cessent de les aimer. Et cela est manifeste surtout dans
l'amitié utile. En effet, ce n'est pas toujours la même chose qui est utile à
l'homme, mais ce sont d'autres choses qui sont utiles selon les époques et
selon les lieux différents. Ainsi, c'est un médecin qui est utile dans la
maladie, alors que dans la navigation c'est un matelot, et il en va de même du
reste. Donc, parce que l'amitié ne se rapporte pas à l'homme lui-même pour ce
qu'il est mais à l'utilité qui en est retirée, il s'ensuit qu'une fois disparue
la cause de l'amitié, l'amitié elle-même disparaît. Et il en va de même pour
l'amitié fondée sur le plaisir.
1568. Ensuite (1156a24), lorsqu'il dit: ¨ Mais c'est surtout chez les vieillards qu'on
rencontre une telle amitié etc. ¨, il montre à quelle sorte de personnes se
rapportent de telles amitiés.
Et
en premier lieu il montre chez qui on retrouve l'amitié utile. En deuxième
lieu, il montre chez qui on retrouve l'amitié agréable, là (1156a32) où il dit:
¨ C'est chez les jeunes qu'on retrouve
l'amitié fondée sur le plaisir etc. ¨.
Et
il présente ici trois genres d'hommes chez lesquels on retrouve l'amitié utile.
Et il dit en premier lieu qu'on retrouve l'amitié utile surtout chez les
vieillards qui ne recherchent pas le délectable pour le plaisir qu'il procure
au corps et aux sens, mais ils
recherchent plutôt l'utile, c'est-à-dire dans la mesure où ils ont besoin qu'on
vienne au secours de leur nature déjà affaiblie.
1569. En deuxième lieu, là (1156a26) où il dit: ¨ On la retrouve aussi chez les adolescents et
les jeunes etc. ¨, il dit que cette amitié se retrouve chez les adolescents
et les jeunes qui recherchent l'utile.
Et
ceux-là ne sont certainement pas absolument tels qu'ils s'aiment mutuellement
et qu'ils cherchent à vivre ensemble, car parfois ils ne sont pas agréables les
uns aux autres, et l'un n'a besoin de l'autre que pour l'utilité qu'il vise. En
effet, la compagnie des autres ne leur est agréable que dans la mesure où ils
gardent l'espoir d'obtenir le bien qu'ils croient pouvoir en retirer.
1570. Troisièmement, là (1156a30) où il dit: ¨ On peut aussi ranger dans ces amités celle
etc. ¨, il dit que certains rangent aussi dans les amités utiles cette
amité des étrangers qui semblent s'aimer mutuellement à cause de l'utilité que
l'un peut tirer de l'autre dans ses voyages.
1571. Ensuite, lorsqu'il dit: ¨ L'amité des jeunes gens semble etc. ¨,
il montre à qui convient l'amitié motivée par le plaisir.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre à qui convient une
telle amitié: et il dit que l'amitié qui est motivée par le plaisir semble
convenir surtout aux jeunes gens. En effet, leur vie est dominée par les
passions alors que le jugement de la raison, par lequel les passions sont
réglées, n'est par encore affermi en eux. Et parce que toutes les passions ont
pour terme le plaisir ou la douleur, comme nous l'avons établi au deuxième
livre (nn. 296, 441), il s'ensuit
que ceux-là poursuivent surtout ce qui leur donne du plaisir, et le plaisir du
moment présent. Or, les passions appartiennent à la partie sensitive qui
regarde surtout le temps présent. Mais aimer une chose parce qu'elle est cause
d'un plaisir futur, cela relève déjà de la nature de l'utile.
1572. En deuxième lieu, là (1156a36) où il dit: ¨ Mais aussitôt que cet âge est passé etc.
¨, il montre que les amités de cette sorte changent pour deux raisons.
Et
il le montre en premier lieu du côté des choses délectables elles-mêmes,
c'est-à-dire parce qu'une fois que cet âge est passé, ce sont d'autres choses
qui leur deviennent agréables. En effet, ce ne sont pas les mêmes choses qui
donnent du plaisir aux enfants, aux adolescents et aux jeunes gens, et c'est
pourquoi ces personnes cessent d'être amis aussi facilement qu'ils l'étaient
devenus parce qu'en même temps que se passe le changement dans les choses
agréables, l'amitié passe. Or, le changement dans le plaisir de la jeunesse est
rapide du fait que toute la nature du jeune consiste justement dans un certain
changement.
1573. Deuxièmement, là (1156b1) où il dit: ¨ En outre, les jeunes sont enclins à aimer
etc. ¨, il montre la même chose du côté de ceux qui aiment.
Et
il dit que les jeunes sont enclins à l'amour, c'est-à-dire qu'ils sont prompts
et impétueux dans l'amour, c'est-à-dire parce qu'ils n'aiment pas par choix,
mais par passion et parce qu'ils désirent le plaisir. Et c'est pourquoi ils
aiment passionnément et intensément. Et parce que la passion passe facilement,
tout comme elle vient facilement, il en résulte que ceux-là, tout comme ils
commencent facilement à aimer, de même ils cessent facilement d'aimer, et à plusieurs
occasions dans une même journée leur amitié naît et meurt. Mais tant que
l'amitié dure, ils veulent vivre le jour entier les uns avec les autres, dans
la mesure où ils sont mutuellement agréables les uns pous les autres. C'est de
cette manière en effet que l'amitié se trouve à être disposée chez eux.
1574. Ensuite (1156b6), lorsqu'il dit: ¨ Or, l'amitié parfaite se retrouve chez etc.
¨, il traite de l'amitié principale qui vise le bien de la vertu.
Et
en premier lieu il présente cette amitié comme étant l'amitié parfaite. Et il
dit que cette amitié, laquelle est propre à ceux qui sont bons et qui sont
semblables les uns aux autres selon la vertu, est l'amitié parfaite.
1575. En deuxième lieu, là (1156b8) où il dit: ¨ En effet, ceux-là se veulent semblablement
du bien etc. ¨, il prouve ce qu'il vient de dire, en montrant les
conditions d'une telle amitié.
Et
en premier lieu il montre qu'une telle amitié est une amitié par soi et non par
accident. En deuxième lieu, il montre qu'il ne manque rien à cette amitié, là
(1156b14) où il dit: ¨ En outre l'un et
l'autre ami est bon absolument et etc. ¨. En troisième lieu, il montre que
cette amitié est rare, là (1156b25) où il dit: ¨ Or, il est très vraisemblable que de telles amitiés soient rares etc.
¨.
Et
au sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre que
cette amité dont il vient de parler est une amitié par soi et non par accident
(1156b8). En effet, ceux qui sont semblables les uns aux autres par la vertu se
veulent mutuellement du bien en tant qu'ils sont bons. Or, c'est en eux-mêmes
qu'ils sont bons. En effet, la vertu est une certaine perfection qui rend bon
l'homme qui la possède et bonne l'action qu'il pose. Donc, il est clair que
c'est en eux-mêmes ou essentiellement que des personnes de la sorte se veulent
mutuellement du bien, et c'est pourquoi leur amitié est une amitié par soi ou
essentielle.
1576. En deuxième lieu, là (1156b10) où il dit: ¨ Or, ceux qui veulent du bien à leurs amis
simplement pour eux etc. ¨, à partir de là, il conclut que cette sorte
d'amitié est la plus parfaite.
En
effet, ce qui est par soi est toujours
plus puissant que ce qui est par accident. Donc, puisque cette amitié est par
soi ou essentielle et que les autres sont par accident, il s'ensuit que ceux
qui sont vertueux, à savoir ceux qui veulent du bien à leurs amis pour leurs
amis eux-mêmes et non pour quelque chose qu'ils pourraient en retirer, sont des
amis au sens le plus parfait du terme.
1577. En troisième lieu, là (1156b12) où il dit: ¨
Et leur amitié durera donc jusqu'à ce que
etc. ¨, il conclut par la suite, que du fait que ces personnes éprouvent de
l'amitié les uns pour les autres parce qu'ils sont bons, il s'ensuit que leur
amitié durera tant qu'ils seront bons selon la vertu. Or, la vertu est un
habitus permanent et qui ne passe pas facilement, comme on le voit à partir de
ce qui a été dit dans le deuxième livre (n. 305). Une telle amitié en est donc une de longue durée.
1578. Ensuite (1156b13), lorsqu'il dit: ¨ Et chacun des deux est à la fois bon
absolument et bon à l'égard etc. ¨, il montre qu'à cette amitié il ne
manque rien de ce qui appartient à la définition de la perfection telle qu'elle
est présentée au troisième livre de la Physique
(Cap. V111, 8-9; S. Thom. lect. X1).
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu, il montre que cette amitié
comprend les conditions qui se rencontrent dans les autres amitiés. Et il dit
que dans cette amitié chacun des deux amis est bon non seulement absolument,
c'est-à-dire en lui-même, mais aussi par rapport à son ami: la raison en est
que ceux qui sont vertueux sont à la fois bons absolument et utiles pour leurs
amis et ils leur sont aussi absolument agréables. Et il en est ainsi parce que
les actions qui sont agréables à chacun sont celles qui lui sont propres et
celles qui sont telles, à savoir celles qui sont semblables à celles qui lui
sont propres. Or, les actions des personnes vertueuses sont celles qui
appartiennent proprement à l'un, mais aussi à l'autre, parce qu'elles sont
semblables à celles qui appartiennent proprement à l'un. Or, les opérations
vertueuses ne s'opposent pas mutuellement les unes aux autres, mais elles sont
toutes conformes à la raison droite. Il est donc manifeste que l'amitié
vertueuse est non seulement bonne absolument, mais aussi utile et agréable.
1579. En deuxième lieu, là (1156b18) où il dit: ¨ En effet, il est raisonnable qu'une telle
amitié soit durable etc. ¨, il conclut en outre qu'il est raisonnable de
penser qu'une telle amitié dure longtemps et ne passe pas facilement, parce que
se rencontrent en elle toutes les conditions qu'exige l'amitié.
En
effet, toute amitié est en vue du bien ou en vue du plaisir: et cela soit
absolument, par exemple comme lorsque ce qui est aimé est bon ou agréable absolument,
soit parce que cela est bon ou agréable à celui qui aime: et dans ce cas cela
est bon et délectable non pas absolument et proprement, mais selon une certaine
ressemblance à l'égard de ce qui est véritablement et proprement bon et
agréable. En effet, dans cette amitié, toutes les conditions dont nous avons
parlé existent non pas par accident, mais essentiellement. En effet, ceux qui
sont semblables selon cette amitié de la vertu se trouvent à posséder aussi les
autres biens car ce qui est bon absolument est aussi délectable. Et par
conséquent, parce qu'une telle amitié possède toutes les conditions requises
par l'amitié, elle ne disparaîtra pas facilement. En effet, ce qu'on a
l'habitude d'oublier, c'est plutôt ce en quoi se retrouve un défaut.
1580. En troisième lieu, là (1156b25) où il dit: ¨
Tel est donc ce qui est le plus aimable
etc. ¨, il conclut en outre que cette amitié est la plus parfaite, parce
que c'est en elle que se trouvent réunies toutes les raisons d'aimer qui sont
les plus aimables.
Et
tels sont les biens honnêtes parce qu'ils sont
bons absolument et qu'ils sont aussi délectables et utiles. C'est
pourquoi, par conséquent, il faut que l'amour se retrouve surtout dans ces
biens, et que l'amitié la plus parfaite se retrouve elle aussi en eux.
1581. Ensuite (1156b25), lorsqu'il dit: ¨ Et il est très vraisemblable que de telles
amitiés soient etc. ¨, il montre que l'amitié dont il vient de parler est
rare, ce qui est signe de perfection. Car le perfection, dans quelque genre que
ce soit, se retrouve rarement.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il démontre son propos. En
deuxième lieu, il exclut un opposé, là (1156b30) où il dit: ¨ Ceux qui se donnent rapidement des marques
d'amitié etc. ¨. En troisième lieu, il conclut, là (1156b34) où il dit: ¨ Cette amitié est donc rendue parfaite par le
temps et les autres conditions etc. ¨.
Il
manifeste son propos au moyen de deux raisonnements, dont le premier est que
cette amitié est le propre des gens vertueux. Or, peu de personnes sont
vertueuses à cause de la difficulté de parvenir au juste milieu de la vertu,
comme on le dit au deuxième livre de ce traité (n. 370). C'est pourquoi il est très vraisemblable que de telles
amitiés soient rares.
1582. Il présente son deuxième raisonnement là
(1156b26) où il dit: ¨ En outre cette
amitié a besoin de l'épreuve du temps et de l'habitude de la vie en commun etc.
¨.
Parce
que l'amitié qui est le propre des vertueux a besoin d'une longue période de
temps et d'une longue fréquentation mutuelle, afin de pouvoir se connaître
mutuellement en tant que vertueux et amis et parce que, comme le dit le proverbe,
il n'est pas possible aux hommes de se connaître mutuellement sans avoir mangé
ensemble une mesure de sel, il ne faut pas que l'un accepte l'autre comme ami
avant que l'un apparaisse à l'autre comme étant digne d'être aimé et digne de
confiance: et cela ne se produit que rarement. C'est pourquoi de telles amitiés
sont rares.
1583. En deuxième lieu, là (1156b30) où il dit: ¨ Ceux qui se montrent rapidement des marques
d'amitié etc. ¨, il exclut l'objection qui porte sur ceux qui semblent
devenir des amis rapidement.
Et
il dit que ceux qui se manifestent rapidement des marques d'amitié montrent
seulement qu'il veulent devenir des amis sans cependant l'être encore, jusqu'à
ce qu'ils sachent qu'ils ont ce qu'il faut pour être mutuellement aimables. Par
conséquent, cela montre simplement qu'il se produit alors rapidement dans
l'homme une volonté d'amitié, mais il n'en va pas de même de l'existence réelle
de l'amitié.
1584. En troisième lieu, là (1156b34) où il dit: ¨
Cette amitié a donc besoin, pour être parfaite,
etc. ¨, il conclut en terminant que l'amitié dont il vient de parler est
parfaite, à la fois selon le temps, parce qu'elle dure longtemps, et selon les
autres conditions dont il a été question. Et elle trouve aussi sa perfection
selon tout ce qu'on retrouve dans les autres amitiés. Et ce sont des qualités
semblables qui sont produites par l'autre dans chacun des amis, ce qui est
requis par l'amitié, c'est-à-dire parce qu'ils sont semblables sous le rapport
de la vertu.
Aristote montre que l'amitié utile et l'amitié motivée par le plaisir
sont en quelque sorte semblables à l'amitié parfaite.
1585. Après avoir traité des trois espèces
d'amitié, Aristote les compare ici les unes aux autres. Et à ce sujet il fait
trois choses.
En
premier lieu il montre en quoi les autres amitiés sont semblables à celle qui
est parfaite (1157a1). En deuxième lieu, il montre en quoi ces amitiés en
diffèrent, là (1157a17) où il dit: ¨ Donc,
même des gens mauvais peuvent devenir des amis à cause du plaisir et etc.
¨. En troisième lieu, il résume ce qui a été dit, là (1157a30) où il dit: ¨ Or, il existe plusieurs espèces d'amitié etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre une
ressemblance entre les autres amitiés et celle qui est parfaite sous le rapport
de la cause qui fait aimer (1157a1).
Et
il dit que cette amitié qui est motivée par le plaisir présente une
ressemblance avec l'amitié parfaite dans la mesure où ceux qui sont vertueux
sont agréables les uns pour les autres. Et de même l'amité utile est semblable
à l'amitié parfaite dans la mesure où ceux qui sont vertueux sont aussi utiles
les uns aux autres.
1586. En deuxième lieu, là (1157a3) où il dit: ¨ Mais il faut surtout, pour que les amitiés
durent, etc. ¨, il montre une ressemblance entre les amitiés sous le
rapport de la permanence.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre comment les amitiés
utiles et celles qui sont motivées par le plaisir sont durables. En deuxième
lieu, il montre laquelle d'entre elles est la plus permanente, là (1157a14) où
il dit: ¨ Or, les amitiés qui ne sont
fondées que sur l'utilité etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente deux
modalités selon lesquelles les deux amitiés dont il vient de parler trouvent
leur permanence, et présentent en cela une similitude avec l'amitié parfaite.
En deuxième lieu, il présente des modalités par lesquelles elles s'écartent de
la permanence, là (1157a13) où il dit: ¨ Ceux
qui se proposent dans l'amour non pas l'agrément réciproque mais l'utilité
personnelle etc. ¨.
En
premier lieu il présente donc la première modalité de la permanence (1157a3) en
disant que même chez ceux qui sont amis pour l'utilité et le plaisir, il existe
des amitiés permanentes lorsque les amis reçoivent réciproquement et également
l'un de l'autre la même chose, par exemple le plasir pour le plaisir. Et parce
qu'à des choses agréables diverses correspondent des plaisirs divers qui
diffèrent par l'espèce et la quantité, il faut, pour que l'on retrouve de la
permanence dans l'amitié, non seulement qu'il y ait échange de plaisir, mais
aussi échange de la même sorte de plaisir, comme cela se produit chez les gens
d'esprit dont l'un trouve du plaisir dans le jeu de l'autre. Il n'est cependant
pas nécessaire que les choses se passent comme on le voit chez les personnes
qui s'aiment d'un amour charnel, qui parfois ne trouvent pas du plaisir dans
les mêmes choses.
1587. Dans ce cas, l'amant trouve du plaisir à
voir la beauté de la personne aimée, alors que cette dernière le trouve à
revevoir les hommages de l'amant. Et lorsque cessent ces conditions, parfois
l'amitié motivée par le plaisir cesse, c'est-à-dire lorsque d'un côté cesse la
vision et que de l'autre cesse la réception des hommages.
1588. Aristote présente la deuxième modalité de la
permanence, là (1157a11) où il dit: ¨ Par
contre, nombreux sont ceux dont les amitiés durent etc. ¨.
Et
il dit que même dans l'amitié utile et dans celle qui est fondée sur le
plaisir, nombreux sont ceux qui demeurent dans l'amitié si l'un aime les
habitudes de vie de l'autre, comme celui qui est voluptueux aime les habitudes
de vie d'un autre voluptueux, ou celui qui est avide de richesses aime les
habitudes de vie d'un autre qui lui est semblable en cela; non pas que ces
habitudes de vie soient aimables par elles-mêmes, mais par habitude,
c'est-à-dire dans la mesure où les deux ont des habitudes semblables. Or, le
semblable est par soi cause d'amitié, à moins que par accident il soit un obstacle
au bien propre, comme nous l'avons dit plus haut (n. 1566). C'est pourquoi, lorsque de mauvaises habitudes de vie
acquises par la coutume sont permanentes, il s'ensuit que l'amitié fondée sur
elles sera permanente.
1589. Ensuite (1157a13), lorsqu'il dit: ¨ Ceux qui se proposent dans l'amour non pas
l'agrément etc. ¨, il présente la manière par laquelle l'amitié s'écarte de
la permanence.
Et
il dit que ceux qui, dans les choses agréables, ne récompensent pas l'agréable
par l'agréable mais l'agréable par l'utile, ceux-là sont moins des amis à cause
d'une plus faible ressemblance. C'est pourquoi leur amitié se tient moins dans
la permanence.
1590. Ensuite (1157a14), lorsqu'il dit: ¨ Mais ceux qui ne sont amis qu'en vue de
l'utilité etc. ¨, il compare la permanence de l'une et de l'autre amitié.
Et
il dit que ceux qui ne sont amis qu'en vue d'un avantage cessent d'être amis
aussitôt que cesse l'avantage, parce qu'ils n'étaient pas mutuellement des amis
pour eux-mêmes, mais pour l'utilité en question. Au contraire, le plaisir
provient davantage de celui-là même qui est aimé pour lui-même que l'utilité
qui est parfois relative à une chose extérieure.
1591. Ensuite (1157a17), lorsqu'il dit: ¨ Donc, même des gens mauvais peuvent devenir
etc. ¨, il présente deux différences entre ces amitiés et celle qui est
parfaite.
En
premier lieu, il conclut donc, à partir de ce qui précède, que des hommes de
n'importe quelle condition peuvent devenir mutuellement des amis à cause du
plaisir ou de l'utilité, les bons avec les bons, les mauvais avec les mauvais,
et même ceux qui ne sont ni vertueux ni mauvais peuvent devenir des amis, soit
à l'égard de n'importe quelle des deux catégories, soit entre eux. Mais en ce
qui concerne l'amitié parfaite, par laquelle les hommes s'aiment pour
eux-mêmes, il ne peut y avoir d'amitié qu'entre les hommes qui sont bons car
chez ceux qui sont mauvais on ne peut trouver quelque chose qui pourrait les
amener à s'aimer les uns les autres ou à trouver de l'agrément en eux-mêmes, si
ce n'est à cause d'une certaine utilité.
1592. Il présente la deuxième différence là
(1157a21) où il dit: ¨ Et seule l'amitié
entre les hommes vertueux est à l'abri des etc. ¨.
Et
il dit que seule l'amitié des vertueux, qui est parfaite, est de soi à l'abri
des calomnies. En effet, l'amitié est changée surtout par le fait que l'un des
amis trouve dans l'autre ce qui est contraire à l'amitié. Mais cela n'est pas
possible dans l'amitié des bons ou des vertueux parce que l'homme ne croit pas
facilement qu'il existe quelque chose de mal chez celui qu'il a éprouvé pendant
une longue période de temps, qu'il n'a jamais surpris en train de faire quelque
chose d'injuste, et dans lequel se retrouvent toutes les conditions requises à
une véritable amitié. Il en résulte qu'une telle amitié n'est pas détruite,
tant parce qu'elle existe par soi et non par accident, tant parce qu'elle est
parfaite puisqu'elle contient en elle toutes les conditions qui sont requises
par l'amitié, conditions qui ont été présentées plus haut (n. 1578-1582), tant en outre parce qu'elle
ne souffre pas l'obstacle de l'amitié qui est présenté maintenant à titre de
raison.
1593. Mais dans les autres amitiés, rien empêche
l'un de penser du mal au sujet de l'autre et même que l'un commette un mal à
l'égard de l'autre. C'est pourquoi des hommes ne devraient pas être appelés
amis selon ces sortes d'amitié. Mais parce que les hommes ont coutume d'appeler
amis aussi bien ceux qui s'aiment pour l'utilité (comme on parle d'amitié entre
les citoyens à cause de l'utilité du combat commun contre les ennemis) que ceux
qui s'aiment les uns les autres à cause du plaisir qu'ils en tirent, comme on
le voit chez les enfants, c'est pourquoi il faut que nous aussi, en suivant la
coutume de ceux qui parlent selon le langage courant, disions que ces personnes
sont des amis.
1594. Ensuite (1157a30), lorsqu'il dit: ¨ Or, il existe plusieurs espèces d'amitié etc.
¨, il résume ce qu'il a dit au sujet des espèces d'amitié.
Et
il dit qu'il existe plusieurs espèces d'amitié. Et certes, en premier lieu et
au premier rang se range l'amitié des bons ou des vertueux en tant qu'ils sont
bons. Les autres cependant sont appelées amitié par analogie par rapport à la
première. Et ceux qui sont appelés amis selon ces autres amitiés le sont
d'autant plus que leur amitié ressemble à la véritable amitié. Il est manifeste
en effet que ce qui est agréable semble être un certain bien pour ceux qui sont
amateurs de plaisirs. Et ainsi cette amitié a une certaine similitude avec ce
qui est un bien absolument. Et le même raisonnement vaut pour l'amitié utile.
1595. Ces deux amitiés ne sont cependant pas
toujours réunies, c'est-à-dire de telle manière que les amis qui sont motivés
par l'utile et ceux qui le sont par le plaisir soient les mêmes, parce que ce
qui existe par accident n'est pas toujours réuni, comme musicien n'est pas
toujours uni à blanc. Or, les amitiés dont nous venons de parler existent par
accident, comme nous l'avons dit plus haut; par conséquent, elles ne sont pas
toujours réunies. Donc, si l'amitié se divise en les espèces que nous avons
dites, les méchants pourront être des amis les uns pour les autres,
c'est-à-dire dans la mesure où ils seront semblables les uns aux autres dans
l'une d'elles. Mais seuls les bons ou les vertueux sont des amis absolument.
Les autres ne sont des amis que par analogie, c'est-à-dire dans la mesure où
ils présentent une certaine ressemblance à l'égard du bien.
Aristote montre que l'amitié consiste en acte et en disposition, de
telle manière que bien que l'acte de l'amitié disparaisse par la distance des
amis, la disposition n'en disparaît pas pour autant.
1596. Après avoir distingué les espèces d'amitié,
Aristote en traite ici par rapport à l'acte propre de l'amitié. Et à ce sujet
il fait deux choses.
En
premier lieu il distingue l'amitié par
la disposition et par l'acte (1157b5). En deuxième lieu, il prouve ce
qu'il supposait, là (1157b29) où il dit: ¨ L'attachement
se compare certes à la passion, etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il distingue les
amitiés par la disposition et l'acte. En deuxième lieu, il montre que certains
sont privés d'amitié par un défaut d'acte, là (1157b13) où il dit: ¨ Or, s'il se produit une absence de longue
durée, etc. ¨. En troisième lieu, il montre que l'amitié de ceux qui sont
bons existe surtout en raison de l'acte même d'amitié, là (1137b25) où il dit:
¨ L'amitié existe donc surtout entre gens
vertueux etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1157b5) que tout comme pour les autres vertus
certains sont appelés bons, c'est-à-dire vertueux, d'après la disposition, par
exemple courageux ou libéraux, même lorsqu'ils n'exercent pas l'acte de la
vertu, et d'autres sont dénommés vertueux en tant qu'ils exercent en acte
l'opération de la vertu, de même aussi dans l'amitié, on dit de certains qu'ils
sont des amis en acte en tant qu'ils vivent ensemble avec plaisir et qu'ils se
font mutuellement du bien, ces deux caractères appartenant manifestement à
l'acte d'amitié. Mais d'autres n'exercent pas en acte les opérations de
l'amitié mais y sont cependant disposés selon un habitus qui les incline à
poser des opérations de la sorte, comme on le voit chez les amis qui dorment ou
qui sont séparés les uns des autres par la distance. En effet, l'amitié n'est
pas absolument détruite à cause de la distance, mais seulement son exercice. Et
par conséquent il est clair que l'amitié demeure par la disposition, même
lorsque cesse son exercice.
1597. Ensuite (1157b13), lorsqu'il dit: ¨ Mais s'il se produit une absense de longue
durée etc. ¨, il montre comment
l'amitié disparaît chez certains en raison d'un manque d'acte.
Et
en premier lieu il manifeste son propos. En deuxième lieu, il prouve ce qu'il
supposait, là (1157b20) où il dit: ¨ Rien
n'appartient plus aux amis que de vivre ensemble etc. ¨
Et
il manifeste son propos à l'égard de trois genres d'hommes. Et en premier lieu,
il le fait à l'égard de ceux qui sont longtemps séparés les uns des autres.
D'où il dit que si les amis sont séparés les uns des autres pendant longtemps,
cela semble entraîner l'oubli de l'amitié passée, tout comme les autres
dispositions semblent s'affaiblir par la désaccoutumance de la pratique et
finissent parfois par disparaître. Il faut en effet, tout comme les dispositions
sont acquises par l'habitude des opérations, qu'elles soient de même conservées
par la même cause. Car toute chose est conservée par la cause qui l'a produite.
Et c'est pourquoi il est dit dans le proverbe que de nombreuses amitiés
disparaissent par le fait que l'un n'appelle plus l'autre, qu'il ne
s'entretient plus et ne vit plus avec lui.
1598. En deuxième lieu, là (1157b14) où il dit: ¨ Ni les vieillards ni les gens moroses ne
semblent etc. ¨, il montre la même chose au sujet des vieillards et des
gens moroses.
Et
il dit que ni les vieillards ni les gens sévères, c'est-à-dire ceux sont
austères en paroles et en vie sociale, ne semblent capables d'éprouver de
l'amitié, c'est-à-dire ne semblent être aptes à l'amitié, c'est-à-dire pour
cette raison, plus précisément, qu'ils ne sont pas aptes à l'acte même de
l'amitié qui consiste à vivre ensemble. En effet, on ne trouve que peu de
plaisir en eux. Et c'est pourquoi ils ne peuvent vivre facilement avec les
autres car nul ne peut vivre toute une journée, c'est-à-dire demeurer pendant
une longue période de temps avec un homme triste ou avec quelqu'un qui est
incapable d'éprouver du plaisir. En effet, il semble qu'il soit au plus haut
point conforme à la nature des hommes et des autres animaux de fuir la tristesse
et de désirer le plaisir, lequel ne semble être rien d'autre que le repos de
l'appétit dans le bien désiré.
1599. En troisième lieu, là (1157b18) où il dit: ¨
Quant à ceux qui s'accueillent
mutuellement etc. ¨, il montre la même chose à l'égard d'un troisième genre
d'hommes, c'est-à-dire ceux qui s'accueillent mutuellement, c'est-à-dire de
manière à accepter les moeurs et une certaine fréquentation de l'autre, et
toutefois, pour une raison particulière,
ne jamais vivre en intimité avec lui. Et il dit qu'une telle relation
ressemble davantage à de la bienveillance qu'à de l'amitié car l'amitié exige
une vie commune étalée sur une bonne période de temps.
1600. Ensuite (1157b20), lorsqu'il dit: ¨ En effet, rien n'appartient plus aux amis
etc. ¨, il prouve ce qu'il avait supposé, à savoir que la vie commune est
requise à l'amitié comme étant son acte propre.
Et
il dit que rien n'est aussi propre aux amis que de vivre ensemble. En effet, il
a présenté précédemment (n. 1596)
deux caractéristiques qui appartiennent à l'acte de l'amitié, à savoir le vivre
ensemble et l'attribution réciproque de biens, laquelle revient à être utile à
son ami: et ce ne sont certes pas tous les hommes qui recherchent cette utilité
chez leurs amis, mais seulement ceux qui sont dans le besoin. Mais demeurer
ensemble toute la journée, c'est-à-dire sur une longue période de temps, avec
ses amis, c'est ce que désirent même ceux qui sont heureux, c'est-à-dire les
hommes qui sont comblés de biens, et auxquels il ne convient pas de rester seuls.
Et les hommes ne peuvent se fréquenter de compagnie s'ils ne sont pas agréables
les uns aux autres et s'ils ne trouvent pas du plaisir dans les mêmes choses,
deux caractéristiques qu'on retrouve dans l'amitié de ceux qui sont éduqués
ensemble. Ainsi donc, il est clair que l'acte principal de l'amitié consiste à
vivre en intimité avec son ami.
1601. Ensuite (1157b25), lorsqu'il dit: ¨ L'amitié la plus parfaite est celle etc.
¨, il conclut de ce qui précède que l'amitié la plus parfaite est celle des
gens vertueux, comme nous l'avons dit à plusieurs occasions (nn. 1574-1579, 1592). En effet, c'est ce
qui est bon ou agréable absolument qui est aimable et désirable en soi et absolument.
Mais un homme vertueux est aimable et désirable à un autre pour ces deux
raisons: c'est-à-dire parce que l'un et l'autre est bon et agréable absolument
et en lui-même, et parce qu'il est bon et agréable à l'autre. C'est pourquoi
les hommes vertueux peuvent au plus haut point vivre en communauté avec
plaisir.
1602. Ensuite (1157b29), lorsqu'il dit: ¨ En effet, l'attachement se compare certes à
la passion etc. ¨, il prouve ce qu'il avait affirmé plus haut, à savoir que
l'amitié se dit non seulement selon l'acte, mais aussi selon la disposition.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente ce qu'il se
propose de montrer. Et il dit que l'attachement semble impliquer la passion.
Mais l'amitié semble impliquer la disposition et être semblable aux autres
dispositions.
1603. En deuxième lieu, là (1157b30) où il dit: ¨ En effet, l'attachement n'a pas moins pour
objet etc. ¨, il prouve son propos au moyen de deux raisonnements, dont le
premier est que l'attachement peut simplement porter même sur des objets
inanimés, comme lorsque nous disons que nous aimons le vin ou l'or. Mais rendre
l'amour pour l'amour, ce qui appartient à la nature même de l'amitié, comme
nous l'avons dit plus haut (n. 1557),
cela relève d'un choix délibéré: or, cela ne peut avoir lieu qu'entre des êtres
qui sont raisonnables. Mais ce qui procède d'un choix délibéré ne procède pas
d'une passion, mais plutôt d'une disposition. L'amitié est donc une
disposition.
1604. Il présente son deuxième raisonnement là
(1157b32) où il dit: ¨ Et c'est pour
eux-mêmes qu'on veut du bien aux amis etc. ¨.
Et
il dit que c'est pour eux-mêmes que par amitié on veut du bien aux amis. En
effet, si on leur voulait du bien pour
soi-même, cela reviendrait à s'aimer soi-même plus que les autres. Or,
aimer les autres pour eux-mêmes, cela ne procède pas de la passion, parce que
la passion, qui relève de l'appétit sensitif, ne dépasse pas le bien propre de
celui qui aime. D'où il reste, pour cette raison, qu'aimer les autres pour
eux-mêmes procède d'une disposition, et par conséquent que l'amitié est une
disposition.
1605. En troisième lieu, là (1157b34) où il dit: ¨
Et néanmoins, ceux qui aiment leur ami
aiment aussi leur propre bien etc. ¨, il répond à une objection implicite
Nous
avons dit en effet plus haut (n. 1601)
qu'est aimable pour chacun ce qui est un bien pour lui. Mais semble s'opposer à
cela l'affirmation selon laquelle l'homme aime son ami pour le bien de l'ami
lui-même. Mais Aristote répond à cela que ceux qui aiment leur ami se trouvent
encore à aimer ce qui est un bien pour eux-mêmes. En effet, quand celui qui est
bon en lui-même est devenu un ami pour quelqu'un, il devient du même coup un
bien pour son ami. Et par conséquent, chacun des deux, alors même qu'il aime
son ami, aime ce qui est un bien pour lui-même, et chacun des deux rend
également la pareille à son ami, à la fois quant à la volonté, c'est-à-dire en
tant qu'il lui veut du bien, et quant à l'espèce de volonté, c'est-à-dire en
tant qu'il lui veut du bien, non pas pour soi-même, mais pour lui-même; et il
en est ainsi parce que l'amitié est une certaine égalité, c'est-à-dire en tant
qu'elle exige un amour mutuel. Et cela semble ajouter à la manière dont se
présente la vertu. Car dans toute vertu l'acte de l'homme vertueux se suffit à
lui-même. Mais dans l'amitié, l'acte d'un seul homme vertueux ne suffit pas,
car est requise la participation des actes des deux hommes vertueux qui
s'aiment mutuellement. Et c'est pourquoi le Philosophe ne dit pas que l'amitié
est purement et simplement une vertu, mais il ajoute plutôt qu'elle ¨
s'acccompagne de vertu ¨, car il est clair qu'elle ajoute quelque chose à la
définition de la vertu.
1606. Et tout ce que nous venons de dire au sujet
de l'amitié semble surtout se retrouver dans l'amitié de ceux qui sont
vertueux.
Aristote rapporte les causes pour lesquelles les vieillards et les
gens d'humeur morose ne peuvent devenir des amis et il montre qu'il est
impossible que la vraie amitié s'étende à plusieurs.
1607. Après avoir distingué les différentes
espèces d'amitié, il traite ici de ces mêmes amitiés par rapport à leur sujet, c'est-à-dire les amis
eux-mêmes. Et à ce sujet il fait trois choses.
En
premier lieu, en effet, il traite de l'aptitude et de l'inaptitude qu'on
retrouve chez certains à l'égard de l'amitié (1158a3). En deuxième lieu, il
traite de la multiplicité des amis, là (1158a12) où il dit: ¨ Il n'est pas possible d'étendre l'amitié
parfaite à plusieurs etc. ¨. En troisième lieu il traite de leur
distinction, là (1158a28) où il dit: ¨ Or,
ceux qui sont au pouvoir semblent etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1158a3) que les gens moroses et les vieillards sont
d'autant moins portés à devenir des amis qu'il ont un caractère plus difficile,
c'est-à-dire qu'ils ont confiance en eux-mêmes et sont portés à suivre leur
propre jugement. Et c'est pourquoi ils ne peuvent s'accorder avec les autres.
Ils trouvent moins de plaisir à converser avec les autres, tant parce qu'ils ne
sont attentifs qu'à eux-mêmes, que parce qu'ils éprouvent de la suspicion à
l'égard des autres. Or, telles sont justement les activités qui semblent être
celles de l'amitié et qui sont capables de la causer, à savoir les relations et
les conversations entre les amis.
1608. De là vient que les jeunes, qui trouvent
beaucoup de plaisir dans les conversations et s'accordent facilement avec les
autres, deviennent rapidement des amis, ce qui n'est pas le cas pour les
vieillards. En effet, ils ne peuvent devenir les amis de ceux dont le commerce
et les conversations ne leur donnent aucun plaisir. Et la même raison vaut pour
ceux qui sont d'humeur morose, c'est-à-dire ceux qui sont querelleurs et
piquants à l'égard des actions qui sont posées par les autres. Ces personnes, à
savoir les vieillards et ceux qui sont d'humeur morose, peuvent être
bienveillants dans la mesure où, dans leur âme, ils veulent du bien aux autres
et aussi dans la réalité, dans la mesure où ils portent secours aux autres dans
leurs nécessités: cependant, ils ne deviennent pas véritablement des amis pour
cette raison qu'ils ne vivent pas avec les autres et qu'ils ne prennent pas du
plaisir dans la fréquentation des amis, ces deux activités étant celles qui
sont les plus caractéristiques de l'amitié.
1609. Ensuite (1158a12), lorsqu'il dit: ¨ Il n'est pas possible d'attribuer la
véritable amitié à une multiplicité etc. ¨, il traite de la multiplicité
des amis.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il montre en effet que
l'amitié parfaite, qui est propre à ceux qui sont vertueux, ne peut s'appliquer
à une multiplicité d'amis. En deuxième lieu, il montre que cela est cependant
possible pour les deux autres amitiés, c'est-à-dire pour celles qui sont
motivées par l'utile et le plaisir, là (1158a17) où il dit: ¨ Cependant, il est possible de plaire à
plusieurs sous le rapport de etc. ¨. En troisième lieu, il compare chacune
de ces deux dernières amitiés entre elles, là (1158a18) où il dit: ¨ De ces deux amitiés, celle qui ressemble le
plus à la véritable etc. ¨.
Il
montre donc en premier lieu, au moyen de trois raisonnements, qu'il n'est pas
possible pour quelqu'un d'avoir plusieurs amis dans le sens d'une amitié
parfaite, laquelle est motivée par le bien de la vertu. Dans le premier de ces
raisonnements, Aristote dit que puisque cette
amitié est parfaite et qu'elle est la plus grande, elle a l'apparence
d'être excessive dans l'amour si l'on considère la quantité de l'amour. Mais si
l'on considère la raison de l'amour, il ne peut
y avoir d'excès. En effet, il n'est pas possible que la vertu et le
vertueux soient trop aimés par un autre vertueux, puisque ce dernier règle ses
affections sur la raison. Or, un amour qui paraît si excessif n'est pas de
nature à s'étendre à une multiplicité d'individus, mais plutôt à un seul, comme
on le voit dans l'amour charnel selon lequel il n'est pas possible qu'un même
homme aime simultanément plusieurs femmes avec excès. Donc, l'amitié parfaite,
qui est propre à ceux qui sont bons, ne peut se porter vers une multiplicité
d'amis.
1610. Il présente le deuxième raisonnement là
(1158a14) où il dit: ¨ Il n'est pas
facile que plusieurs plaisent simultanément etc. ¨.
Il
est clair que selon l'amitié parfaite les amis se plaisent beaucoup les uns aux
autres. Mais il n'est pas facile que plusieurs plaisent beaucoup et simultanément
à la même personne. En effet, il ne se trouve pas beaucoup de personnes dans
lesquelles on ne retrouve pas quelque chose qui déplaise à l'homme qui en est
affecté de quelque manière, à cause des nombreux défauts qu'on retrouve
généralement chez les hommes et des contrariétés qui se manifestent entre eux.
D'où il advient que lorsque l'un plaît beaucoup, l'autre ne peut plaire
beaucoup. Peut-être aussi ne serait-il pas bon et utile que plusieurs plaisent
fortement à un seul parce que lorsqu'il vivrait avec plusieurs, il ne pourrait
plus porter son attention sur lui-même. Il n'est donc pas possible à plusieurs
de partager une amitié parfaite.
1611. Il présente son troisième raisonnement là
(1158a15) où il dit: ¨ Or, il faut
éprouver par l'expérience et vivre etc. ¨.
Dans
l'amitié parfaite, il faut faire l'expérience de l'ami par l'habitude. Or, cela
est déjà très difficile, et par conséquent, il n'est pas possible de le faite
avec plusieurs. Il n'est donc pas possible à plusieurs individus de devenir des
amis selon l'amitié parfaite.
1612. Ensuite (1158a16), lorsqu'il dit: ¨ Mais il est possible de plaire à plusieurs
selon etc. ¨, il montre que dans les deux autres amitiés, c'est-à-dire
celles qui sont motivées par l'utilité et le plaisir, il est possible à un même
homme de plaire à plusieurs amis, et cela pour deux raisons. Premièrement,
parce qu'il se trouve plusieurs personnes de cette sorte, c'est-à-dire qui
peuvent être utiles et agréables. Deuxièmement, parce que ces amitiés n'exigent
pas une expérience étalée sur une longue période de temps, mais peu de temps
suffit à ces amitiés pour se rendre service, se plaire et s'échanger
mutuellement tout autre avantage.
1613. Ensuite (1158a18), lorsqu'il dit: ¨ Or, de ces deux amitiés, celle qui est
motivée par le plaisir etc. ¨, il compare entre eux les amis appartenant à
ces deux amitiés.
Et
en premier lieu il présente ce qu'il cherche à montrer. Et il dit que parmi les
amis dont on vient de parler et qui peuvent être nombreux à partager leur
amitié, ceux qui sont amis en raison du plaisir semblent partager une plus
grande amitié, si cependant les deux amis partagent réciproquement la même
chose, par exemple si l'un et l'autre se manifestent mutuellement du plaisir.
C'est en effet le propre de l'amitié que les amis trouvent mutuellement du
plaisir dans les mêmes choses. Le fait qu'ils trouvent du plaisir dans les
mêmes choses est le signe que c'est un seul et même plaisir qu'ils éprouvent.
Mais cela n'est pas possible lorsque ce qui est manifesté d'un côté c'est du
plaisir et que de l'autre, c'est de l'utile. Or, les amitiés de cette sorte se
retrouvent surtout chez les jeunes, c'est-à-dire chez ceux qui s'aiment, d'un
côté comme de l'autre, en raison du plaisir.
1614. En deuxième lieu, là (1158a21) où il dit: ¨ On la retrouve plus chez ceux qui etc.
¨, il prouve ce qu'il cherche à montrer au moyen de deux raisonnements.
Et
dans le premier de ces raisonnements, il dit que dans l'amitié motivée par le
plaisir les amis s'aiment plus libéralement que dans l'amitié utile dans
laquelle est attendue une récompense pour l'utilité fournie. Et par conséquent,
cette dernière a l'apparence d'être comme une certaine négociation. Il en
résulte que l'amitié qui recherche l'agrément est plus grande en tant qu'elle
est plus semblable à l'amitié parfaite, laquelle est aussi la plus libérale en
tant que c'est par elle que les amis sont aimés pour eux-mêmes.
1615. Il présente le deuxième raisonnement là
(1158a22) où il dit: ¨ Et ceux qui sont
comblés de biens utiles etc. ¨.
Et
voici ce raisonnement. Les hommes qui sont riches, c'est-à-dire ceux qui sont
comblés de biens, n'ont pas besoin d'amis utiles car, étant riches, ils se
suffisent à eux-mêmes: ils ont seulement besoin d'amis agréables car il leur
faut vivre en intimité avec certains, ce qui ne pourrait se réaliser sans
plaisir. Les hommes sont en effet
capables de supporter quelque chose de pénible pendant quelque temps mais nul
ne peut continuellement soutenir la peine et pas même le bien honnête lui-même
s'il lui était pénible. D'où il est évident que les hommes qui ne trouvent pas
de plaisir à accomplir les actions vertueuses ne peuvent y persévérer. Par
conséquent, il est clair que l'amitié agréable est supérieure à l'amitié utile
en tant qu'elle est nécessaire à un plus grand nombre et à de meilleures
choses.
1616. En troisième lieu, là (1158a25) où il dit: ¨
C'est pour cette raison qu'ils
recherchent des amis agréables etc. ¨, il tire un corollaire de ce qui
vient d'être dit.
En
effet, parce que quelqu'un ne peut maintenir le bien honnête d'une manière
continue s'il est pénible, il en résulte que les amis doivent aussi être
agréables les uns pour les autres à cause des vertus. Il faut aussi en outre,
en plus d'être bons en eux-mêmes, qu'ils soient bons les uns pour les autres et
ainsi ils auront toutes les qualités qui sont requises dans l'amitié.
1617. Ensuite (1158a28), lorsqu'il dit: ¨ Chez les gens qui sont au pouvoir, on voit
etc. ¨, il traite de la distinction des amis.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente ce qu'il cherche à
montrer, à savoir que les hommes qui détiennent le pouvoir se servent de
différents amis, c'est-à-dire de telle manière que certains d'entre eux leur
soient utiles et que les autres leur soient agréables, et il arrive rarement
qu'il retrouvent ces deux formes d'amitié chez les mêmes hommes.
1618. En deuxième lieu, là (1158a30) où il dit: ¨ En effet, ils ne recherchent pas des amis
agréables qui soient aussi vertueux etc. ¨, il prouve ce qu'il se propose
de montrer, à savoir que les gens au pouvoir ne recherchent pas les amitiés
agréables qui sont rattachées à la vertu. Ces amitiés ont en effet une utilité
qui leur est rattachée. Ils ne recherchent pas non plus des amitiés utiles
ordonnées à des biens honnêtes, laquelle utilité a un plaisir qui lui est uni.
Mais pour leur plaisir ils désirent être entourés de gens spirituels,
divertissants, par exemple des comédiens. Et pour leurs biens utiles, ils
désirent être entourés de gens habiles, c'est-à-dire industrieux, pour exécuter
tout ordre qu'ils auront commandé, qu'il soit bon ou mauvais. Or ces deux
caractères, à savoir la spiritualité et l'habileté, ne se retrouvent pas dans
le même homme, parce que ceux qui sont industrieux ne se présentent pas comme
étant amusants, mais sont plutôt sérieux; c'est pourquoi il est évident que les
gens au pouvoir s'entourent d'amis divers.
1619. En troisième lieu, là (1158a34) où il dit: ¨
C'est l'homme vertueux qui unit le
délectable à l'utile etc. ¨, Aristote répond à une objection.
En
effet, quelqu'un pourrait dire que chez les gens au pouvoir, ce sont les mêmes
amis qui sont à la fois agréables et utiles puisque, comme nous l'avons dit
plus haut (n. 1585), les gens de
bien, c'est-à-dire ceux qui sont vertueux, sont à la fois agréables et utiles.
Mais Aristote répond à cela que l'homme vertueux ne devient l'ami d'un homme
qui lui est supérieur par le pouvoir et par la richesse que si ce dernier lui
est aussi supérieur par la vertu. Mais si cela n'est pas possible, celui qui
est supérieur et qui est dépassé par l'autre en vertu ne peut égaler son
analogue, c'est-à-dire ne peut rétablir la proportion de telle manière que tout
comme le vertueux reconnaît l'autre comme étant plus puissant, de même ce
dernier puisse reconnaître le vertueux comme étant meilleur.
1620. En effet, la plupart du temps, les hommes,
lorsqu'ils excellent par le pouvoir et la richesse, s'estiment meilleurs au
même degré. Or, il n'est pas habituel de retrouver chez ces puissants des
hommes qui excellent aussi par la vertu ou qui reconnaissent une supériorité à
celui qui est vertueux.
1621. Ensuite (1158a37), lorsqu'il dit: ¨ Or, les amitiés dont nous venons de parler
se fondent sur l'égalité etc. ¨, il montre que les espèces d'amitié dont on
a parlé consistent dans une égalité.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu, il présente ce qu'il se
propose de montrer en concluant, à partir de ce qui précède, que les amitiés
qui précèdent consistent en une égalité. Et parce que cela est manifeste au
sujet de l'amitié qui est motivée par le bien ou la vertu, il prouve son propos
relativement à l'amitié utile et à l'amitié agréable, c'est-à-dire parce que,
ou bien elles se veulent et se font mutuellement les mêmes choses, c'est-à-dire
récompensent le plaisir par le plaisir ou l'utile par l'utile, ou bien elles
échangent l'un pour l'autre, c'est-à-dire l'utilité pour le plaisir ou
inversement.
1622. En deuxième lieu, là (1158a39) où il dit: ¨ Mais parce que ces amitiés sont moindres et durent moins que etc. ¨, il
montre comment deux espèces d'amitié se rapportent à la définition de l'amitié.
Et
il dit qu'il est manifeste, à partir de ce qui précède, que ces amitiés qui
sont moindres sont aussi moins durables que l'amitié parfaite motivée par le
bien, et que c'est d'après leur ressemblance ou leur dissemblance à l'égard de
cette dernière qu'elle ont l'apparence d'être ou de ne pas être des amitiés. En
effet, dans la mesure où elles ressemblent à l'amitié parfaite, elles semblent
être des amitiés, c'est-à-dire en tant que l'une d'elles comporte de l'agréable
et l'autre de l'utile. Mais l'amitié parfaite comporte l'un et l'autre.
1623. Mais sous d'autres rapports ces amitiés
diffèrent de l'amitié parfaite, c'est-à-dire en tant que l'amitié parfaite est
immuable et permanente alors que les autres changent rapidement. Elles
diffèrent aussi sous de nombreux autres rapports, comme on le voit par ce qui
précède (n. 1594-1595). Et c'est à
cause de cette dissimilitude qu'elles perdent l'apparence de la véritable
amitié.
Aristote traite ici de l'amitié qui comporte une supériorité, comme
celle du père à son enfant, ou celle de l'homme à son épouse, et il montre la
différence qu'il y a entre ces amitiés, et de quelle manière elles se
conservent par la même condition.
1624. Après avoir distingué les espèces d'amitié
qui consistent dans une égalité, le Philosophe distingue ici les espèces
d'amitié vécues entre personnes inégales. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il détermine les notions qui appartiennent en commun à la
distinction de telles amitiés (1158b11). En deuxième lieu, il traite de la
distinction de ces amitiés d'après leurs définitions spécifiques, là (1159b25)
où il dit: ¨ Or il semble, comme nous
l'avons dit, que l'amitié consiste etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il traite des
amitiés de ceux qui sont supérieurs à l'égard de ceux qui subissent la
supériorité, comme celle du père à l'égard de son fils et celle de l'homme à
l'égard de son épouse. En deuxième lieu, il traite des amitiés qui sont vécues
entre des contraires, comme celle du pauvre et du riche et les autres amitiés
de la sorte, là (1159b13) où il dit: ¨ Or,
l'amitié entre les contraires semble être motivée surtout par etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il distingue des
amitiés qui précèdent le genre d'une telle amitié. En deuxième lieu, il
distingue les unes des autres les amitiés de la sorte, là (1158b14) où il dit:
¨ Or, ces amitiés diffèrent les unes des
autres etc. ¨. En troisième lieu, il montre comment de telles amitiés sont
conservées, là (1158b20) où il dit: ¨ On n'a pas certes des deux côtés les
mêmes etc. ¨.
1625. Il dit donc en premier lieu qu'en dehors des
amitiés dont nous avons dit (n. 1562-1595) qu'elles consistent dans une égalité
du fait qu'elles recherchent le semblable selon la vertu, l'utilité ou le
plaisir, il existe une autre espèce d'amitié selon une supériorité,
c'est-à-dire dans la mesure où une personne dépasse l'autre, comme l'amitié du
père à l'égard de son enfant et plus universellement l'amitié d'une personne
plus âgée à l'égard d'une personne plus jeune, et celle d'un homme à l'égard de
son épouse; et plus universellement encore, l'amitié de toute personne qui possède
une autorité à l'égard de la personne sur laquelle il possède cette autorité.
1626. Ensuite (1158b14), lorsqu'il dit: ¨ Or, ces amitiés diffèrent l'une de l'autre
etc. ¨, il présente la différence qu'il y a entre l'une et l'autre de ces
amitiés.
Et
en premier lieu il présente ce qu'il se propose de montrer. Et il dit que de
telles amités diffèrent l'une de l'autre par l'espèce. Et il désigne deux
différences. La première est certes celle qui s'établit selon les différentes
relations de supériorité. En effet, l'amitié du père pour ses enfants est d'une
autre espèce que celle d'une chef à l'égard des subordonnés auxquels il
commande. Mais l'autre différence est celle qui s'établit selon les différentes
relations qu'il y a entre celui qui détient l'autorité et celui qui la subit.
En effet, l'amitié du père à l'égard de son enfant n'est pas identique à celle
de l'enfant à l'égard de son père, et celle de l'homme à l'égard de son épouse
n'est pas identique à celle de l'épouse à l'égard de son mari.
1627. En deuxième lieu, là (1158b18) où il dit: ¨ En effet, autre est la vertu de chacun de
ces etc. ¨, il manifeste son propos au moyen de deux raisonnements.
Et
voici le premier de ces raisonnements. En effet, puisque l'amitié se dit
d'après la disposition et d'après l'acte, il est nécessaire qu'appartienne à
tout ami une certaine vertu habituelle pour exécuter ce qui relève de l'amitié
et aussi l'opération même de l'amitié. Or il est manifeste, pour chacun des cas
mentionnés, que les opérations, par exemple celle du père à l'égard de ses
enfants, et celle de l'homme à l'égard de sa femme, ou même celle de l'enfant à
l'égard de son père, ne sont pas identiques; et par conséquent, les
dispositions qui correspondent à ces opérations ne sont pas identiques. Donc,
ces amitiés sont elles aussi diverses.
1628. Il présente son deuxième raisonnement là
(1158b19) où il dit: ¨ Toutes ces amitiés
sont différentes et suivent des raisons différentes etc. ¨.
Et
voici ce raisonnement. Dans les amitiés dont on vient de parler, les raisons
pour lesquelles on aime sont différentes. En effet, autre est la raison pour
laquelle le père aime son enfant, autre est celle pour laquelle l'enfant aime
son père, et il en va de même de l'homme à l'égard de sa femme et inversement.
Mais ce sont des amours différents qu'on éprouve d'après des raisons
différentes d'aimer. Par conséquent, ce sont là des amitiés différentes.
1629. Ensuite (1158b20), lorsqu'il dit: ¨ Donc, dans les deux cas, on n'a pas les
mêmes etc. ¨, il montre comment se conservent les amitiés dont on vient de
parler.
Et
il montre en premier lieu qu'elles se conservent au moyen de ce que s'accordent
mutuellement les uns aux autres comme il se doit ceux qui aiment et ceux qui
sont aimés. En deuxième lieu il montre que ces choses sont considérées selon
l'analogie, là (1158b24) où il dit: ¨ Dans
toutes les amitiés où on retrouve supériorité, c'est par analogie qu'on aime
etc. ¨. En troisième lieu, il montre comment cela se rencontre différemment
dans la justice et dans l'amitié, là (1158b29) où il dit: ¨ Cependant, l'égalité ne se présente pas de
la même manière dans etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1158b20) que dans ces amitiés on ne retrouve pas les
mêmes devoirs des deux côtés de l'amitié: et on ne doit pas exiger non plus
qu'on fasse la même chose des deux côtés. Par
exemple, l'enfant ne doit pas exiger de son père la déférence qu'il lui
manifeste tout comme dans les amitiés dont nous avons parlé on recherchait le
plaisir pour le plaisir et l'utilité pour l'utilité. Mais lorsque les enfants
accordent à leurs parents ce qu'il convient de
manifester à ceux qui sont à l'origine de leur génération, et que les parents manifestent à
leurs enfants ce qu'il faut manifester à sa descendance, alors l'amitié entre
eux est durable et raisonnable, c'est-à-dire vertueuse.
1630. Ensuite (1158b24), lorsqu'il dit: ¨ Or, c'est selon la proportion qu'on aime
quand etc. ¨, il montre de quelle manière se manifeste ce qui doit se
manifester dans de telles amitiés.
Et
il dit que dans toutes les amitiés où l'on retrouve un élément de supériorité
chez une personne par rapport à l'autre, il faut que l'amour se manifeste selon
la proportion, c'est-à-dire de telle manière que celui qui est meilleur soit
aimé plus qu'il n'aime. Et la même raison s'applique à celui qui est plus utile
et à celui qui est plus agréable, ou même à n'importe quel autre qui est plus
excellent d'une autre manière: en effet, lorsque chacun est aimé conformément à
sa dignité, c'est alors qu'il se produit une certaine égalité, c'est-à-dire une
égalité de proportion qui semble appartenir à l'amitié.
1631. Ensuite (1158b29), lorsqu'il dit: ¨ Mais ce n'est pas d'une manière semblable
etc. ¨, il montre comment cela
convient diversement à la justice et à l'amitié.
Et
en premier lieu il présente la différence. En deuxième lieu, il la manifeste
par un signe, là (1158b35) où il dit: ¨ Et
cela est évident quand il y a une grande distance etc. ¨. En troisième
lieu, il résout une certaine difficulté, là (1159a7) où il dit: ¨ C'est pourquoi l'on se demande si les amis
ne doivent pas vouloir etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que l'égalité et la proportion qui se vérifient
conformément à la dignité ne se présentent pas semblablement dans la justice et
dans l'amitié. Car, tout comme il a été dit plus haut (n. 935), au sujet de la justice, il faut qu'en premier lieu la dignité
soit recherchée et jugée selon la proportion, et alors il y aura échange selon
l'égalité. Mais dans l'amitié il faut à l'inverse qu'on recherche en premier
lieu une certaine égalité entre les personnes qui s'aiment mutuellement, et en
deuxième lieu qu'on manifeste à chacun ce qui est conforme à sa dignité.
1632. Et la raison de cette diversité, c'est que
l'amitié est une certaine union ou une société d'amis qui ne peut exister entre
personnes très différentes, mais qui doivent s'approcher de l'égalité. C'est
pourquoi il appartient à l'amitié d'user également d'une égalité déjà constituée;
mais il appartient à la justice de ramener à l'égalité ce qui est inégal. Et
une fois que l'égalité existe, l'opération de la justice subsiste. Et c'est
pourquoi l'égalité est le terme dans la justice mais le commencement dans
l'amitié.
1633. Ensuite (1158b35), lorsqu'il dit: ¨ Et cela est évident quand etc. ¨, il
manifeste par un signe ce qu'il vient de dire.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente le signe. Et il
dit que ce qui vient d'être dit (n. 1631-1632),
à savoir que l'égalité est ce qui est requis en premier dans l'amitié, cela est
manifeste par ceci que s'il y a une grande distance, soit sous le rapport de la
vertu, du vice, ou sous tout autre rapport, les hommes ne demeurent pas amis,
et on ne croit même plus qu'il convienne d'avoir une amitié avec ceux qui sont
très différents les uns des autres.
1634. En deuxième lieu, là (1158b38) où il dit: ¨ Or, cela est manifeste chez etc. ¨, il
présente trois exemples.
En
premier lieu il présente l'exemple de ceux qui dépassent de beaucoup les hommes
pour tous les biens. C'est pourquoi ils n'ont pas d'amis parmi les hommes,
c'est-à-dire de manière à converser et à vivre avec eux. Et ceux-là, il les
appelle les dieux, ou, conformément à l'usage des peuples, les substances
séparées. Il présente aussi l'exemple des rois: en effet, les personnes qui
leur sont très inférieures ne s'estiment pas dignes de leur amitié. Le
troisième exemple qu'il présente concerne les hommes les meilleurs et les plus sages: les gens qui
sont absolument sans mérite ne deviennent jamais leurs amis.
1635. En
troisième lieu, là (1159a3) où il dit: ¨ Il n'y a donc pas de limite précise de etc. ¨, Aristote répond ici
à une question sous-entendue.
Quelqu'un
pourrait en effet se demander jusqu'à quel point l'amitié peut être conservée
ou non entre personnes inégales. Et Aristote répond lui-même qu'il n'est pas
possible dans ce cas de déterminer cette limite, mais qu'il suffit de savoir
qu'en général, l'amitié perdure encore même si de nombreuses conditions, ayant
disparu chez l'un, demeurent chez l'autre. Mais si des personnes sont fort
éloignées les unes des autres, comme les hommes le sont de Dieu, alors cette
amitié dont nous parlons n'est plus possible.
1636. Ensuite (1159a6), lorsqu'il dit: ¨ De là, on se demande si les amis ne veulent
pas etc. ¨, il résout une difficulté qui se présente à lui. Et en premier
lieu il soulève cette difficulté.
Et
il dit qu'on se demande, à partir de ce qui a été dit, si les amis peuvent
vouloir pour leurs amis les plus grands biens, par exemple vouloir qu'ils
deviennent des Dieux ou des rois, ou encore les plus vertueux des hommes. Et il
semble que la réponse soit non, parce qu'alors, s'ils deviennent tels, ils ne
demeureront plus leurs amis et que par conséquent, s'ils veulent cela pour
leurs amis, ils se trouveront à perdre ce qui est le plus grand bien pour eux,
à savoir leurs amis eux-mêmes.
1637. En deuxième lieu, là (1159a9) où il dit: ¨ En tout cas, s'il était juste de dire etc.
¨, il résout de deux manières la difficulté dont il vient de parler.
Premièrement,
puisqu'il a été dit plus haut (n. 1604)
que l'ami veut le bien de son ami pour son ami lui-même, il faut alors supposer
que ce dernier, ces biens étant possédés, doivent demeurer en quelque sorte ce
qu'il est. En effet, si l'ami veut du bien pour son ami, c'est pour son ami en
tant qu'homme et non pour qu'il passe à l'état de Dieu.
1638. Il présente la deuxième solution là
(1159a13) où il dit: ¨ Mais peut-être pas
tous etc. ¨.
Et
il dit qu'un ami veut des biens pour son ami mais pas davantage qu'il en
voudrait pour tous les autres. Or, c'est surtout pour soi-même que chacun veut
ces biens. C'est pourquoi il ne faut pas qu'il veuille pour son ami ces biens
par lesquels il perdrait lui-même son ami qui est le plus grand bien.
Comment se présentent, dans l'amitié, le fait d'aimer et celui d'être
aimé.
1639. Après avoir affirmé que l'amitié entre
personnes inégales se conserve selon qu'on aime et qu'on est aimé
proportionnellement, le Philosophe montre ici de quelle manière le fait d'aimer
et celui d'être aimé se présentent à l'égard de l'amitié. Et à ce sujet il fait
deux choses.
En
premier lieu il montre qu'il est plus propre à l'amitié d'aimer que d'être aimé
(1159a14). En deuxième lieu il montre que l'amitié est conservée par ceci qu'il
y a amour selon le mérite ou la proportion, là (1159a35) où il dit: ¨ Or, l'amitié existe davantage dans le fait
d'aimer etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre
pourquoi certains veulent davantage être aimés qu'aimer. En deuxième lieu, il
compare le fait d'être aimé à à celui d'être honoré, là (1159a18) où il dit: ¨ Ce n'est pas pour eux-mêmes qu'ils semblent
désirer les honneurs etc. ¨. En troisième lieu, il montre qu'il est plus
propre à l'amitié d'aimer que d'être aimé, là (1159a27) où il dit: ¨ L'amitié se tient plus dans le fait d'aimer
que dans celui d'être aimé etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer (1159a14). Et il dit que nombreux sont ceux qui
paraissent davantage vouloir être aimés qu'aimer, pour cette raison qu'ils
aiment les honneurs. Il appartient en effet aux personnes excellentes,
auxquelles on doit des honneurs, d'être davantage aimées qu'elles-mêmes
n'aiment.
1640. En deuxième lieu, là (1159a15) où il dit: ¨ C'est pour cette raison que plusieurs aiment les flatteurs etc.
¨, il prouve au moyen d'un signe ce qu'il vient de dire.
En
effet, du fait que plusieurs veulent davantage être aimés qu'aimer, il s'ensuit
que plusieurs aiment les flatteurs, c'est-à-dire que plusieurs trouvent du
plaisir à être flattés. Le flatteur est
en effet soit un véritable ami qui est inférieur, parce qu'il appartient à
celui qui est inférieur de flatter, soit quelqu'un qui veut paraître tel en
flattant, c'est-à-dire qui préfère aimer à être
aimé.
1641. En troisième lieu, là (1159a17) où il dit: ¨
Or, être aimé semble se rapprocher d'être
etc. ¨, il explique une chose qu'il avait dite, à savoir qu'à cause de
l'amour des honneurs, il arrive que l'homme veuille davantage être aimé
qu'aimer. Et il dit que le fait d'être aimé semble ressembler beaucoup au fait
d'être honoré qui est recherché par la plupart des personnes. En effet,
l'honneur est comme un certain signe de la bonté de celui qui est honoré: or,
tout ce qui est aimé est soit un bien, soit un bien apparent.
1642. Ensuite (1159a19), lorsqu'il dit: ¨ Mais ce n'est pas pour eux-mêmes que les
honneurs sont recherchés etc. ¨, il compare le fait d'être aimé à celui
d'être honoré.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu, il montre pourquoi certains
veulent être honorés. Et il dit que les hommes semblent désirer les honneurs
non pas pour les honneurs eux-mêmes, mais par accident. En effet, c'est par
deux genres d'hommes que les hommes cherchent surtout à être honorés.
1643. En effet, nombreux sont ceux qui se
réjouissent s'ils sont honorés par les puissants à cause de l'espoir qu'ils ont
d'en retirer un avantage. Ils estiment en effet qu'ils vont acquérir, de
ceux-là mêmes par lesquels ils sont honorés, quelque chose dont ils ont besoin.
Et ils se réjouissent de cet honneur comme d'un certain signe d'un bon
sentiment, c'est-à-dire d'une bonne affection à leur égard de la part de ceux
qui les honorent. Mais il y en a d'autres qui désirent être honorés par les
gens honnêtes, c'est-à-dire par ceux qui sont vertueux et sages, car ils
désirent par là confirmer l'opinion qu'ils ont de leur propre bonté. Et ainsi
ils se réjouissent par soi du fait qu'ils sont bons, se fiant ainsi au jugement
de ceux qui sont honnêtes et qui, par le fait même qu'ils les honorent,
semblent leur dire qu'ils sont bons.
1644. En deuxième lieu, là (1159a25) où il dit: ¨ Ils trouvent du plaisir à être aimés pour
cela même etc. ¨, ils montrent par là que les hommes trouvent du plaisir à
être aimés, pour cela même: car cela même, à savoir posséder des amis, semble
être le premier de tous les signes extérieurs.
1645. En troisième lieu, là (1159a26) où il dit: ¨
C'est pour cette raison que l'amitié
semblera meilleure etc. ¨, il conclut ce qu'il se proposait de montrer.
C'est
pourquoi, puisque ce qui existe par soi est plus puissant que ce qui existe par
accident, il s'ensuit de ce qui précède que le fait d'être aimé est préférable
à celui d'être honoré, dans la mesure où l'amitié est désirable pour elle-même.
1646. Ensuite (1159a28), lorsqu'il dit: ¨ Or, l'amitié semble consister davantage à
aimer qu'à etc. ¨, il montre en quoi consiste davantage la vertu de
l'amitié, c'est-à-dire à aimer ou à être aimé?
Et
il dit que l'amitié consiste davantage à aimer. En effet, l'amitié se dit à la manière d'une disposition, comme nous
l'avons montré plus haut (nn. 1596,
1602, 1627). Or, la disposition détermine l'opération. Or, il appartient à
l'amour de bien agir, alors qu'il appartient plutôt au fait d'être aimé de bien
subir. D'où il appartient plus proprement à l'amitié d'aimer que d'être aimé.
1647. Et il manifeste cela au moyen d'un signe. En effet les mères,
dont l'amitié est puissante à l'égard de leurs enfants, trouvent davantage de
plaisir à aimer leurs enfants qu'à être aimées d'eux. En effet, certaines
d'entre elles confient leurs enfants à d'autres femmes pour qu'elles les
nourrissent et, sachant qu'ils sont leurs enfants, elles les aiment sans
chercher à être aimées par eux en retour
puisqu'ils en sont encore incapables. Mais il semble qu'il suffise à ces femmes
de voir que leurs enfants se comportent bien et qu'ils soient heureux. Et par
conséquent, ces femmes aiment leurs enfants bien que ces derniers ne puissent
leur rendre l'amour qu'il convient de donner à leur mère, c'est-à-dire parce
qu'ils ignorent qu'elles sont leur mère.
1648. Ensuite (1159a35), lorsqu'il dit: ¨ L'amitié
consistant davantage dans le fait d'aimer et etc. ¨, il montre comment
l'amitié qui se conserve est celui dont l'amour est proportionné au mérite.
Et
en premier lieu il montre comment l'amitié persévère selon qu'on retrouve une
proportion dans l'amour. En deuxième lieu il compare entre elles, quant à ce
qui vient d'être dit, les différentes espèces d'amitié, là (1159b3) où il dit:
¨ Et surtout là où il y a ressemblance
selon la vertu etc. ¨.
Et
il dit en premier lieu que puisque l'amitié consiste davantage à aimer qu'à
être aimé, les amis sont loués du fait qu'ils aiment et non du fait qu'ils sont
aimés. Cette louange s'adresse en effet à ceux qui aiment.
1649. Et parce que chacun est loué d'après la
vertu qui lui est propre, il s'ensuit que la vertu de celui qui aime consiste à
aimer. Et c'est pourquoi, partout où il est possible d'aimer ses amis
proportionnellement à leurs mérites, de tels amis demeureront fidèles les uns
aux autres et leurs amitiés dureront. Ainsi, tant qu'ils s'aimeront
proportionnellement à leurs mérites, même ceux qui sont de conditions inégales
pourront être des amis car de cette manière l'égalité s'installera entre eux,
c'est-à-dire en tant que l'un d'eux aime d'autant plus qu'il manque de bonté ou
de n'importe quelle excellence: ainsi, l'abondance de l'amour compense le
défaut de condition. Par conséquent, c'est au moyen d'une certaine égalité et
d'une certaine ressemblance, laquelle appartient proprement à l'amitié, que les
hommes deviennent des amis et le demeurent.
1650. Et ensuite (1159b2), lorsqu'il dit: ¨ Et c'est surtout, parmi elles, la
ressemblance selon la vertu etc. ¨, il compare les diverses espèces
d'amitié d'après ce qui vient d'être dit.
Et
en premier lieu il montre quelle est l'amitié la plus durable. Et il dit que la
ressemblance qui produit et conserve l'amitié semble surtout être celle qu'on
retrouve parmi les vertueux. En effet, ceux-là demeurent semblables à
eux-mêmes, car ils ne passent pas facilement d'un état à un autre et sont aussi
stables dans l'amitié qu'ils ont les uns pour les autres. Et il en est ainsi
parce que l'un n'a pas besoin que l'autre fasse quelque chose de mal pour lui,
ce qui irait à l'encontre d'une action vertueuse. Et par conséquent aucun d'eux
n'obéit à l'autre pour faire quelque chose de
mal. Mais s'il peut être dit que parmi les vertueux il y a quelque chose
de mal, c'est plutôt que l'un empêche l'autre de commettre le mal. En effet, il
appartient à ceux qui sont bons non seulement d'éviter eux-mêmes de commettre
le mal, mais aussi de ne pas tolérer que leurs amis s'y laissent aller.
1651. En deuxième lieu, là (1159b8) où il dit: ¨ Mais chez les gens mauvais on ne trouve rien
de etc. ¨, il montre quelle amitié est la moins durable.
Et
il dit que les hommes qui sont mauvais n'ont en eux rien de ferme et de stable.
La raison en est que la méchanceté dans laquelle ils s'obstinent est haïssable
en elle-même et c'est ainsi que leur sentiment change alors qu'ils ne trouvent
aucun objet dans lequel leur volonté pourrait se reposer, de telle manière
qu'ils ne demeurent pas longtemps semblables à eux-mêmes. Bien plutôt, ils
veulent ce qui est contraire à ce qu'ils voulaient auparavant, et par
conséquent ils deviennent rapidement des amis, c'est-à-dire aussi longtemps
qu'ils trouvent du plaisir dans la méchanceté dans laquelle ils s'entendent.
1652. En troisième lieu, là (1159b11) où il dit: ¨
Ceux qui sont utiles et agréables les uns
pour les autres etc. ¨, il montre quelles amitiés tiennent le juste milieu
à cet égard.
Et
il dit que les amis qui sont utiles et agréables les uns pour les autres
jouissent d'un amitié qui est plus durable que celle des hommes méchants. En effet,
l'utilité et le plaisir possèdent en eux-mêmes la raison pour laquelle ils sont
aimés. C'est pourquoi l'amitié de telles personnes dure aussi longtemps
qu'elles s'attribuent mutuellement des plaisirs et des utilités. Mais il en va
autrement de ceux qui sont amis à cause de la méchanceté, laquelle n'a en
elle-même rien d'aimable.
1653. Ensuite (1159b13), lorsqu'il dit: ¨ L'amitié motivée par l'utile semble procéder
surtout des contraires etc. ¨, il traite de l'amitié relative à des
conditions contraires.
Et
en premier lieu il montre dans quelle espèce d'amitié il est possible
d'observer qu'il existe une amitié entre des conditions contraires. En deuxième
lieu, il montre comment un contraire désire son contraire, là (1159b20) où il
dit: ¨ Mais peut-être ne désire-t-il pas
le contraire pour lui-même, mais etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre qu'une
telle contrariété des amis semble exister surtout à cause de l'utilité,
c'est-à-dire dans la mesure où l'un des amis désire de l'autre ce dont lui-même
a besoin, et lui donne en échange quelque chose d'autre: par exemple, le pauvre
désire obtenir du riche des richesses pour lesquelles il lui consacre sa
soumission.
1654. En deuxième lieu, là (1159b15) où il dit: ¨ Mais on pourrait toujours être tenté de etc.
¨, il montre comment cela pourrait aussi appartenir à l'amitié agréable.
Et
il dit qu'on pourrait être tenté de ranger aussi dans cette sorte d'amitié
l'amour charnel par lequel l'amant aime l'aimé. On y retrouve parfois une
contrariété, comme entre le beau et le laid. Mais dans l'amitié motivée par la
vertu, on ne retrouve aucune contrariété, car c'est dans cette amitié qu'il y a
la plus grande ressemblance, comme nous l'avons dit plus haut (n. 1580).
1655. En troisième lieu, là (1159b17) où il dit: ¨
C'est pour cette raison que les amants
paraissent etc. ¨, il tire un corollaire de ce qu'il vient de dire.
Et
il dit que parce qu'il y a parfois contrariété entre l'amant et l'aimé, comme
entre le laid et le beau, il en résulte que les amants semblent parfois être
raillés parce qu'ils estiment être dignes d'être aimés autant qu'ils aiment.
Ils en seraient certes dignes, s'ils étaient aussi aimables. Mais s'ils ne
possèdent pas cette amabilité qui les rendrait dignes d'être aimés autant
qu'ils aiment, il est ridicule d'espérer et de rechercher cela.
1656. Ensuite (1159b20), lorsqu'il dit: ¨ Mais peut-être qu'il ne désire pas le
contraire pour lui-même etc. ¨, il montre de quelle manière un contraire
désire son contraire.
Et
il dit qu'un contraire n'est pas recherché pour lui-même, mais par accident. En
effet, ce qui est recherché pour soi, c'est le juste milieu qui est le bien qui
est donné au sujet par l'un des contraires qui est dans l'abondance. Par
exemple, si le corps d'un homme est excessivement sec, ce n'est pas pour lui un
bien désirable de devenir humide à parler proprement, mais d'en venir à un état
moyen ou intermédiaire lorsque survient l'humide. Et la même raison vaut pour
le chaud et pour les contraires de la sorte. Et parce que les contraires de la
sorte relèvent davantage de la considération du physicien, c'est pourquoi
Aristote dit qu'il faut ici les mettre de côté.
Aristote enseigne que toute amitié est constituée dans une association
et que c'est d'après la diversité des associations que se diversifient aussi
les amitiés: et il confirme que ces associations ressemblent à cette
association qu'on appelle politique.
1657. Après avoir touché les diverses espèces
d'amitié relatives à des personnes inégales, le Philosophe distingue ici ces
espèces selon leurs définitions propres. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il montre que de telles espèces d'amitié suivent dans leurs
distinctions les associations politiques (1159b25). En deuxième lieu, il
distingue les espèces d'amitié selon les distinctions des associations
politiques, là (1160a30) où il dit: ¨ Or,
il existe trois espêces de gouvernement politique etc. ¨
Au
sujet du premier point, il présente ce raisonnement. Toute amitié consiste en
une association. Or, toute association se ramène à l'association politique.
Donc, toutes les amitiés doivent s'entendre selon les associations politiques.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il prouve la première
proposition. En deuxième lieu il prouve la deuxième, là (1160a8) où il dit: ¨ Or, toutes les associations sont une partie
de l'association politique etc. ¨. En troisième lieu, il tire la
conclusion, là (1160a29) où il dit: ¨ Toutes
les associations semblent toujours etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que
toute amitié consiste en une association. En deuxième lieu, il montre que
l'amitié se distingue d'après la diversité des associations, là (1159b35) où il
dit: ¨ Tout est commun entre les frères
et les compagnons etc. ¨
Et
il manifeste cette première proposition de trois manières.
1658. En premier lieu, il la manifeste certes au
moyen d'un raisonnement que voici. Comme nous l'avons dit plus haut (n. 1632), la justice et l'amitié ont les
mêmes objets. Mais la justice consiste en une association. En effet, toute
justice s'adresse à un autre, comme il est dit au cinquième livre (nn. 885, 886, 906, 909, 934). Donc
l'amitié, elle aussi, consiste en une association.
1659. En deuxième lieu, là (1159b28) où il dit: ¨ Or, on appelle amis ceux qui sont compagnons
etc. ¨, il montre la même chose en s'appuyant sur l'usage du langage. En
effet, les hommes ont coutume d'appeler amis ceux qui ont en commun une
certaine association; par exemple les compagnons de bord qui sont associés dans
la navigation et les compagnons d'armes qui sont associés dans la vie
militaire. Et le même raisonnement est valable pour les autres associations,
parce que l'amitié semble d'autant plus exister entre des hommes qu'ils sont
associés les uns aux autres. Et c'est aussi d'après cela qu'il existe aussi une
justice entre eux.
1660. En troisième lieu, là (1159b32) où il dit: ¨
Et le proverbe dit avec raison que etc.
¨, il montre la même chose au moyen d'un proverbe bien connu.
La
foule dit en effet qu'entre amis, tout est commun. Donc, l'amitié consiste en
une certaine association.
1661. Ensuite (1159b35), lorsqu'il dit: ¨ Or, entre frères et compagnons, tout etc.
¨, il montre que les amitiés diffèrent d'après les divers types d'associations.
Et
à ce sujet, il fait trois choses. En premier lieu il manifeste la diversité des
amitiés d'après la diversité des associations. Nous voyons en effet que tout
est commun entre les frères et les personnes qui sont réunies de la même
manière, par exemple la maison, la table et les autres choses de la sorte. Mais
dans les autres amitiés, il existe certaines séparations: chacun garde pour soi
tantôt plus, tantôt moins, et selon le cas, certaines des amitiés sont plus
grandes, c'est-à-dire celles dans lesquelles les amis ont davantage de choses
en commun, et d'autres moindres, c'est-à-dire celles dans lesquelles les amis
ont moins de choses en commun. Et c'est à partir de là surtout qu'on voit bien
que s'il n'existait aucun échange ou aucune association, l'amitié ne pourrait
exister.
1662. En deuxième lieu, là (1160a1) où il dit: ¨ La justice se diversifie elle aussi etc.
¨, il montre que la justice se diversifie elle aussi d'après la diversité des
associations.
En
effet, la justice n'est pas la même dans toute association, mais on observe des
différences: en effet, on voit que la justice entre les parents et les enfant
n'est pas identique à celle qui existe entre les frères entre eux. De la même
manière la justice entre les compagnons, c'est-à-dire ceux qui sont
contemporains et qui sont éduqués ensemble, n'est pas la même que celle qui
existe entre les citoyens parce que dans chacun des cas, les marques qu'il
convient de se manifester mutuellement sont autres. Et le même raisonnement est
valable pour les autres amitiés. Il est clair, par conséquent, qu'autre est la
justice qui existe dans chacune de ces associations.
1663. En troisième lieu, là (1160a4) où il dit: ¨ Et elles s'accroissent d'autant plus qu'ils
sont des amis etc. ¨, il montre comment la justice se diversifie d'après la
différence de l'amitié.
Et
il dit que la justice et l'injustice reçoivent leur croissance du fait que les
hommes sont davantage des amis, c'est-à-dire parce qu'à celui qui est davantage
un ami, il est plus juste de faire du bien, et plus injuste de nuire: par
exemple, priver un compagnon ou un camarade de son argent par le vol ou le
pillage est plus grave que d'en priver n'importe quel citoyen. De la même
manière, il est plus grave de retirer ton aide à ton frère qu'à un étranger, et
de frapper ton père que de frapper n'importe quelle autre personne.
1664. Que l'amitié et la justice croissent
simultanément, cela vient de ce que l'une et l'autre existent dans les mêmes
choses, et que l'une et l'autre appartiennent à une certaine égalité
d'association. Et c'est par ce signe que se confirme ce qui a été dit plus haut
(n. 1661).
1665. Ensuite (1160a9), lorsqu'il dit: ¨ Or, toutes les associations sont des parties
etc. ¨, il montre que toutes les associations se ramènent à l'association
ou à la société politique.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre que toutes les
assciations ressemblent à la société politique. En deuxième lieu, il montre que
toutes les autres associations sont contenues dans la société politique, là
(1160a15) où il dit: ¨ Donc, les autres
associations recherchent etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que toutes les associations ont une certaine
ressemblance avec les parties de la société politique. Nous voyons en effet
qu'elles ont toutes en commun de se réunir pour quelque chose d'utile,
c'est-à-dire pour acquérir l'une ou l'autre des choses qui sont nécessaires à
la vie. et c'est cela aussi que semble avoir en commun la société politique,
parce que c'est à cause de l'utilité commune que les citoyens, dès le début, se
sont réunis ensemble et qu'ils ont continué par la suite de vivre en cet état
d'association. Ce qui est évident à partir de deux raisons.
1666. Premièrement, certes, parce que les législateurs
semblent tendre principalement à procurer l'utilité commune à la communauté.
Deuxièmement parce que les hommes affirment qu'il est juste dans la cité qu'on
attribue communément à tous les citoyens.
1667. Ensuite (1160a15), lorsqu'il dit: ¨ Mais les autres associations, pour leur
part, etc. ¨, il montre que les autres associations sont comprises dans
l'association politique.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il montre comment certaines
des autres associations sont ordonnées à une certaine utilité particulière. Et
il dit que les associations qui sont autres que l'association politique
cherchent à apporter une certaine utilité particulière. Par exemple, les
navigateurs cherchent à acquérir de l'argent, ou quelque chose d'autre de la sorte,
s'ils sont des marchands, mais s'ils sont des guerriers, ils se rassemblent
pour obtenir ce qui est visé par la guerre, soit de l'argent, soit la seule
victoire, soit la domination d'une cité. Et ainsi il en va de même de ceux qui
font partie d'une même tribu ou d'une même classe de gens et qui s'unissent en
vue d'un avantage particulier.
1668. En deuxième lieu, là (1160a20) où il dit: ¨ Mais d'autres associations semblent naître
pour etc. ¨. il montre que même des associations qui semblent avoir pour raison
d'être la recherche du plaisir sont ordonnées elles aussi à une utilité.
Et
il dit que certaines associations semblent voir le jour pour parvenir à un
plaisir, comme celles des choeurs, c'est-à-dire de ceux qui chantent ensemble
dans un choeur ou dans une chorale; et celle des airainistes , c'est-à-dire de
ceux qui se servent des sons des instruments à air comme les trompettes ou les
cymballes. Or, de telles associations ont coutume de naître à cause des
sacrifices, pour que les hommes y trouvent plus de plaisir, et à cause des
mariages, c'est-à-dire des noces, pour que l'homme et la femme trouvent plus de
plaisir alors qu'ils partagent une si grande joie.
1669. En troisième lieu, là (1160a22) où il dit: ¨
Or, toutes ces associations ont coutume
d'être rangées etc. ¨, il montre, en s'appuyant sur ce qui précède, que
toutes les autres associations dont nous avons parlé sont contenues dans la
société politique.
Et
il dit qu'elles sont ordinairement rangées dans la société politique,
c'est-à-dire dans la mesure où elles ont toutes l'habitude d'être ordonnées par
la société politique. Et il en donne la raison: en effet, alors que les autres
associations, comme nous l'avons dit (n. 1667),
sont ordonnées à une certaine utilité particulière, la société politique, au
contraire, ne recherche pas un intérêt particulier et momentané, mais plutôt ce
qui est utile pour toute la vie. Et il montre cela spécialement à l'égard des
associations de ceux qui recherchent le plaisir, et en particulier lors des
sacrifices où cela est moins évident.
1670. Et il dit que ceux qui font des sacrifices
dans ces réunions cherchent à attribuer des honneurs à Dieu et à obtenir pour
eux-mêmes un repos accompagné de plaisir, ce qui est ordonné à l'utilité de la
vie. C'est pourquoi, chez les anciens, après la récolte des fruits,
c'est-à-dire à l'automne, il y avait des sacrifices et des réunions entre les
hommes pour offir les prémices. C'était alors un temps favorable à l'homme pour
prendre des loisirs, aussi bien pour se reposer des travaux qui avaient précédé
que parce que l'abondance des victuailles le permettait. Et par conséquent il
est clair que toutes ces associations sont subordonnées à l'ordonnance de la
société politique en tant qu'elles concernent l'utilité de la vie.
1671. Ensuite (1160a28), lorsqu'il dit: ¨ Donc, toutes ces associations semblent être
des parties de etc. ¨, il présente la conclusion recherchée, à savoir que
toutes les associations sont contenues dans la société politique en tant
qu'elles en sont les parties, dans la mesure où les autres associations sont
ordonnées à un certain avantage particulier, alors que la société politique est
ordonnée à l'utilité commune. Et parce que les amitiés découlent de ces
associations, il s'ensuit aussi que la distinctions des amitiés se vérifie
d'après la société politique.
Aristote affirme ici quelles sont les espèces de gouverment et quel
est leur nombre; et il semble qu'elles soient au nombre de trois, à savoir la
royauté, l'aristocratie et la timocratie; et parmi ces espèces, la première est
la meilleure et la dernière est la pire.
1672. Après avoir montré que les espèces d'amitié
se ramènent toutes à la société politique, le Philosophe les distingue ici
d'après la distinction qu'on peut faire des formes de gouvernement politique.
Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il distingue les espèces d'amitié d'après la distinction des
sociétés politiques (1160a30). En deuxième lieu, il subdivise ces espèces
d'amitié, là (1161b11) où il dit: ¨ Toute
amitié est certes dans une association etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il distingue les
unes des autres les formes de société politique. En deuxième lieu, il distingue
les espèces d'amitié d'après ces formes de société, là (1161a9) ou il dit: ¨ Dans chacune de ces formes de gouvernement
etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il distingue les
formes de société politique. En deuxième lieu, c'est à leur ressemblance qu'il
désigne les formes de sociétés familiales, là (1160b23) où il dit: ¨ On pourrait en trouver des analogies dans
etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il désigne les
formes de société politique. En deuxième lieu, il les compare les unes aux
autres, là (1160a35) où il dit: ¨ Parmi
elles, la meilleure est la royauté etc. ¨. En troisième lieu, il montre
comment elles arrivent à disparaître, là (1160b1) où il dit: ¨ La corruption de la royauté est la tyrannie
etc. ¨.
1673. Aristote dit donc en premier lieu (1160a30)
qu'il existe trois espèces de société politique et qu'il existe le même nombre
de corruptions ou de transgressions de ces formes. Les formes de société
politique qui sont droites sont au nombre de trois, à savoir la royauté, par
laquelle le commandement est exercé par un seul, l'aristocratie dont le pouvoir
est détenu par les meilleurs du fait que la cité y est régie par les hommes
vertueux. Mais il semble convenable d'y ajouter une autre espèce, bien que
certains ne la présentent pas, comme on le voit au quatrième livre de la Politique (c. 1V; S. Thom., lect. V1);
et cette troisième forme de société est dénommée avec raison, à partir du terme
grec timos, timocratie. En effet, timos signifie prix, parce que dans
cette forme de société des prix étaient données aux pauvres et des amendes
étaient portées contre les riches s'ils ne venaient pas aux rassemblements
politiques, comme on le voit au quatrième livre de la Politique (Cap. V11; S. Thom., lect. V111). Certains ont l'habitude
de donner le nom de république à cette forme de société parce qu'elle est
commune aux pauvres et aux riches, comme on le voit au quatrième livre de la Politique (Cap. 111, 1-8; S. Thom.,
lect. 11).
1674. Ensuite (1160a35), lorsqu'il dit: ¨ Parmi ces formes de société politique, la
meilleure etc. ¨, il compare les unes aux autres ces formes de société
politique.
Et
il dit que parmi elles, la meilleure est la royauté dans laquelle un seul
commande, celui qui est le meilleur; la pire, c'est-à-dire celle qui est la
moins bonne, est la timocratie, parce que plusieurs de ceux qui y commandent
sont des hommes médiocres; celle qui est intermédiaire en termes d'excellence
est l'aristocratie, dans laquelle un petit nombre d'hommes excellents y
commandent, sans cependant qu'ils aient autant de pouvoir pour bien agir que
celui qui est le seul à agir dans la royauté parce qu'il détient la plénitude
du pouvoir.
1675. Ensuite (1160b1), lorsqu'il dit: ¨ La corruption de la royauté est la etc.
¨, il traite de la déviation ou de la transgression des sociétés politiques
dont il vient de parler.
En
premier lieu, il traite de la corruption de la royauté. Deuxièmement, il traite
de la corruption de l'aristocratie, là (1160b10) où il dit: ¨ De l'aristocratie, on passe à l'oligarchie
etc. ¨. En troisième lieu, il traite de la corruption de la démocratie, là
(1160b13) où il dit: ¨ Mais on passe de
la timocratie à etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente
certes ce qu'il se propose de montrer. Et il dit que la corruption ou la
transgression de la royauté est dénommée tyrannie. Et il manifeste cela
premièrement par le fait que les deux se rencontrent dans le même genre. En
effet, ces deux formes de société relèvent de gouvernements monarchiques régis
par un seul homme: en effet, tout comme dans la royauté, un seul homme commande
dans une tyrannie.
1676. En deuxième lieu, il montre une différence
qu'il y a entre ces deux formes de gouvernement politique. Et il dit que ces
deux formes diffèrent beaucoup, à ce point qu'elles apparaissent comme étant
contraires. En effet, sont contraires les opposés qui diffèrent beaucoup à
l'intérieur d'un même genre. Et il manifeste cette différence en disant que le
tyran ne recherche, dans son gouvernement, que ce qui est avantageux à
lui-même, alors que le roi ne recherche que ce qui est utile à ses sujets.
1677. Et il prouve cela de la manière suivante,
c'est-à-dire en disant qu'on ne peut vraiment appeler roi celui qui, pour
régner, ne se suffit pas pleinement à lui-même, car pour mériter le pouvoir
d'exercer le commandement, il faut dépasser tous les autres hommes en toutes
sortes de biens, ceux de l'âme, ceux du corps et tous les biens extérieurs.
Étant ainsi comblé, il n'a plus besoin de rien, et c'est pourquoi il ne
recherche plus son intérêt personnel, ce qui est le propre de ceux qui sont
dans le besoin, mais il cherche plutôt à faire du bien à ses sujets, ce qui est
le propre de ceux qui sont comblés. En effet, celui qui n'est pas tel,
c'est-à-dire qui n'excelle pas en tous les biens, on peut davantage lui donner
le nom de clerotes, c'est-à-dire
quelqu'un qui aurait été désigné par le sort pour commander, que celui de roi.
Mais le tyran se présente comme étant le contraire du roi parce qu'il recherche
le bien pour lui-même. D'où il est clair que cette corruption est le pire des
gouvernements parce que le pire est le contraire du meilleur. Or, on passe de
la royauté, qui est le meilleur des gouvernements, comme nous l'avons dit (n. 1676), à la tyrannie qui n'est rien
d'autre que la corruption de la monarchie et du gouvernement d'un seul, lorsque
le roi devient mauvais, et on l'appelle alors tyran. D'où il est clair que la
tyrannie est le pire des gouvernements.
1678. Ensuite (1160b10), lorsqu'il dit: ¨ Et l'on passe de l'aristocratie à
l'oligarchie par etc. ¨, il traite de la corruption de l'aristocratie.
Et
il dit comment il y a passage de
l'aristocratie, qui est le gouvernement par une minorité, à l'oligarchie. La
raison en est la méchanceté de ceux qui gouvernent, lesquels ne distribuent pas
les biens de la cité selon le mérite mais gardent pour eux-mêmes tous les biens
de la cité ou la plupart d'entre eux, et ce sont toujours aux mêmes que sont
attribuées les magistratures car c'est ce qu'ils recherchent le plus souvent
pour s'enrichir eux-mêmes ainsi que leurs amis. De là vient qu'à la place des
hommes très vertueux, c'est une minorité d'hommes vicieux qui est à la tête de
l'aristocratie.
1679. Ensuite (1160b16), lorsqu'il dit: ¨ Et de la timocratie, on passe à la
démocratie etc. ¨, il traite de la corruption de la timocratie.
Et
il dit que la timocratie est corrompue en passant à la démocratie dans laquelle
le pouvoir est détenu par le peuple. En effet, ces deux sociétés politiques
sont limitrophes, c'est-à-dire voisines. Elles sont semblables sous deux
rapports. Premièrement parce que même la timocratie, qui est le pouvoir par les
prix, est un gouvernement de la multitude, tout comme la démocratie.
Deuxièmement, parce que dans l'une et l'autre société politique, tous ceux qui
sont établis dans les honneurs sont égaux. Elles diffèrent cependant parce que
dans la timocratie ceux qui gouvernent recherchent le bien commun des riches et
des pauvres alors que dans la démocratie, on recherche le seul bien des
pauvres. C'est pourquoi la démocratie est la forme de gouvernement la moins
mauvaise parce qu'elle s'écarte peu de la timocratie qui est une espèce de
société politique qui est droite.
1680. Il conclut donc en disant que les sociétés
politiques se transforment très bien les unes dans les autres et ainsi elles se
corrompent facilement, comme nous venons de le dire (n. 1675-1679).
1681. Ensuite (1160b23), lorsqu'il dit: ¨ On peut en trouver des analogies dans etc.
¨, il distingue, d'après ce qui a été dit, une
ressemblance entre les gouvernements politiques et les gouvernements familiaux.
Et
en premier lieu il montre ce qui, dans la vie familiale, correspond à la
royauté et à la tyrannie. En deuxième lieu, il montre ce qui correspond à
l'aristocratie et à l'oligarchie, là (1160b33) où il dit: ¨ Le pouvoir de l'homme sur sa femme paraît
être de nature etc. ¨. Troisièmement, il montre ce qui correspond à la
timocratie et à la démocratie, là (1161a4) où il dit: ¨ Celui des frères sur leurs frères ressemble au gouvernement
timocratique etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer (1160b23). Et il dit qu'on peut trouver dans les
affaires familiales une ressemblance et un exemple des sociétés politiques dont
on vient de parler.
1682. En deuxième lieu, là (1160b24) où il dit: ¨ La relation entre le père et ses enfants etc.
¨, il montre quelle relation, dans la société familiale, correspond à la
royauté.
Et
il dit que la relation qui existe entre le père et ses enfants ressemble à la
royauté parce que le père prend soin de ses enfants comme le roi le fait pour
ses sujets. Et c'est pourquoi Homère a donné le nom de père à Zeux en raison de
son pouvoir royal. En effet, l'autorité du père dans la famille est en quelque
sorte une autorité royale.
1683. En troisième lieu, là (1160b27) où il dit: ¨
Cependant, chez les Perses, l'autorité
paternelle est etc. ¨, il montre ce qui correspond, dans la société
familiale, à la tyrannie: et il en présente deux modalités.
Et
la première est celle de la relation du père à ses enfants chez les Perses,
lesquels se servent de leurs enfants comme on se sert d'esclaves. La deuxième
est celle de la relation d'un maître à son esclave, car les maîtres se servent
de leurs esclaves en ne recherchant que leurs intérêts personnels. Cependant,
ces deux modalités diffèrent l'une de l'autre: en effet, l'une, c'est-à-dire
celle par laquelle les maîtres se servent de leurs esclaves pour leurs intérêts
personnels, semble davantage être juste; mais l'autre modalité, celle par
laquelle le père se sert de ses enfants comme s'ils étaient des esclaves, est
une perversité. Il faut en effet que l'autorité s'exerce diversement à l'égard
de personnes diverses. C'est pourquoi il est mauvais d'exercer l'autorité de la
même manière à l'égard de ceux qui sont libres et à l'égard de ceux qui sont
esclaves.
1684. Ensuite (1160b33), lorsqu'il dit: ¨ L'autorité de l'homme sur sa femme etc.
¨, il montre ce qui, dans la société familiale, correspond à l'aristocratie et
à son opposé.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre ce qui correspond à
l'aristocratie. Et il dit que dans la famille, l'autorité que l'homme a sur sa
femme est de type aristocratique. En effet, l'homme a une autorité et une maîtrise
sur les choses qui relèvent de l'homme selon son mérite et il abandonne à la
femme les choses qui relèvent de sa compétence.
1685. En deuxième lieu, là (1160b39) où il dit: ¨ Pour toutes les choses où l'homme exerce une
autorité etc. ¨, il présente deux modalités qui correspondent à
l'oligarchie.
Et
la première de ces modalités est celle où l'homme veut disposer de tout et ne
laisser à sa femme l'administration d'aucune chose. Ce n'est pas là exercer le
pouvoir selon le mérite et selon ce qui est préférable. La deuxième est celle
où les femmes commandent d'une manière absolue du fait qu'elles sont héritières
et alors l'autorité ne s'exerce pas selon la vertu mais pour la richesse et le
pouvoir comme c'est le cas dans les oligarchies.
1686. Ensuite (1161a4), lorsqu'il dit: ¨ Le gouvernement timocratique est analogue
aux relations entre frères etc. ¨, il montre ce qui correspond à la
timocratie et à son opposé.
Et
en premier lieu, il montre ce qui correspond à la timocratie. Et il dit que le
pouvoir par lequel les frères se gouvernent dans la famille semble être de
nature timocratique du fait qu'ils sont égaux les uns aux autres, sauf dans la
mesure où ils diffèrent selon l'âge; et s'ils diffèrent trop par l'âge,
l'amitié n'est plus fraternelle, mais plutôt paternelle.
1687. En deuxième lieu, là (1161a6) où il dit: ¨ La démocratie apparaît surtout là etc.
¨, il montre ce qui correspond à la démocratie.
Et
il dit qu'il y a une certaine ressemblance entre la démocratie et les familles
qui n'ont pas de chef, comme lorsque les parents sont retenus par une
hospitalité. En effet, là où tous sont égaux, et si quelqu'un se trouve à y
commander, son autorité est faible, comme celui qui est chargé de faire les
dépenses. Et chacun des compagnons possède un pouvoir dans la famille qui se
compare à celui que chacun des individus du peuple possède dans les
démocraties, c'est-à-dire un pouvoir qui est égal à celui de chacun des autres,
et où le pouvoir des chefs se réduit à peu de choses.
Aristote enseigne que certaines espèces d'amitié doivent s'entendre
d'après chacune des espèces de société politique.
1688. Après avoir distingué les diverses espèces
d'associations politiques et familiales, Aristote distingue ici les diverses
espèces d'amitié d'après la distinction qui précède. Et à ce sujet il fait deux
choses.
En
premier lieu, il présente ce qu'il se propose de montrer (1161a9). Et il dit
qu'il semble qu'il faille entendre certaines espèces d'amitié d'après chacune
des formes de société et de gouvernements politiques du fait que dans chacune
d'elles on retrouve quelque chose de la justice. Or, l'amitié et la justice se
rapportent en quelque sorte aux mêmes objets, comme nous l'avons dit plus haut
(nn. 1658, 1664).
1689. En deuxième lieu, là (1161a10) où il dit: ¨ Ce qui unit le roi à ses sujets etc. ¨,
il manifeste ce qu'il se propose de montrer.
Et
il le fait en premier lieu à l'égard des formes de gouvernement politique qui
sont droites. En deuxième lieu, il le fait à l'égard de celles qui sont
mauvaises, là (1161a30) où il dit: ¨ Dans
les formes corrompues de ces gouvernements etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il montre de
quelle manière l'amitié existe dans la royauté. En deuxième lieu, il montre
comment elle existe dans l'aristocratie, là (1161a24) où il dit: ¨ L'amitié de l'homme pour sa femme etc.
¨. En troisième lieu, il montre comment elle existe dans la timocratie, là
(1161a26) où il dit: ¨ Mais l'amitié
entre frères est en quelque sorte semblable à etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre de
quelle manière il y a amitié entre le roi et ses sujets. En deuxième lieu il
compare l'amitié parentale à l'amitié royale, là (1161a16) où il dit: ¨ L'affection parentale est aussi de cette
nature etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu (1161a10) qu'entre le roi et ses sujets il existe une
amitié d'abondance sous le rapport de la bienfaisance, comme l'est celle du
bienfaiteur à l'égard du bénéficiaire. Il appartient en effet au roi de faire
du bien à ses sujets. Et s'il est bon, le roi prend soin de ses sujets pour
qu'ils agissent bien: en effet, le roi cherche à rendre ses sujets vertueux.
C'est pourquoi il est aussi nommé à partir du fait qu'il guide ses sujets comme
un berger guide ses brebis, et c'est pour cette raison qu'Homère a donné à
Agamemnon le nom de ¨ pasteur des peuples ¨.
1690. Ensuite (1161a16) lorsqu'il dit: ¨ L'amitié parentale est aussi de cette nature
etc. ¨, il compare l'amitié parentale à l'amitié royale.
Et
à ce sujet il fait quatre choses. En premier lieu il compare l'amitié parentale
à l'amitié royale. Et il dit que l'amitié parentale est de cette nature,
c'est-à-dire semblable à l'amitié royale.
1691. En deuxième lieu, là (1161a17) où il dit: ¨ Elles diffèrent cependant par l'étendue etc.
¨, il montre la différence qu'il y a entre ces deux amitiés.
Et
il dit que les deux amitiés dont nous venons de parler diffèrent d'après
l'étendue des bienfaits. En effet, bien que les services rendus par le roi
soient les plus grands absolument dans la mesure où ils se tournent vers
l'ensemble de la multitude, néanmoins, à l'égard d'une seule et même personne,
le bienfait donné par le père est plus important. En effet, le père est pour
son enfant la cause des trois plus grands biens. Premièrement, en engendrant
son enfant, le père est cause de son existence, laquelle est considérée comme
le plus grand bien. Deuxièmement, en le nourrissant, il est cause de son
alimentation. Troisièmement, il est cause de son instruction. Et ces trois
bienfaits ne sont pas attribués seulement par les parents à leurs enfants, mais
aussi par les ancêtres, c'est-à-dire par les aïeux et les bisaïeux à leurs
petits-enfants et à leurs arrières-petits-enfants.
1692. En troisième lieu, là (1161a20) où il dit: ¨
Et c'est par nature que le père commande
etc. ¨, il prouve ce qu'il vient de dire, à savoir que l'amitié paternelle
est comme celle du roi. C'est par nature en effet que le père commande à son
enfant, l'ancêtre à son petit-enfant, tout comme le roi à ses sujets. C'est
pourquoi le père a un pouvoir sur son enfant, l'ancêtre sur son petit-enfant,
tout comme le roi en a un sur ses sujets.
1693. En quatrième lieu, là (1161a22) où il dit: ¨
Mais en outre ces amitiés présentent une
supériorité etc. ¨, il montre en quoi se ressemblent toutes ces amitiés.
Et
il présente deux éléments de ressemblance, dont le premier se manifeste par le
fait que toutes ces amitiés consistent dans une certaine supériorité de l'un
par rapport à l'autre. Et parce que cela est manifeste dans le cas du roi par
rapport à ses sujets, il manifeste cela dans le cas des parents à l'égard de
leurs enfants. En effet, parce que le parent surpasse ses enfants, il en
résulte que les parents sont honorés par leurs enfants. En effet, l'honneur est
dû à celui qui l'emporte sur l'autre, comme nous l'avons établi au premier
livre de ce traité (n. 214), et il
faut dire la même chose des ancêtres. L'autre élément de ressemblance entre ces
amitiés est que dans ces amitiés les règles de la justice ne sont pas
identiques des deux côtés, c'est-à-dire de telle manière que ce qu'il convient
au roi de faire pour ses sujets n'est pas la même chose que ce qu'il convient
aux sujets de rendre à leur roi, ou que ce qu'il convient au parent de faire pour
ses enfants n'est pas la même chose que ce qu'il convient aux enfants de faire pour ses
parents; mais dans les deux cas, la justice se vérifie d'après le mérite,
c'est-à-dire que dans un cas comme dans l'autre on fait à l'autre ce qu'il
mérite. Et c'est aussi de cette manière que se considère l'amitié entre eux,
c'est-à-dire que l'un aime l'autre selon ce qu'il mérite.
1694. Ensuite (1161a24), lorsqu'il dit: ¨ L'amitié que l'homme a pour sa femme est
semblable à etc. ¨, il montre quelle est l'amitié qui a la forme de
l'aristocratie.
Et
il dit que l'amitié qui existe entre l'homme et sa femme est semblable à celle
que l'on retrouve dans l'aristocratie, dans laquelle certains sont établis
comme chefs d'après la vertu et s'aiment à cause d'elle. Et parce que ceux qui
sont établis comme tels sont les meilleurs, c'est pourquoi on leur attribue
plus de biens, c'est-à-dire dans la mesure où ils sont préférés à d'autres, et
néanmoins est attribué à chacun ce qui lui convient. En effet, les vertueux qui
ont été établis pour commander ne retirent pas à leurs subordonnés le bien qui
leur convient. Et c'est aussi de cette manière que se conserve la justice dans
l'aristocratie, et c'est aussi de cette manière que se conserve l'amitié entre
l'homme et la femme. En effet, parce qu'il est meilleur que sa femme, l'homme
lui commande, mais il ne lui commande pas pour les affaires qui relèvent de sa
femme.
1695. Ensuite (1161a25), lorsqu'il dit: ¨ Mais l'amitié entre frères ressemble à celle
etc. ¨, il montre de quelle manière s'entend l'amitié selon la timocratie.
Et
il dit que l'amitié qui existe entre les frères se compare à l'etairicia, c'est-à-dire à l'amitié entre
compagnons. En effet, les frères sont égaux entre eux et à peu près du même
âge. Et tels semblent être ceux qui appartiennent à une même discipline, et qui
sont bien souvent de mêmes moeurs, du fait que les moeurs découlent des
habitudes de vie, comme nous l'avons établi au deuxième livre (nn. 248, 315). Et à partir de là il est
clair qu'une amitié de la sorte se compare à l'amitié qui est conforme à la
timocratie dans laquelle les citoyens qui sont établis pour commander sont
égaux et équitables, c'est-à-dire vertueux. D'où il est juste qu'ils soient à
leur tour commandés en partie, c'est-à-dire de telle manière que l'un ne
possède pas un commandement total sur les autres, mais un commandement
particulier, de telle manière que même dans le commandement ils soient égaux.
Et telle doit être aussi l'amitié entre eux. Et cela s'observe aussi
manifestement dans l'amitié entre frères et entre ceux qui sont nourris ou
élevés ensemble.
1696. Ensuite (1161a30), lorsqu'il dit: ¨ Dans les formes corrompues de ces
gouvernements etc. ¨, il montre quelles sortes d'amitié existent dans les
formes corrompues de ces gouvernements.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il montre que dans ces formes
corrompues l'amitié existe peu. En deuxième lieu il montre dans laquelle de ces
formes corrompues il y a le moins d'amitié, là (1161a31) où il dit: ¨ La plus mauvaise est celle qui en présente
le moins etc. ¨. En troisième lieu, il montre dans laquelle il y a le plus
d'amitié, là (1161b10) où il dit: ¨ Dans
les démocraties, l'amitié et la justice ont etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que dans les déviations, c'est-à-dire dans les formes
de gouvernement qui sont corrompues, tout comme il y a peu de justice, de même
on y retrouve peu d'amitié, vu que l'amitié s'identifie en quelque sorte à la
justice.
1697. Ensuite (1161a31), lorsqu'il dit: ¨ La plus mauvaise est celle qui en présente
le moins etc. ¨, il montre dans laquelle des formes de gouvernement
corrompues il y a le moins d'amitié.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente ce qu'il se
propose de montrer. En deuxième lieu, il prouve ce qu'il se propose de montrer,
là (1161a33) où il dit: ¨ En effet, chez
ceux entre lesquels il n'y a rien de commun etc. ¨. En troisième lieu, il
montre de quelle manière doit s'entendre ce qui a été dit, là (1161b5) où il
dit: ¨ Donc, en tant qu'esclave, etc.
¨.
Il
dit donc en premier lieu que puisqu'il y a peu d'amitié dans les formes de
gouvernement qui sont corrompues, il s'ensuit qu'il y a le moins d'amitié dans
la pire de ces formes de gouvernement, c'est-à-dire dans la tyrannie, dans
laquelle il y a très peu ou pas du tout d'amitié.
1698. Ensuite (1161a33), lorsqu'il dit: ¨ Chez ceux entre lesquels il n'y a rien de
commun etc. ¨, il prouve son propos.
En
effet, parce que l'amitié consiste en une certaine association, comme nous
l'avons montré plus haut (nn. 1656-1660,
1661), il est manifeste que s'il n'y
a rien de commun entre celui qui commande et celui qui est commandé, par
exemple lorsque celui qui commande recherche son bien propre, on ne peut
retrouver de l'amitié entre eux tout comme on ne peut y retrouver non plus de
la justice, c'est-à-dire dans la mesure où celui qui commande s'empare
injustement de tout le bien qui revient à celui qui est commandé. C'est ce qui
se produit dans la tyrannie parce que le tyran ne recherche pas le bien commun
mais plutôt son bien propre. Et il se comporte à l'égard de ses sujets de la
même manière que l'artisan à l'égard de ses outils, comme l'âme à l'égard du
corps et comme le maître à l'égard de son esclave. Le tyran se sert en effet de
ses subordonnés comme il se sert d'esclaves.
1699. En effet, dans les trois exemples qui
viennent d'être donnés (n. 1698),
les trois réalités sont utiles à celui qui en fait usage dans la mesure où
elles sont mues par lui, à savoir l'esclave par le maître, le corps par l'âme
et l'instrument par l'artisan. Cependant, on ne retrouve pas d'amitié chez ceux
qui se servent des choses à l'égard de ces choses dont ils se servent. En
effet, s'ils accordent un certain soin aux choses dont ils se servent, ils ne
recherchent pas leur bien pour autant si ce n'est dans la mesure où cela
contribue à leur bien propre. Et cela est manifeste surtout dans le cas de
l'artisan par rapport à ses instruments inanimés, entre lesquels il n'y a ni
amitié ni justice parce qu'on ne retrouve pas entre eux quelque chose de commun
relativement aux actions de la vie humaine. De la même manière, il ne peut y
avoir d'amitié à l'égard d'un cheval ou d'un boeuf, même s'ils sont des êtres
animés. De la même manière encore, il ne peut y avoir d'amitié entre le maître
et son esclave en tant qu'esclave parce qu'il n'y a rien de commun entre eux,
le bien de l'esclave s'identifiant au bien de son maître, tout comme la
totalité du bien de l'instrument s'identifie à celui de l'artisan. En effet,
l'esclave se trouve à être comme un instrument animé tout comme inversement
l'instrument est comme un esclave inanimé.
1700. Ensuite (1161b5), lorsqu'il dit: ¨ L'esclave, en tant que tel, etc. ¨, il
montre de quelle manière doit s'entendre ce qui vient d'être dit (n. 1669).
Et
il dit que bien que selon ce qui précède il n'y a pas d'amitié entre le maître
et l'esclave en tant qu'il est esclave, cependant il peut y avoir de l'amitié
envers lui en tant qu'il est homme. En effet, il peut exister une certaine
amitié chez tout homme à l'égard de tout homme dans la mesure où ils peuvent
participer des mêmes lois et des mêmes conventions, c'est-à-dire d'un même
traité ou d'une même promesse. Et c'est de cette manière qu'il peut exister une
amitié entre le maître et son esclave en tant qu'il est homme. Et par
conséquent il est clair que dans la tyrannie, dans laquelle les chefs se
servent de leurs sujets comme d'esclaves, on retrouve peu d'amitié et de
justice.
1701. Ensuite (1161b10), lorsqu'il dit: ¨ Mais dans les démocraties, il y a beaucoup
etc. ¨, il montre dans laquelle des formes de gouvernement corrompues on
retrouve beaucoup d'amitié.
Et
il dit que c'est dans la démocratie qu'il en est ainsi, parce que c'est dans
cette forme de gouvernement que ceux qui commandent recherchent le bien commun
sous de nombreux rapports, dans la mesure où ils veulent, en visant
principalement le bien de leurs compatriotes, que leurs concitoyens soient
égaux par leurs caractéristiques. Quant à l'oligarchie, elle tient une place
intermédiaire car elle ne recherche pas le bien de la multitude comme le fait
la démocratie, ni non plus le bien d'un seul comme le fait le tyran, mais le
bien d'une minorité.
En résumant ce qui a été dit au début au sujet de toute amitié, à
savoir qu'elle est une association, il enseigne que la distinction des amitiés
naît de la distinction des associations.
1702. Après avoir distingué les espèces d'amitié
d'après les formes des sociétés politiques et familiales, le Philosophe
subdivise ici les espèces d'amitié dont il vient de parler.
En
premier lieu il présente le principe commun de division et de subdivision des
amitiés (1161b12). En deuxième lieu, il traite spécialement de certaines
amitiés, là (1161b17) où il dit: ¨ Mais
les relations entre ceux de même famille, bien qu'empruntant diverses formes,
etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente le
principe commun qui sert à distinguer les amitiés (1161b12), en concluant, à
partir de ce qui précède, comme nous l'avons dit plus haut (n. 1698), que toute amitié consiste dans
une association.
1703. En deuxième lieu, là (1161b13) où il dit: ¨ Mais peut-être distinguera-t-on l'amitié qui
se fonde sur la parenté de celle etc. ¨, il distingue d'après le type
d'association les espèces d'amitié au sujet desquelles cela est moins évident.
Et il dit qu'on peut distinguer selon la diversité d'association à la fois
l'une de l'autre et des autres amitiés l'amitié qui se fonde sur la parenté,
c'est-à-dire sur la cosanguinité, et celle qui se fonde sur l'étairica, c'est-à-dire sur le
compagnonnage. En effet, ceux qui sont apparentés ont une même origine, les
compagnons une même éducation.
1704. En troisième lieu, là (1161b14) où il dit: ¨
Les relations amicales entre ceux de même
tribu etc. ¨, il distingue selon ce critère les amitiés pour lesquelles
cela est plus évident.
Et
il dit que les amitiés politiques, c'est-à-dire celles qui sont échangées entre
citoyens, et entre ceux d'une même tribu, c'est-à-dire entre des hommes qui
appartiennent à une même tribu, et même entre ceux qui sont compagnons de bord,
c'est-à-dire ceux qui voyagent ensemble sur un navire et toutes les autres
relations de ce genre comme les
compagnons d'armes ou les compagnons de classes, ressemblent, plus
qu'une parenté ou qu'un véritable compagnonnage, à une simple association: dans
ces amitiés en effet il faut manifestement avouer que la nature de l'amitié est
une association. Parmi elles, on pourrait ranger l'amitié qui existe entre ceux
qui voyagent ensemble. Mais dans l'amitié entre membres d'une même parenté ou
d'une même fratrie, il n'existe pas quelque chose de présent et de permanent
qui leur soit commun et c'est pourquoi dans ce cas la chose est moins évidente.
1705. Ensuite (1161b17), lorsqu'il dit: ¨ Mais les relations entre les membres d'une
même famille etc. ¨, il traite spécialement de certaines amitiés.
Et
en premier lieu, il traite de l'amitié entre membres d'une même famille. En
deuxième lieu, il traite de celle qui existe entre l'homme et la femme, là
(1162a17) où il dit: ¨ Mais entre l'homme et la femme, l'amitié est naturelle
etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il distingue
l'amitié entre membres d'une même famille. En deuxième lieu il indique les
propriétés de chacune des parties, là (1162a3) où il dit: ¨ Et l'amitié des enfants à l'égard des parents
etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il traite de
l'amitié des parents à l'égard de leurs enfants. En deuxième lieu il traite de
l'amitié entre les enfants eux-mêmes, là (1161b30) où il dit: ¨ Quant à l'amitié réciproque qu'il y a entre
les enfants etc. ¨. En troisième lieu il traite de l'amitié qui existe
entre les autres membres de la parenté, là (1162a1) où il dit: ¨ En ce qui concerne les cousins germains et
les autres parents etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il dit comment se
présente l'amitié paternelle par rapport aux autres amitiés qu'on retrouve dans
une même parenté (1161b17). Et il dit que puisque l'amitié qui existe à
l'intérieur d'une même parenté semble revêtir plusieurs formes, c'est-à-dire
qu'elle se divise en plusieurs espèces à cause des différents degrés de
consanguinité, cependant toutes ces formes d'amitié dépendent, comme de leur
principe, de l'amitié du père pour ses enfants comme nous le verrons plus loin dans
ce qui suit (n. 1706).
1706. En deuxième lieu, là (1161b18) où il dit: ¨ En effet, les parents aiment certainement
leurs enfants comme etc. ¨, il donne la raison de cette amitié.
Et
il dit que les parents aiment leurs enfants du fait que ces derniers sont comme
une partie d'eux-mêmes. C'est en effet à partir de la semence de leurs parents
que les enfants sont procréés. C'est pourquoi l'enfant est en quelque sorte une
partie du père qui s'est séparée de lui. C'est pourquoi cette amitié est la
plus proche de l'amitié par laquelle chacun s'aime soi-même, amitié d'où
procède toute autre amitié, comme nous le dirons au neuvième livre (n. 1797). C'est pourquoi il est
raisonnable d'affirmer que l'amitié paternelle est un principe. Quant aux
enfants, ils aiment leurs parents en tant qu'ils tiennent d'eux leur existence,
tout comme une partie séparée aimerait le tout dont elle est séparée.
1707. En troisième lieu, là (1161b20) où il dit: ¨
Or, les parents savent mieux etc. ¨,
il compare l'amitié parentale à l'amitié filiale.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il affirme la supériorité de
l'amitié parentale sur l'amitié filiale. En deuxième lieu, il affirme la
supériorité de l'amitié maternelle sur l'amitié paternelle, là (1161b27) où il
dit: ¨ Et il est manifeste à partir de là
etc. ¨. En troisième lieu, il manifeste une chose qu'il avait dite, là
(1161b28) où il dit: ¨ Les parents aiment
donc leurs enfants comme eux-mêmes etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il présente trois raisonnements, dont voici le premier
(1161b20). Il est d'autant plus raisonnable d'aimer davantage qu'on connaît
davantage les causes de l'amour. Or, tout comme nous l'avons dit (n. 1076), la cause pour laquelle les
parents aiment leurs enfants, c'est qu'ils sont quelque chose qui vient
d'eux-mêmes. Et la cause pour laquelle les enfants aiment leurs parents, c'est
qu'ils viennent de leurs parents. Or, les parents peuvent mieux savoir que
leurs enfants sont nés d'eux que leurs enfants peuvent savoir qu'ils sont nés
de leurs parents. En effet, les parents savaient qu'ils allaient les engendrer
alors que les enfants n'existaient pas encore. C'est pourquoi il est
raisonnable de penser que les parents aiment leurs enfants plus que les enfants
aiment leurs parents.
1708. Aristote présente son deuxième raisonnement
là (1161b22) où il dit: ¨ Et il y a plus
de proximité de celui qui engendre à celui qui est engendré que de celui qui
est engendré à celui etc. ¨, que voici.
La
cause de l'amour, dans toute amitié familiale, est la proximité de l'un par
rapport à l'autre. Mais celui par qui il y a génération, c'est-à-dire celui qui
engendre, est plus proche de celui qui est engendré que ne l'est ce qui est
fait de celui qui le fait, et que ne l'est celui qui est engendré de celui qui
l'engendre. En effet, celui qui est engendré, comme nous l'avons dit (nn. 1706, 1707), est comme une certaine
partie séparée de celui qui engendre. C'est pourquoi celui qui est engendré se
compare à celui qui engendre comme les parties séparables se comparent au tout,
par exemple les dents et les cheveux ou toute autre partie de la sorte que
notre corps possède. Or, de telles parties qui sont séparées du tout ont une
grande proximité par rapport au tout parce que le tout les contient en lui sans
qu'il en soit ainsi inversement. Et c'est pourquoi le tout ne semble appartenir
en rien à ces parties, ou tout au moins dans une moindre mesure qu'à l'inverse.
En effet, comme toute partie est comprise dans un tout, la partie, bien qu'elle
appartienne au tout, ne s'identifie cependant pas au tout lui-même. Il en
résulte qu'il est raisonnable que les parents aiment davantage leurs enfants
que leurs enfants aiment leurs parents.
1709. Il présente son troisième raisonnement là
(1161b24) où il dit: ¨ Mais c'est aussi
par la durée du temps etc. ¨.
Il
est manifeste en effet que l'amitié se confirme par la
longueur du temps. Or, il est manifeste que les parents aiment leurs enfants
sur une plus grande durée de temps que l'inverse. En effet, les parents aiment
leurs enfant aussitôt qu'ils naissent. Mais les enfants aiment leurs parents
dans un processus temporel, quand ils acquièrent l'intelligence, c'est-à-dire
l'usage de l'intelligence, ou du moins de la sensibilité, pour discerner leurs
parents des autres parents. Car au commencement les enfants appellent tous les
hommes pères et toutes les femmes mères, comme le dit Aristote au premier livre
de la Physique (Cap. 1, 5; S. Thom.
lect. 1). C'est pourquoi il est raisonnable que les parents aiment plus leurs
enfants que l'inverse.
1710. Ensuite (1161b26), lorsqu'il dit: ¨ On voit manifestement à partir de là
pourquoi les mères etc. ¨, il compare l'amour maternel à l'amour paternel.
Et
il dit qu'en nous appuyant sur les raisonnements qui précède, on peut voir
manifestement pourquoi les mères aiment davantage leurs enfants que les pères.
Et cela est certes manifeste quant au premier raisonnement. En effet, les mères
peuvent savoir davantage que les pères quels sont leurs enfants. Et il en va de
même de l'argument qui se fonde sur la longueur du temps. En effet, c'est
antérieurement aux pères dans le temps que les mères conçoivent, dès leur vie
commune, un sentiment d'amour pour leurs enfants. Mais en ce qui regarde le
deuxième raisonnement, il en va en partie ainsi, en partie autrement, car le
père donne à son enfant la partie principale, c'est-à-dire la forme, alors que
la mère donne la matière, ainsi qu'on le dit dans le livre intitulé De la Génération des Animaux (L. 11, c.
1).
1711. Ensuite (1161b28), lorsqu'il dit: ¨ En effet, les parents aiment certainement
leurs enfants comme etc. ¨, il manifeste ce qu'il a dit dans le deuxième
raisonnement (n. 1708), à savoir que
les parents ont une plus grande proximité avec les enfants que l'inverse. Cela
est en effet possible parce que les parents aiment leurs enfants comme
eux-mêmes. En effet, les enfants qui sont engendrés à partir de leurs parents
sont comme les parents eux-mêmes ne différant d'eux que par cela seulement
qu'ils sont séparés d'eux. Mais les
enfants, de leur coté, n'aiment pas leurs parents parce qu'ils en sont
comme une partie, mais parce, nés d'eux, ils tiennent d'eux l'existence.
1712. Ensuite (1161b30), lorsqu'il dit: ¨ L'amitié réciproque entre les frères etc.
¨, il traite de l'amitié fraternelle.
Et
en premier lieu, il donne la cause de cette amitié. En deuxième lieu, il montre
au moyen de quoi une amitié de la sorte se trouve à être confirmée, là
(1161b35) où il dit: ¨ Ce qui contribue
grandement à l'amitié etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que les enfants s'aiment mutuellement du fait qu'ils
ont une même origine. En effet, les réalités qui sont identiques à un seul et
même être sont en quelque sorte identiques entre elles. C'est pourquoi, puisque
les enfants sont en quelque sorte identiques à leurs parents, comme nous
l'avons dit (n. 1711), cette
identité des enfants à l'égard de ceux-là, c'est-à-dire a l'égard de leurs
parents, les rend en quelque sorte identiques entre eux. De là vient que nous
disons au sujet des frères qu'ils sont identiques par le sang, qu'ils sont de
même souche, et qu'ils sont les mêmes par d'autres caractéristiques de la
sorte. Et bien que le sang des parents (qui est la racine commune) soit le même
absolument, cependant il demeure le même d'une certaine manière aussi dans les
enfants, bien qu'ils soient séparés des parents et distincts les uns des
autres.
1713. Ensuite (1161b35), lorsqu'il dit: ¨ Ce qui contribue grandement etc. ¨, il
montre au moyen de quoi une amitié de la sorte se trouve à être confirmée.
Et
Aristote dit ici que l'éducation commune et le rapprochement selon l'âge
contribuent grandement à l'amitié entre les enfants, car ceux qui sont du même
âge s'aiment naturellement. Et les hommes qui ont entre eux des liens de
camaraderie, c'est-à-dire ceux qui sont éduqués ensemble, ont généralement les
mêmes moeurs, ce qui est cause d'un amour réciproque entre eux. Il en résulte
que l'amitié fraternelle est semblable à l'amitié entre camarades, c'est-à-dire
entre ceux qui ont reçu la même éducation.
1714. Ensuite (1162a1), lorsqu'il dit: ¨ Quant aux cousins germains et aux autres
membres de la perenté etc. ¨, il traite de l'amitié entre les autres
membres de la famille.
Et
il dit que les cousins germains et les autres membres de la famille sont
proches les uns des autres par la proximité de la naissance et de l'amitié dans
la mesure où ils viennent, c'est-à-dire dans la mesure où ils procèdent des
frères qui sont les fils des mêmes parents. En effet, on dit que sont de même
sang ceux qui viennent des mêmes parents. Et on dit de ceux-là qu'ils sont plus
ou moins proches les uns des autres dans la mesure où ils sont plus rapprochés
ou plus éloignés de la cause productrice, c'est-à-dire de la racine première de
la consanguinité. En effet, dans tout domaine, c'est ce qui est premier qu'il
faut prendre comme mesure.
1715. Ensuite (1162a4), lorsqu'il dit: ¨ Cependant, l'affection des enfants à l'égard
des parents etc. ¨, il présente les propriétés des amitiés dont il vient de
parler.
Et
en premier lieu, il présente celles de l'amitié parentale. En deuxième lieu, il
présente celles de l'amitié fraternelle, là (1162a10) où il dit: ¨ Les traits que l'on rencontre dans la
camaraderie se trouvent aussi etc. ¨. En troisième lieu, il présente celles
qu'on rencontre dans l'amitié entre les autres membres de la famille, là
(1162a15) où il dit: ¨ Quant aux autres
niveaux de parenté, on y trouve des relations analogues à etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il présente deux propriétés, dont la première (1162a4)
est que les enfants portent à leurs parents une amitié qui est dirigée comme
vers un bien supérieur qui est cause pour eux des plus grands bienfaits,
c'est-à-dire dans la mesure où les parents sont pour eux la cause de
l'existence, de l'entretien de la vie et de l'éducation; et telle est aussi la
relation amicale que l'homme entretient à l'égard de Dieu.
1716. Il présente la deuxième propriété de
l'amitié filiale, là (1162a8) où il dit: ¨ Une
telle amitié comporte aussi du plaisir et etc. ¨.
Et
il dit que l'amitié qui existe entre les enfants et les parents comporte aussi
du plaisir et de l'utilité, et bien davantage que dans l'amitié à l'égard des
étrangers, parce qu'elle suppose une vie commune plus étroite entre les membres
de la famille. Il résulte de là que ces derniers sont extrêmement agréables et
utiles les uns aux autres.
1717. Ensuite (1162a10), lorsqu'il dit: ¨ Les traits que l'on rencontre dans la
camaraderie se trouvent aussi etc. ¨, il présente la propriété de l'amitié
fraternelle.
Et
il dit que l'on rencontre dans l'amitié fraternelle les mêmes caractéristiques
que l'on trouve dans celle qui existe entre camarades, c'est-à-dire chez ceux
qui ont été éduqués ensemble. Et si les frères sont honnêtes, c'est-à-dire
vertueux et qu'ils sont tout à fait semblables les uns aux autres sous le
rapport des moeurs, alors il y aura d'autant plus d'amitié entre eux en raison
de cette éducation commune qu'ils seront plus proches les uns des autres. Et
cela pourra se vérifier de trois manières. Premièrement, d'après la longueur du
temps parce qu'ils s'aimeront les uns les autres dès la naissance. Deuxièmement
d'après une ressemblance plus parfaite. En effet, les enfants qui sont nés des
mêmes parents semblent davantage se tenir dans une même manière de vivre, et
par conséquent avoir une même disposition naturelle, étant nourris et éduqués
d'une manière semblable par leurs parents. Troisièmement, d'après l'expérience
de l'amitié, parce que l'un a prouvé à l'autre son amitié sur une longue
période de temps et c'est pourquoi leur amitié est la plus grande et la plus
ferme.
1718. Ensuite (1162a15), lorsqu'il dit: ¨ Mais on trouve des relations analogues dans
les autres relations etc. ¨, il présente la propriété de l'amitié qui
existe entre les autres membres de la parenté.
Et
quant aux propriétés de l'amitié qui existe entre les autres membres de la
parenté, il dit qu'il faut les entendre dans leurs rapports avec l'amitié
fraternelle car les autres membres de la parenté procèdent des frères, comme
nous l'avons dit plus haut (n. 1714).
1719. Ensuite (1162a16), lorsqu'il dit: ¨ Mais l'amitié entre l'homme et la femme
semble être naturelletc. ¨, il traite de l'amitié entre l'homme et la
femme.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu, il donne les définitions de
cette amitié. En deuxième lieu, il montre au moyen de quoi cette amitié se
trouve à être confirmée, là (1162a28) où il dit: ¨ Les enfants apparaissent comme un lien entre etc. ¨. En troisième
lieu, il répond à une certaine question, là (1162a30) où il dit: ¨ Quelle doit être la manière de se comporter
de l'homme à l'égard de sa etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il donne les
définitions de cette amitié. En deuxième lieu, il montre comment cette amitié
se présente par rapport aux définitions communes de l'amitié, là (1162a25) où
il dit: ¨ C'est pourquoi, dans cette
amitié, l'utile se trouve à être joint à etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente la
définition propre de cette amitié qui convient aussi bien aux hommes qu'aux
autres animaux. En deuxième lieu, il présente une autre définition qui se
rapporte proprement aux hommes, là (1162a20) où il dit: ¨ Donc, pour les autres animaux, l'union etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1162a16) qu'entre l'homme et la femme il semble exister
une certaine amitié naturelle. Et il le prouve par le lieu du plus grand. En
effet, l'homme est naturellement un animal politique, et il est bien davantage
dans la nature de l'homme d'être un animal conjugal. Et il prouve cela par deux
raisonnements.
1720. Dans le premier de ces raisonnements,
Aristote dit que ce qui est premier et nécessaire semble davantage relever de
la nature. Or, la société familiale, à laquelle appartient l'union de l'homme
et de la femme, est antérieure à la société civile. La partie, en effet, est
antérieure au tout. Et elle est aussi plus nécessaire, car la société familiale
est ordonnée aux opérations qui sont nécessaires à la vie comme la génération
et la nutrition. Il en résulte que l'homme est davantage un animal conjugal qu'un
animal politique. Dans le deuxième, il dit que la procréation des petits, à
laquelle est ordonnée l'union de l'homme et de la femme, est commune aux hommes
et aux autres animaux, et elle procède par conséquent de la nature du genre. Il
est donc clair que l'homme est plus naturellement un animal conjugal ou
familial qu'un animal politique.
1721. Ensuite (1162a20), lorsqu'il dit: ¨ Cependant, l'union, chez les autres animaux,
etc. ¨, il donne la définition propre de l'amitié conjugale qui convient
seulement aux hommes.
Et
il conclut, à partir de ce qui précède, que chez les autres animaux, l'union
entre le mâle et la femelle ne s'avance pas plus loin comme nous l'avons dit
(n. 1720), c'est-à-dire qu'elle
n'est ordonnée qu'à la procréation des petits; mais chez les humains, l'union
entre l'homme et la femme n'a pas pour fin seulement la procréation des petits,
mais aussi les opérations qui sont nécessaires à la vie humaine. En effet, il
apparaît immédiatement que les opérations humaines qui sont nécessaires à la
vie sont distinctes chez l'homme et la femme, de telle manière que certaines
conviennent à l'homme, comme les travaux qui s'accomplissent à l'extérieur, et
d'autres conviennent à la femme, comme donner naissance et accomplir les
opérations qu'il faut faire dans la maison. Par conséquent, les époux se
suffisent à eux-mêmes, alors que chacun d'eux met en commun ses opérations
propres.
1722. D'où il est clair que l'amitié conjugale,
chez les hommes, n'est pas seulement naturelle à la manière dont elle l'est
chez les autres animaux, c'est-à-dire ordonnée à cette opération naturelle qui
est la génération, mais elle est aussi naturelle en ce sens où elle est de
nature économique, c'est-à-dire en tant qu'elle est ordonnée à la suffisance de
la vie familiale.
1723. Ensuite (1162a25), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison que dans cette
amitié l'utile est aussi etc. ¨, il montre de quelle manière cette amitié
se présente à l'égard des définitions communes de l'amitié.
Et
il dit qu'il est clair, si on s'appuie sur ce qui précède, que l'amitié
conjugale est utile, c'est-à-dire en tant que c'est par elle que l'homme
parvient à la suffisance de la vie familiale. Mais elle comporte aussi du plaisir dans l'acte même de la génération,
comme chez les autres animaux. Et si l'homme et la femme sont honnêtes,
c'est-à-dire vertueux, leur amitié pourra même être vertueuse. Il existe en
effet une certaine vertu qui est propre à chacun d'eux, c'est-à-dire à l'homme
et à la femme, et à cause de laquelle l'amitié est rendue agréable pour l'un et
pour l'autre. Et par conséquent il est clair que cette amité conjugale chez les
humains peut être à la fois vertueuse, utile et agréable.
1724. Ensuite (1162a28), lorsqu'il dit: ¨ Les enfants semblent être un lien entre etc.
¨, il montre au moyen de quoi une telle amitié est affermie.
Et
il dit que les enfants semblent être cause d'une union stable et ferme entre
l'homme et la femme. De là vient que ceux qui sont stériles, c'est-à-dire qui
sont privés de descendance, se séparent plus rapidement les uns des autres. Il
y avait en effet, chez les anciens, rupture du mariage à cause de la stérilité.
Et la raison en est que les enfants sont le bien commun de l'un et de l'autre,
c'est-à-dire de l'homme et de la femme dont l'union a pour fin les enfants. Or,
ce qui est commun contient et conserve l'amitié qui consiste aussi, comme nous
l'avons dit (n. 1702), en une vie
commune.
1725. Ensuite (1162a30), lorsqu'il dit: ¨ De quelle manière il convient à l'homme de
se comporter à l'égard de sa etc. ¨, il répond à une certaine question,
c'est-à-dire de quelle manière l'homme et la femme doivent se comporter l'un à
l'égard de l'autre.
Et
il répond que chercher à savoir cela revient à se demander comment doit se
présenter ce qui est juste entre l'homme et la femme. En effet, ils doivent
vivre ensemble de manière à observer ce qui est juste à l'égard de l'autre. Or,
les règles de la justice diffèrent d'après les différents types de ralations.
En effet, il semble bien que la justice à observer ne soit pas la même à
l'égard d'un ami, d'un étranger, d'un camarade ou d'un condisciple. Et c'est
pourquoi l'examen d'une telle question relève de la science économique ou de la
science politique.
Aristote montre que dans toute espèce d'amitié il peut apparaître de
l'excès et du défaut et que dans certaines amitiés il peut survenir des
querelles et des plaintes, surtout dans l'amitié qui est utile mais non dans
celle qui est vertueuse.
1726. Après avoir distingué les espèces d'amitié,
le Philosophe montre ici de quelle manière peuvent survenir en elles des
accusations et des plaintes. Et à ce sujet il fait trois choses.
En
premier lieu il montre ce qu'il faut observer dans les amitiés pour éviter les
brouilles (1162a35). En deuxième lieu, il montre dans quelles amitiés
surviennent les brouilles, là (1162b5)
où il dit: ¨ Or, les reproches
surviennent etc. ¨. En troisième lieu, il montre quelle est la cause des
reproches, là (1162b22) où il dit: ¨ Or,
il semble que la justice comporte deux aspects etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1162a35) qu'il existe trois espèces d'amitié, comme
nous l'avons dit plus haut (nn. 1561,
1563, 1579, 1594), à savoir celle qui est motivée par la vertu, celle qui
vise le plaisir et celle qui recherche l'utilité. Et selon chacune de ces
amitiés, il y a entre les amis tantôt un rapport d'égalité, tantôt un rapport
de supériorité de l'un par rapport à l'autre. Et il manifeste cela dans chacune
des espèces d'amitié.
1727. En effet, dans l'amitié motivée par la
vertu, les amis peuvent être ou bien ceux qui sont également bons, ou bien l'un
est supérieur là l'autre en bonté. Il en va semblablement dans l'amitié
agréable dans laquelle les amis peuvent être ou bien également agréables ou
bien dans une relation d'inégalité sous le rapport de l'agrément. En outre,
dans l'amitié qui vise l'utilité, les amis peuvent être soit égaux, soit
différer par le plus ou le moins sous le rapport des utilités qu'ils
s'attribuent. Donc, si les amis sont égaux selon l'une ou l'autre espèce
d'amitié, il faut qu'ils observent cette égalité à la fois quant à l'amour
qu'ils éprouvent l'un pour l'autre, de manière à ce que chacun soit aimé par
l'autre dans une proportion égale, et quant aux autres conditions requises par
l'amitié, comme les déférences que se doivent les amis. Mais si les amis sont
inégaux dans l'une ou l'autre de ces amitiés, il faut alors, pour établir
l'égalité, qu'à chacun d'eux soit assigné quelque chose proportionnellement à
son excès ou à son défaut.
1728. Ensuite (1162b5), lorsqu'il dit: ¨ Or, les reproches surviennent etc. ¨, il
montre dans quelles amités surviennent
les querelles.
Et
en premier lieu, il présente ce qu'il se propose de montrer. En deuxième lieu,
il manifeste ce qu'il se propose de montrer, là (1162b7) où il dit: ¨ En effet, ceux dont l'amitié est fondée sur
la vertu etc. ¨.
Et
il dit en premier lieu qu'il est raisonnable de penser que les reproches et les
querelles, dans la mesure où l'un des amis accuse l'autre ou se plaint de
l'autre, surviennent uniquement dans l'amitié fondée sur l'utilité, ou du moins
c'est surtout dans cette amitié qu'elles se manifestent.
1729. Ensuite (1162b7), lorsqu'il dit: ¨ Mais ceux dont l'amitié se fonde sur la
vertu etc. ¨, il manifeste son propos.
Et
il montre en premier lieu qu'on ne retrouve ni reproche ni querelle dans
l'amitié fondée sur la vertu. En deuxième lieu, il montre qu'on en retrouve peu
aussi dans l'amitié qui se fonde sur le plaisir, là (1162b14) où il dit: ¨ L'amitié fondée sur le plaisir ne présente
pas non plus etc. ¨. En troisième lieu, il montre que c'est surtout dans
l'amitié qui se fonde sur l'utile que se présentent les reproches et les
querelles, là (1162b17) où il dit: ¨ L'amitié
qui se fonde sur l'utile prête le flanc aux reproches etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que ceux dont l'amitié se fonde sur la vertu sont
prompts à se rendre service les uns aux autres. En effet, telle est l'opération
propre de la vertu et de l'amitié, à savoir de faire du bien à ses amis. Et
puisque la situation est telle que chacun d'eux recherche cette fin, à savoir s'accorder à la volonté de son
ami, il n'est pas possible que procèdent de cette relation des reproches ou des
querelles.
1730. En effet, nul ne veut attrister celui qui
l'aime et qui lui fait du bien. Et si
celui qui a reçu un bienfait est reconnaissant, il s'applique à accorder en
retour un autre bienfait, et si l'on admet que l'un dépasse l'autre en termes
de services rendus, bien qu'il ne reçoive pas autant qu'il dépense, s'il
obtient cependant ce qu'il désire, il ne fera pas de reproches à son ami. En
effet, ce que l'un et l'autre recherchent est bon, c'est-à-dire ce qui convient
et ce qui est honnête, et cela ne dépasse pas le pouvoir d'un ami.
1731. Ensuite (1162b14), lorsqu'il dit: ¨ L'amitié fondée sur le plaisir etc. ¨,
il montre de quelle manière se présente le reproche à l'égard de l'amitié
fondée sur le plaisir.
Et
il dit que même dans les amitiés fondées sur le plaisir on ne retrouve pas non
plus d'ordinaire des accusations et des reproches bien qu'à l'occasion ce
problème surgisse. En effet, s'ils éprouvent du plaisir à vivre ensemble, l'un
et l'autre possède ce qu'il recherche, c'est-à-dire le plaisir. Et c'est
pourquoi il n'y a pas lieu de susciter des querelles. Cependant, si l'un ne
reçoit pas de l'autre du plaisir, il serait ridicule qu'il accuse cet autre de
ne pas lui causer du plaisir puisqu'il est en son pouvoir de ne pas demeurer
avec lui.
1732. Ensuite (1162b17), lorsqu'il dit: ¨ L'amitié qui se fonde sur l'utile etc.
¨, il montre de quelle manière ce problème se présente dans l'amitié utile.
Et
il dit que c'est surtout cette amitié qui se fonde sur l'utilité qui souffre du
problème des reproches et des querelles. En effet, ceux qui se servent
mutuellement les uns des autres pour obtenir quelque chose d'utile ont toujours
besoin de plus que ce qui leur est donné, et estiment toujours obtenir moins
que ce qui leur convient. Et c'est pourquoi ils se plaignent de ne pas recevoir
autant que ce dont ils avaient besoin,
surtout s'ils estiment l'avoir mérité. À l'inverse, les bienfaiteurs
soutiennent qu'ils ne peuvent satisfaire à tout ce qui est demandé par ceux qui
tiennent d'eux ces bienfaits.
1733. Ensuite (1162b22), lorsqu'il dit: ¨ Or, la justice se manifeste en quelque sorte
sous deux aspects etc. ¨, il donne la raison pour laquelle surgissent les
querelles dans les amitiés utiles.
Et
en premier lieu, il le montre lorsque les amis sont dans un rapport d'égalité.
En deuxième lieu, lorsqu'ils sont dans un rapport d'inégalité, là (1163a25) où
il dit: ¨ Cependant, dans les amitiés où
il y a supériorité etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il donne la
raison. En deuxième lieu, il soulève une difficulté là (1163a10) où il dit: ¨ Mais on peut aussi se demander si etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente la
raison des querelles qui surgissent dans les amitiés utiles. En deuxième lieu,
il enseigne comment éviter les querelles de la sorte, là (1163a1) où il dit: ¨ Il faut, quand cela est possible, rendre
selon le mérite etc. ¨ .
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente la
raison. En deuxième lieu, il explique ce qu'il vient de dire, là (1162b26) où
il dit: ¨ Or, l'amitié légale résulte de
etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1162b22) qu'il existe deux sortes de justice. La
première, qui n'est certes pas écrite mais qui est donnée à la raison et que
nous avons nommée plus haut (n. 1081)
justice naturelle. L'autre est la justice qui procède de la loi écrite et que
nous avons appelée plus haut au cinquième livre (n. 1081) justice légale.
1734. De la même manière, il existe deux sortes
d'utilité qu'il faut poursuivre dans les
amitiés. Et la première est l'utilité morale, c'est-à-dire lorsque l'un
donne à l'autre une utilité selon ce qui convient aux bonnes moeurs. Et cette
utilité correspond à la justice qui n'est pas écrite. L'autre est l'utilité
légale, c'est-à-dire pour autant que l'un donne à l'autre une utilité
conformément à ce qui est établi par la loi. Donc, des plaintes apparaissent
dans l'amitié utile surtout lorsque la communication de l'utilité n'est pas la
même: par exemple, lorsque l'un offre
une utilité conformément à l'exigence de la loi et que l'autre la requiert
selon la convenance des bonnes moeurs. Et c'est ainsi que survient la
disparition de l'amitié.
1735. Ensuite (1162b26), lorsqu'il dit: ¨ Or, l'amitié légale procède etc. ¨, il
manifeste ce qu'il vient de dire.
Et
il le fait en premier lieu à l'égard de l'utilité légale et en deuxième lieu à
l'égard de l'utilité morale, là (1162b32) où il dit: ¨ Mais l'amitié morale ne procède pas d'engagements écrits etc. ¨.
Et
il dit en premier lieu que l'utilité légale consiste en des paroles,
c'est-à-dire en des conventions qui viennent d'un pacte entre l'un et l'autre.
Et cette utilité revêt deux formes, dont la première est en effet tout à fait
formelle, c'est-à-dire à la manière des achats et des ventes qui se font de main
à main, c'est-à-dire comme lorsqu'on accepte immédiatement ce qui a été promis
pour un service rendu. La deuxième est plus libérale et elle comporte un délai
dans le temps tout en déterminant cependant ce qui doit être donné en échange
de ce qui a été accordé. Et par conséquent ce qui est dû est manifeste et n'est
pas l'objet d'un questionnement. En effet, le délai de ce qui est dû assimile
cette utilité a de l'amitié. C'est pourquoi, chez ceux qui s'engagent dans de
telles utilités, il n'est pas nécessaire de rendre la justice par un procès,
mais ils estiment qu'il faut préserver la confiance dans les échanges et aimer
ceux qui s'y engagent dans cette disposition d'esprit.
1736. Ensuite (1162b32), lorsqu'il dit: ¨ Mais l'utilité morale ne procède pas de documents
etc. ¨, il explique quelle est l'utilité morale.
Et
il dit que l'utilité morale ne consiste pas en des documents, c'est-à-dire en
des conventions qui procèdent d'un traité, mais tout comme il est habituel de
donner gratuitement à un ami, de même un ami donne à tout autre ami en dehors
de tout traité rédigé expressément. Cependant, dans son intention, celui qui
donne estime qu'il mérite qu'on lui redonne autant ou même davantage, comme
s'il n'avait pas fait un don mais un prêt. Et si l'échange n'est pas effectué
de cette manière, c'est-à-dire de telle manière que celui qui a reçu remette
autant ou même davantage et qu'il se libère ainsi de sa dette, celui qui a
donné accusera le bénéficiaire et se plaindra de lui.
1737. Et par la suite il donne la cause de ce qui
vient d'être dit. Et il dit que ce qui vient d'être dit (n. 1736), à savoir que celui qui donne
gratuitement recherche une récompense, cela se produit pour cette raison que
tous les hommes ou la majorité d'entre eux veulent, c'est-à-dire approuvent ce
qui est honnête, cependant dans leurs actions ils choisissent ce qui leur est
utile. Or, il est louable de faire du bien à un autre sans avoir l'intention de
recevoir un bienfait en retour. Et c'est pourquoi, afin d'être acceptés des
autres, les hommes veulent avoir l'air de faire du bien de cette manière. Il
n'en reste pas moins qu'il est utile de recevoir des bienfaits en retour. Et
c'est pourquoi les hommes choisissent l'utile, bien qu'ils prétendent fortement
choisir autre chose.
1738. Ensuite (1163a1), lorsqu'il dit: ¨ Il faut, quand cela est possible, rendre etc. ¨, il montre
comment il faut éviter ces sortes de querelles.
Et
il dit que celui qui reçoit un bienfait, s'il le peut, doit rendre selon la
valeur des choses qu'il a reçues, et cela de son bon gré, car on ne doit pas se
faire un ami de quelqu'un contre son gré, c'est-à-dire de manière à vouloir
recevoir de lui gratuitement ce qu'on refuse de donner gratuitement. Mais c'est
en cela que dès le début celui qui a reçu un bienfait a commis une faute, à
savoir qu'il a reçu cela de quelqu'un de qui il ne fallait pas le recevoir. En
effet, il n'a pas reçu un bienfait d'un véritable ami, ni d'un homme qui
apporte un bienfait à cause de celui-là même auquel il est donné, mais à cause
de l'utilité qu'il en espère. Donc, celui qui reçoit un bienfait doit rendre à
son bienfaiteur comme cela se fait dans les promesses, c'est-à-dire dans les
conventions qui procèdent d'un traité. Et s'il peut rendre autant qu'il a reçu,
il doit déclarer, en l'affirmant hautement, qu'il rendra la totalité de ce
qu'il a reçu. Mais s'il ne peut rendre ce qu'il a reçu, celui qui a donné
n'aurait pas estimé convenable, tout comme celui qui a reçu le bienfait, d'en
exiger de lui la remise.
1739. Il faut donc que celui qui a reçu un
bienfait, si cela lui est possible,
veille à donner une récompense au bienfaiteur qui attend une rétribution
en retour du bienfait qu'il a donné. Mais dès le début, lorsqu'un homme reçoit
un bienfait, il faut chercher à savoir de qui on reçoit, c'est-à-dire pour
savoir s'il s'agit d'un ami qui donne gratuitement ou de quelqu'un qui s'attend
à recevoir une récompense en retour. De la même manière, cet homme doit
chercher à savoir dans quelle sorte de choses précisément il reçoit un bienfait
pour savoir s'il peut ou non compenser ce bienfait, de manière à savoir s'il
peut ou non respecter cette obligation.
1740. Ensuite (1163a10), lorsqu'il dit: ¨ On pourrait aussi se demander si etc. ¨,
il soulève une difficulté par rapport à ce qui vient d'être dit.
Et
en premier lieu, il soulève la difficulté en disant que le problème consiste à
chercher à savoir si la rétribution qui doit être faite doit être mesurée
d'après l'utilité que retire le bénéficiaire du bienfait reçu ou d'après
l'opération de celui qui a procuré le bienfait.
1741. En deuxième lieu, là (1163a12) où il dit: ¨ L'obligé dira que ce qu'il a reçu etc.
¨, il donne la raison de cette difficulté.
En
effet, ceux qui reçoivent des bienfaits, cherchant souvent à atténuer
l'importance des bienfaits reçus, disent que les bienfaits qu'ils ont reçus
étaient de peu d'importance pour ceux
qui les ont donnés et qu'ils pouvaient facilement les recevoir de d'autres
bienfaiteurs. Mais à l'inverse, les bienfaiteurs, voulant augmenter
l'importance de leurs bienfaits, disent qu'ils ont fourni pour ce bienfait les
plus considérables des choses qu'ils possédaient, et que le bénéficiaire
n'aurait pas pu obtenir d'une autre source ces bienfaits dans les dangers et
les grandes nécessités où il se trouvait.
1742. En troisième lieu, là (1163a17) où il dit: ¨
Donc, dans l'amitié qui se fonde sur
l'utilité etc. ¨, il résout la difficulté.
Et
il dit que la mesure de la rétribution doit se prendre d'après l'utilité que
retire celui qui a reçu le bienfait. Ce dernier est en effet celui qui avait
besoin du bienfait. Aussi suffit-il qu'il cherche à rendre une rétribution
égale au bienfait reçu. En effet, l'aide apportée par le bienfaiteur se mesure
à l'avantage que retire le bénéficiaire de cette aide. Il faut donc rendre autant
qu'on a reçu et il est préférable de rendre davantage. Mais dans les amitiés
qui se fondent sur la vertu, de tels griefs n'existent pas, comme nous l'avons
dit plus haut (n. 1729-1730)
1743. En elles cependant il faut faire une
compensation. Et en cela le choix ou la volonté de celui qui confère le
bienfait tient lieu de mesure. En effet, la mesure, en tout genre de choses,
c'est ce qui tient lieu de principe dans ce genre. Or le principe, en ce qui
concerne la vertu et les moeurs, consiste dans le choix délibéré. Et c'est
pourquoi, dans l'amitié qui se fonde sur la vertu, il doit y avoir compensation
selon la volonté de celui qui procure le bienfait, même si l'avantage qui en
découle est faible ou nul.
Aristote enseigne la manière dont se produisent les plaintes dans les
amitiés où il y a supériorité, et quelle est la raison qui pousse soit celui
qui est supérieur, soit celui qui est inférieur, à se quereller.
1744. Après avoir montré comment apparaissent les
griefs dans l'amitié utile où il y a égalité, le Philosophe montre ici comment
apparaissent les griefs dans les amitiés où il y a supériorité de l'un par
rapport à l'autre. Et à ce sujet il fait trois choses.
En
premier lieu il présente la controverse qui a l'habitude de se produire dans de
telles amitiés (1163a25). En deuxième lieu, il donne la raison de la
controverse, là (1163a27) où il dit: ¨ Celui
qui a plus de mérite estime qu'il convient etc. ¨. En troisième lieu, il
détermine la vérité, là (1163b1) où il dit: ¨ Or, chacun des deux semble avoir raison de etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1163a25) que même dans les amitiés où il y a
supériorité de l'un par rapport à l'autre, il existe des différends et des
désaccords entre les amis, alors que l'un et l'autre, c'est-à-dire celui qui
est supérieur et celui qui est inférieur, estiment qu'ils méritent plus que ce
qu'ils ont reçu en réalité. Et si la situation n'est pas corrigée, l'amitié
disparaît pour cette raison.
1745. Ensuite (1163a27), lorsqu'il dit: ¨ Celui qui a plus de mérite estime en effet
etc. ¨, il donne la raison du désaccord dont il vient de parler.
Et
en premier lieu il présente la raison qui meut ceux qui ont plus de mérite. En
deuxième lieu, il présente la raison que mettent de l'avant ceux qui en ont
moins, là (1163a35) où il dit: ¨ Mais
celui qui est dans le besoin et qui a moins de mérite etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'en ce qui concerne l'amitié qui se fonde sur la
vertu, celui qui a plus de mérite estime qu'il convient qu'il lui soit attribué
davantage. Si en effet le bien est dû à celui qui est bon, il convient que plus
de bien soit attribué à celui qui a plus de mérite. Et de même, dans l'amitié
qui se fonde sur l'utilité, celui qui est plus utile estime qu'on doive lui
attribuer davantage.
1746. En effet, il ne faut pas, comme ils le
disent, que celui qui est moins utile reçoive autant que celui qui est plus
utile. En effet, si les avantages qui proviennent de l'amitié n'étaient pas
distribués selon le mérite des opérations, c'est-à-dire de telle manière que
celui réalise la meilleure opération obtienne davantage, on ne serait plus en
présence d'une amitié, mais plutôt d'une charge et d'une servitude. On estime
en effet qu'il doit en être de l'amitié comme il en va des marchands qui
mettent de l'argent en commun, à savoir de telle manière que ceux qui ont
avancé plus d'argent en reçoivent davantage: de même, celui qui contribue
davantage à l'amitié mérite de recevoir davantage.
1747. Ensuite (1163a35), lorsqu'il dit: ¨ Mais celui qui est dans le besoin etc.
¨, il présente les raisons que donnent ceux qui ont moins de mérite.
En
effet, celui qui est dans le besoin dans l'amitié utile, tout comme celui qui a
moins de mérite dans l'amitié qui se fonde sur la vertu, parle différemment.
Ils disent en effet qu'il appartient à celui qui jouit d'une abondance de biens
de pourvoir suffisamment à ses amis qui sont dans le besoin. En effet, il
semble qu'il n'y aurait aucune utilité à une personne qui est dans le besoin
d'être l'ami d'un homme vertueux ou d'un homme puissant s'il ne devait en
retirer aucun avantage.
1748. Ensuite (1163b1), lorsqu'il dit: ¨ Or, il semble que chacun des deux ait raison
de etc. ¨, il détermine la vérité.
Et
en premier lieu il présente la vérité. En deuxième lieu, il la manifeste, là
(1163b4) où il dit: ¨ En effet, l'honneur
est la récompense de la vertu etc. ¨. En troisième lieu, il tire un corollaire de ce qu'il vient de dire,
là (1163b20) où il dit: ¨ Pour cette
raison, il ne semble pas permis à un fils de etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que l'un et l'autre, à savoir celui qui a plus de
mérite et celui qui en a moins, semblent juger avec raison, car il faut donner
davantage à l'un et à l'autre, mais pas dans le même genre d'avantages. En
effet, à celui dont le mérite est supérieur, il faut donner davantage
d'honneurs; à celui qui est dans le besoin, il faut donner plus d'avantages
matériels.
1749. Ensuite (1163b4), lorsqu'il dit: ¨ En effet, la récompense de la vertu etc.
¨, il manifeste ce qu'il vient de dire (n. 1748).
Et
en premier lieu, il le manifeste par un raisonnement. En deuxième lieu, il le
manifeste par un exemple, là (1163b5) où il dit: ¨ Or, c'est ainsi qu'il semble etc. ¨. En troisième lieu, il prouve
un énoncé qu'il avait exprimé, là (1163b16) où il dit: ¨ En effet, puisque l'amitié requiert ce qui est possible et non etc.
¨
Il
dit donc en premier lieu qu'il faut attribuer plus d'honneurs à celui dont le
mérite est supérieur parce que l'honneur est la récompense qui convient
proprement aux actions vertueuses et aux bienfaits accordés, et par lesquels
l'emportent ceux qui ont plus de mérites; mais c'est par des avantages
matériels qu'on lutte contre l'indigence dont souffrent ceux qui sont dans le
besoin.
1750. Ensuite (1163b5), lorsqu'il dit: ¨ C'est ainsi qu'il en va dans le gouvernement
etc. ¨, il manifeste la même vérité au moyen d'un exemple.
C'est
en effet ce que nous observons dans le gouvernement des cités. En effet, ce
n'est pas celui qui n'a contribué à aucun bien dans la communauté qui est
honoré; mais plutôt, à celui qui a offert un certain avantage à la communauté,
on attribue ce bien commun qui est l'honneur. En effet, il n'arrive pas
facilement à quelqu'un de recevoir de la communauté à la fois les richesses et
les honneurs. En effet, on ne supporte pas facilement de posséder moins sous
tous les rapports, c'est-à-dire à la fois quant aux richesses et aux honneurs.
Mais à celui qui a subi une diminution de ses richesses à cause des dépenses
qu'il a faites pour le service de la communauté, la cité attribue des honneurs;
mais à celui qui s'attend à recevoir des dons pour les services qu'il a rendus,
la cité attribue de l'argent.
1751. En effet, nous avons dit plus haut (n. 1693) que c'est ce qui est observé et
manifesté selon le mérite qui rend les amis proportionnellement égaux et
qui conserve par conséquent les amitiés.
Donc, tout comme les cités manifestent à certains des honneurs et à d'autres
des richesses selon leurs mérites, de même c'est ce qu'il faut faire lorsque
les amis se trouvent dans un rapport d'inégalité, de telle manière qu'on rende
des honneurs à celui qui a été utile par son bienfait en offrant de l'argent ou
qui a mené à terme des actions vertueuses, pour qu'ainsi il y ait rétribution
dans la mesure du possible, même si elle n'est pas équivalente.
1752. Ensuite (1163b15), lorsqu'il dit: ¨ En effet, c'est selon la mesure du possible
que l'amitié demande à être rétribuée etc. ¨, il prouve qu'il suffit de
rétribuer selon ce qui est possible.
En
effet, l'amitié exige d'un ami ce qui est possible et non pas toujours ce qui
serait mérité dans les faits car cela serait parfois absolument impossible. En
effet, il n'est pas possible de rendre les honneurs qui sont mérités pour tous
les bienfaits reçus, comme on le voit pour les honneurs qui sont rendus aux
dieux et aux parents, que nul ne peut parfois rétribuer comme ils le méritent.
Toutefois, si quelqu'un arrive à rendre à Dieu ou à ses parents un service qui
est en son pouvoir, cela apparaîtra déjà comme un acte honorable, c'est-à-dire vertueux.
1753. Ensuite (1163b20), lorsqu'il dit: ¨ Pour cette raison, il n'est pas permis à un
fils etc. ¨, il tire un corollaire de ce qu'il vient de dire.
Et
en premier lieu il conclut de ce qu'il vient de dire qu'il n'est pas permis à
un fils de renier son père, mais qu'il est parfois permis à un père de renier
son fils.
1754. En deuxième lieu, là (1163b21) où il dit: ¨ En effet, l'obligé doit rendre etc. ¨,
il manifeste ce qu'il vient de dire au moyen de deux raisonnements.
Et
voici le premier raisonnement. Le fils, puisqu'il est l'obligé de son père à
cause des bienfaits qu'il en a reçus, lui doit rétribution, et il ne peut le
faire par un don qui serait digne des bienfaits reçus. Il en résulte qu'il
demeurera toujours obligé à l'égard de son père et c'est pourquoi il ne lui est
pas permis de renier son père. Mais ceux à l'égard desquels on est obligé ont
le pouvoir de remettre leur dette à ceux qui leur doivent. Par conséquent, le
père a le pouvoir de dégager le fils de sa dette.
1755. Il présente son deuxième raisonnement là
(1163b24) où il dit: ¨ En même temps,
peut-être n'existe-t-il aucun père qui etc. ¨.
Et
il dit que nul fils ne semble rejeter son père en le reniant, sauf peut-être à
cause d'une méchanceté excessive; car, à cause de l'amitié naturelle qui existe
entre le père et le fils, il est humain de ne pas repousser celui qui nous a
aidés. Et par conséquent il est excessivement injuste qu'un fils rejette son
père. Et si un fils est pervers, le père doit s'en éloigner, ou au moins ne pas
montrer un grand empressement à lui founir des biens en abondance car alors sa
perversité augmenterait. En effet, nombreux sont ceux qui veulent recevoir des
autres abondance de biens tout en évitant de faire de même pour les autres,
comme si cela leur était parfaitement inutile.
1756. Et à la fin, comme en résumant ce qu'il a
dit, il conclut en disant qu'en voilà assez au sujet des espèces d'amitié dont
nous avons parlé. Et c'est ainsi que se termine la présentation du huitième
livre de ce traité.
En traitant des propriétés de l'amitié, il dit qu'il faut observer en
elles la proportion, car c'est grâce à la proportion que les amitiés durent
longtemps et sans elle, elles sont troublées.
1757. Après avoir montré quelle est la nature de l'amitié
et déterminé ses espèces, le Philosophe détermine ici, au neuvième livre, les
propriétés de l'amitié.
Et
en premier lieu il présente les propriétés de l'amitié (1163b30). En deuxième
lieu, il soulève certaines difficultés relativement à ce qu'il vient de
déterminer, là (1168a28) où il dit: ¨ Or,
on se demande s'il faut aimer surtout soi-même etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il traite des
facteurs qui conviennent à la conservation et à la destruction de l'amitié. En
deuxième lieu, il traite des effets de l'amitié, là (1166a1) où il dit: ¨ Les sentiments d'affection qu'on éprouve à
l'égard des amis etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il détermine les
caractères qui appartiennent à la conservation de l'amitié. En deuxième lieu,
il détermine certains caractères qui concernent sa disparition, là (1165b1) où
il dit: ¨ Une autre difficulté est celle
de savoir ce qui détruit etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il présente ce
qui contribue à conserver l'amitié. En deuxième lieu, il montre comment, à
cause de l'absence de ce facteur, l'amitié est troublée, là (1164a1) où il dit:
¨ C'est donc pour cette raison que fut
inventée etc. ¨. En troisième lieu, il enseigne une remède propre à guérir
un trouble de cette sorte, là (1164a22) où il dit: ¨ Mais lequel des deux a le mérite de fixer etc. ¨.
1758. Et parce que dans les amitiés où il existe
un rapport d'égalité entre les amis il est évident que l'amitié se conserve en
rendant à l'ami l'égal de ce qu'on a reçu de lui, il manifeste en premier lieu
de quelle manière peut se conserver l'amitié entre personnes qui ne sont pas de
conditions semblables, ce qui semblait présenter plus de difficulté (1163b30).
Et il dit que dans toutes ces amitiés où les personnes sont de conditions
dissemblables, comme celle du père à l'égard de son fils, ou celle du roi à
l'égard de son sujet, et pour les autres cas de ce genre, ce qui égalise et
conserve l'amitié, c'est ce qui manifeste une proportion, c'est-à-dire ce qui
est proportionnel à l'un et à l'autre ami. Et il manifeste cela par l'exemple
de ce qui existe dans la justice politique selon laquelle nous avons dit, au
cinquième livre (n. 975-976) de ce
traité qu'au cordonnier, en échange de ses chaussures, est donnée une
rétribution selon ce qu'il mérite, c'est-à-dire qui est proportionnelle à ce
qu'il a donné; et il en va de même du tisserand et des autres artisans.
1759. Ensuite (1164a1), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison etc. ¨, il
montre comment l'amitié est troublée par le manque de cette proportion.
Et
à ce sujet il fait deux choses. Et en premier lieu il présente la cause pour
laquelle un trouble de cette sorte ne peut se produire dans un échange de
justice. Et il dit que dans ce cas-ci, c'est-à-dire dans les échanges de la
société civile, une certaine mesure commune a été inventée, à savoir la
monnaie, à laquelle tous les objets d'échange se réfèrent comme à une mesure et
dont le prix se mesure par la monnaie. Et c'est pourquoi il est possible de
savoir avec certitude ce qui doit être rendu pour l'objet reçu. Mais en ce qui
concerne ce qui est échangé par amitié, à savoir les sentiments et les
complaisances des amis, ils ne peuvent être évalués par la monnaie. Et c'est
pourquoi,
1760. En deuxième lieu, là (1164a3) où il dit: ¨ Mais dans l'amitié, il arrive parfois que
l'amant se plaigne etc. ¨, il montre comment l'amitié est troublée par le
manque de proportion.
Et
en premier lieu, il le montre à partir de ce qui se produit lorsqu'on ne
compense pas son ami. En deuxième lieu, à partir de ce qui se passe quand on ne
le compense pas au moyen de ce à quoi il s'attendait, là (1164a14) où il dit: ¨
Or, s'élèvent des plaintes lorsque etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente la
cause qui trouble l'amitié. En deuxième lieu, il montre dans quelles sortes
d'amitié cela est possible, là (1164a7) où il dit: ¨ Or, de tels troubles se produisent lorsque etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il faut considérer que la compensation requise dans
l'amitié se prend sous deux rapports. Premièrement quant au sentiment intérieur
de l'amour. Et sous ce rapport, Aristote dit qu'il arrive parfois dans les
amitiés que l'amant accuse celui qu'il aime, puisque bien qu'il aime ce dernier
passionnément, cet amour ne lui est pas rendu par celui qu'il aime. Et parfois
sa plainte est injuste, par exemple s'il arrive qu'il n'existe rien en lui qui
justifie qu'il mérite d'être aimé. Deuxièmement, il peut y avoir compensation
dans l'amitié sous le rapport des dons ou des satisfactions extérieurs. Et sous
ce rapport, il dit qu'il arrive souvent que celui qui est aimé se plaigne de
son amant parce que, bien que ce dernier lui ait fait toutes sortes de
promesses, il n'en a cependant réalisé aucune.
1761. Ensuite (1164a7), lorsqu'il dit: ¨ Or, de tels troubles etc. ¨, il montre
dans quelles amitiés ces troubles sont possibles.
Et
il dit que ces accusations réciproques entre l'amant et la personne aimée se
produisent lorsque l'amant aime la personne aimée en vue du plaisir alors que
cette dernière aime son amant en vue d'un avantage. Or, il arrive parfois que
ces conditions n'existent plus, à savoir qu'il arrive que celui qui est aimé
n'offre plus de plaisir à son amant, et que l'amant n'offre plus à la personne
aimée l'avantage qu'elle recherchait. Et c'est pourquoi l'amitié disparaît,
puisqu'il y a disparition des seules raisons pour lesquelles cette amitié
existait. En effet, ces amis ne s'aimaient pas pour eux-mêmes, mais à cause de
ce dont on vient de parler, à savoir l'utilité et le plaisir, lesquels ne
possèdent pas de stabilité par eux-mêmes; et c'est pourquoi les amitiés qui se
fondent sur eux ne sont pas stables. Mais, comme nous l'avons dit plus haut (n.
1622-1623), l'amitié qui se fonde
sur les bonnes moeurs est stable parce que selon cette amitié les amis s'aiment
mutuellement pour eux-mêmes.
1762. Ensuite (1164a14), lorsqu'il dit: ¨ Or, des plaintes s'élèvent lorsque etc.
¨, Aristote montre comment l'amitié est troublée lorsque la compensation n'est
pas rendue au moyen de ce qui était recherché, mais par autre chose.
Et
il dit qu'il arrive souvent que les amis se plaignent réciproquement les uns
des autres lorsqu'ils ne sont pas compensés par ce qu'ils désiraient mais par
autre chose. En effet, lorsqu'on ne possède pas ce qu'on avait désiré, c'est
comme si on ne possédait rien.
1763. Et il présente l'exemple d'un certain joueur
de cithare auquel on avait promis que mieux il jouerait, plus on lui donnerait.
Or, lorsqu'après avoir chanté il demanda dans sa main l'accomplissement des
promesses qui lui avaient été faites, celui qui avait promis répondit que
lui-même lui avait rendu du plaisir pour celui qu'il avait reçu parce qu'en
retour il lui avait été agréable en quelque chose. Et, certes, si le joueur de
cithare avait demandé du plaisir en retour, la récompense faite aurait été
suffisante. Mais si celui qui faisait la promesse recherchait du plaisir alors
que le joueur de cithare recherchait un profit, dans ce cas l'échange n'est pas
bien fait car l'un d'eux possède ce qu'il recherchait et l'autre non. En effet,
celui qui procure quelque chose, recherche les choses dont il a besoin et c'est
pour les obtenir qu'il donne ce qu'il donne.
1764. Ensuite (1164a22), lorsqu'il dit: ¨ Mais à qui revient le mérite de fixer etc.
¨, il enseigne quels sont les remèdes dont il faut user contre ces troubles de
l'amitié.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il enseigne ce qui doit être
observé pour que la paix de l'amitié soit conservée. En deuxième lieu il résout
une certaine difficulté, là (1164b24) où il dit: ¨ Ils posent une question comme celle-ci etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre à qui il
appartient de juger que la compensation est convenable dans les amitiés. En
deuxième lieu, il montre de quelle manière cette compensation s'accomplit, là
(1164a30) où il dit: ¨ Quand dans les cas
où il n'y a pas eu convention sur une rétribution pour les services rendus etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre que
l'évaluation d'une compensation juste
relève de celui qui a accepté en premier le bienfait. En deuxième lieu il
montre comment, à partir du défaut de cette compensation, il s'ensuit des accusations dans les amitiés,
là (1164a25) où il dit: ¨ Mais ceux qui,
ayant d'abord fixé une compensation en argent, ne font rien etc. ¨.
1765. Il dit donc en premier lieu (1164a22) qu'il
appartient à l'un et à l'autre de fixer la justesse de la compensation:
c'est-à-dire que cela appartient à la fois à celui qui a donné en premier et à
celui qui a reçu le bienfait en premier. Cependant, celui qui a donné le
bienfait en premier semble concéder le jugement relatif à la compensation à
celui qui a reçu le bienfait, comme on le dit du philosophe Protagoras qui,
lorsqu'il donnait un enseignement à ses disciples, ordonnait que ses disciples
l'honorent par de l'argent autant qu'il leur semblait juste de donner pour les
connaissances qu'ils avaient acquises par son enseignement, et il se contentait
de ce que chacun lui donnait. Dans ces complaisances de l'amitié, il suffit en
effet à certains qu'on leur rende suivant l'évaluation de ceux qui reçoivent
les bienfaits. Et par conséquent, ils
semblent accueillir ces honoraires avec satisfaction, car les honoraires sont
donnés a l'homme, c'est-à-dire au bienfaiteur et non en regard de la chose
offerte. Et c'est pourquoi il semble suffisant que les honoraires soient
satisfaisants pour l'homme, bien qu'ils
n'arrivent pas à égaler le bienfait reçu.
1766. Ensuite (1164a25), lorsqu'il dit: ¨ Mais ceux qui, ayant d'abord fixé etc.
¨, il montre comment la perturbation de l'amitié provient du défaut de ceux qui
acceptent en premier.
Et
il dit que ceux qui ont accepté de l'argent en premier, c'est-à-dire avant
d'accomplir leur service, et qui ensuite ne font rien de ce qu'ils ont promis,
parce que leurs promesses étaient peut-être excessives, méritent avec raison de
subir des reproches parce qu'ils n'accomplissent pas ce à quoi ils s'étaient
engagés. Et c'est ce que les Sophistes sont forcés de faire, parce qu'on ne
donnerait rien pour tout ce qu'ils savent si l'on s'en remettait au jugement de
ceux qui apprennent, parce que toute leur science consiste en des semblants de
connaissance et en des futilités. Par conséquent, c'est avec raison qu'on leur
fait des reproches alors qu'ils ne font pas ce pour quoi ils ont reçu des
honoraires.
1767. Ensuite (1164a30), lorsqu'il dit: ¨ Mais dans les cas où il n'y a pas eu
convention etc. ¨, il montre comment doit se faire la rétribution dans les
amitiés.
Et
il le fait en premier par rapport aux amitiés qui se fondent sur la vertu. En
deuxième lieu, il le fait par rapport aux autres sortes d'amitié, là (1164b7)
où il dit: ¨ Mais quand le service n'est
pas de cette nature etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que lorsqu'il n'y a pas contribution d'un service à
cause d'un engagement, c'est-à-dire à cause de la promesse d'un service
déterminé, comme nous l'avons dit dans les cas précédents, il arrive parfois
que certains, dès le départ, donnent un service pour ceux-là même qui les
reçoivent sans avoir en vue une compensation. Et il est manifeste, à partir de
ce qui est dit au huitième livre (n. 1743), que ces personnes sont à l'abri
de tout reproche. En effet, il appartient à l'amitié fondée sur la vertu, dans
laquelle la rétribution doit être faite, de se tourner vers le choix ou la
volonté de celui qui fait le service, puisque le choix délibéré relève surtout
de l'amitié et de la vertu, comme nous l'avons dit (n. 1538).
1768. Et tout comme cela s'observe dans l'amitié
qui consiste dans l'échange de la vertu, de même cela doit s'observer dans
l'échange de la philosophie, par exemple entre le maître et le disciple. En
effet, la dignité de la philosophie qu'un homme acquiert ne peut se mesurer
d'après l'argent et le disciple ne peut rendre à son maître une récompense
d'égale valeur. Mais peut-être suffit-il de rendre ce qu'il est possible de
donner, comme on le fait à l'égard de Dieu et des parents.
1769. Ensuite (1164b7), lorsqu'il dit: ¨ Mais quand le service n'est pas de cette
nature etc. ¨, Aristote montre de quelle manière se fait la compensation
dans les autres amitiés.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente ce qu'il se
propose de montrer. En deuxième lieu, il prouve ce qu'il se propose de montrer,
là (1164b11) où il dit: ¨ Mais si
celui-ci reçoit autant que l'aide qu'il a apportée etc. ¨. En troisième
lieu, il répond à une question implicite, là (1164b21) où il dit: ¨ Mais il faut peut-être que la chose soit
évaluée non pas tant etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que si le service n'est pas tel qu'on donne à un ami
simplement pour lui-même, mais que l'intention de celui qui donne est de
recevoir quelque chose en échange, alors il faut que la compensation soit fixée
de manière à paraître juste aux deux amis, c'est-à-dire à la fois à celui qui
donne et à celui qui reçoit. Et si cela n'est pas possible, alors il est
nécessaire que celui qui a reçu le service en premier détermine la compensation
qu'il estime équitable. Et cela est non seulement nécessaire, mais juste.
1770. Ensuite (1164b11), lorsqu'il dit: ¨ Mais si celui-ci reçoit autant etc. ¨,
il prouve ce qu'il se propose de montrer.
Et
en premier lieu il le fait au moyen d'un raisonnement. En deuxième lieu, il le
fait au moyen de l'autorité de la loi, là (1164b14) où il dit: ¨ En certains endroits, les lois ne permettent
pas etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il est juste que celui qui est aidé par le service
d'un ami dans une amitié utile ou qui accepte un plaisir dans une amitié fondée
sur le plaisir, récompense dans la même mesure celui de qui il a reçu. Car
c'est aussi de cette manière que les choses semblent se passer dans les
marchés, c'est-à-dire qu'un tel achète une chose au prix qu'il l'évalue. En
effet, c'est surtout celui qui a été aidé ou qui a trouvé du plaisir qui peut
le mieux savoir jusqu'à quel point il a été aidé par un service ou jusqu'à quel
point il a reçu du plaisir. Et c'est pourquoi il est nécessaire et juste que la
compensation soit échangée selon son évaluation.
1771. Ensuite (1164b14), lorsqu'il dit: ¨ En certains endroits, les lois etc. ¨,
il montre la même chose en s'appuyant sur l'autorité de la loi.
Et
il dit que dans certaines cités, il est établi par la loi qu'il ne doit pas y
avoir de procès sur les conventions volontaires si par la suite l'une des deux
parties pense avoir été trompée. Car il faut, si une personne a volontairement
eu confiance en une autre pour son service ou sa complaisance, qu'elle dénoue
le problème, selon son jugement, avec celle en qui elle a eu confiance, de la
même manière qu'elle avait fait l'échange au début. Les législateurs estiment
en effet qu'il est plus juste que ce soit la personne à qui on s'est fié au
début qui fixe la compensation, que celle qui a eu confiance en elle. Car il
arrive souvent que ceux qui possèdent déjà une chose et ceux qui veulent
l'acquérir pour la première fois n'en fassent pas la même appréciation. Il
semble en effet à chacun que les biens qui lui appartiennent et qu'il est
disposé à offrir méritent un bien plus grand prix. Néanmoins, la compensation
doit se faire selon ce qu'en jugent ceux qui reçoivent.
1772. Ensuite (1164b21), lorsqu'il dit: ¨ Toutefois, peut-être que la compensation
doit être évaluée d'après etc. ¨, il répond à une question implicite.
Et
il dit que celui qui reçoit un bienfait doit l'apprécier non pas d'après ce
qu'il lui semblait mériter après en avoir pris possession, mais ce qu'il lui
semblait mériter avant de l'acquérir. En effet, les hommes ont l'habitude de
moins apprécier les biens temporels une fois acquis que lorsqu'ils les
désiraient alors qu'ils ne les possédaient pas encore, et surtout alors qu'ils
vivaient dans la nécessité.
Dans l'intervalle, Aristote présente trois difficultés: à savoir,
est-ce qu'il convient d'obéir à son père plus qu'aux autres, est-ce qu'on doit
préférer un homme vertueux à un ami, et doit-on montrer de la reconnaissance à
un bienfaiteur plutôt que de faire un don à un ami?
1773. Après avoir montré que l'amitié se conserve
par une compensation proportionnelle, le Philosophe soulève ici certaines
questions sur les bienfaits des amis et sur leurs compensations.
Et
en premier lieu, il soulève ces questions (1164b24). En deuxième lieu, il y
répond, là (1164b30) où il dit: ¨ Donc,
il n'est certes pas facile de répondre à etc. ¨.
Au
sujet du premier point (1164b24), il soulève trois difficultés, dont la
première est la suivante: est-ce qu'il faut tout concéder à son père et lui
obéir en toutes circonstances, davantage qu'on ne le ferait à l'égard de toute
autre personne? Ou bien, dans certaines circonstances, faut-il davantage obéir
à d'autres personnes: par exemple, celui qui souffre et qui est malade doit-il
davantage obéir au médecin qu'à son père? Et l'homme qui est sur le champ de
bataille doit-il plutôt obéir aux ordres du chef de l'armée qu'à ceux de son
père? La deuxième question est celle par laquelle on veut savoir s'il faut
offrir ses services à un ami plutôt qu'à un homme vertueux. Enfin, la troisième
question est celle qui consiste à se demander s'il faut manifester sa
reconnaissance à un bienfaiteur pour les bienfaits reçus de lui plutôt que de
faire un don à un ami, s'il arrive qu'il ne soit pas possible à un homme de
satisfaire à ces deux obligations.
1774. Ensuite (1164b30), lorsqu'il dit: ¨ Donc, il n'est certes pas facile etc. ¨,
il répond aux questions qui précèdent.
Et
en premier lieu, il y répond en général. En deuxième lieu, il répond à chacune
des questions en particulier, là (1164b35) où il dit: ¨ En général, il faut rendre les bienfaits reçus avant etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu qu'il n'est certes pas facile de répondre à toutes ces
questions avec certitude, parce que les différences qu'on peut observer entre
elles se présentent de plusieurs manières et selon toutes les modalités:
c'est-à-dire selon une importance plus ou moins grande, par exemple pour ce qui
est de savoir si quelqu'un est vertueux ou un ami, ou bien un bienfaiteur, et
de grande ou de peu d'importance. Et semblablement la différence se présente parfois
selon l'honnête et le nécessaire: par exemple, rendre service à celui qui est
vertueux ou à un ami semble meilleur, mais rendre service à un bienfaiteur
semble plus nécessaire. Il est cependant évident, dans ces circonstances qu'il
ne faille pas tout attribuer à une seule et même personne, mais plutôt
certaines choses à certaines personnes et certaines autres choses à d'autres
personnes.
1775. Ensuite (1164b35), lorsqu'il dit: ¨ Et il faut certes rendre les bienfaits reçus
avant etc. ¨, il répond à chacune des questions précédentes en particulier.
Et
en premier lieu, il répond à la troisième question. En deuxième lieu, il répond
à la première, par laquelle il fait
comprendre aussi la réponse à la deuxième question, là (1165a15) où il
dit: ¨ Donc, puisqu'il ne faut pas rendre
à tous les mêmes choses etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il enseigne ce
qu'il faut observer en général. Et il dit que dans la plupart des cas l'homme
doit rendre les bienfaits reçus à son bienfaiteur avant de donner gratuitement
à un ami, si les deux ne sont pas possibles simultanément, tout comme aussi il
faut rendre la pareille plutôt que de donner gratuitement à un ami. C'est de la
même manière en effet que l'homme est tenu, par l'honnêteté morale, de rendre
les bienfaits reçus, et par la justice légale de rendre la pareille.
1776. En deuxième lieu, là (1164b38) où il dit: ¨ Mais peut-être ne faut-il pas toujours faire
cela etc. ¨, il présente un cas qui échappe à ce qui vient d'être dit.
Et
il dit que peut-être ce qui vient d'être dit (n. 1775) ne doit pas toujours être observé: par exemple, dans le cas
où l'on a été libéré des brigands au moyen d'une rançon. Et l'on peut se
demander laquelle de ces actions doit être posée de préférence. Et la première
de ces questions est de chercher à savoir si un homme doit à son tour libérer
des mains du voleur celui qui l'a jadis délivré de ses liens, qui qu'il soit.
La deuxième est de savoir s'il faut rembourser le bienfaiteur même si ce
dernier n'est pas prisonnier et demande à être satisfait dans quelque chose
d'autre? La troisième est de savoir si un homme doit libérer son père des
voleurs: et ce troisième cas doit être choisi de préférence à tout autre. Il
semble en effet qu'un homme doive libérer son père de préférence à toute autre
personne, même à lui-même.
1777. En troisième lieu, là (1165a3) où il dit: ¨ Donc, comme nous l'avons dit, de façon
générale, etc. ¨, il montre de quelle manière il faut observer ce qui a été
dit précédemment.
Et
en premier lieu il manifeste son propos. En deuxième lieu, il tire un
corollaire de ce qu'il vient de dire, là (1165a13) où il dit: ¨ Il a été dit à plusieurs occasions que les
raisonnements etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que ce qui a été dit (n. 1775), à savoir qu'il faut d'abord rendre ce qui est dû plutôt que
de donner gratuitement, doit en général être observé. Mais si le don gratuit
s'applique au bien de la vertu, par exemple s'il doit servir à quelqu'un qui
est éminemment vertueux ou s'il doit s'appliquer à un cas de nécessité, par
exemple lorsque quelqu'un est pressé de libérer son père, alors c'est vers
cette option qu'un homme doit davantage se tourner. En effet, il peut parfois
arriver que ce qu'on rend pour des bienfaits déjà reçus ne doive pas être
comparé à certains dons gratuits: par exemple lorsque d'un côté on offre un
bienfait à quelqu'un qu'on sait être vertueux et que d'un autre côté on rend
son bien à celui qu'on estime être mauvais.
1778. Et il n'est pas étonnant que parfois on ne
doive pas rendre son bien à un bienfaiteur et que parfois l'homme ne doive pas
prêter à celui qui lui a prêté. En effet, il arrive parfois qu'un homme mauvais
fasse un prêt à un homme vertueux en espérant tirer de lui un profit. Mais
l'homme vertueux n'espère pas un profit s'il prête à un homme mauvais. Donc,
s'il en est véritablement ainsi, à savoir que celui-là est mauvais, il est
manifeste qu'il n'y a pas une dignité égale à rembourser ce dernier et à donner
à celui qui est bon. Cependant, s'il n'en est pas véritablement ainsi que le
bienfaiteur soit mauvais mais que c'est seulement ce qu'en croit celui qui
reçoit le service, ce dernier ne semble pas faire quelque chose d'inconvenent
s'il choisit plutôt de donner gratuitement à celui qui est vertueux.
1779. Ensuite (1165a13), lorsqu'il dit: ¨ Il a été dit à plusieurs occasions etc.
¨, il tire un corollaire de ce qu'il vient de dire.
Il
est clair en effet, à partir des énoncés que nous venons de formuler (n. 1774-1778), qu'est vrai ce que nous
avons dit à plusieurs occasions (nn. 32,
35, 36, 135), à savoir que les raisonnements qui portent sur les actions et
les passions humaines ne peuvent posséder une détermination selon la certitude,
tout comme n'en possèdent pas non plus les choses auxquelles elles s'adressent.
1780. Ensuite (1165a15), lorsqu'il dit: ¨ Donc, puisqu'il ne faut pas rendre à tous
les mêmes choses etc. ¨, il répond à la première question.
Et
en premier lieu il montre qu'il ne faut pas tout accorder à son père. En
deuxième lieu, il détermine quels traitements doivent être rendus à telle ou
telle autre sorte de personnes, là (1165a23) où il dit: ¨ Il semblera qu'il revient aux enfants de satisfaire surtout aux etc.
¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il est manifeste qu'on ne doive pas accorder à tous
indistinctement les mêmes bienfaits. C'est pourquoi il ne faut pas tout
accorder à son père, tout comme chez les Gentils on n'offre pas tout en
sacrifice à Zeus, mais on offre certaines victimes à d'autres dieux. Donc,
parce que ce ne sont pas les mêmes choses qui doivent être offertes aux
parents, aux frères, aux amis et à chacun des bienfaiteurs, il faut plutôt
attribuer à chacun d'eux ce qui lui est propre et qui lui convient en
particulier. Et le même raisonnement s'applique aussi à ceux qui sont vertueux.
1781. Et c'est aussi ce que les hommes semblent
observer. Car aux mariages, grâce auxquels s'étend la famille, on invite les
gens de la parenté auxquels est commune la famille. De la même manière, on
appelle tous les membres d'une même parenté aux actions qui se rapportent aux
mariages. Et c'est pour la même raison que les hommes estiment que tous ceux
qui sont nés du même sang doivent se présenter aux réunions, c'est-à-dire aux
assemblées dans lesquelles on détermine des noces qui doivent être faites.
1782. Ensuite (1165a23), lorsqu'il dit: ¨ Mais il semble qu'il appartient aux enfants
d'assurer etc. ¨, il montre quels traitements doivent être attribués à
quelles personnes.
Et
en premier lieu il manifeste ce qu'il se propose de montrer. En deuxième lieu,
il montre en quoi cela est facile et en quoi cela est difficile, là (1165a35)
où il dit: ¨ Ce discernement est plus
facile à l'égard de ceux qui font partie
etc. ¨.
Il
dit donc que pour ce qui regarde la subsistance qui est assurée par l'alimentation,
il semble que revient surtout aux enfants le devoir de fournir ce qui est
nécessaire aux parents. En effet, les enfants sont les débiteurs de leurs
parents car ce sont ces derniers qui sont la cause de leur existence au moyen
de la génération. C'est pourquoi, en ce qui concerne la conservation de
l'existence, les enfants doivent veiller à la subsistance de leurs parents plus
qu'à leur propre subsistance. De la même manière, les enfants doivent rendre
des marques d'honneur à leurs parents en tant qu'ils sont causes de leur
existence, comme ils en rendent aux dieux.
1783. Ce ne sont cependant
pas toutes les marques d'honneur que les hommes doivent rendre à leurs parents,
car ce n'est pas le même honneur qu'on doit témoigner à un père et à une mère.
Et l'honneur qu'un homme doit à son père n'est pas le même que celui qui est dû
à un sage ou à un chef d'armée. Bien plutôt, c'est un honneur paternel qu'un
homme doit à son père, un amour maternel qu'il doit à sa mère. De même, dans
les assemblées de citoyens, on doit donner des marques d'honneur aux personnes
âgées, en raison de leur âge, en se levant et en s'inclinant, et par des signes
de la sorte. À l'égard des amis et des frères, l'homme se doit de manifester de
la franchise et de faire preuve de partage des biens, et il doit faire de même
à l'égard de ceux qui sont nés du même sang que lui et qui appartiennent à une
même parenté, tout comme il doit le faire à l'égard de ses concitoyens et de
toute autre relation de la sorte. Et il faut toujours chercher à attribuer à
chacun ce qui lui est propre, et adapter à chacun ce qui lui revient selon ce
qui le caractérise en propre, par exemple son âge, son degré de vertu, par
exemple de sagesse, et les fonctions de sa charge, par exemple celle de chef
d'armée.
1784. Ensuite (1165a35), lorsqu'il dit: ¨ Ce discernement est certainement plus facile
etc. ¨, il montre à l'égard de qui ce discernement est facile ou difficile.
Et
il dit que le discernement à ce sujet est facile à l'égard de ceux qui
appartiennent à une même catégorie, par exemple qu'il faut davantage se porter
au secours de ceux qui, à l'intérieur d'une même parenté, nous sont plus
apparentés et, entre deux sages, à celui qui est le plus sage. Mais il est plus
difficile de faire ce discernement à l'égard de ceux qui se rangent dans des
catégories différentes: par exemple, faut-il davantage porter secours à celui
qui est le plus sage ou à celui qui nous est le plus apparenté? Et bien que
cela soit difficile à déterminer, il ne faut cependant pas s'écarter de cette
considération, mais plutôt appliquer ce qui a été dit (n. 1783) dans la mesure du possible.
Aristote soulève quelques difficultés au sujet de la dissolution de
l'amitié, aussi bien à l'égard de ceux qui semblent demeurer dans une même
situation, qu'à l'égard de ceux qui entrent dans des situations différentes.
1785. Après avoir déterminé les conditions qui se
rattachent à la conservation de l'amitié, le Philosophe détermine ici celles
qui concernent sa ruine. Et à ce sujet il fait deux choses.
Et
en premier lieu il cherche à savoir quand l'amitié est appelée à disparaître
(1165b1). En deuxième lieu, il montre quelle doit être l'attitude de l'homme à
l'égard de son ami suite à l'anéantissement de l'amitié, là (1165b32) où il
dit: ¨ Faut-il donc avoir à l'égard de
lui l'attitude d'un étranger etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il s'interroge sur
la ruine de l'amitié à l'égard de ceux qui ont changé par rapport à leur
condition originelle. En deuxième lieu, il s'interroge sur la disparition de
l'amitié à l'égard de ceux qui demeurent dans le même état, là (1165b25) où il
dit: ¨ Mais s'il arrive que l'un demeure
ce qu'il était etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente la
difficulté. En deuxième lieu, il présente la solution par rapport à l'amitié
utile et délectable, là (1165b2) où il dit: ¨ Mais peut-être n'y a-t-il rien d'étonnant à être séparés de ceux etc.
¨. En troisième lieu, il présente la solution par rapport à l'amitié fondée sur
la vertu, là (1165b14) où il dit: ¨ Mais
si la personne qu'on recevait comme étant etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1165b1) que la question consiste à se demander si
l'amitié doit disparaître à l'égard de ceux qui ne demeurent pas dans la
condition d'origine selon laquelle ils étaient des amis.
1786. Ensuite (1165b2), lorsqu'il dit: ¨ Mais peut-être n'y a-t-il rien d'étonnant
etc. ¨ il résout la difficulté par rapport à l'amitié utile et à l'amitié
fondée sur le plaisir.
Et
en premier lieu il montre comment ces amitiés arrivent à disparaître. En
deuxième lieu, il montre comment surgissent de justes accusations dans ces
amitiés, là (1165b4) où il dit: ¨ Mais
c'est avec raison qu'on reprochera etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il n'y a rien d'étonnant à ce que disparaisse
l'amitié entre ceux dont l'amitié est fondée sur l'utilité ou sur l'agrément
lorsque disparaissent les avantages ou les plaisirs, car dans ces amitiés, ce
que les hommes aiment, ce sont les avantages et les plaisirs et non les
personnes elles-mêmes. C'est pourquoi, lorsque diminuent les avantages ou les
plaisirs, il est raisonnable que s'affaiblisse aussi l'amitié.
1787. Ensuite (1165b4), lorsqu'il dit: ¨ Mais c'est avec raison etc. ¨, il montre
de quelle manière il est juste que naissent des reproches à l'égard de telles
amitiés.
Et
il dit que c'est avec raison qu'on ferait des reproches à celui qui, alors
qu'il n'aime quelqu'un qu'en raison des avantages ou des plaisirs qu'il en
reçoit, ferait semblant d'être mû par un motif de nature morale. Nous avons dit
en effet au début de ce traité (n. 1774)
qu'il existe plusieurs sortes de désaccords dans les amitiés. D'où il peut
arriver que certains ne soient pas amis d'une manière semblable, c'est-à-dire
selon l'unique et même espèce d'amitié selon laquelle ils estimaient être amis:
par exemple s'ils sont aimés pour l'utilité qu'ils apportent et qu'ils estiment
être aimés à cause de leur vertu. Et dans ce cas, si celui qui estime être aimé
pour sa vertu se trompe lui-même, c'est-à-dire de telle manière que celui qui
l'aime ne fait rien pour le tromper, c'est à lui-même que celui qui se trompe
doit adresser des reproches.
1788. Mais s'il est trompé par la simulation de
l'autre, il est juste d'accuser le simulateur, plus encore que d'adresser des
reproches à des faussaires, dans la mesure où la perversité de celui qui simule
la vertu consiste dans une opération qui porte sur un objet plus honorable. En
effet, la vertu est bien plus honorable
que l'argent: c'est pourquoi ceux qui simulent à tort la vertu sont plus
pervers que ceux qui façonnent une fausse monnaie.
1789. Ensuite (1165b13), lorsqu'il dit: ¨ Mais si la personne qu'on recevait etc.
¨, il résout la difficulté qui précède en regard de l'amitié qui se fonde sur
la vertu.
Et
en premier lieu il montre que l'amitié doit cesser à l'égard de ceux qui ne
demeurent pas dans la vertu. En deuxième lieu, il montre comment elle doit être
rompue, là (1165b18) où il dit: ¨ Faut-il
donc rompre à l'instant même? ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il reprend la
question. En effet, si on avait donné sa confiance à quelqu'un qui, après qu'on
l'ait pris comme ami parce qu'on l'avait estimé bon, est devenu mauvais, de
telle manière que sa méchanceté soit devenue évidente, on se demande si cet
homme doit encore être aimé par la suite.
1790. En deuxième lieu, là (1165b15) où il dit: ¨ Ou bien cela est-il impossible etc. ¨,
il résout la question qu'il a reprise.
Et
il dit deux choses: la première c'est qu'il n'est pas possible que celui qui
est devenu manifestement mauvais soit aimé par celui qui est vertueux. Car ce
n'est pas n'importe quoi qui peut être aimé par celui qui est vertueux mais
seulement ce qui est bon. La deuxième chose qu'il dit, c'est qu'il ne faut pas
que celui qui est déjà devenu mauvais soit aimé, car cela n'est ni utile ni
convenable car il ne faut pas que l'homme aime le mal et qu'il ressemble à ceux
qui sont pervers. Et c'est ce qui s'ensuivrait si l'amitié était conservée à l'égard
de celui qui est mauvais. En effet, nous avons dit plus haut (n. 1654) que le semblable est ami du
semblable: et ainsi, il n'est pas possible que l'amitié à l'égard de celui qui
est mauvais se conserve longtemps à moins qu'il n'y ait entre les deux une
certaine ressemblance sous le rapport de la méchanceté.
1791. Ensuite (1165b17), lorsqu'il dit: ¨ Par conséquent, faut-il rompre aussitôt?
¨, il montre de quelle manière une telle amitié doit être rompue.
Et
en premier lieu il présente la difficulté, à savoir: est-ce qu'un homme doit
rompre aussitôt l'amitié à l'égard de celui qui est devenu mauvais?
1792. En deuxième lieu, là (1165b18) où il dit: ¨ Ou bien on ne rompt pas avec tous, mais avec
ceux etc. ¨, il résout la difficulté.
Et
il dit qu'on ne doit pas procéder de la même manière avec tous, c'est-à-dire de
manière à rompre aussitôt avec tous ceux qui sont devenus mauvais, mais
seulement avec ceux qui ne peuvent plus être guéris et ramenés facilement à un
état vertueux en raison du caractère excessif de leur méchanceté. Mais pour
ceux qui sont susceptibles d'être redressés, c'est-à-dire qui peuvent être
ramenés à un état de rectitude, il faut davantage leur porter secours pour les
aider à retrouver leurs bonnes moeurs que les aider à récupérer les biens
matériels perdus, dans la mesure où la vertu est un bien préférable et qui
relève plus proprement de l'amitié que l'argent. Or, il n'y a rien d'étonnant à
ce que quelqu'un rompe une amitié avec celui qui est devenu mauvais, car son
amitié ne se tournait alors vers rien de tel, c'est-à-dire vers ce qui est
vicieux, mais au contraire vers ce qui est vertueux. C'est pourquoi, du fait
que celui qu'il aimait se soit écarté de sa disposition originelle, l'ami qui
ne peut le ramener à la vertu doit avec raison renoncer à cette amitié.
1793. Ensuite (1165b24), lorsqu'il dit: ¨ Mais si l'un demeure ce qu'il était alors que l'autre etc. ¨, il traite de la
dissolution de l'amitié.
Et
en premier lieu il soulève une question. En effet, si l'un des amis demeure
dans l'était où il était au début et que l'autre devient plus vertueux avec le
temps, de telle manière qu'il s'établisse une grande différence de vertu entre
les deux, la question est de savoir si celui qui a grandi en vertu doit encore
garder comme ami celui qui ne s'est pas amélioré.
1794. En deuxième lieu, là (1165b25) où il dit: ¨ Ou bien cela n'est-il pas possible? ¨,
il répond à la question.
Et
il dit que cela n'est pas possible, c'est-à-dire que celui qui s'est amélioré
conserve son amitié avec celui qui n'a pas changé. Et cela devient évident
surtout dans la grande distance qu'il y a entre les amis, par exemple dans les
amitiés qui se forment dès l'enfance. En effet, si l'un demeure mentalement un
enfant alors que l'autre devient un homme achevé, ceux-là ne pourront demeurer
des amis puisqu'ils ne pourront pas se plaire dans les mêmes choses, ni même
ressentir les mêmes joies et les mêmes peines. Et sans cela l'amitié ne peut se
conserver, car il est nécessaire, pour que l'amitié existe, qu'il y ait mise en
commun des activités humaines. Or, une telle mise en commun n'est possible que
si l'on peut partager les mêmes plaisirs, les mêmes joies et les mêmes peines,
ce dont nous avons parlé précédemment (n. 1607-1623).
1795. Ensuite (1165b32), lorsqu'il dit: ¨ Doit-on avoir à son égard la même attitude
qu'à l'égard etc. ¨, Aristote se demande ici quelle attitude on doit avoir
à l'égard d'un ami après la rupture de l'amitié.
Et
en premier lieu il soulève la question, à savoir si, après la rupture de
l'amitié, on doit avoir à l'égard de celui qui était ami une attitude qui ne
soit ni funeste ni familière, comme si l'on n'avait jamais été ami dans le
passé.
1796. En deuxième lieu, là (1165b34) où il dit: ¨ Ou bien faut-il conserver la mémoire etc.
¨, il répond à la question.
Et
il dit que parce qu'il faut garder la mémoire de l'intimité vécue dans le passé
et comme nous pensons que l'homme doit davantage manifester sa complaisance à
ses amis qu'aux étrangers, de même aussi faut-il donner une certaine préférence
aux amitiés vécues dans le passé, en raison précisément de cette amitié passée,
sauf dans ce cas où l'amitié a été rompue à cause d'une perversité excessive.
Dans ce cas, en effet, un homme ne doit manifester aucune familiarité à l'égard
de celui qui est responsable de la rupture de l'amitié.
Aristote présente l'origine des actes d'amitié: quel est le premier
acte et quels sont les autres actes; comment l'homme vertueux, puis l'homme
vicieux, se présente à l'égard de ces actes d'amitié.
1797. Après avoir traité de la conservation et de
la dissolution de l'amitié, le
Philosophe traite ici des effets de l'amitié.
Et
en premier lieu il montre quels sont ces effets de l'amitié (1166a1). En
deuxième lieu, il traite de ces effets, là (1166b30) où il dit: ¨ Or la
bienveillance, tout en ressemblant à l'amitié etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il présente les
effets de l'amitié. En deuxième lieu, il montre comment ceux qui sont bons se
présentent par rapport à la bienveillance, là (1166a10) où il dit: ¨ Chacun de ces sentiments existe chez celui
qui est honnête etc. ¨. En troisième lieu il montre comment ces caractères
se retrouvent même chez les méchants, là (1166b2) où il dit: ¨ Ces caractères semblent exister chez plusieurs,
même s'ils sont méchants etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente
l'origine des effets ou des actes de l'amitié. En deuxième lieu, il énumère ces
effets ou ces actes, là (1166a2) où il dit: ¨ Ils affirment en effet qu'un ami etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1166a1) que les sentiments d'affection et les actes
d'amitié dont on use à l'égard des amis, et d'après lesquels se déterminent les
amitiés, semblent procéder de l'amour que l'on éprouve pour soi-même. Il semble
en effet qu'un seul et même homme soit l'ami d'un autre homme s'il fait pour
cet homme ce qu'il ferait pour lui-même.
1798. Ensuite (1166b2), lorsqu'il dit: ¨ Ils affirment en effet, etc. ¨, il
énumère les actes d'amitié, et il en présente trois.
Le
premier consiste en la manifestation volontaire de bienfaits. Et il dit que les
hommes affirment qu'est un ami celui qui veut et qui fait, pour son ami
lui-même, le bien ou ce qui en a l'apparence. Et il dit qui veut et qui fait, car l'un sans l'autre ne suffit pas à
l'amitié. En effet, il ne semble pas que le bienfait soit aimable si c'est à
contre-coeur que l'un rend à l'autre un service ou s'il néglige d'exécuter sa
volonté par l'opération. Et il dit le
bien ou ce qui en a l'apparence car il arrive parfois qu'on offre par
amitié à un autre ce qu'on estime être un bien bien que ce n'en soit pas un. Et
il dit pour son ami lui-même, car si
l'homme rend un service à quelqu'un non pas en recherchant le bien de l'autre
mais son bien à soi, comme lorsque l'on nourrit son cheval pour son avantage à
soi, il est évident qu'on ne soit pas véritablement l'ami du cheval mais plutôt
de soi-même.
1799. Le deuxième acte, qu'il présente là (1166a4)
où il dit: ¨ Ou celui qui veut que l'ami
existe et vive pour lui-même etc. ¨, appartient à la bienveillance.
Et
il dit que l'ami veut que son ami existe et vive pour lui-même et non pour soi,
c'est-à-dire de telle manière qu'il rechercherait à travers cette amitié son
propre avantage. Et c'est là ce qu'éprouvent les mères à l'égard de leurs
enfants, c'est-à-dire qu'elles veulent qu'ils existent et vivent pour
eux-mêmes; et il en va semblablement des amis lorsque survient une offense dans
l'amitié. En effet, bien qu'ils ne recherchaient pas l'offense en vivant aimablement
avec leurs amis, ils veulent au moins que ces derniers existent et vivent pour
eux-mêmes.
1800. Le troisième acte, qu'il présente là
(1166a5) où il dit: ¨ D'autres affirment
que l'amitié consiste à vivre ensemble etc. ¨, relève de la concorde.
Et
la concorde peut se prendre sous trois rapports. Premièrement, quant à la vie
commune extérieure. Deuxièmement quant au choix délibéré. Troisièmement quant
aux passions, toutes suivies de joies et de peines. C'est pourquoi il dit que
certains soutiennent qu'un ami est celui qui vit avec ses amis quant au premier
rapport, qui choisit les mêmes choses quant au deuxième, et qui souffre et se
réjouit avec ses amis quant au troisième rapport. Et tous ces caractères se
manifestent aussi chez les mères à l'égard de leurs enfants.
1801. Et il ajoute, à la manière d'un résumé, que
c'est par certains de ces caractères que l'amitié se définit. En effet, les
hommes estiment que l'amitié existe parmi ceux chez lesquels se retrouve
quelque chose de ces caractères.
1802. Ensuite (1166a10), lorsqu'il dit: ¨ Chacun de ces sentiments existe chez l'homme
honnête à l'égard de etc. ¨, il montre de quelle manière les hommes bons se
présentent à l'égard de cela.
Et
en premier lieu il montre de quelle manière l'homme bon se présente à l'égard
de lui-même sous ce rapport. En deuxième lieu, il montre de quelle manière il
se présente à l'égard d'un autre sous ce rapport, là (1166a31) où il dit: ¨ Mais il est disposé à l'égard de l'ami de la
même manière qu'il l'est etc. ¨. En troisième lieu, il soulève une certaine
question, là (1166a35) où il dit: ¨ Mais
pour ce qui est de savoir s'il est possible ou non d'éprouver de l'amitié à
l'égard de etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer. En deuxième lieu, il donne la raison d'un énoncé
qu'il avait dit, là (1166a12) où il dit: ¨ Il
semble en effet, comme nous l'avons dit etc. ¨. En troisième lieu, il
manifeste son propos principal, là (1166a14) où il dit: ¨ Celui-ci est d'accord avec lui-même et désire toujours les mêmes etc.
¨
Il
dit donc en premier lieu (1166a10) que chacun des caractères dont nous avons
parlé appartient à l'homme vertueux à l'égard de lui-même. En ce qui concerne
les autres, ceux qui ne sont pas vertueux, ces caractères leur conviennent à
l'égard d'eux-mêmes dans la mesure où ils se considèrent eux-mêmes comme étant
vertueux.
1803. Ensuite (1166a12), lorsqu'il dit: ¨ Il semble en effet, comme nous l'avons dit,
que etc. ¨, il donne la raison de ce qui a été dit en deuxième lieu (n. 1802). En effet, la raison pour
laquelle chacun éprouve de l'amitié pour soi-même, dans la mesure où il
s'estime vertueux, c'est que la vertu et l'homme vertueux semblent bien être la
mesure de tout homme. En effet, en tout genre, il faut avoir comme mesure ce
qui est parfait en ce genre, c'est-à-dire pour autant que tout le reste dans ce
genre est jugé comme étant supérieur ou inférieur d'après sa proximité ou son
éloignement par rapport à ce qui est le plus parfait. C'est pourquoi, puisque
la vertu est la perfection qui est propre à l'homme, et que l'homme vertueux
est la perfection de l'espèce humaine, il convient à partir de là de le prendre
comme étant la mesure de tout le genre humain.
1804. Ensuite (1166a14), lorsqu'il dit: ¨ Celui-ci est d'accord avec lui-même et etc.
¨, il manifeste son propos principal.
Et
en premier lieu il montre que ce qui relève de la bienfaisance convient à celui
qui est vertueux. En deuxième lieu, que convient aussi à celui qui est vertueux
ce qui relève de la bienveillance, là (1166a18) où il dit: ¨ Et en outre, il veut vivre et se conserver
etc. ¨. En troisième lieu, que lui convient aussi ce qui relève de
l'harmonie ou de la concorde, là (1166a25) où il dit: ¨ Mais il veut vivre en harmonie avec lui-même etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que l'homme vertueux veut surtout pour lui-même ce qui
est bien en vérité et qui lui paraît tel. Chez lui, en effet, ce qui est bien
en vérité est identique à ce qui lui paraît tel car ce qu'il veut pour lui-même,
ce sont les biens de la vertu qui sont les véritables biens de l'homme; et une
telle volonté en lui n'est pas vaine mais au contraire il réalise en outre ces
biens en lui car il appartient à l'homme de bien de travailler à se
perfectionner dans la ligne du bien.
1805. Nous avons dit en effet au deuxième livre
(nn. 222, 307, 309, 874, 1124) que
la vertu rend bon celui qui la possède ainsi que son opération. Et c'est
justement cela que l'homme vertueux veut et fait pour lui-même, c'est-à-dire
grâce à sa partie intellectuelle qui est la partie principale dans l'homme. En
effet, c'est là ce que l'homme vertueux cherche toujours à atteindre, à savoir
de faire ce qui est conforme à la raison. Et il est clair, par conséquent,
qu'il veut toujours pour lui-même ce qui est bon en soi-même.
1806. Ensuite (1166a18), lorsqu'il dit: ¨ Et il veut vivre et etc. ¨, il montre
comment ce qui relève de la bienveillance convient à l'homme vertueux à l'égard
de lui-même.
Et
il dit que l'homme vertueux veut surtout vivre et se conserver dans
l'existence, et surtout quant à cette partie de l'âme à laquelle appartient la
sagesse. En effet, si un homme est vertueux, il faut qu'il veuille ce qui est
un bien pour lui, car chacun veut pour lui-même ce qui est bien. Or le bien,
chez l'homme vertueux, est son être même, c'est-à-dire le fait même d'être
vertueux.
1807. Or, s'il était possible que l'homme devienne
autre qu'il n'est, par exemple, comme le disent les fables, si l'homme était
transformé en une pierre ou en un âne, nul ne s'inquièterait de savoir si ce
qui a été transformé possède tous les biens. C'est pourquoi chacun veut exister
dans la mesure où soit conservé ce qu'il est lui-même. Or, ce qui est conservé
au plus haut point comme étant identique à lui-même dans son être, c'est Dieu,
lequel ne cherche pas à acquérir pour lui-même un bien qu'il ne posséderait pas
maintenant, car il possède maintenant en lui le bien dans sa perfection. Et il
est toujours ce qu'il est maintenant, car il est immuable. Or, c'est surtout
selon notre intelligence, laquelle est incorrutible et immuable, que nous
sommes semblables à Dieu. Et c'est pourquoi l'existence ou l'être de chaque
homme est considéré surtout selon son intelligence. Il en résulte que l'homme
vertueux, qui vit en totalité selon son intelligence et sa raison, veut au plus
haut point pour lui-même être et vivre conformément à ce qui est permanent en
lui. Mais celui qui veut être et vivre surtout selon son corps, lequel est
soumis au changement, ne veut pas véritablement pour lui-même être et vivre.
1808. Ensuite (1166a25), lorsqu'il dit: ¨ Mais il veut vivre en harmonie avec lui-même
etc. ¨, il montre comment ce qui relève de l'harmonie convient à l'homme
vertueux à l'égard de lui-même.
Et
en premier lieu, il le montre par rapport à la vie commune. Et il dit que
l'homme vertueux veut surtout vivre avec lui-même, c'est-à-dire en se tournant
vers son coeur et en méditant avec lui-même. Et il fait cela en y trouvant du
plaisir: premièrement par le souvenir de ses actes passés, car le souvenir des
actes bons qu'il a posés lui est agréable; deuxièmement, par l'espérance des
actes à venir, car il a l'espoir de bien faire aussi dans le futur, ce qui lui
est aussi agréable; troisièmement, par la connaissance des actions présentes,
car son esprit est plein de contemplations, c'est-à-dire de considérations qui
sont vraies et utiles.
1809. En deuxième lieu, là (1166a28) où il dit: ¨ C'est surtout avec lui-même qu'il éprouve de
la douleur et etc. ¨, il montre que l'homme vertueux vit une harmonie en
lui-même sous le rapport des passions.
Et
il dit que c'est surtout avec lui-même que l'homme vertueux éprouve de la
douleur et de la joie, car ce qui cause en lui de la peine ou de la joie est
toujours totalement identique en lui, c'est-à-dire à la fois quant à la partie
sensitive et à la partie intellective, sans changer selon les circonstances,
car la partie sensitive en lui est à ce point soumise à la raison qu'elle suit
le mouvement de la raison ou du moins n'y résiste pas violemment. En effet, l'homme
vertueux n'est pas conduit par les passions de la partie sensitive de manière à
regretter, une fois qu'ont cessé les mouvements des passions, les gestes qu'il
aurait posés à l'encontre de la raison. Au contraire, parce qu'il agit toujours
conformément à la raison, il n'éprouve pas facilement des regrets et par
conséquent il est au plus haut point en accord avec lui-même.
1810. Et à la fin, comme en résumant ce qu'il
vient de dire, il conclut que ce qu'il vient de dire convient à l'homme
vertueux à l'égard de lui-même.
1811. Ensuite (1166a31), lorsqu'il dit: ¨ Or, il est disposé à l'égard de son ami
comme il l'est à l'égard de etc. ¨, il montre comment ce qu'il vient de
dire convient à l'homme vertueux à l'égard de son ami.
Et
il dit que l'homme vertueux est disposé à l'égard de son ami comme il l'est à
l'égard de lui-même car un ami est un autre soi-même selon l'affection d'un
ami, c'est-à-dire qu'un homme est affecté à l'égard de son ami de la même
manière qu'il l'est à l'égard de lui-même. Il semble donc que l'amitié consiste
dans chacun des caractères précédents que les hommes éprouvent les uns à
l'égard des autres, et que sont véritablement amis ceux chez qui on retrouve
ces caractères.
1812. Ensuite (1166a35), lorsqu'il dit: ¨ Mais pour ce qui est de savoir s'il peut y
avoir de l'amitié à l'égard de soi-même, etc. ¨, il soulève une certaine
difficulté.
Et
il dit que cette question doit être mise de côté pour l'instant parce qu'elle
procède davantage du nom que de la réalité de la chose.
En
effet, l'amitié semble devoir se retrouver entre ceux auxquels appartiennent
deux ou trois des caractères dont nous venons de parler. Et lorsque nous
éprouvons une amitié excessive à l'égard de certains, cela se compare à l'amour
que l'homme éprouve pour lui-même. C'est pourquoi, lorsque quelqu'un veut louer
l'amitié qu'il porte à un autre, il a l'habitude de dire: je l'aime comme
moi-même. Il en résulte qu'il n'importe pas, sous le rapport de la réalité de
la chose, que le nom d'amitié se dise par rapport à soi-même, du fait que la
réalité même de l'amitié portée à l'excès appartienne à l'homme à l'égard de
lui-même.
1813. Ensuite (1166b2), lorsqu'il dit: ¨ Les caractères dont nous venons de parler
semblent exister etc. ¨, il montre comment les hommes méchants se présentent
à l'égard des actes d'amitié dont nous venons de parler.
Et
en premier lieu il montre que ces actes ne conviennent pas aux méchants. En
deuxième lieu, il tire un corollaire de ce qu'il vient de dire, là (1166b27) où
il dit: ¨ Et si un tel état est si
misérable, il doit être fui etc. ¨.
Et
au sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente ce
qu'il se propose de montrer. En deuxième lieu, il manifeste son propos, là
(1166b7) où il dit: ¨ Et les hommes de la
sorte sont en constant désaccord avec eux-mêmes etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que les actes d'amitié dont on vient de parler semblent convenir à plusieurs
personnes à l'égard d'elles-mêmes, bien qu'elles soient vicieuses. Il faut
cependant considérer que ces personnes prennent d'autant plus part à ces actes
d'amitié à l'égard d'elles-mêmes qu'elles se plaisent à elles-mêmes et qu'elles
estiment être vertueuses. Mais ces actes dont on vient de parler ne conviennent
à aucun de ceux qui sont tout à fait vicieux et abominables et qui ne peuvent
pas même vivre ensemble. Et peut-être ne peuvent-ils pas même en donner
l'apparence. En effet, il est rare de rencontrer des hommes mauvais qui,
ignorant leur méchanceté, estiment être eux-mêmes vertueux.
1814. Ensuite (1166b7), lorsqu'il dit: ¨ Et les hommes de la sorte sont en constant
etc. ¨, il manifeste son propos.
Et
en premier lieu il montre que les actes d'amitié à l'égard de soi-même qui
relèvent de la bienfaisance ne conviennent pas aux méchants. En deuxième lieu,
il montre que ne conviennent pas non plus aux méchants les actes d'amitié à
l'égard de soi-même qui relèvent de la bienveillance, là (1166b13) où il dit: ¨
Et par ceux qui ont accompli une
multitude d'actes cruels etc. ¨. En troisième lieu, il montre qu'il en va de
même des actes d'amitié à l'égard de soi-même qui relèvent de l'harmonie avec
soi-même, là (1166b15) où il dit: ¨ Et
les méchants recherchent ceux avec lesquels ils peuvent etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que les hommes méchants sont en désaccord avec
eux-mêmes, c'est-à-dire dans la mesure où ce qu'ils désirent selon leur appétit
sensible est autre que ce qu'ils veulent selon leur raison, comme on le voit
chez les incontinents, lesquels, au lieu de rechercher les choses qu'ils jugent
être bonnes selon leur raison, désirent les choses agréables qui leur sont
nuisibles. Et d'autres, à cause de leur lâcheté et de leur paresse, négligent
de poser les actes qu'ils jugent être bons selon la raison. Et par conséquent,
c'est de deux manières que leur fait défaut la bienfaisance à l'égard
d'eux-mêmes: premièrement, parce qu'ils font ce qui leur est nuisible;
deuxièmement, parce qu'ils se privent de poser des actes qui leur seraient
avantageux.
1815. Ensuite (1166b13), lorsqu'il dit: ¨ Et par ceux qui ont accompli etc. ¨, il
montre que ne conviennent pas non plus aux hommes méchants les actes d'amitié à
l'égard de soi-même qui relèvent de la bienveillance. Et il dit que ceux par
lesquels de nombreux actes abominables ont été accomplis et qui par leur faute
sont détestés des hommes, ceux-là ne veulent plus même exister ou vivre, mais
leur propre vie leur est pénible, sachant qu'ils sont odieux aux yeux des
hommes. Et par conséquent ils cherchent à fuir la vie, dans la mesure où
parfois ils se suppriment eux-mêmes.
1816. Ensuite (1166b15), lorsqu'il dit: ¨ Et ces hommes méchants recherchent ceux avec
lesquels etc. ¨, il montre que ne conviennent pas non plus aux méchants les
actes d'amitié à l'égard de soi-même qui relèvent de l'harmonie avec soi-même.
Et
en premier lieu, il le fait sous le rapport de la vie en société. En effet, les
hommes méchants ne peuvent pas vivre en intimité avec eux-mêmes, mais ils
recherchent d'autres personnes avec lesquelles elles peuvent passer leur temps,
en conversant et en échangeant extérieurement avec elles des paroles et des
actions. Et ils agissent ainsi, parce lorsqu'ils méditent sur leur propre vie,
ils se rappellent aussitôt les nombreuses et horribles actions mauvaises qu'ils
ont commises dans le passé, et, estimant qu'ils en commettront de semblables
dans l'avenir, cela leur est pénible. Mais lorsqu'ils sont en compagnie
d'autres hommes, en s'éparpillant dans les choses extérieures, ils oublient
tous leurs malheurs. Et par conséquent, puisqu'ils ne trouvent rien en eux qui
soit digne d'être aimé, ils n'éprouvent aucun amour à l'égard d'eux-mêmes.
1817. En deuxième lieu, là (1166b20) où il dit: ¨ Et ils n'éprouvent ni joie ni peine à
l'égard d'eux-mêmes etc. ¨, il manifeste que les hommes méchants n'ont en
eux aucune harmonie sous le rapport de leurs passions.
Et
il dit que les gens de la sorte n'éprouvent ni joie ni peine à l'égard
d'eux-mêmes. En effet, leur âme se trouve à être comme dans un certain combat à
l'égard d'elle-même, c'est-à-dire dans la mesure où la partie sensitive s'oppose
à la raison: et d'un côté elle souffre si elle s'éloigne des plaisirs à cause
de la perversité qui domine en elle et qui cause cette tristesse dans la partie
sensitive; et d'un autre côté elle se réjouit selon la raison qui juge que ces
maux doivent être évités. Et par conséquent une partie de l'âme tire l'homme
mauvais d'un côté, tandis que l'autre partie de l'âme le tire du côté
contraire, comme si son âme était déchirée dans des directions opposées et se
trouvait à être divisée contre elle-même.
1818. En troisième lieu, là (1166b23) où il dit: ¨
Mais s'il n'est pas possible d'éprouver
simultanément etc. ¨, il écarte une difficulté.
En
effet, si on disait qu'il n'est pas possible que l'homme mauvais éprouve
simultanément de la peine et du plaisir pour la même chose, il faudrait
répondre que cela est certes vrai quant à la sensation à l'égard de l'une et de
l'autre, bien que la cause de l'une et de l'autre puisse exister simultanément
en lui selon diverses parties de l'âme. Il dit donc que s'il n'est pas possible
que l'homme mauvais éprouve simultanément du plaisir et de la peine, cependant,
peu après avoir éprouvé du plaisir, il éprouve de la peine au sujet de cela
même en quoi il a trouvé du plaisir, et voudrait n'avoir jamais éprouvé un
plaisir de la sorte. En effet, les hommes mauvais sont remplis de remords,
c'est-à-dire parce qu'une fois que la violence de la perversité ou de la
passion a cessé, par laquelle ils font le mal, ils connaissent par la raison
qu'ils ont mal agi et ils en souffrent. Par conséquent, il est clair que les
méchants ne sont pas disposés aimablement à l'égard d'eux-mêmes pour cette
raison qu'ils n'ont pas en eux-mêmes quelque chose qui mériterait d'être aimé.
1819. Ensuite (1166b27),
lorsqu'il dit: ¨ Puisque cet état est excessivement
misérable, etc. ¨, il tire la conclusions qui découle de ce qui précède.
Et
il dit que s'il est excessivement misérable d'être sans amitié à l'égard de
soi-même, nous devons nous appliquer avec intensité et de toutes nos forces à
fuir la perversité et nous efforcer d'être vertueux. C'est de cette manière en
effet que quelqu'un deviendra un ami pour lui-même et même pour les autres.
Aristote commence ici à traiter de la bienveillance qui semble être le
principe de l'amitié bien qu'elle ne soit pas l'amitié.
1820. Après avoir montré quels sont les actes de
l'amitié et à quelles personnes ils conviennent, le Philosophe examine ici
chacun d'eux. Or, les actes de l'amitié dont nous venons de parler se ramènent
à trois, à savoir la bienfaisance, la bienveillance et l'harmonie, comme nous
l'avons dit (n. 1798-1801). Et c'est
pourquoi il traite ici de ces actes.
Et
en premier lieu, il traite de la bienveillance, qui consiste en un sentiment
intérieur à l'égard d'une personne (1166b30). En deuxième lieu, il traite de la
concorde, qui consiste aussi en un sentiment, mais par rapport à ce qui
appartient à la personne, là (1167a23) où il dit: ¨ La concorde semble elle aussi être etc. ¨. En troisième lieu, il
traite de la bienfaisance qui consiste en un effet extérieur, là (1167b17) où
il dit: ¨ Les bienfaiteurs semblent
davantage aimer etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que la
bienveillance n'est pas l'amitié. en deuxième lieu, il montre qu'elle est le
principe de l'amitié, là (1167a3) où il dit: ¨ Elle semble être le principe de l'amitié etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que la
bienveillance n'est pas l'amitié, laquelle est signifiée à la manière d'un habitus.
En deuxième lieu, il montre qu'elle n'est pas une affection, laquelle est
signifiée à la manière d'une passion, comme nous l'avons dit au huitième livre,
là (1166b33) où il dit: ¨ Mais elle n'est
pas non plus une affection etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer (1166b30). Et il dit que la bienveillance semble
être quelque chose de semblable à l'amitié, c'est-à-dire dans la mesure où il
est nécessaire que tous les amis soient bienveillants les uns à l'égard des
autres. Cependant, elle ne s'identifie pas à l'amitié.
1821. En deuxième lieu, là (1166b31) où il dit: ¨ La bienveillance peut être éprouvée même à
l'égard d'inconnus etc. ¨, il prouve son propos en se servant de deux
moyens termes, dont le premier est que la bienveillance peut être éprouvée même
à l'égard d'inconnus dont on n'a pas acquis une expérience en vivant
familièrement avec eux. Mais il ne peut en être ainsi pour l'amitié. Le
deuxième moyen terme, c'est que la bienveillance peut demeurer cachée à celui à
l'égard de qui nous éprouvons de la bienveillance, ce qu'on ne pourrait pas
dire de l'amitié; et nous avons déjà parlé de cela au début du huitième livre
(n. 1560) de ce traité.
1822. Ensuite (1166b33), lorsqu'il dit: ¨ Mais la bienveillance n'est pas non plus une
affection etc. ¨ , il montre, au moyen de deux raisonnements, que la
bienveillance n'est pas non plus une affection, dont voici le premier. La
bienveillance n'implique pas un élan de l'âme, ni un appétit, c'est-à-dire une
passion dans l'appétit sensitif qui pousse l'âme par son impétuosité, comme par
une certaine violence, en la mettant en mouvement vers quelque chose. Et c'est
ce qui se produit, certes, dans les passions de l'affection, mais non dans la
bienveillance qui consiste en un simple mouvement de la volonté.
1823. Il présente son deuxième raisonnement là
(1166b34) où il dit: ¨ En outre,
l'affection implique des relations habituelles etc. ¨.
Et
il dit que l'affection s'accompagne de relations habituelles. L'affection
implique en effet , comme nous l'avons dit (n. 1822), un certain élan de l'âme. Or, ce n'est pas instantanément
que l'âme a l'habitude de se mouvoir avec impétuosité vers quelque chose, mais
c'est graguellement qu'elle est portée à s'y mouvoir davantage. Et c'est
pourquoi l'affection augmente au moyen d'une certaine habitude: mais parce que
la bienveillance consiste en un simple mouvement de la volonté, elle peut
apparaître subitement, comme cela se produit chez les hommes qui regardent les
combats des athlètes. En effet, ces spectateurs deviennent bienveillants à
l'égard d'un des combattants et il leur plairait que celui-ci ou celui-là
remporte la victoire, mais sans poser aucune opération qui pourrait contribuer
à la victoire car, comme nous l'avons dit (n. 1923), les hommes deviennent subitement bienveillants et leur
bienveillance les fait aimer superficiellement et seulement d'après un faible
mouvement de la volonté, sans qu'ils s'élancent dans l'action.
1824. Ensuite (1167a3), lorsqu'il dit: ¨ La bienveillance semble assurément être le
principe etc. ¨, il montre que la bienveillance est le principe de
l'amitié.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre que la bienveillance
est le principe de l'amitié. En deuxième lieu, il montre de quelle amitié elle
est le principe, là (1167a14) où il dit: ¨ Non
pas de celle qui est motivée par l'utile ni de celle etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que la bienveillance est dite être le principe de
l'amitié tout comme le plaisir qu'on trouve à regarder une femme est le
principe qui nous la fait aimer. En effet, nul ne commence à aimer une femme
sans avoir d'abord trouvé du plaisir à regarder sa beauté. Cependant, ce n'est
pas immédiatement après s'être réjoui à regarder l'aspect extérieur d'une femme
qu'un homme aime cette femme. En effet, le signe d'une affection complète,
c'est le désir qu'éprouve un homme pour cette femme lorsqu'elle est absente,
lequel désir montre qu'il supporte difficilement son absence et qu'il désire sa
présence. Et il en va de même du rapport entre l'amitié et la bienveillance. En
effet, il n'est pas possible que des hommes deviennent des amis sans avoir
d'abord été bienveillants les uns à l'égard des autres.
1825. Cependant, ce n'est pas parce que des hommes
sont bienveillants les uns pour les autres qu'ils peuvent être qualifiés d'amis
pour autant: en effet, ce qui caractérise ceux qui sont bienveillants, c'est
seulement de vouloir du bien à ceux à l'égard desquels ils sont bienveillants,
de telle manière cependant qu'ils ne feraient rien pour eux et ne se
troubleraient pas pour leurs maux. C'est pourquoi on peut dire, en parlant par
analogie, que la bienveillance est une certaine amitié oisive, c'est-à-dire qui
n'est pas suivie d'une opération aimable. Mais lorsque l'homme demeure
longtemps dans la bienveillance et s'habitue à vouloir du bien à quelqu'un,
alors son âme s'affermit à vouloir le bien, de telle manière qu'elle ne sera
plus oisive mais efficace et qu'elle entrera dans l'amitié.
1826. Ensuite (1167a13), lorsqu'il dit: ¨ Non pas de celle qui se fonde sur l'utile
etc. ¨, il montre de quelle amitié la bienveillance est le principe.
Et
en premier lieu, il montre de quelle amitié la bienveillance n'est pas le
principe. En deuxième lieu, de quelle amitié elle est le principe, là (1167a20)
où il dit: ¨ La bienveillance procède
tout à fait d'une certaine vertu et d'une certaine honnêteté etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer. Et il dit que la bienveillance, par une longue
durée et par l'habitude, n'est pas amenée à cette vraie espèce d'amitié qui se
fonde sur l'utile ou sur l'agréable.
1827. En deuxième lieu, là (1167a14) où il dit: ¨ En effet, la bienveillance ne procède pas de
ces motivations etc. ¨, il prouve ce qu'il se propose de montrer.
En
effet, la bienveillance ne passe pas dans cette amitié dans laquelle la
bienveillance n'a pas de place. En effet, la bienveillance ne trouve pas sa
place dans ces amitiés dont nous venons de parler. Et cela apparaît
manifestement dans l'amitié qui se fonde sur le plaisir dans laquelle chacun
des deux amis veut tirer de l'autre un plaisir pour lui-même, mais qui
s'accompagne parfois d'un mal pour l'autre, d'où s'ensuit par conséquent la
disparition de la bienveillance. Mais dans l'amitié qui se fonde sur l'utile il
peut exister une bienveillance chez celui qui a déjà reçu le bienfait et ce
dernier, s'il agit avec justice, récompense cette bienveillance dont il a joui
au moins pour les bienfaits qu'il a reçus.
1828. Mais si quelqu'un veut le bonheur d'un autre
et agit bien à son égard dans l'espoir d'en retirer pour lui-même de nombreux
avantages, il ne semble pas que ce soit à l'égard de cet autre qu'il soit
bienveillant, duquel il espère tirer de nombreux biens, mais bien plutôt à
l'égard de lui-même; tout comme il ne semble pas non plus que celui-là même, à
savoir celui qui apporte des soins au bien d'un autre en vue de s'en servir
pour autre chose et d'en tirer des avantages pour lui-même, soit l'ami de ce
dernier.
1829. Ensuite (1167a20), lorsqu'il dit: ¨ Mais la bienveillance procède entièrement de
etc. ¨, il montre de quelle amitié la bienveillance est le principe.
Et
il dit que la bienveillance semble entièrement s'adresser à une personne en
raison d'une vertu qu'il possède ou de son honnêteté, c'est-à-dire qu'elle se
manifeste à l'égard d'un tel à cause de sa bonté, de sa force, ou à cause de
toute autre vertu pour laquelle les hommes ont l'habitude de recevoir des
louanges, comme nous l'avons dit (n. 1823)
des athlètes à l'égard desquels nous devenons bienveillants en raison de la
force ou de toute autre vertu qui se manifeste en eux.
Aristote traite ici de la concorde qui semble appartenir au genre de
l'amitié, et qui ne s'adresse pas à des questions de nature spéculative, mais
seulement à des questions relatives à l'action et non pas à toutes, mais
seulement à celles qui sont d'importance; car on ne parle pas de concorde pour
les questions pratiques de peu d'importance.
1830. Après avoir traité de la bienveillance, le
Philosophe traite ici de la concorde.
Et
en premier lieu, il montre ce qu'est la concorde (1167a22). En deuxième lieu,
il montre comment elle se rapporte à l'amitié politique, là (1167b2) où il dit:
¨ La concorde semble donc être une amitié
politique etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il traite du
genre de la concorde. En deuxième lieu, il traite de sa matière, là (1167a25)
où il dit: ¨ Et nous ne disons pas que
c'est sur n'importe quelle question etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu (1167a22) que la concorde semble se ranger dans le
genre de l'amitié. Nous avons dit en effet plus haut (n. 1800) qu'il appartient aux amis d'aimer les mêmes choses, et c'est
justement en cela que consiste la définition de la concorde. Et il est clair à
partir de là que la concorde ne se ramène pas à l'identité d'opinion, qui
revient à signifier une seule et même opinion. Il est en effet possible que
soient de même opinion même ceux qui ne se connaissent pas les uns les autres
et entre lesquels n'existe pas la concorde tout comme n'existe non plus
l'amitié.
1831. Ensuite (1167a25), lorsqu'il dit: ¨ Et nous ne disons pas que c'est sur
n'importe quelle etc. ¨, il fait porter sa recherche sur la matière de la
concorde.
Et
en premier lieu il montre sur quelle matière la concorde ne porte pas. Et il
dit qu'on ne parle pas de concorde pour les hommes qui s'entendent sur
n'importe quoi, comme ceux qui ont une même opinion sur des questions
spéculatives, par exemple sur ce qui se rapporte aux corps célestes. En effet,
s'entendre mutuellement sur ces questions ne relève pas de la nature de
l'amitié, parce que l'amitié procède d'un choix délibéré et que le jugement sur
les choses spéculatives ne procède pas nécessairement d'un choix. Et c'est
pourquoi rien n'impêche certains amis de penser différemment sur les questions
de la sorte, et même certains ennemis d'avoir la même opinion à leur sujet.
D'où il est clair que la concorde, qui a rapport à la définition de l'amitié,
ne porte pas sur des questions de la sorte.
1832. En deuxième lieu, là (1167a27) où il dit: ¨ Mais on dit que des cités manifestent de la
concorde etc. ¨, il montre sur quel genre de sujet il y a concorde. Et en
premier il montre, comme en général, qu'il y a concorde dans le domaine de
l'action.
Et
il dit qu'on affirme qu'il y a concorde entre les cités lorsqu'elles
s'entendent sur ce qui leur est utile, de telle manière qu'elles choisissent
les mêmes choses et qu'elles accomplissent ensemble les opérations qu'elles
croient être utiles aux cités. Et par conséquent il est clair que la concorde
se situe dans le domaine de l'action.
1833. En troisième lieu, là (1167a30) où il dit: ¨
Et parmi les actions, la concorde
s'intéresse à celles qui sont d'importance etc. ¨, il montre en particulier
sur quelle sorte d'action porte la concorde.
Et
il en présente deux sortes, dont la première est celle dans laquelle la
concorde se vérifie pour des actions qui
ont une certaine importance. En effet, la concorde entre les personnes ne
disparaît pas du seul fait que leurs désaccords se rapportent à des actions de peu d'importance.
Mais la deuxième est celle dans laquelle les actions sur lesquelles porte la
concorde sont telles qu'elles pourraient convenir à l'un et à l'autre de ceux
qui sont en accord, ou même à tous, qu'ils soient des hommes ou des citoyens
d'une même cité. En effet, si on était d'accord avec quelqu'un pour qu'il
possède ce que nul ne peut posséder, cela ne concernerait pas beaucoup la
concorde.
1834. Et il présente l'exemple des cités dans
lesquelles on dit qu'il y a concorde lorsque tous les citoyens sont d'accord
pour accepter les magistrats par élection et non par le sort ou par la
succession; ou lorsque les Athéniens sont d'accord pour faire alliance avec les
Lacédémoniens en vue de combattre simultanément leurs ennemis communs; ou
lorsqu'il semble à tous les citoyens que tel homme, par exemple Pindare, doive
prendre le commandement si cependant lui-même y consent. Alors en effet, ceux
qui veulent cela s'accordent sur ce point.
1835. Mais lorsque chacun veut commander pour
soi-même, il s'ensuit des luttes, comme on le raconte au sujet de certains
hommes dans certains poèmes du nom de Les
Phéniciennes. En effet, la concorde ne consiste pas en ceci que l'un et
l'autre veut un bien pour soi-même, bien qu'il semble y avoir là en proportion
similitude de volonté, car l'un et l'autre veut le bien pour soi. Bien au
contraire, cela est cause de litiges. Mais il faut, pour qu'il y ait concorde,
qu'il y ait entente sur la même chose numériquement parlant, comme lorsque dans
une cité, aussi bien le peuple que les honnêtes gens sont d'accord pour confier
la magistrature à l'aristocratie. C'est de cette manière en effet que survient
pour tous ce qu'ils désirent, à savoir lorsque tous s'entendent sur la même
chose.
1836. Ensuite (1167b2), lorsqu'il dit: ¨ La concorde semble donc être une amitié
politique etc. ¨, il montre de quelle manière se présente la concorde à
l'égard de l'amitié politique.
Et
il dit que l'amitié politique, qu'elle existe entre citoyens d'une même cité ou
entre citoyens de cités différentes, semble s'identifier à la concorde. Et
c'est aussi ce que les hommes ont coutume de dire, à savoir que les états ou
les citoyens qui vivent dans l'harmonie, éprouvent de l'amitié les uns pour les
autres. L'amitié politique regarde en effet les intérêts communs et tout ce qui
contribue à la vie humaine en société et au sujet de quoi nous disons qu'il y a
accord entre les hommes.
1837. Ensuite (1167b4), lorsqu'il dit: ¨ Mais un tel accord ne peut exister que chez
etc. ¨, il montre chez qui l'on retrouve la concorde.
Et
il montre en premier lieu qu'on la retrouve chez ceux qui sont bons ou
vertueux. En deuxième lieu, il montre qu'on ne la retrouve pas chez ceux qui
sont pervers, là (1167b10) où il dit: ¨ Mais la concorde n'est pas possible
chez ceux qui sont malhonnêtes etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'une telle concorde, telle que nous l'avons définie,
se retrouve chez ceux qui sont vertueux. En effet, les hommes de la sorte sont
tels qu'ils sont en accord à la fois avec eux-mêmes et entre eux dans la mesure
où, dans leurs choix comme dans leurs opérations, ils demeurent toujours attachés
fermement aux mêmes choses, car, comme nous l'avons dit plus haut (n. 1592), les vertueux sont comme à l'abri
de toute peine. Mais il ajoute ¨ pour
ainsi dire ¨ parce qu'il n'est pas possible, en cette vie, que les hommes
échappent absolument à tout changement.
1838. Et pour expliquer ce qu'il vient de dire, il
ajoute qu'il est dit des vertueux qu'ils demeurent attachés aux mêmes choses
parce que les volontés de tels hommes demeurent fixées sur le bien et ne
passent pas d'une chose à une autre, comme l'Euripe, c'est-à-dire un lieu
maritime en Grèce, dans lequel les eaux sont soumises à un incessant mouvement
de flux et de reflux. Et les hommes vertueux de la sorte veulent ce qui est
juste et utile et c'est ce qu'ils désirent d'un commun accord.
1839. Ensuite (1167b10), lorsqu'il dit: ¨ Mais la concorde n'est pas possible chez etc.
¨, il montre que la concorde ne se retrouve pas chez les gens malhonnêtes.
Et
il dit qu'il ne peut exister de concorde chez ceux qui sont malhonnêtes, ou
très peu, tout comme il ne peut y avoir aussi que très peu d'amitié. C'est
pourquoi ils ne peuvent vivre ensemble dans la concorde, parce qu'ils veulent
posséder avec excès pour eux-mêmes tout ce qui est utile, mais ils veulent
échapper, c'est-à-dire moins participer aux travaux qui se présentent
généralement et qu'il faut supporter soit dans les services, soit dans
n'importe quelle charge ou servitude. Et alors que chacun veut pour lui-même
cela, à savoir l'abondance des biens et l'absence des maux, il s'informe sur
son voisin et l'empêche d'acquérir ce que lui-même désire. Ainsi, lorsqu'on ne
poursuit pas le bien commun qui est la justice, la relation de concorde entre
les citoyens est détruite. Et par conséquent il survient entre eux des
dissensions lorsque l'un force l'autre à être au service de ce qui est juste
alors que lui-même ne veut pas rendre justice à l'autre pour la même chose,
mais veut au contraire que lui-même soit pourvu de biens en abondance et
dépourvu de maux, ce qui est contraire à l'égalité de la justice.
Aristote fait porter son discours sur la bienfaisance au sujet de
laquelle il soulève une question du fait que les bienfaiteurs semblent aimer
davantage leurs bénéficiaires que ces derniers semblent aimer leurs
bienfaiteurs.
1840. Après avoir traité de la bienveillance et de
la concorde, Aristote traite ici de la bienfaisance.
Et
en premier lieu il présente ce qu'on observe à son sujet (1167b17). Et il dit
que les bienfaiteurs semblent davantage aimer ceux auxquels il font du bien que
ces derniers n'aiment ceux qui leur font du bien.
1841. En deuxième lieu, là (1167b19) où il dit: ¨ Et on examine ce qui est fait contre la
raison etc. ¨, il soulève une question à ce sujet.
Et
il dit que ce qui a été dit (n. 1840)
soulève une question, car il semble se présenter là quelque chose
d'irrationnel. En effet, les bénéficiaires, en raison de la dette qu'ils ont
contractée, sont obligés d'aimer leurs bienfaiteurs, et non l'inverse.
1842. En troisième lieu, là (1167b20) où il dit: ¨
Il semble donc à plusieurs etc. ¨, il
résout la difficulté dont il vient de parler en donnant la raison de l'accident
qui précède.
Et
en premier lieu il présente la raison apparente. En deuxième lieu il donne les
véritables raisons, là (1167b29) où il dit: ¨ Mais la cause de ce fait pourra paraître plus naturelle etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il semble à plusieurs que la raison de l'accident
précédent est que les bénéficiaires doivent quelque chose à leurs bienfaiteurs;
mais quelque chose est dû à des bienfaiteurs tout comme quelque chose est dû
aussi à des emprunteurs. Or, ce que nous voyons se produire dans les emprunts,
c'est que ceux qui doivent de l'argent veulent que ceux à qui ils doivent
n'existent plus afin d'être ainsi libérés de leurs dettes. Mais ceux qui
prêtent et auxquels ils doivent de l'argent se montrent pour leur part
préoccupés du salut de leurs débiteurs pour ne pas perdre ce qui leur est dû,
de telle manière encore que les bienfaiteurs veulent que vivent ceux qui ont
été bien traités par eux afin d'acquérir un jour de leur part la récompense de
leurs bienfaits. Au contraire, ceux qui ont reçu les bienfaits ne se soucient
pas de remercier ou de récompenser leurs bienfaiteurs, mais plutôt d'être
libérés de cette dette. Ce serait là la raison pour laquelle les débiteurs
n'aiment pas beaucoup leurs bienfaiteurs.
1843. Et Épicharme, c'est-à-dire un certain
philosophe ou poète, approuvant cette raison, dira peut-être que ceux qui
avancent cette raison ne considèrent que le mauvais côté des hommes. Cette
raison ressemble en effet à ce qu'on retrouve habituellement chez plusieurs
hommes. En effet, nombreux sont les hommes qui oublient les bienfaits reçus et
qui désirent bien davantage recevoir des bienfaits des autres que d'en donner.
1844. Ensuite (1167b29), lorsqu'il dit: ¨ Mais la cause de ce fait pourra etc. ¨,
il donne quatre raisons véritables de ce fait.
Et
au sujet de la première de ces raisons, il fait deux choses. En premier lieu,
il fait précéder cette raison de ce qu'il a affirmé plus haut (n. 1842-1843). Et il dit que la cause de
ce qui a été dit (n. 1842-1843)
semble être plus naturelle que celle dont nous venons de parler, c'est-à-dire
parce qu'elle se tire de la nature même du bienfait et elle n'est pas semblable
à la raison donnée plus haut qui se prend du côté des prêteurs. En effet, les
prêteurs n'aiment pas ceux auxquels ils prêtent: mais s'ils veulent qu'ils se
conservent dans l'existence, ce n'est pas parce qu'ils les aiment, mais parce
qu'ils cherchent à récupérer leur argent. Les bienfaiteurs, au contraire,
aiment selon leur appétit sensitif et par choix ceux à qui ils font du bien,
même si ces derniers ne leur sont utiles en rien pour le moment et qu'ils n'en
doivent attendre non plus aucun avantage pour l'avenir.
1845. En deuxième lieu, là (1167b35) où il dit: ¨ Ce qui se vérifie aussi chez les artistes
etc. ¨, il présente la première raison.
Et
il dit que le rapport entre les
bienfaiteurs et ceux à qui ils font du bien est le même qu'on retrouve
chez les artistes à l'égard de leurs oeuvres. En effet, tout artiste aime son
oeuvre bien plus qu'il n'est aimé d'elle, même s'il était possible que cette
oeuvre devienne animée. C'est ce qu'on observe surtout chez les poètes qui
aiment leurs poèmes avec excès, comme les parents aiment leurs enfants. En
effet, les poèmes, plus que les autres oeuvres mécaniques, relèvent de la
raison selon laquelle l'homme est homme. Et ce qui se produit chez les
bienfaiteurs qui aiment ceux à qui ils font du bien se compare à cela, car
celui qui reçoit un bien de quelqu'un est comme l'oeuvre de ce dernier. Et
c'est pourquoi les bienfaiteurs aiment davantage leur oeuvre, c'est-à-dire
leurs bénéficiaires, que leurs bénéficiaires ne les aiment.
1846. Et, ayant présenté ces exemples, il ajoute
une raison commune. Et il dit que la cause de ce qu'on vient de dire est que le
fait même d'exister est désirable et aimable à tous les hommes. En effet,
chaque être, en tant qu'il existe, est bon. Or, le bien est désirable et
aimable en soi. Or, notre existence consiste en un certain acte: en effet,
notre existence consiste à vivre et par conséquent à agir ou à poser des
opérations. En effet, il n'existe pas de vie sans quelque opération de vie.
C'est pourquoi il est aimable à chacun de poser des opérations vitales. Or, celui qui agit en acte est en
quelque sorte l'oeuvre même de celui qui agit. En effet, l'acte de celui qui
meut et qui agit est en quelque sorte dans le mobile et le patient. Aussi, si
les artistes, les poètes et les bienfaiteurs aiment leurs oeuvres, c'est parce
qu'ils aiment leur existence. Or, cela est tout à fait naturel, c'est-à-dire
que chacun aime sa propre existence.
1847. Et il manifeste la raison de cette
conséquence, à savoir qu'ils aiment leur oeuvre parce qu'ils aiment l'existence
même, en ajoutant que ¨ ce qui est en
puissance annonce cette oeuvre en acte ¨. En effet, l'homme existe en tant
qu'il possède l'âme rationnelle: or, l'âme est l'acte premier du corps physique
ayant la vie en puissance, c'est-à-dire qui est en puissance à l'égard des
opérations de vie. Ainsi donc, la première existence de l'homme consiste en
ceci qu'il possède une puissance à poser des opérations vitales. Or, l'oeuvre
même que l'homme réalise en exerçant en acte les opérations vitales se trouve
ainsi à témoigner du passage de la puissance à l'acte.
1848. Il présente la deuxième raison là (1168a10)
où il dit: ¨ De la même manière, le
bienfaiteur trouve bon ce qui etc. ¨.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il présente la raison, en
disant que chacun aime son bien propre. Or, le bien du bienfaiteur consiste
dans son acte, c'est-à-dire celui par lequel il accorde des bienfaits. C'est en
effet un acte de vertu. Et c'est pourquoi le bienfaiteur trouve du plaisir en
celui à qui il a fait du bien comme dans celui dans lequel il retrouve son
bien. Mais le patient, c'est-à-dire celui qui reçoit le bienfait, ne trouve pas
un bien honnête dans celui qui agit, c'est-à-dire dans le bienfaiteur. En
effet, recevoir un bienfait d'un autre n'est pas un acte de vertu. Mais s'il
possède un certain bien, c'est un bien utile qui est moins délectable et
aimable qu'un bien honnête. Par conséquent, il est clair que le bienfaiteur est
moins aimable au bénéficière que l'inverse.
1849. En deuxième lieu, là (1168a14) où il dit: ¨ L'opération qui s'accomplit dans le présent
etc. ¨, il prouve de deux manières ce qu'il supposait.
Et
en premier lieu il le fait universellement. En effet, parce que nous tirons du
plaisir de l'acte ou de l'opération qui s'accomplit dans le présent, de
l'espoir qui porte sur le futur et de la mémoire qui s'intéresse à ce qui est
déjà accompli ou qui est dans le passé, parmi ces trois dimensions l'acte est
certes celle qui est la plus délectable, et elle est de même plus aimable que
l'espoir ou que la mémoire. Or, chez le bienfaiteur, la dignité de son oeuvre
demeure, car le bien honnête ne passe
pas aussitôt mais, au contraire, il dure longtemps, et c'est pourquoi ce
dernier trouve du plaisir dans celui à qui il a fait du bien comme dans son
bien présent. Au contraire, l'utilité que le patient reçoit du bienfaiteur
passe rapidement. Et par conséquent le bénéficiaire trouve du plaisir dans son
bienfaiteur selon la mémoire du passé. Donc, le bien honnête que le bienfaiteur
accomplit dans le bénéficiaire est plus délectable et aimable au bienfaiteur
que le bien utile, que le bénéficiaire tire du bienfaiteur, ne l'est au
bénéficiaire.
1850. En deuxième lieu, là (1168a18) où il dit: ¨ En outre, la mémoire de nos bonnes actions
est agréable etc. ¨, il prouve la même chose.
Et
il dit que le souvenir de nos bonnes actions, c'est-à-dire de celles qui sont
honnêtes, et qui ont été accomplies dans le passé, est agréable, mais que la
mémoire des biens utiles qu'on acquiert parfois ou bien n'est absolument pas
agréable, par exemple lorsqu'on s'attriste pour les avoir perdus; ou bien elle
est moins agréable que la mémoire des actions honnêtes, par exemple parce que
quelque chose de ces dernières subsiste. Mais quant à l'attente des événements
futurs, les choses semblent se présenter inversement: c'est-à-dire qu'il est
plus agréable d'attendre les biens utiles que d'attendre les biens honnêtes.
1851. La raison de cette diversité est que le bien
que l'on ne connaît pas ne donne pas de plaisir, contrairement au bien connu.
Or, personne ne connaît le bien honnête si ce n'est celui qui le possède. C'est
pourquoi les biens de la sorte sont connus s'ils sont dans le passé, mais non
s'ils existent seulement dans le futur. Or, les biens utiles sont connus à la
fois dans le passé et dans le futur. Mais le secours des biens utiles qui ne
sont plus est déjà passé. Au contraire, le secours qu'on en attend dans le
futur réjouit à la manière d'un certain remède contre les besoins futurs. C'est
pourquoi l'homme trouve plus de plaisir dans l'espoir des biens utiles que dans
leur souvenir, ou même que dans l'espoir des biens honnêtes. Mais l'homme se
réjouit davantage dans la mémoire des actions honnêtes que dans la mémoire des
actions utiles. Or, le bienfaiteur trouve dans son bénéficiaire la mémoire d'un
bien honnête alors que le bénéficiaire trouve dans son bienfaiteur la mémoire
d'un bien utile. Le bénéficiaire est donc plus agréable et aimable au
bienfaiteur que le bienfaiteur ne l'est au bénéficiaire.
1852. Il présente le troisième raisonnement là
(1168a20) où il dit: ¨ L'affection qu'on
donne ressemble certes à une création etc. ¨.
Et
il dit que l'amour ressemble à une création. Il appartient en effet à l'amant
de vouloir et de faire du bien à celui qu'il aime. Mais celui qui est aimé se
compare à celui qui reçoit ou subit. Or, celui qui agit dépasse en excellence
celui qui subit. Et c'est pourquoi il s'ensuit qu'il est raisonnable que ceux
qui sont supérieurs dans l'ordre de l'agir, c'est-à-dire les bienfaiteurs, les
artistes et les poètes, soient ceux qui aiment et qui possèdent les
caractéristiques qui découlent de l'amour.
1853. Aristote présente le quatrième raisonnement
là (1168a23) où il dit: ¨ Mais il faut en
outre que tout ce qui a été acquis difficilement etc. ¨.
En
effet, tous aiment davantage ce qui a été acquis difficilement. En effet, ceux
qui possèdent des richesses grâce à leurs propres soins et travaux les aiment
davantage que ceux qui les possèdent par héritage de leurs parents ou par un
don gratuit d'une personne; et c'est pourquoi ces derniers, recevant ainsi
leurs richesses, sont plus libéraux, comme nous l'avons dit au quatrième livre
de ce traité (n. 674). Or,
lorsqu'une personne reçoit ainsi un bienfait d'une autre, cela s'accomplit sans
travail de sa part. Mais accorder un bienfait à une autre personne, cela est
laborieux, c'est-à-dire que cela exige de la peine et du travail. C'est
pourquoi il est raisonnable que les bienfaiteurs aiment ceux à qui ils font du
bien davantage que ces derniers n'aiment leurs bienfaiteurs.
1854. Et Aristote confirme ce raisonnement par
l'exemple des mères qui aiment davantage leurs enfants que ne le font les
pères, aussi bien parce qu'elles ont davantage peiné que les pères pour les
engendrer en les portant et en les enfantant, que parce que les mères peuvent
davantage savoir que les pères que ces enfants sont les leurs. Et ce sentiment
semble aussi appartenir proprement aux bienfaiteurs, c'est-à-dire d'aimer ceux
à qui ils font du bien en tant qu'ils se donnent de la peine pour eux.
Aristote traite ici de l'amour de soi; et puisque nous avons coutume
de détester surtout ceux qui s'aiment eux-mêmes le plus, c'est pourquoi il en
parle ici.
1855. Après avoir traité de la conservation et de
la disparition de l'amitié, et en outre des opérations de l'amitié, le
Philosophe soulève ici certaines difficultés au sujet de l'amitié.
Et
il les soulève en premier lieu du côté de l'amant (1168a28). En deuxième lieu,
il les soulève du coté de ce qui est aimé, là (1170b20) où il dit: ¨ Donc, est-ce qu'il faut faire beaucoup etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il résout la
difficulté au sujet de l'amour que l'amant se porte à lui-même. En deuxième
lieu, il résout la difficulté au sujet de l'amour que l'amant porte à un autre,
là (1169b2) où il dit: ¨ Or, on se
demande au sujet de celui qui est heureux s'il a besoin etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente la
difficulté. En deuxième lieu, il montre que cette difficulté est rationnelle,
là (1168a30) où il dit: ¨ Ils font en
effet des reproches à ceux qui s'aiment etc. ¨. En troisième lieu, il
résout la difficulté là (1168b3) où il dit: ¨ Donc, peut-être faut-il diviser et fixer ces discours etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1168a28) qu'on se demande s'il faut surtout s'aimer
soi-même ou bien s'il faut plutôt aimer quelqu'un d'autre plus que soi-même.
1856. Ensuite (1168a30), lorsqu'il dit: ¨ On blâme en effet ceux qui s'aiment
eux-mêmes avec etc. ¨, il montre qu'il est raisonnable de se poser cette
question.
Et
en premier lieu, il argumente en faveur de la négative. En deuxième lieu, il
argumente en faveur de l'affirmative, là (1168b1) où il dit: ¨ Mais les faits ne s'accordent pas avec ces
raisons etc. ¨. En troisième lieu, il conclut que la question comporte un
caractère douteux, là (1168b11) où il dit: ¨ Mais on se demande dans quel sens il faut répondre etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente ce
point, à savoir que les hommes blâment ceux qui s'aiment excessivement
eux-mêmes. Et cela, à savoir que certains s'aiment eux-mêmes, est considéré
comme étant un mal.
1857. En deuxième lieu, là (1168a31) où il dit: ¨ Le méchant semble être celui dont toutes les
actions sont orientées vers etc. ¨, il affirme que l'homme méchant est
celui dont toutes les actions ne visent que son propre intérêt, et qu'il agit
d'autant plus ainsi qu'il est plus méchant. Et plus il agit ainsi, plus il est
blâmé par les hommes comme étant celui qui ne fait rien qui lui soit étranger,
c'est-à-dire qui aurait en vue le bien des autres, et qui, au contraire,
demeure centré sur son bien à lui. Or, les hommes vertueux n'agissent pas
uniquement en vue de leur propre intérêt, mais n'agissent qu'en vue du bien
honnête: ils agissent à la fois dans leur intérêt et dans celui de leurs amis,
et c'est pourquoi ils en viennent souvent à négliger leur bien propre.
1858. Ensuite (1168b1), lorsqu'il dit: ¨ Or, les faits ne semblent pas s'accorder
avec etc. ¨, il argumente en faveur de la réponse opposée.
Et
il dit que les faits ne s'accordent pas avec les raisons qui précèdent dans la
mesure où les hommes, avec raison, manifestent un grand amour pour eux-mêmes.
En
premier lieu, parce qu'il faut, comme les hommes le disent généralement, que
l'homme aime d'un grand amour celui qui est pour lui le plus grand ami. Or,
celui qui est le plus grand ami est celui qui veut le plus, pour son ami, les
biens qu'il lui souhaite, même si personne d'autre ne le sait. Or, ces biens
existent déjà au plus haut point dans l'homme à l'égard de lui-même. En effet,
chacun veut au plus haut point les biens pour soi-même. Il est donc clair que
l'homme doit au plus haut point s'aimer lui-même.
1859. En deuxième lieu, là (1168b5) où il dit: ¨ Et toutes les autres caractéristiques par
lesquelles se définit etc. ¨, il présente en faveur de cette réponse ce
qu'il avait dit plus haut (n. 1858).
Et
il dit que toutes les autres caractéristiques par lesquelles se définit l'ami
existent déjà dans l'homme a l'égard de lui-même, comme nous l'avons dit plus
haut (n. 1858); car toutes les
marques d'amabilité considérées par rapport aux autres procèdent de ce que
l'homme éprouve d'aimable à l'égard de lui-même.
1860. En troisième lieu, là (1168b7) où il dit: ¨ Et tous les proverves s'accordent avec etc.
¨, Aristote présente certains proverbes qui s'accordent avec ce dernier énoncé.
Et
il dit que tous les proverbes qui se disent communément penchent de ce côté, à
savoir pour dire que l'homme s'aime excessivement lui-même, comme ceux qui
affirment que deux amis n'ont qu'une seule âme, que tout est commun entre amis,
que l'amitié est une certaine égalité, et que l'ami est à son ami ce que le
genou est à la jambe, c'est-à-dire dans un rapport d'extrême proximité. Or, au
moyen de tous ces proverbes, il est donné à entendre que l'amitié consiste dans
une certaine unité qu'on retrouve particulièrement dans un individu à l'égard de
lui-même. Et par conséquent, tous les proverbes qui précèdent se vérifient
spécialement de l'individu à l'égard de lui-même. Et il en est ainsi parce que
l'homme est surtout l'ami de lui-même et par conséquent l'homme doit aimer
surtout lui-même.
1861. Ensuite (1168b11), lorsqu'il dit: ¨ C'est avec raison qu'on se demande etc.
¨, il conclut que cette question est difficile.
Et
il dit que c'est avec raison qu'on se demande laquelle de ces opinions doit
être adoptée puisque les deux présentent une certaine crédibilité.
1862. Ensuite (1168b12), lorsqu'il dit: ¨ Mais peut-être faut-il diviser et préciser
etc. ¨, il résout la difficulté qui précède.
Et
en premier lieu il détermine la manière de la résoudre. En deuxième lieu, il la
résout, là (1168b15) où il dit: ¨ Certains,
avec un accent de réprobation, etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que de tels discours, qui comportent des raisonnements
probables en faveur d'un côté comme de l'autre, doivent être distingués et
précisés quant à ce qu'ils disent de vrai de part et d'autre, et en quoi ils
disent vrai. Et par conséquent, si nous arrivons à saisir en quel sens on
entend, d'un côté comme de l'autre, que chacun s'aime soi-même, alors la vérité
que l'on cherche deviendra évidente.
1863. Ensuite (1168b15), lorsqu'il dit: ¨ Certains, avec un accent etc. ¨, il
résout la difficulté qui précède en distinguant les significations de cette
expression.
Et
en premier lieu il montre en quel sens on parle de s'aimer soi-même lorsque
cela est blâmable. En deuxième lieu, il montre en quel sens on en parle lorsque
cela est louable, là (1168b29) où il dit: ¨ Un
homme de cette sorte paraîtra davantage etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il manifeste son
propos. En deuxième lieu, il prouve ce qu'il avait dit, là (1168b24) où il dit:
¨ Puisqu'on appelle égoïstes ceux qui
s'attribuent habituellement etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que ceux-là, ceux qui considèrent comme blâmable celui
qui s'aime lui-même, qualifient d'égoïstes ceux qui s'attribuent généralement
la plus grande part des biens corporels, c'est-à-dire aussi bien pour l'argent,
les honneurs et les plaisirs corporels qu'on retrouve dans la nourriture et
dans l'amour. Ce sont de tels biens en effet que la plupart des hommes
recherche. Et les hommes les recherchent comme s'ils étaient les biens les
meilleurs.
1864. Et parce que la multitude des hommes cherche
à posséder ces biens en abondance et que tous les hommes ne peuvent les
posséder simultanément, il s'ensuit que surgiront des combats et des luttes
pour se disputer ces biens. Or, ceux qui posséderont ces biens plus abondamment
les mettront au service de la satisfaction de leurs désirs et plus
universellement de leurs autres passions, et par conséquent de la partie
irrationnelle de leur âme, dans laquelle les passions se rangent. Et par
conséquent, ceux qui désirent de tels biens s'aiment eux-mêmes d'après la
partie irrationnelle de l'âme, à savoir la partie sensitive. Or, la multitude
des hommes se trouve dans cette disposition, à savoir qu'elle suit davantage le
sens que l'intelligence. Et c'est pourquoi cette appellation, ¨ s'aimer soi-même ¨, tirée de ce qui est
mauvais, convient à plusieurs. Et par conséquent le terme ¨ égoïste ¨, qui signifie s'aimer
soi-même, peut en ce sens se retrouver en plusieurs et c'est avec raison qu'on
le blâme.
1865. Ensuite (1168b24), lorsqu'il dit: ¨ Et puisqu'on a l'habitude de qualifier d'égoïste
ceux qui etc. ¨, il prouve ce
qu'il vient de dire.
Et
il dit qu'il n'est pas étonnant que nombreux soient ceux qui qualifient
d'égoïstes, c'est-à-dire amants d'eux-mêmes, ceux qui s'attribuent à eux-même
la plus grande part des biens dont nous venons de parler et qui s'adressent à
la partie irrationnelle de l'âme. Car si quelqu'un voulait posséder en
abondance les biens de la raison, lesquels sont les actions vertueuses, par
exemple s'il voulait par dessus tout poser à l'égard des autres des actes de justice,
ou se montrer tempérant, ou poser tout autre acte de vertu, de telle manière
qu'il voudrait toujours acquérir pour lui-même le bien honnête, aucun de ceux
qui appartiennent à cette multitude n'oserait le qualifier d'égoïste ou d'amant
de lui-même; et si un sage le qualifiait ainsi, il ne le dirait pas à la
manière ou dans le sens d'un blâme à son égard.
Aristote montre qui pourrait s'aimer lui-même d'une manière qui serait
louable, à savoir celui qui est vertueux.
1866. Après avoir montré en quel sens on peut dire
de quelqu'un qu'il s'aime lui-même de manière à être blâmé, il montre ici en
quel sens on peut dire de quelqu'un qu'il s'aime lui-même de manière à être
loué. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il montre qu'il existe une certaine manière de s'aimer soi-même
qui est autre que celle dont nous avons parlé. En deuxième lieu, il montre que
cette manière de s'aimer soi-même est louable, là (1169a8) où il dit: ¨ Donc, tous ceux qui s'efforcent d'accomplir
de belles etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre que
celui qui s'attribue à lui-même les biens de la raison en abondance s'aime
lui-même. En deuxième lieu, il montre que c'est là ce que fait l'homme
vertueux, là (1169a1) où il dit: ¨ Donc,
puisqu'il est manifeste que chacun s'identifie etc. ¨. En troisième lieu,
il montre que cette manière de s'aimer soi-même diffère de la précédente, là
(1169a5) où il dit: ¨ Mais d'une espèce
différente de celle qui est blâmée etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer (1168b29). Et il dit que celui qui s'applique à
exceller dans les actions vertueuses pourra sembler être plus égoïste,
c'est-à-dire amant de lui-même, que celui qui s'attribue à lui-même les biens
sensibles en abondance.
1867. En deuxième lieu, là (1168b30) où il
dit: ¨ En effet, ne s'attribue-t-il pas les meilleurs des biens etc. ¨, il
prouve son propos au moyen de deux raisonnements, dont voici le premier.
Plus
on s'attribue à soi-même les meilleurs des biens, plus on s'aime soi-même. Mais
celui qui s'applique à exceller dans les actions vertueuses s'attribue à
lui-même les meilleurs des biens, c'est-à-dire les biens les plus élevés, à
savoir les biens honnêtes. Donc, celui qui s'applique à exceller dans les
actions vertueuses est celui qui s'aime le plus lui-même.
1869. En troisième lieu, là (1168b32) où il dit: ¨
Or, une cité, ainsi que toute autre
association etc. ¨, il prouve ce qu'il vient de supposer, à savoir que
celui qui aime ce qui est premier en lui-même, à savoir l'intelligence ou la
raison, s'aime lui-même au plus haut point.
Et
il le montre au moyen de trois raisonnements, dont voici le premier. Une cité
semble être surtout ce qui est premier en elle. C'est pourquoi l'on dit que
c'est toute la cité qui fait ce qu'acccomplissent en elle les magistrats de la
cité. Et il en va de même de toute autre chose constituée d'une multiplicité
d'éléments. Il en résulte que l'homme aussi est surtout ce qui est premier en
lui, à savoir la raison ou l'intelligence. Et par conséquent, celui qui aime
particulièrement l'intelligence ou la raison et lui distribue les biens semble
être celui qui est le plus égoïste, c'est-à-dire celui qui s'aime le plus
lui-même.
1870. Il présente son deuxième raisonnement là
(1168a36) où il dit: ¨ On dit donc d'un
homme qu'il est continent ou incontinent etc. ¨.
On
appelle en effet continent celui qui se maîtrise et incontinent celui qui ne se
maîtrise pas. Et il en est ainsi dans la mesure où l'homme s'attache à
l'intelligence en suivant son jugement ou bien ne s'y attache pas à cause de
son incontinence, chaque homme s'identifiant à son intelligence. Aussi, il
semble bien que l'homme qui s'aime véritablement est celui qui aime l'intelligence.
1871. Il présente son troisième raisonnement là
(1168b37) où il dit: ¨ Et ceux qui
semblent avoir agi personnellement et volontairement sont ceux qui etc. ¨.
Et
il dit que les actions que les hommes posent par la raison semblent être celles
qui ont aussi été accomplies le plus volontairement, alors que celles que
l'homme fait par concupiscence ou par colère ne semblent pas avoir été
accomplies par sa volonté propre, mais plutôt comme s'il y avait été poussé par
un mouvement extérieur. Par conséquent, il est clair que l'homme est surtout ce
qui est conforme à l'intelligence et à la raison. Il en résulte qu'il s'aime
lui-même au plus haut point lorsqu'il aime l'intelligence et la raison.
1872. Ensuite (1169a1), lorsqu'il dit: ¨ Donc, puisque chacun est certainement etc.
¨, il montre à qui il convient de s'aimer soi-même de la manière que nous
venons de dire.
Et
il dit qu'il est manifeste, à partir de ce qui précède (nn. 1869-1871), que chacun est cela, à
savoir l'intelligence ou la raison. Ou bien, parce que certains autres éléments
contribuent à l'existence de l'homme, on peut dire que l'homme est surtout
cela, à savoir l'intelligence ou la raison, parce que cela est la partie
formelle qui donne sa perfection à l'espèce humaine. Il est manifeste aussi que
celui qui est vertueux choisit surtout cela, à savoir l'intelligence ou la
raison, parce qu'il l'observe en totalité et lui obéit en toutes choses. Il en
résulte qu'il est manifeste que celui qui est vertueux est égoïste, à savoir
amant de lui-même.
1873. Ensuite (1169a4), lorsqu'il dit: ¨ Cette forme d'égoïsme est d'une autre espèce
que etc. ¨, il montre que cette façon de s'aimer soi-même diffère de
l'espèce qui précède.
Et
il dit que celui qui est vertueux est égoïste selon une autre espèce d'égoïsme
que celle qui mérite le blâme, comme nous l'avons dit plus haut (n. 1863-1865). Et il donne deux
différences, dont la première se prend du côté de l'action. En effet, le
vertueux s'aime lui-même ou est égoïste dans la mesure où il vit selon la
raison, alors que l'égoïste qui mérite le blâme vit selon ses passions. En
effet, il obéit aux passions de l'âme irrationnelle, comme nous l'avons dit
plus haut (n. 1864). L'autre
différence se prend du côté de la fin, car celui qui est vertueux s'aime
lui-même en tant qu'il désire pour lui-même le bien pris absolument. Or, celui
qui mérite le blâme s'aime lui-même en tant qu'il désire pour lui-même un bien
utile apparent qui lui est néanmoins nuisible.
1874. Ensuite (1169a7), lorsqu'il dit: ¨ Aussi, ceux qui s'appliquent à accomplir de
bonnes actions etc. ¨, il montre que s'aimer soi-même, conformément à cette
deuxième manière, est louable.
Et
en premier lieu il montre son propos. En deuxième lieu, il exclut de celui qui
s'aime lui-même conformément à cette deuxième manière, ce à cause de quoi celui
qui est égoïste est blâmé, là (1169a18) où il dit: ¨ En effet, il est vrai de dire de l'homme vertueux qu'il agit etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre que
celui qui s'aime lui-même selon la raison doit être loué. Un tel homme en
effet, comme nous l'avons dit (n. 1867),
s'applique à exceller dans les actions vertueuses. Or, il est manifeste que
tous adoptent et louent ceux qui s'efforcent de poser de bonnes actions
différemment des autres, c'est-à-dire plus abondamment que les autres: par
conséquent, il est clair que celui qui s'aime lui-même selon la vertu est
louable.
1875. En deuxième lieu, là (1169a10) où il dit: ¨ Mais si tous rivalisaient en vue du bien etc.
¨, il montre que l'homme vertueux est aussi utile à lui-même et aux autres.
Nous
avons dit en effet (n. 1874) que
celui qui s'aime lui-même selon la vertu s'applique à faire le bien de la
manière la plus excellente.
Or,
si tous tendaient au bien, c'est-à-dire de telle manière que chacun chercherait
à dépasser l'autre en bonté en agissant de la meilleure façon qui soit, il
s'ensuivrait que tous posséderaient en commun les choses dont ils ont besoin
parce que l'un porterait secours à l'autre et que les réalités qui sont les
plus grands de biens, à savoir les vertus, appartiendraient proprement à chacun
en particulier.
1876. En
troisième lieu, là (1357) où il dit: ¨ C'est
pourquoi aussi l'homme de bien doit être en quelque sorte égoïste etc. ¨,
il tire deux corollaires de ce qui vient d'être dit, dont voici le premier.
Il
est souhaitable en effet que l'homme de bien s'aime lui-même, car c'est en
faisant le bien qu'il en tirera des avantages pour lui-même et pour les autres.
Mais il ne faut pas que l'homme mauvais s'aime lui-même car en obéissant à ses
passions perverses il nuira à la fois à lui-même en se privant des vertus et à
ses proches en les privant des biens sensibles.
1877. En deuxième lieu, il présente le deuxième
corollaire là (1169a15) où il dit: ¨ Donc,
chez celui qui est mauvais, ce qu'il doit faire ne s'accorde pas avec etc.
¨.
Et
il dit que chez l'homme qui est mauvais, les actes qu'il pose sont contraires à
ceux qu'il devrait poser. En effet, il agit contre l'intelligence et la raison.
Or, toute intelligence choisit ce qu'il y a de meilleur pour elle-même, et par
conséquent celui qui est méchant ne pose pas les actions que lui-même devrait
poser. Cela convient plutôt à l'homme vertueux qui obéit à l'intelligence en
toutes choses.
1878. Ensuite (1169a18), lorsqu'il dit: ¨ Il est aussi vrai de dire de l'homme
vertueux qu'il etc. ¨, il exclut de celui qui s'aime lui-même selon la
vertu ce qui a été affirmé plus haut (n. 1855-1865)
dans le blâme qui a été porté à l'endroit de celui qui s'aime lui-même, à
savoir qu'il ne fait rien pour l'autre.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente ce qu'il se
propose de montrer. En deuxième lieu, il manifeste ce qu'il se propose de
montrer, là (1169a21) où il dit: ¨ Il
préférera en effet éprouver un vif plaisir pendant peu de temps etc. ¨. En
troisième lieu, il termine en tirant la vérité qui répond à la question, là
(1169a33) où il dit: ¨ Donc, il doit être
égoïste en quelque sorte etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu que ce qu'on dit du vertueux est vrai, à savoir qu'il
fera de nombreuses choses en faveur des ses amis et de la patrie, et même plus
que tous les autres. Et même s'il doit en mourir, il n'abandonnera pas ses
amis. En outre, pour son ami, il abandonnera et méprisera les richesses, les
honneurs et les autres biens extérieurs pour lesquels les hommes sont en lutte.
Et en faisant tout cela, il se procure à lui-même le bien, c'est-à-dire le bien
honnête qui est le plus élevé. Il en résulte que c'est en cela aussi qu'il
s'aime le plus lui-même et qu'il se procure le plus de bien à lui-même.
1879. Ensuite (1169a22), lorsqu'il dit: ¨ Il préférera en effet etc. ¨, il
manifeste ce qu'il vient de dire.
Et
en premier lieu, il le fait à l'égard de la mort que l'homme vertueux supporte
pour son ami. En deuxième lieu, il le fait à l'égard de ceci, à savoir des
biens extérieurs qu'il méprise à cause de son ami, là (1169a27) où il dit: ¨ Il abandonne les richesses à ses amis qui
les reçoivent etc. ¨. Troisièmement, il le fait à l'égard des actions
vertueuses que l'homme vertueux concède à son ami, là (1169a33) où il dit: ¨ Or, il arrive à l'homme vertueux de laisser
à son ami les actions etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que le fait de mourir pour son ami procure à l'homme
vertueux un grand bien, parce qu'il préfère éprouver vivement, dans une action
vertueuse d'importance, une grande joie qui dure peu de temps que de vivre
tranquillement, à travers des actions vertueuses médiocres, des joies médiocres
qui durent longtemps.
1880. Et il choisira plutôt de vivre excellemment
une seule année que de vivre de nombreuses années dans la médiocrité. De même
aussi il choisira une seule action bonne mais grandiose à de nombreuses actions
bonnes mais peu importantes. Et c'est ce qui arrive à ceux qui meurent pour la
vertu parce que bien qu'ils vivent moins longtemps, cependant, par une seule
action par laquelle ils exposent leur vie pour leur ami, ils accomplissent un
plus grand bien que celui qu'ils auraient réalisé à travers de nombreuses
autres actions. Et par conséquent, en s'exposant à la mort pour leurs amis par
leurs actions vertueuses, ils choisissent pour eux-mêmes le plus grand bien. Et
en faisant cela, il est manifeste qu'ils s'aiment eux-mêmes au plus haut point.
1881. Ensuite (1169a27), lorsqu'il dit: ¨ Et il abandonne les richesses à ses amis etc.
¨, Aristote manifeste la même chose par rapport au mépris des biens extérieurs.
Et
il le fait en premier lieu par rapport à l'argent. Et il dit que les hommes
vertueux, à cause de leurs amis, abandonnent, c'est-à-dire méprisent ou
dispersent leurs richesses, c'est-à-dire de telle manière que leurs amis
reçoivent la plus grande part de leurs richesses. Et c'est en cela aussi que
les hommes vertueux s'aiment véritablement eux-mêmes. En effet, lorsqu'un homme
concède à son ami ses richesse et acquiert ainsi pour lui-même un bien honnête,
il est clair qu'il s'attribue à lui-même un plus grand bien et qu'il s'aime
davantage lui-même.
1882. En deuxième lieu, là (1169a30) où il dit: ¨ Et il agit de la même manière en ce qui touche
les honneurs et etc. ¨, il montre la même chose en ce qui touche les
honneurs et les charges.
Et
il dit que l'homme vertueux se comporte de la même manière en ce qui touche les
honneurs et les charges: en effet, l'homme vertueux abandonne facilement toutes
ces choses à cause de son ami car cela même est un certain acte de vertu qui
est à la fois bon et louable. Et par conséquent il est clair que l'homme
vertueux, en choisissant le bien de la vertu qui est noble à la place de tous
les biens extérieurs, agit convenablement et par conséquent s'aime lui-même au
plus haut point.
1883. Ensuite (1169a33), lorsqu'il dit: ¨ Or, il arrive à l'homme vertueux de laisser
à ses amis les actions etc. ¨, il montre la même chose en ce qui regarde
les actions vertueuses elles-mêmes.
Et
il dit qu'il arrive parfois à l'homme vertueux de concéder à son ami même les
actions vertueuses: par exemple, si une action vertueuse doit être faite, soit
par lui-même soit par un autre, l'homme vertueux concède qu'elle soit faite par
son ami pour qu'à partir de là ce dernier en tire honneurs et louanges. Et
néanmoins, en faisant cela, il en reçoit pour lui-même la meilleure partie. En
effet, il est meilleur et plus vertueux d'être soi-même la cause permettant à
son ami de faire ces choses que de les faire soi-même, principalement parce
qu'il aura d'autres occasions de faire des actions de la sorte et de plus
grandes encore. Et par conséquent il est clair que l'homme vertueux s'attribue
à lui-même la meilleure part du bien par rapport à tout ce qui mérite des
louanges, et par conséquent qu'il s'aime lui-même au plus haut point.
1884. Et à la fin, en résumant ce qu'il vient de
dire, il conclut qu'il faut s'aimer soi-même à la manière dont nous en avons
parlé au sujet de l'homme vertueux, et non pas à la manière dont le vulgaire,
qui n'est pas vertueux, s'aime lui-même.
On se demande si l'homme heureux a besoin ou non d'amis. Et Aristote
argumente ici en faveur de l'affirmative et de la négative.
1885. Après avoir soulevé la question par laquelle
on cherche à savoir s'il faut s'aimer soi-même, et y avoir répondu, Aristote
répond ici à la question par laquelle on cherche à savoir s'il faut aimer les
autres.
Et
en premier lieu il présente la difficulté (1169b3). En deuxième lieu, il montre
qu'il est raisonnable de se poser cette question, là (1169b4) où il dit: ¨ Or, on affirme que les gens heureux n'ont
pas besoin etc. ¨. En troisième lieu, il répond à la question, là (1169b24)
où il dit: ¨ Que disent donc les
premiers, et comment etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'on se demande, au sujet de celui qui est heureux,
s'il a besoin ou non d'amis.
1886. Ensuite (1169b4), lorsqu'il dit: ¨ Ils affirment que ceux qui sont heureux
n'ont besoin en rien etc. ¨, il montre qu'il est raisonnable de se poser
cette difficulté, en argumentant dans un sens comme dans l'autre.
Et
en premier lieu il argumente en faveur de la partie négative. En deuxième lieu,
il argumente en faveur de la partie affirmative, là (1169b8) où il dit: ¨ Il semble cependant y avoir un inconvénient
à attribuer tous etc. ¨.
En
premier lieu, il s'objecte de deux manières, et en premier lieu, par un
raisonnement. Certains disent en effet que ceux qui sont heureux, puisqu'ils se
suffisent à eux-mêmes, n'ont pas besoin d'amis. En effet, puisque tous les
biens leur sont présents et qu'ils possèdent les biens par soi en abondance,
ils semblent n'avoir besoin de rien d'autre. Or, l'ami semble être nécessaire
car, étant un autre soi-même, il accorde ce qu'un homme ne peut acquérir de
lui-même. Il semble par conséquent que celui qui est heureux n'a pas besoin
d'amis.
1887. En deuxième lieu, là (1169b7) où il dit: ¨ Puisque la divinité comble, à quoi bon les
amis? ¨, il présente un proverbe qu'on avançait à l'époque du paganisme,
qui tend à conclure la même chose, à savoir que puisque le démon accorde les
biens, on n'a pas besoin d'amis.
Les
païens, et surtout les Platoniciens, soutenaient en effet que les affaires
humaines étaient gouvernées par la divine providence par l'intermédiaire des
démons; et parmi les démons, ils affirmaient que certains sont bons et que
certains sont mauvais. Le proverbe dit donc que puisque les biens parviennent à
l'homme au moyen de la providence divine, comme il semble que cela arrive à
ceux qui sont heureux, l'homme, par conséquent, n'a pas besoin de l'aide des
amis.
1888. Ensuite (1169b8), lorsqu'il dit: ¨ Il semble cependant y avoir un inconvénient
etc. ¨, il argumente, au moyen de trois raisonnements, en faveur de la partie
adverse.
Il
semble en effet qu'il y a un inconvénient à ce que tous les biens soient donnés
à l'homme heureux, sauf les amis, puisqu'un ami est néanmoins le plus grand de
tous les biens extérieurs.
1889. Il présente son deuxième raisonnement là
(1169b10) où il dit: ¨ Mais s'il
appartient à l'ami de faire le bien plutôt que etc. ¨.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu, il présente le raisonnement.
Il a été dit en effet plus haut (n. 1840)
qu'il appartient à l'ami de faire le bien plutôt que de le recevoir. En effet,
c'est le propre de la vertu de faire le bien. Or, le bonheur consiste dans
l'opération de la vertu comme on l'a dit au premier livre (n. 127-128). Et par conséquent il est
nécessaire que l'homme heureux soit vertueux et en outre qu'il fasse le bien.
Il est préférable en effet que l'homme fasse du bien à ses amis plutôt qu'à des
étrangers ou à des pairs parce que dans ce cas il le fait avec plus de plaisir
et de promptitude. Donc, l'homme heureux, puisqu'il est vertueux, a besoin d'amis
auxquels il puisse faire du bien.
1890. En deuxième lieu, là (1169b14) où il dit: ¨ C'est pour cette raison que nous nous
demandons aussi etc. ¨, il conclut, à partir de ce qui précède, en
présentant une question: ¨ est-ce que
l'homme a davantage besoin d'amis dans le bonheur ou dans le malheur? ¨. Et
il semble que l'homme a besoin d'amis dans les deux cas: en effet, l'infortuné
a besoin d'amis pour en recevoir du bien et le fortuné a besoin d'amis à qui
faire du bien. Et cette question est poursuivie plus loin (n. 1925-1943).
1891. Il présente son troisième raisonnement là
(1169b16) où il dit: ¨ Mais il est
peut-être ridicule de faire de l'homme heureux etc. ¨.
Et
il dit qu'il semble absurde de faire de l'homme heureux un solitaire. Cela est
en effet contraire au choix de tous. Nul ne choisirait de vivre toujours pour
lui-même, c'est-à-dire seul, même après avoir acquis tous les autres biens,
parce que l'homme est naturellement un animal politique né pour vivre en
société. Donc, parce que l'homme heureux possède les réalités qui sont
naturellement des biens pour l'homme, il s'ensuit qu'il doive aussi posséder
ceux avec lesquels il vit en société. Or, il est manifeste qu'il est préférable
pour lui de vivre en société avec des amis et des gens vertueux qu'avec des
étrangers ou avec n'importe qui. Par conséquent, il est manifeste que l'homme
heureux a besoin d'amis.
1892. Ensuite (1169b24), lorsqu'il dit: ¨ Mais que veulent dire les premiers et etc.
¨, il résout la difficulté qui précède.
Et
en premier lieu, il montre comment disent vrai ceux qui nient que l'homme
heureux ait besoin d'amis. En deuxième lieu, il montre comment ils sont dans
l'erreur, là (1169b28) où il dit: ¨ Mais
cela n'est peut-être pas vrai etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que puisqu'il a été prouvé (n. 1888-1891) que l'homme heureux a besoin d'amis, il faut considérer
ce que veulent dire les premiers, lorsqu'ils nient que l'homme heureux ait
besoin d'amis, et jusqu'à quel point ils disent vrai.
1893. Et il faut considérer à ce sujet que
nombreux sont ceux qui estiment que ceux-là sont des amis qui sont utiles les
uns aux autres et se communiquent les biens extérieurs qui sont les seuls biens
que les hommes du peuple connaissent. Mais l'homme heureux n'a pas besoin de tels
amis car il se suffit à lui-même dans les biens qu'il possède. De même encore
il n'a pas besoin des amis qui recherchent le plaisir ou très peu, c'est-à-dire
dans la mesure où il est nécessaire à la conservation de la vie humaine d'user
de divertissements pour se reposer,
comme nous l'avons dit au quatrième livre (n. 844-845) de ce traité. En effet, puisque la vie de l'homme heureux
est délectable en elle-même, comme nous l'avons dit au premier livre (n. 145), il n'a pas besoin d'un plaisir
ajouté de l'extérieur qui serait nécessaire à l'amitié. Et parce qu'il n'a pas
besoin de tels amis, c'est-à-dire d'amitiés fondées sur l'utile et sur le
plaisir, il semble à plusieurs que l'homme heureux n'ait pas besoin d'amis
absolument.
1894. Ensuite (1169b28), lorsqu'il dit: ¨ Mais cela n'est peut-être pas vrai etc.
¨, il montre que ce qui vient d'être dit n'est pas vrai absolument.
Et
en premier lieu il montre cela au moyen de certains raisonnements de nature
morale. En deuxième lieu il le fait au moyen d'un certain raisonnement tiré de
la nature, là (1170a13) où il dit: ¨ Mais
ceux dont les recherches sont davantage
tirées de la nature etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il présente trois raisonnements, dont voici le premier.
D'abord, ce qui a été dit (n. 1892-1893)
n'est pas vai, à savoir que si celui qui est heureux n'a pas besoin d'amitiés
fondées sur l'utile ou sur le plaisir, pour cette raison il n'a pas besoin
d'amis absolument. Il existe en effet certaines amitiés fondées sur la vertu et
dont il a besoin. Et la première raison en est que le bonheur est une certaine
opération, comme nous l'avons dit au premier livre (nn. 144, 145, 180, 1267).
1895. Or, il est manifeste qu'une opération ou une
activité consiste en un certain devenir et qu'elle n'existe pas à la manière
d'une chose immobile, comme si elle était une chose qu'on possède et qui, une
fois possédée, rendrait l'homme heureux de telle manière qu'il ne lui serait
plus nécessaire de poser des opérations. Au contraire, être heureux consiste à
vivre et à agir continuellement. Or, il faut que l'activité de l'homme qui est
bon soit bonne et agréable par elle-même, parce qu'elle est bonne par
elle-même, comme nous l'avons dit au premier livre (n. 156). Or, parmi tous les biens agréables, l'opération qui est bonne
est spécialement agréable à l'homme vertueux. En effet, il n'existe pas d'homme
vertueux qui ne se réjouirait pas à poser des actions vertueuses, comme nous
l'avons dit au premier livre (n. 158).
Il reste donc qu'il est requis au bonheur que l'homme heureux se réjouissent
dans l'accomplissement des actions vertueuses.
1896. Mais nous ne pouvons nous réjouir ou trouver
du plaisir que dans ce que nous connaissons. Or, nous pouvons plus facilement
réfléchir sur le prochain que sur nous-mêmes, et sur leurs actions que sur les
nôtres, parce que le jugement que chacun porte sur les actions qui lui sont
propres est plus faible à cause de l'affection particulière qu'il éprouve pour
lui-même. Par conséquent, il est clair que les actions de ceux qui sont bons et
qui sont leurs amis, dans lesquelles on retrouve des deux côtés ce qui est
agréable par nature, à savoir le bien et l'aimable, seront agréables aux hommes
qui sont vertueux. Ainsi donc l'homme heureux aura besoin de tels amis vertueux
dans la mesure où il cherche à considérer les actions honnêtes de l'homme de
bien qui est un ami. En effet, parce que l'ami d'un homme est comme un autre
lui-même, les actions d'un ami sont comme les actions qui lui sont propres.
1897. Il présente le deuxième raisonnement là (1170a4)
où il dit: ¨ En outre, ils estiment que
l'homme heureux doit vivre agréablement etc. ¨.
Et
il dit que les hommes estiment en général que l'homme heureux doit vivre
agréablement. En effet, le plaisir est une des conditions qui sont requises au
bonheur, comme nous l'avons dit au premier livre (n. 158). Or, celui qui vit seul subit une existence difficile,
c'est-à-dire une vie pénible. Il faut en effet que soit interrompu son plaisir
qui suit son opération. Il n'est pas facile en effet à l'homme qui vit par
lui-même, c'est-à-dire qui existe en solitaire, d'agir continuellement. Mais
cela est facile si on existe avec d'autres. Il se produit en effet un certain
échange des opérations alors qu'on se fait mutuellement du bien. Et il en
découle une continuation dans le plaisir.
1898. Donc, si l'homme fréquente des amis, son
opération qui est délectable en elle-même, c'est-à-dire vertueuse, sera plus
continue. Et il faut qu'il en soit ainsi chez l'homme heureux, c'est-à-dire
qu'il éprouve continuellement du plaisir dans les opérations vertueuses.
L'homme vertueux, en tant que tel, se réjouit en effet dans les actions
vertueuses, aussi bien dans celles qui sont faites par lui-même que dans celles
qui sont accomplies par les autres, et il s'attriste des opérations contraires
qui procèdent de quelque méchanceté, tout comme le musicien se réjouit à
entendre de bonnes mélodies alors que les mauvaises le font souffrir.
1899. Il présente son troisième raisonnement là
(1170a11) où il dit: ¨ Or, la
fréquentation des gens de bien pourra contribuer à rendre vertueux etc. ¨.
Et
Aristote dit que du fait que l'homme vertueux a une relation d'amitié avec les
hommes de bien, il se produit une émulation, c'est-à-dire une compagnonnage
dans la vertu comme le dit le poète Théognis, et une telle association est
avantageuse à tout homme vertueux, tout comme les autres actions humaines qui
sont mieux accomplies en société.
Aristote montre ici au moyen d'un raisonnement davantage fondé sur la
nature qu'un ami honnête doit être recherché par un homme heureux et intègre du
fait qu'il est souhaitable à l'homme honnête d'exister et de vivre, et qu'il
est agréable de le percevoir.
1900. Après avoir présenté certains raisonnements
de nature morale à partir desquels il apparaît que celui qui est heureux a
besoin d'amis, Aristote montre ici la même chose au moyen d'un raisonnement qui
se fonde davantage sur la nature.
Et
en premier lieu il montre qu'il est souhaitable que l'homme heureux ait un ami
(1170a13). En deuxième lieu, il conclut plus loin que l'homme heureux a besoin
d'amis, là (1170b18) où il dit: ¨ Or, ce
qui est souhaitable pour soi-même etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de prouver (1170a13). Et il dit que si l'on veut considérer
cette question au moyen d'un raisonnement qui se fonde davantage sur la nature,
il apparaîtra manifestement qu'un ami vertueux est naturellement souhaitable à
l'homme heureux et heureux, et même plus que les autres biens extérieurs.
1901. En deuxième lieu, là (1170a14) où il dit: ¨ En effet, nous avons dit que ce qui est bon
par nature etc. ¨, il prouve son propos.
Et
en premier lieu, il montre ce qui est naturellement souhaitable et délectable à
l'homme veertueux à l'égard de lui-même. En deuxième lieu, il montre ce qui lui
est souhaitable et délectable à l'égard de l'ami, là (1170b5) où il dit: ¨ Or, l'homme vertueux est disposé à l'égard
de l'ami de la même manière qu'il l'est à l'égard de etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre qu'il
est naturellement souhaitable à l'homme vertueux d'exister et de vivre. En
deuxième lieu, il montre qu'il lui est naturellement souhaitable et délectable
de sentir cela, là (1170a30) où il dit: ¨ Mais
de plus, celui qui voit sent qu'il voit etc. ¨
Au
sujet du premier point, il présente ce raisonnement. Tout ce qui est bon par
nature est bon et délectable par soi-même à l'homme vertueux comme on le voit
dans le cas dont nous avons parlé au septième livre (n. 1533) de ce traité. Or, exister et vivre sont bons et délectables
par nature aux vivants. Donc, exister et vivre sont bons et délectables à
l'homme vertueux.
1902. La majeure est évidente par elle-même dans
le texte.
Il
présente la mineure là (1170a15) où il dit: ¨ Or, chez les animaux, la vie se définit par la puissance etc. ¨. Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu, il manifeste en effet en quoi
consiste la vie. Et il dit que chez tous les animaux la vie se définit
communément d'après la puissance sensitive, et chez les hommes soit d'après la
puissance sensitive quant à ce qu'il possède en commun avec les autres animaux,
soit d'après la puissance intellective quant à ce qui lui est propre. Or, toute
puissance se ramène à son opération comme à sa perfection propre. C'est
pourquoi ce qui est premier consiste en l'opération et non en la pure
puissance. En effet, l'acte est préférable à la puissance, comme on le prouve
au neuvième livre de la Métaphysique
(Lib. V111, C. V11, 1-10; S. Thom. Lib. 1X, lect. V11-V111, n. 1844-1866). Et à partir de là il est
clair que la vie chez l'animal ou chez l'homme consiste principalement dans la
sensation ou l'intellection. Celui qui dort, en effet, puisqu'il ne sent pas ou
n'intellige pas en acte, ne vit pas parfaitement mais possède seulement comme
la moitié d'une vie, comme nous l'avons dit au premier livre (n. 234-235).
1903. En deuxième lieu, là (1170a20) où il dit: ¨ Or, vivre fait partie des états qui sont
bons et agréables en eux-mêmes etc. ¨, il montre que vivre est bon et
agréable par nature.
Et
il dit que vivre fait partie des états qui sont bons et agréables par
eux-mêmes. Et il prouve cela au moyen de ce qui est déterminé. Or, ce qui est
déterminé appartient à la nature du bien.
1904. Et pour en avoir l'évidence, il faut
considérer que la puissance, prise en elle-même, est indéterminée car elle peut
prendre plusieurs directions; c'est par l'acte qu'elle est déterminée comme on
le voit pour la matière et la forme. En effet, la puissance sans l'acte est une
puissance accompagnée d'une privation, laquelle a raison de mal, tout comme la
perfection qui est achevée par l'acte a raison de bien. Et c'est pourquoi un
être, en tant qu'il est indéterminé, comporte un mal; de même ce qui est
déterminé, en tant que tel, est un bien.
1905. Or, vivre est une détermination, surtout en
tant qu'il consiste principalement en une opération, comme nous l'avons dit (n.
1902). C'est pourquoi il est clair
que vivre est naturellement bon. Or, ce
qui est naturellement bon est également bon pour l'homme vertueux, puisque
l'homme vertueux, dans le genre des affaires humaines, est la mesure, comme
nous l'avons dit (n. 1898). Et c'est
pourquoi, parce que vivre est naturellement bon, nous voyons que vivre est
agréable à tous.
1906. En troisième lieu, là (1170a24) où il dit: ¨
Nous ne parlons pas ici d'une vie
perverse et corrompue etc. ¨, il écarte une difficulté.
Et
il dit que par ce que nous venons de dire (nn. 1901, 1903-1905), à savoir que vivre est bon et agréable par
nature, il ne faut pas entendre une vie perverse, c'est-à-dire vicieuse et
corrompue, qui s'écarte de l'ordre véritable; il ne faut pas entendre non plus
par là une vie qui est passée dans les peines. Une telle vie en effet n'est pas
bonne par nature parce qu'elle est indéterminée, c'est-à-dire privée de la
perfection attendue, tout comme les événements qui en font partie. En effet,
parce que toute chose est déterminée par ce qui existe en elle, si ce qui existe
en elle est indéterminé, elle-même sera indéterminée: par exemple, si la
maladie est indéterminée, le corps malade lui aussi sera indéterminé et
mauvais, tout comme la méchanceté elle-même, la corruption et la douleur. Cela
deviendra plus manifeste dans ce que nous verrons par la suite, lorsque nous
traiterons de la douleur (n. 2048-2049).
1907. Ensuite (1170a26), lorsqu'il dit: ¨ Mais si le fait de vivre lui-même est bon et
agréable etc. ¨, il tire la conclusion du raisonnement qui précède.
Et
il dit que si le fait même de vivre est bon et agréable par nature (ce qui est
évident non seulement à cause du raisonnement qui précède, mais aussi du fait
que c'est ce que tous désirent), il s'ensuit que vivre sera bon et agréable
surtout à ceux qui sont vertueux et heureux. En effet, parce que la vie de ces
derniers est la plus parfaite et la plus heureuse, c'est pourquoi elle leur est
aussi particulièrement désirable.
1908. Ensuite (1170a30), lorsqu'il dit: ¨ Or, celui qui voit sent qu'il voit etc.
¨, il montre qu'il est souhaitable et agréable à l'homme vertueux de sentir
qu'il vit.
En
effet, celui qui voit sent qu'il voit par sa vision, et il en va de même de
celui qui entend qu'il entend, et il en va de même de ce qui arrive chez celui
qui sent qu'il fait quelque chose. Or, en cela même que nous sentons que nous
sentons ou que nous comprenons que nous comprenons, nous sentons et nous
comprenons que nous existons. Il a été dit en effet plus haut (n. 1902) qu'exister et vivre, pour
l'homme, consiste principalement à sentir ou à comprendre. Or, sentir qu'on vit
fait partie des états qui sont agréables par eux-mêmes car, comme nous l'avons
prouvé (n. 1903-1905), vivre est bon
par nature. Or, il est agréable de sentir qu'il existe un bien en soi-même. Et
par conséquent il est clair, puisque vivre est souhaitable ou désirable, et
surtout chez les vertueux dans lesquels l'existence est bonne et agréable, que
la perception même de sentir et de comprendre leur est également agréable. Car
non seulement leur vie est-elle heureuse, mais en même temps ils ont conscience
du bien en soit qui est en eux, à savoir l'existence et la vie, et c'est en
cela qu'ils se réjouissent.
1909. Ensuite (1170b5), lorsqu'il dit: ¨ Ce que l'homme honnête est à lui-même, il
l'est aussi à l'égard de etc. ¨, il montre, en partant de ce qu'il vient de
dire, que ce qui est souhaitable et délectable à l'homme vertueux et heureux
l'est aussi à l'égard de l'ami.
Et
il dit que l'homme vertueux est à l'égard de l'ami ce qu'il est à l'égard de
lui-même, car l'ami est en quelque sorte un autre soi-même. Donc, tout comme ce
qu'il est est souhaitable et délectable à chaque homme vertueux, de même lui
est également souhaitable et délectable, ou à peu de choses près, ce qu'est son
ami. En effet, l'unité naturelle qu'il y a chez un individu à l'égard de
lui-même est plus grande que l'unité d'affection qu'il y a entre un individu et
son ami. Nous avons dit en effet plus haut (nn. 1907, 1908) que l'existence et la vie sont souhaitables au vertueux
pour cette raison qu'il sent que son existence et sa vie sont un bien. Or, une
telle sensation est délectable en elle-même, c'est-à-dire celle par laquelle il
sent qu'un bien est en lui. Donc, tout comme on se délecte dans son existence
et sa vie en les sentant, de même, pour se délecter en son ami, il faut
absolument sentir qu'il existe.
1910. Ce qui est certes possible en vivant les uns
avec les autres par des échanges de paroles et de pensées. C'est de cette
manière en effet qu'on dit proprement des hommes qu'ils vivent en société,
c'est-à-dire selon une vie qui est propre à l'homme, et non en tant qu'ils
partagent un même pâturage comme cela se passe chez les bêtes domestiques.
1911. Donc, en s'appuyant sur tout ce qui précède,
Aristote conclut ce qu'il avait proposé en disant que si son existence est
souhaitable en elle-même à celui qui est heureux, dans la mesure où elle est
naturellement bonne et délectable, comme l'existence et la vie de l'ami sont
proches de sa propre vie sous le rapport de son affection, il s'ensuit que
l'homme vertueux et heureux doit aussi souhaiter avoir un ami.
1912. Ensuite (1170b18), lorsqu'il dit: ¨ Or, ce qui est souhaitable pour soi-même,
cela doit etc. ¨, il montre par la suite que les amis sont nécessaires à
l'homme heureux.
En
effet, ce qui est souhaitable à l'homme heureux doit lui appartenir, autrement
il restera dans une privation, ce qui est contraire à la nature du bonheur qui
implique la suffisance. Le bonheur exige donc que celui qui est dans l'état de
félicité ait besoin d'amis vertueux. Mais Aristote parle ici du bonheur tel
qu'il peut exister en cette vie, comme il l'a déjà dit au premier livre (n. 113) de ce traité.
Aristote se demande s'il faut se faire de nombreux amis; et il répond
que cela n'importe pas à l'homme du fait que peu d'amis suffisent pour être
heureux et qu'il ne peut exister de nombreux amis dont l'amitié se fonde sur la
vertu.
1913. Après avoir parcouru certaines difficultés
relatives à l'amitié du côté de ceux qui aiment, le Philosophe examine ici les difficultés
qui se tiennent du côté de ceux qui sont aimés. Et à ce sujet il soulève trois
questions.
Et
la première porte sur le nombre des amis
qu'on peut avoir (1170b20). La deuxième question porte sur la nécessité des
amis, là (1171a22) où il dit: ¨ Le besoin
des amis est-il plus grand etc. ¨. La troisième porte sur leur
fréquentation, là (1171b30) où il dit: ¨ Donc,
de quelle manière la vie commune est-elle la plus agréable etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente la
question (1170b20), à savoir s'il faut se faire ou non le plus d'amis possible:
mais comme semble le dire avec sagesse le proverbe qui s'applique à ceux qui
font de grands voyages: que je ne sois qualifié ni comme celui qui voyage
beaucoup, ni comme celui qui ne voyage pas du tout; c'est-à-dire, qu'on ne dise
pas de moi que je parcours inutilement un trop grand nombre de contrées, ni non
plus que je ne sors jamais de la maison pour voyager; il convient qu'il en soit
aussi de même pour l'amitié, c'est-à-dire que chacun doit éviter de n'avoir
aucun ami comme il doit aussi éviter d'en avoir plusieurs avec excès.
1914. En deuxième lieu, là (1170b24) où il dit: ¨ Ce qui vient d'être dit semblera s'appliquer
tout à fait à ceux dont etc. ¨, il donne la solution à la question qui
précède. Et il le fait en premier lieu à l'égard de l'amitié utile.
Et
il dit que ce qui vient d'être dit (n. 1913),
à savoir qu'il faut éviter d'avoir inutilement une multitude d'amis, semble
s'appliquer tout à fait aux amis dont les relations sont fondées sur les
avantages, c'est-à-dire sur l'utilité: car si l'homme avait de nombreux amis de
la sorte, de qui il recevrait des complaisances, il faudrait aussi en retour
qu'il manifeste à plusieurs de la complaisance. Or, cela est très pénible, de
telle manière que le temps de leur vie ne suffirait pas à ceux qui devraient
répondre à ces obligations.
1915. Donc, si les amis utiles sont plus nombreux
qu'ils ne sont nécessaires à notre existence propre, ils éloignent et
détournent l'homme des biens de la vie qui consiste dans l'agir conforme à la
vertu; en effet, pendant que l'homme est excessivement attentif aux affaires
des autres, il s'ensuit qu'il ne peut s'occuper de lui-même comme il se doit.
Et par conséquent il est clair que l'homme n'a pas besoin d'avoir de nombreux
amis utiles.
1916. En deuxième lieu, il montre la même chose là
(1170b28) où il dit: ¨ Et même pour le
plaisir etc. ¨.
Et
il dit que même dans l'amitié fondée sur le plaisir, peu d'amis suffisent. En
effet, le plaisir extérieur qui est manifesté par de tels amis est recherché,
dans la vie humaine, à la manière des condiments dans les aliments qui, même
s'ils sont peu nombreux, suffisent. C'est pourquoi peu d'amis suffisent à
l'homme pour le plaisir pour qu'il se recrée avec eux pendant un certain temps.
1917. En troisième lieu, là (1170b30) où il dit: ¨
Mais en ce qui concerne les amis qui sont
vertueux etc. ¨, il résout la difficulté par rapport à l'amitié qui se
fonde sur la vertu.
Et
en premier lieu il manifeste son propos au moyen d'un raisonnement. En deuxième
lieu, il le manifeste par l'expérience, là (1171a15) où il dit: ¨ C'est ainsi que les faits semblent etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il rappelle la
question. Et il dit qu'il reste à considérer s'il faut admettre un grand nombre
d'amis vertueux, de telle manière que plus on en aurait, meilleur on serait; ou
s'il ne faut pas manifester une certaine mesure sur la multiplicité des amis,
comme on le voit pour le nombre de citoyens dans une cité, laquelle n'est pas
constituée de dix hommes seulement, mais pas de dix myriades non plus,
c'est-à-dire de cents mille hommes (car une myriade équivaut à dix mille), car
au-delà d'un certain nombre, on n'aura plus une cité, mais une certaine région.
Mais pour ce qui est de la grandeur du nombre qui est nécessaire à l'existence
d'une cité, elle n'est pas déterminée d'après un seul critère, car une cité
peut être plus grande ou plus petite. Mais on peut admettre deux extrêmes entre
lesquels tout intermédiaire peut être déterminé comme convenant à la
multitplicité des citoyens d'une cité.
1918. En deuxième lieu, là (1170b37) où il dit: ¨ Le nombre des amis est limité etc. ¨ ,
il résout la difficulté en disant que le nombre des amis ne doit pas être
immense, mais limité.
Et
il le prouve au moyen de trois raisonnements, dont voici le premier. L'homme
peut avoir autant d'amis que ceux avec lesquels il peut vivre en intimité. En
effet, parmi les autres biens, tel est celui qui semble le plus aimable,
c'est-à-dire celui qui convient à l'amitié qui se fonde sur la vertu. Or, il
est manifeste qu'il n'est pas possible que l'homme vive en intimité avec une
multiplicité d'hommes en nombre illimité, et qu'il se partage en quelque sorte
entre plusieurs. Par conséquent, il est clair qu'on ne peut avoir de nombreux
amis dont l'amitié se fonde sur la vertu.
1919. Il présente son deuxième raisonnement là
(1171a3) où il dit: ¨ Mais en outre il
est nécessaire que etc. ¨.
Il
est manifeste en effet que les amis doivent avoir une vie commune. Et par
conséquent, si on possède de nombreux amis, il est nécessaire que tous ces amis
soient aussi amis entre eux, autrement ils ne pourraient pas vivre ensemble ni
par conséquent se fréquenter intimement en tant qu'amis. Or, il est difficile
de réaliser cela, c'est-à-dire d'être mutuellement des amis, avec une
multiplicité d'individus. Et par conséquent, il ne semble pas possible qu'un
même homme ait une multiplicité d'amis.
1920. Il présente son troisième raisonnement là
(1171a6) où il dit: ¨ Or, il est
difficile de se réjouir avec etc. ¨.
Nous
avons dit en effet plus haut (n. 1894-1898)
qu'un ami se réjouit avec son ami. Or, il est difficile à un homme de se
réjouir et de souffrir intimement avec plusieurs. En effet, on en viendrait
vraisemblablement à devoir se réjouir avec l'un et à s'attrister avec un autre,
ce qui est impossible. Par conséquent, il n'est pas possible d'avoir plusieurs
amis.
1921. En troisième lieu, là (1171a10) où il dit: ¨
Il convient donc de ne pas chercher à
posséder plusieurs etc. ¨, il conclut son propos à partir de ce qui a été
dit, à savoir qu'il ne convient pas à un homme de chercher à devenir l'ami
intime de plusieurs, mais d'en avoir autant qui peuvent vivre en intimité avec
lui: car même cela ne semble pas possible, à savoir que l'homme soit l'ami
intime de plusieurs. C'est pourquoi, même sous le rapport de l'amour charnel
voluptueux, un même homme n'aime pas plusieurs femmes d'un amour intense car
sous ce rapport, l'amitié parfaite consiste en un certains excès de l'amour,
lequel ne peut s'observer qu'à l'égard d'un seul, ou pour le moins à l'égard
d'un petit nombre. En effet, dans tous les cas, ce qui est extrême ne convient
qu'à un petit nombre, car il n'est pas possible que plusieurs parviennent à la
plus grande perfection à cause de la multiplicité des défauts et des obstacles.
1922. Ensuite (1171a15), lorsqu'il dit: ¨ C'est ainsi que les choses semblent se
passer dans la réalité etc. ¨, il manifeste son propos au moyen de
l'expérience.
En
effet, c'est ce que nous observons dans les faits, à savoir qu'un même homme
n'éprouve de l'amitié qu'à l'égard d'un petit nombre de personnes. En effet, on
ne retrouve pas de nombreux amis pour un même homme selon l'amitié de la
camaraderie, c'est-à-dire celle des compagnons ou de ceux qui vivent en
intimité. Ce qu'il prouve au moyen d'un certain proverbe dans lequel on dit que
les amitiés qu'on célèbre n'existent qu'entre deux hommes.
1923. Il est coutume, en effet, dans la plupart
des cas, que les jeunes, unis par camaraderie, se trouvent à chanter par
paires. Mais les polyphili,
c'est-à-dire ceux qui aiment se tenir avec plusieurs et qui trouvent de la
satisfaction à se comporter familièrement avec tous, ne sont pas vus comme
étant de véritables amis car ils ne vivent longtemps avec personne et leur
familiarité passe facilement à n'importe qui. Néanmoins, les personnes de la
sorte sont qualifiées d'amis sociaux, comme on le voit habituellement dans les
cités, dans lesquelles l'amitié se juge d'après les applaudissements et les
familiarités. On dit généralement de ces personnes, qui sont les amis de
plusieurs, qu'elles sont soucieuses de plaire, ce qui laisse entendre qu'elles tombent
dans le vice qui consiste à chercher à plaire aux autres avec excès, comme nous
l'avons dit plus haut (n. 816, 828)
au quatrième livre de ce traité.
1924. Ensuite (1171a19), lorsqu'il dit: ¨ On peut certes être socialement l'ami de
plusieurs et ne pas etc. ¨, il montre selon quelle amitié on peut dire de
certains qu'ils sont les amis de plusieurs.
Et
il dit que cela est possible selon l'amitié sociale dont on vient de parler,
non seulement à la manière de celui qui cherche à plaire à tout prix, mais
aussi à la manière d'un homme véritablement vertueux. Nous avons dit en effet
plus haut (n. 1836) que l'amitié
sociale semble s'identifier à la concorde. Or, l'homme vertueux est celui vit
en accord avec plusieurs par rapport aux affaires qui concernent la vie
sociale. Cependant, il n'est pas possible que l'homme vertueux soit l'ami de
plusieurs en ce qui regarde l'amitié qui se fonde sur la vertu, c'est-à-dire de
manière à les aimer pour eux-mêmes et non seulement en vue de l'utilité ou du
plaisir. Bien au contraire, il doit être aimable et précieux à l'homme de
trouver un petit nombre d'amis de la sorte, c'est-à-dire des hommes qui sont
aimés pour leur vertu et pour eux-mêmes.
Aristote cherche à savoir si l'homme a besoin d'amis aussi bien dans
l'adversité que dans la prospérité et il résout cette difficulté en disant que
les amis sont nécessaires surtout dans l'adversité, et particulièrement les
amis utiles, bien qu'il soit préférable de les avoir dans l'une et l'autre
situation.
1925. Après avoir résolu la difficulté portant sur
la multiplicité des amis, Aristote présente ici une difficulté portant sur leur
nécessité. Et à ce sujet il fait trois choses.
En
premier lieu il présente la difficulté (1171a21). En deuxième lieu, il la
résout, là (1171a25) où il dit: ¨ En
effet, il est certes plus nécessaire d'avoir etc. ¨. En troisième lieu, il
prouve un principe qu'il avait supposé, là (1171a28) où il dit: ¨ En effet, la présence même des amis etc.
¨.
Il
dit donc en premier lieu (1171a21) qu'on peut se demander si l'homme a
davantage besoin d'amis dans la bonne fortune que dans la mauvaise fortune. Il
est manifeste en effet que les amis sont nécessaires dans les deux conditions.
Dans la mauvaise fortune, l'homme a besoin d'amis qui lui apportent un secours
contre les adversités. Dans la bonne fortune, l'homme a besoin d'amis avec
lesquels il puisse vivre en intimité et leur procurer des bienfaits. En effet,
puisqu'ils sont vertueux, ils veulent leur faire du bien.
1926. Ensuite (1171a25), lorsqu'il dit: ¨ Il est certes plus nécessaire etc. ¨, il
présente la solution de la difficulté.
Et
il conclut de ce qui précède qu'il est plus nécessaire à l'homme d'avoir des
amis lorsqu'il est dans le malheur car c'est alors qu'il a besoin du secours de
ses amis, comme nous l'avons dit plus tôt (n.1925). Et il en résulte que c'est dans cette situation que l'homme
a besoin des amis utiles qui lui fournissent de l'aide. Mais il est plus
honorable d'avoir des amis dans le bonheur. Et il en résulte que c'est dans
cette situation que les hommes recherchent des amis vertueux car c'est à de
telles personnes qu'il est préférable de faire du bien et c'est avec elles
aussi qu'il est souhaitable de vivre.
1927. Ensuite (1171a28), lorsqu'il dit: ¨ La présence des amis est en effet agréable
par elle-même etc. ¨, il prouve ce qu'il avait supposé, à savoir qu'il est
nécessaire d'avoir des amis dans les deux conditions.
Et
en premier lieu, il présente ce qu'il se propose de montrer. Et il dit que la
présence même des amis est agréable, aussi bien dans le bonheur que dans le
malheur.
1928. En deuxième lieu, là (1171a29) où il dit: ¨ Ceux qui sont tristes sont soulagés par la
compassion etc. ¨, il prouve ce qu'il se propose de montrer.
Et
il le fait premièrement par rapport au malheur. En deuxième lieu, il le fait
par rapport au bonheur, là (1171b14) où il dit: ¨ Dans le bonheur, la présence des amis etc. ¨. En troisième lieu, il
tire un corollaire de ce qu'il vient de dire, là (1171b15) où il dit: ¨ C'est pour cette raison qu'il faut demander la présence des
amis etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il manifeste son
propos en disant que les hommes qui sont dans la souffrance éprouvent un
certain soulagement par la présence des amis qui compatissent à leur douleur.
1929. En deuxième lieu, là (1171a30) où il dit: ¨ Pour cette raison, on peut se demander si
etc. ¨, il se demande quelle est la cause de ce qui vient d'être dit.
Et
à cette question il donne deux causes et dit laquelle des deux est la meilleure.
Et la première des deux se tire de l'exemple de ceux qui portent un lourd
fardeau, dont l'un est soulagé par la compagnie d'un autre qui prend cette
charge sur lui. Et il apparaît semblablement que l'un des amis porte plus
facilement le poids de la tristesse si l'autre porte avec lui ce même poids de
tristesse.
1930. Mais cette similitude ne semble pas convenir
sous le rapport de la tristesse elle-même. En effet, ce n'est pas de la même
tristesse, numériquement parlant, que l'un subit, et dont l'autre prend sur lui
une partie pour qu'ainsi la peine du premier soit diminuée. Cette similitude
peut cependant convenir quant à la cause de la tristesse: par exemple, si on
s'attriste d'un dommage qui a été subi, lorsque l'ami absorbe une partie du
dommage, alors le dommage de l'autre s'en trouve diminué, tout comme sa peine.
1931. Mais la deuxième cause est meilleure et elle
est pertinente sous le rapport de la peine elle-même. Il est manifeste en effet
que tout plaisir qui survient diminue la peine: or, la présence d'un ami qui
compatit à notre peine apporte du plaisir de deux manières. Premièrement, parce
que la présence même d'un ami est agréable. Deuxièmement parce que lorsqu'on
comprend que l'ami compatit à notre souffrance, on se réjouit de son amitié et
par conséquent on en éprouve moins de peine.
1932. Et parce que cette considération est
étrangère à son propos principal, c'est pourquoi Aristote ajoute que pour
l'instant il faut remettre à plus tard la question de savoir si c'est pour la
raison qui vient d'être dite (n. 1929-1931)
ou pour une autre raison que les hommes qui ont de la peine sont soulagés par
la présence des amis qui compatissent à leurs peines. Néanmoins, ce que nous
venons d'en dire (n. 1931) semble
manifestement être confirmé par l'expérience.
1933. En troisième lieu, là (1171b1) où il dit: ¨ La présence des amis semble etc. ¨, il
montre que la présence de l'ami qui compatit semble comporter une certaine
tristesse.
Et
en premier lieu il manifeste son propos. En deuxième lieu, il tire un
corollaire de ce qu'il vient de dire, là (1171b8) où il dit: ¨ C'est pourquoi ceux qui sont naturellement
courageux etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que la présence des amis compatissants semble
comporter un certain mélange de plaisir et de peine. En effet, la vision même
des amis est délectable, et pour une autre raison commune, et spécialement à
l'homme infortuné qui est aidé par son ami pour qu'il ne soit plus attristé,
dans la mesure où l'ami console son ami, à la fois par sa présence et par ses
paroles, surtout s'il est adroit, c'est-à-dire habile à consoler. En effet,
l'ami connaît la mentalité de son ami et il sait en quoi il trouve du plaisir
ou éprouve de la peine et par conséquent, il peut lui fournir un remède
approprié pour le soulager de sa peine. C'est donc de cette manière que la
présence de l'ami compatissant est agréable. Mais d'un autre côté elle comporte
de la tristesse dans la mesure où l'homme sent que son ami éprouve de la
tristesse à compatir à ses souffrances. En effet, tout homme bien disposé
évite, dans la mesure du possible, d'être cause de tristesse pour ses amis.
1934. Ensuite (1171b8), lorsqu'il dit: ¨ C'est pourquoi les hommes naturellement
courageux etc. ¨, il conclut, en s'appuyant sur ce qui précède, que les
hommes qui ont une âme courageuse redoutent et évitent de peiner leurs amis à
cause de leurs problèmes personnels. Il est en effet dans la nature de l'amitié
que l'ami veuille faire du bien à son ami plutôt que d'être pour lui la cause
d'un mal. Et les hommes courageux ne supportent
en aucune manière que leurs amis soient attristés à cause d'eux à moins
que l'aide qui leur est apportée par leurs amis pour soulager leur peine ne
dépasse la tristesse de ces derniers. Ces
hommes courageux supportent en effet que leur peine soit soulagée par
une légère douleur de leurs amis. Et en général, il n'est pas agréable aux
hommes courageux d'entendre autour d'eux des lamentations, car eux-mêmes n'ont
pas l'habitude de se plaindre.
1935. Il existe cependant des hommes qui sont
disposés comme des femmes et qui trouvent du plaisir à avoir avec eux
simultanément plusieurs personnes pour prendre part à leurs inquiétudes, et qui
aiment comme des amis ceux qui s'associent à leurs douleurs. Mais dans cette
grande diversité des hommes, il faut chercher à imiter, sous tous les rapports,
ceux qui sont les meilleurs, c'est-à-dire ceux qui sont courageux.
1936. Ensuite (1171b14), lorsqu'il dit: ¨ Mais dans le bonheur, la présence des amis
etc. ¨, il manifeste la deuxième partie de son propos, à savoir que dans le
bonheur, la présence des amis est louable.
Et
il dit que dans le bonheur, la présence des amis présente deux sortes de
plaisirs. Premièrement, la fréquentation même des amis, car il est agréable de
fréquenter ses amis. Deuxièmement, ce fait lui-même, à savoir qu'on comprend
par là que nos amis se réjouissent de notre prospérité. En effet, chacun
cherche à être cause de plaisir pour ses amis.
1937. Ensuite (1171b15), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison qu'il semblera qu'il
faut appeler ses amis etc. ¨, il tire un corollaire de ce qu'il vient de
dire et qui contient en lui-même un enseignement moral.
Et
en premier lieu il le fait à l'égard de ceux qui convoquent leurs amis. En
deuxième lieu, il le fait à l'égard de ceux qui vont spontanément à leurs amis,
là (1171b20) où il dit: ¨ Mais pour aller
à eux, il convient sans doute à l'inverse etc. ¨.
Et
relativement au premier point, il présente trois enseignements moraux. Et en
premier lieu il le fait en concluant, en s'appuyant sur ce qui précède, que
parce qu'il est agréable à l'homme de comprendre que ses amis se réjouissent de
sa prospérité, il faut que l'homme les appelle promptement à se joindre à ses
réussites, c'est-à-dire afin qu'ils les partagent avec eux. Il faut en effet que
l'homme bon fasse du bien à ses amis.
1938. Le deuxième enseignement est le suivant:
c'est avec hésitation et une certaine réserve que l'homme doit appeler ses amis
pour leur communiquer ses infortunes. En effet, l'homme doit le moins possible
raconter ses infortunes à son ami. Et pour le montrer il avance le proverbe de
celui qui dit: ¨ Il suffit que je sois
seul à être malheureux. ¨; c'est comme s'il disait: il suffit que je sois
seul à subir le malheur; il ne faut pas que mes amis aussi en souffrent.
1939. Le troisième enseignement est le suivant:
nos amis doivent être appelés à l'occasion de nos infortunes surtout s'ils
peuvent nous apporter un grand secours sans en être grandement troublés.
1940. Ensuite (1171b20), lorsqu'il dit: ¨ Mais à l'inverse, pour aller à eux dans leur
malheur etc. ¨, il présente trois enseignements qui s'adressent à ceux qui
vont volontiers à leurs amis, dont voici le premier: il faut parfois aller
promptement à nos amis qui sont dans le malheur même si on n'y a pas été appelé
car c'est le propre d'un ami de faire du bien à ses amis, et surtout à ceux qui
sont dans le besoin et qui ne jugent pas convenable, c'est-à-dire qui estiment
qu'il n'est pas juste d'exiger cela d'un ami. Par conséquent, puisque l'aide
est accordée à celui qui ne la demande pas, elle est plus honorable,
c'est-à-dire honnête, des deux côtés, c'est-à-dire à la fois du côté de celui
qui donne et de celui qui reçoit. Car celui qui donne semble alors donner plus
spontanément et celui qui reçoit agit vertueusement en refusant de surcharger
son ami. L'aide est aussi, dans ce cas, plus agréable des deux côtés car celui
qui reçoit n'a pas à souffrir l'ambarras qu'on doit subir en faisant une
demande à son ami, tout comme celui qui donne trouve plus de plaisir à donner en
faisant comme de lui-même une action vertueuse sans y avoir été poussé.
1941. Voici le deuxième enseignement: l'homme doit
se porter promptement vers les réussites de son ami pour lui offrir d'y
collaborer lorsque cela sera nécessaire, car c'est pour cela qu'un homme a
besoin d'amis, à savoir pour qu'ils collaborent à ses actions vertueuses.
1942. Voici le troisième enseignement: pour qu'un
homme reçoive dignement d'un ami fortuné, il doit s'en approcher calmement,
c'est-à-dire avec ménagement et sans précipitation. En effet, il n'est pas bon
que l'homme se présente rapidement pour recevoir l'aide de son ami. En effet,
l'homme doit craindre et se garder de la pensée du plaisir afin qu'il
n'encourre pas ce bruit que lui-même n'est pas agréable à son ami en ceci qu'il
lui est à charge, c'est-à-dire pour cette raison que lui-même se rend pénible à
son ami. Et il est manifeste que cela se produit parfois. En effet, lorsque
certains montrent trop d'empressement à recevoir des bienfaits, ils se rendent
pénibles et désagréables à leurs amis. Ou pour le dire en d'autres mots,
l'homme doit craindre et se garder de la pensée du plaisir à insister,
c'est-à-dire qu'il doit chercher à éviter que son ami pense de lui qu'il se
plaît à insister auprès de lui pour obtenir des bienfaits.
1943. Et à la fin, en s'appuyant sur ce qui
précède, il conclut que la présence des amis semble être souhaitable en toute
circonstance.
Aristote semble se demander si les amis ont du plaisir à vivre
ensemble à la manière dont ceux qui sont saisis par l'amour ont du plaisir à se
regarder.
1944. Après avoir examiné les questions relatives
à la multiplicité et à la nécessité des amis, le Philosophe s'interroge ici sur
leur vie commune. Et à ce sujet il fait trois choses.
En
premier lieu il présente la question (1171b30). En deuxième lieu, il manifeste
la vérité qui répond à cette question, là (1171b34) où il dit: ¨ L'amitié est en effet une association etc.
¨. En troisième lieu, il tire un corollaire de ce qu'il vient de dire, là
(1172a10) où il dit: ¨ Il résulte donc de
là que l'amitié des méchants etc. ¨.
Il
dit donc (1171b30) que la vie commune se fonde sur une certaine ressemblance de
l'amitié à l'amour voluptueux dans lequel nous voyons certes qu'il est
grandement désirable aux amants de voir ceux qu'ils aiment. Et ils préfèrent ce
sens, à savoir celui de la vue, à tous les autres sens extérieurs car, comme
nous l'avons dit (n. 1822-1823),
c'est surtout par ce sens que commence à naître la passion de l'amour, et c'est
par ce sens qu'elle se conserve. En effet, un tel amour est provoqué surtout
par la beauté que perçoit la vue.
1945. La question est donc de savoir ce qui, dans
l'amitié, est proportionnel à la vision: est-ce le fait même de vivre ensemble,
c'est-à-dire de telle sorte que tout comme les amants se plaisent surtout à se
voir mutuellement, de même les amis se réjouiraient à vivre ensemble. Mais
selon une autre version cela ne serait pas présenté à la manière d'une
question, mais à la manière d'une conclusion, et cette version se présenterait
de la manière suivante: c'est donc à la
manière etc. Et c'est ce qui peut être conclu du fait qu'il a été prouvé
plus haut (nn. 1936, 1943) que la
présence des amis est agréable dans toutes les circonstances.
1946. Ensuite (1171b34), lorsqu'il dit: ¨ L'amitié est en effet une association etc.
¨, il manifeste au moyen de trois raisonnements la vérité de la question ou de
la conclusion qui précède, dont voici le premier. L'amitié consiste en une
certaine association comme on le voit dans ce qui a été dit au huitième livre
(nn. 1698, 1702, 1724). Or, c'est
surtout dans une vie commune que les amis s'associent les uns aux autres. C'est
pourquoi c'est surtout la vie commune qui est propre et qui est agréable dans
l'amitié.
1947. Il présente son deuxième raisonnement là
(1171b35) où il dit: ¨ Et ce que l'on est
à l'égard de soi-même, on l'est aussi etc. ¨.
En
effet, ce que l'homme est à l'égard de lui-même, il l'est aussi à l'égard de
son ami, comme nous l'avons dit plus haut (n. 1797). Or, à l'égard de lui-même, il est désirable et agréable à
l'homme de sentir son existence. Il est donc aussi agréable à l'homme de sentir
l'existence de son ami. Mais cela n'est possible que dans une vie commune. En
effet, c'est par la vision de leurs opérations mutuelles qu'ils sentent qu'ils
existent l'un pour l'autre. C'est donc avec raison que les amis désirent vivre
ensemble.
1948. Il présente son troisième raisonnement là
(1172a1) où il dit: ¨ Et dans chacune des
circonstances où nous sentons que nous existons etc. ¨.
Et
ce raisonnement se tire de l'expérience. Nous voyons en effet que les hommes
veulent vivre avec leurs amis les opérations dans lesquelles ils trouvent le
plus de plaisir, auxquelles ils identifient leur existence et en vue desquelles
ils choisissent de vivre, comme s'ils ordonnaient toute leur vie à ces opérations.
1949. Et de là vient que certains se réunissent
avec leurs amis pour boire, d'autres pour les jeux de hasard, d'autres pour des
exercices de gymnastique, par exemple lors de tournois de lutte, ou pour toute
autre activité de la sorte, ou même pour chasser ou pour philosopher de
compagnie, de telle manière que chacun veuille s'arrêter avec ses amis sur
cette opération qu'ils aiment le plus entre toutes celles qui sont possibles en
cette vie. En effet, ils veulent vivre avec leurs amis comme en posant ces
opérations dans lesquelles ils trouvent le plus de plaisir et dans lesquelles,
selon eux, consiste la totalité de leur vie. Et les opérations de la sorte, ils
les partagent avec leurs amis, estimant que c'est à ce partage que se ramène
leur vie commune avec leurs amis. Et par conséquent il est clair que la vie
commune est ce qu'il y a de plus souhaitable dans l'amitié.
1950. Ensuite (1172a10), lorsqu'il dit: ¨ Donc, l'amitié des méchants est mauvaise etc.
¨, à partir de ce qui précède, il tire une conclusion relative à l'amitié des
bons à l'amitié des méchants.
Et
en premier lieu, il conclut, au sujet de l'amitié des méchants, que leur amitié
est mauvaise. En effet, ils trouvent du plaisir à faire surtout des actions
mauvaises et ce sont ces actions qu'ils partagent ensemble. Et comme ils sont
instables, ils vont toujours de mal en pire car l'un est rendu mauvais en
devenant semblable à l'autre.
1951. En deuxième lieu, là (1172a12) où il dit: ¨ Mais l'amitié de ceux qui sont vertueux est
augmentée etc. ¨, il conclut, au sujet de l'amitié de ceux qui sont bons,
que leur amitié est bonne et qu'elle augmente toujours en vertu par leurs
fréquentations. Et les amis eux-mêmes s'améliorent en ceci qu'ils agissent
ensemble et qu'ils s'aiment mutuellement. En effet, l'un reçoit de l'autre
l'exemple d'une action vertueuse dans laquelle il se complaît. C'est pourquoi
on dit dans un proverbe que de ceux qui sont bons, l'homme ne tire que de
bonnes choses.
1952. Et à la fin, en résumant ce qui a été dit,
il dit qu'il a suffisamment traité de l'amitié et que pour la suite il doit
parler du plaisir (n. 1953-2064). Et
c'est ainsi que se termine l'exposé du neuvième livre de ce traité.
Aristote traite ici de la volupté ou du plaisir, et surtout de celui
qui semble exister selon l'intelligence; et il prouve au moyen de nombreux
raisonnements que le plaisir relève de cette partie de la philosophie.
1953. Après avoir traité des vertus morales et
intellectuelles, et même de la continence et de l'amitié qui ont une certaine
affinité avec la vertu, le Philosophe cherche, dans ce dixième livre, à traiter
de la fin de la vertu.
Et
en premier lieu il cherche certes à traiter de la fin de la vertu qui
appartient à l'homme en lui-même (1172a20). En deuxième lieu, il cherche à
traiter de la fin de la vertu par rapport au bien commun qui est le bien de
toute la cité, là (1179a35) où il dit: ¨ Donc,
s'il en va pour ces choses comme il en va pour les vertus et pour l'amitié etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il traite du
plaisir dont certains affirment qu'il est la fin de la vertu. En deuxième lieu,
il détermine du bonheur au sujet duquel tous affirment qu'il est la fin de la
vertu, là (1176a30) où il dit: ¨ Ayant
dit ce qui concerne les vertus, les amitiés et etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre, à la
manière d'un proème, qu'il faut traiter du plaisir. En deuxième lieu, suite à
ce proème, il poursuit son propos, là (1172b9) où il dit: ¨ Donc, Eudoxe croyait que le plaisir est le
bien par soi etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer (1172a20).
1954. Et il dit que suite à ce qui a été dit, ce
qui doit suivre maintenant c'est une brève considération sur le plaisir.
Aristote avait certes traité plus haut, au septième livre (n. 1354-1367), du plaisir en tant qu'il
est la matière de la continence, et c'est pourquoi à cet endroit sa
considération portait surtout sur les plaisirs sensibles et corporels. Mais
maintenant il cherche plutôt à traiter du plaisir en tant qu'il s'ajoute au
bonheur. Et c'est pourquoi il traite ici du plaisir intelligible et spirituel.
1955. En deuxième lieu, là (1172a21) où il dit: ¨ C'est le plaisir qui semble certes être etc.
¨, il prouve, au moyen de trois raisonnements, qu'il faut traiter du plaisir,
dont le premier se prend du côté d'une certaine affinité entre le plaisir et
nous. Il semble en effet que c'est surtout le plaisir qui semble être
naturellement approprié à notre genre. Et c'est pourquoi les orakizontes, c'est-à-dire ceux qui
gouvernent les familles, éduquent les jeunes surtout au moyen des plaisirs et
des peines. En voulant en effet les inciter au bien et les détourner du mal,
ils s'appliquent à leur faire trouver du plaisir à bien agir, par exemple au
moyen de petits coquillages, et à leur faire détester leurs mauvaises actions,
par exemple par des fouets. Et parce que la philosophie morale considère les
affaires humaines, il lui appartient aussi d'examiner le plaisir.
1956. Il présente son deuxième raisonnement là
(1172a23) où il dit: ¨ Or, il appartient
au plus haut point à la vertu morale de trouver du plaisir dans ce qui etc.
¨.
Et
ce raisonnement se tire du rapport à la vertu. Et il dit qu'il appartient au
plus haut point à la vertu morale que l'homme tire du plaisir des choses qui
lui conviennent, qu'il haïsse celles qui doivent être détestées et qu'il
s'attriste des actions mauvaises qu'il commet. En effet, la vertu morale
consiste surtout dans l'ordonnance de l'appétit, laquelle est connue par
l'ordonnance du plaisir et de la douleur qui suivent tous les mouvements de la
partie appétitive, comme nous l'avons dit plus haut (n. 296) au deuxième livre. Et c'est justement ce qu'il ajoute
lui-même, à savoir que ces passions, le plaisir et la douleur, s'appliquent à
tout ce qui touche à la vie humaine et ont un grand pouvoir sur la capacité de
l'homme à devenir vertueux et à vivre heureux, ce à quoi il ne pourrait
parvenir si ses plaisirs et ses peines étaient déréglées.
1957. En effet, les hommes choisissent ce qui est
agréable, même lorsque cela est un mal et ils fuient ce qui est désagréable
même si cela est un bien. Mais en aucune manière il semble que l'homme qui veut
être vertueux et heureux doive choisir le plaisir et fuir la douleur pour des
choses de la sorte, c'est-à-dire pour celles qui respectivement entraînent
certaines actions mauvaises ou privent d'actions vertueuses. Et à l'inverse on
peut dire qu'il ne faut pas choisir de faire le mal ou d'éviter de faire le
bien pour des raisons de la sorte, c'est-à-dire en accueillant ce qui est
agréable et en fuyant ce qui est pénible. Et par conséquent il est évident
qu'il appartient à la philosophie morale d'examiner le plaisir, tout comme il
lui appartient de considérer la vertu morale et le bonheur.
1958. Il présente son troisième raisonnement là
(1172a27) où il dit: ¨ Ce sujet en
particulier présente de nombreuses difficultés etc. ¨. Et ce raisonnement
se tire de la grande difficulté que comporte l'examen du plaisir.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il énumère les différentes
opinions sur le plaisir, d'où procède la difficulté. En deuxième lieu, il
rejette certains énoncés contenus dans ces opinions, là (1172a35) où il dit: ¨ Mais peut-être n'a-t-on pas raison de parler
ainsi etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il faut traiter du plaisir et de la douleur au
moyen d'un autre raisonnement, car ces notions présentent une grande
difficulté, ce que l'on voit clairement par la diversité des opinions de ceux
qui en ont parlé.
1959. Certains en effet disent que le plaisir est
un certain bien. D'autres au contraire disent que le plaisir est quelque chose
de très mauvais. Mais cette dernière opinion comporte une certaine diversité.
En effet, certains affirment que le plaisir est mauvais parce qu'ils sont
persuadés qu'il en est véritablement ainsi et par conséquent ils croient dire
la vérité. Mais d'autres, bien qu'ils ne croient pas que le plaisir soit
quelque chose de mauvais, estiment cependant qu'il est préférable pour notre
vie d'affirmer que le plaisir est quelque chose de mauvais, bien qu'il ne le
soit pas, pour détourner les hommes du plaisir par lequel la multitude est
attirée et dont elle est l'esclave. Et c'est pourquoi, en affirmant que les
plaisirs sont mauvais, il faut conduire les hommes dans la direction opposée
pour qu'ils s'éloignent des plaisirs. Et par conséquent, en effet, on
parviendra à un certain milieu, c'est-à-dire de telle manière que l'homme fera
usage des plaisirs avec modération.
1960. Ensuite (1172a35), lorsqu'il dit: ¨ Mais peut-être n'a-t-on pas raison de etc.
¨, il rejette ce qui a été dit en tout dernier lieu.
En
effet, peut-être que certains ne parlent-ils pas avec justesse lorsqu'ils
affirment faussement que les plaisirs sont mauvais à cette seule fin que les
hommes s'en détournent, car dans les actions comme dans les passions humaines,
on est moins cru par les paroles que par les actions. En effet, si on pose des
opérations qu'on dit être mauvaises, on est plus stimulé par l'exemple qu'on
est détourné par la parole.
1961. Et la raison en est que chacun semble
choisir ce qui lui semble être un bien en particulier et qui est ce sur quoi
portent les passions et les actions humaines. Donc, lorsque les paroles d'une
personne ne s'accordent pas avec les actions qui se manifestent en lui, de
telles paroles sont méprisées. Et par conséquent, la vérité qui est exprimée
par elles est détruite. Et par conséquent elle aura échoué à parvenir à son
but.
1962. En effet, si quelqu'un, en blâmant tout
plaisir, semblait être incliné à un plaisir, il donnerait à entendre que tout
plaisir doit être choisi. En effet, la foule n'est pas capable de faire les
distinctions pour déterminer que ceci est bien et que cela est mauvais et elle
admet indistinctement comme un bien ce qui a l'apparence d'être bon dans un
être. Donc, les paroles vraies semblent être non seulement utiles à la science
mais aussi à une bonne vie. Et on adhère à ces paroles si elles s'accordent
avec les actions. Et c'est pourquoi de telles paroles stimulent ceux qui en
saisissent la vérité et qui vivent en conformité avec elles.
1963. Et à la fin, à la manière d'un résumé, il
conclut que nous avons suffisamment parlé de ce sujet et qu'il faut maintenant
procéder à l'examen des opinions sur le plaisir.
Aristote procède ici à l'examen des opinions de ces philosophes qui
soutenaient que le plaisir entre dans le genre du bien, et il suit surtout
l'opinion d'Eudoxe qui affirme que le plaisir est le plus grand bien.
1964. Après avoir montré qu'il faut examiner le
plaisir, il commence ici à en traiter.
Et
en premier lieu il parcout les opinions des autres philosophes (1172b9). En
deuxième lieu, il détermine la vérité, là (1174a11) où il dit: ¨ Or, ce qu'il est et quelle en est la nature,
etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il parcout les
opinions de ceux qui soutiennent que le plaisir est dans le genre du bien. En deuxième
lieu, il parcout les opinions contraires, là (1172b29) où il dit: ¨ Mais par un tel raisonnement, Platon détruit
etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente les
raisonnements à partir desquels Eudoxe prouvait que le plaisir est contenu dans
le genre du bien. En deuxième lieu, il présente le raisonnement par lequel
Eudoxe prouvait que le plaisir est le plus grand bien, là (1172b21) où il dit:
¨ Or, ce qui est préférable au plus haut
point, etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre comment
Eudoxe prouvait que le plaisir est dans le genre du bien sous le rapport du
plaisir lui-même. En deuxième lieu, il montre comment Eudoxe prouvait cela du
côté de son contraire, là (1172b18) où il dit: ¨ Il ne croyait pas moins que cela est manifeste du côté etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente
l'opinion d'Eudoxe et la raison sur laquelle elle s'appuie. En deuxième lieu,
il montre la raison pour laquelle on adhère à son opinion et à sa raison, là
(1172b15) où il dit: ¨ On croyait à ses
paroles davantage en raison de la vertu de ses moeurs que etc. ¨.
1965. Il dit donc en premier lieu (1172b9) que
selon Eudoxe, le plaisir est contenu dans le genre du bien, car il voyait que
tous le désirent, aussi bien les êtres rationnels, à savoir les hommes, que
ceux qui sont irrationnels, à savoir les bêtes. Or, ce qui est souhaitable à
tous semble être honnête, c'est-à-dire bon, et très puissant en bonté du fait
qu'il peut attirer à lui tout appétit. Et par conséquent, du fait que tous les
êtres sont attirés par la même chose, à savoir par le plaisir, il déclare que
le plaisir est non seulement quelque chose de bon, mais le plus grand bien. Il
est manifeste en effet que chacun cherche à trouver ce qui est bon pour lui,
tout comme la nourriture qui, étant
bonne pour les animaux, est désirée universellement par eux. Par
conséquent il est clair que le plaisir, que tous désirent, est un bien.
1966. Ensuite (1172b15), lorsqu'il dit: ¨ Mais on adhérait à ses paroles à cause de la
vertu etc. ¨, il montre pour quelle raison surtout on adhérait aux paroles
d'Eudoxe.
Et
il dit qu'on adhérait aux paroles d'Eudoxe davantage à cause de la vertu morale
de celui qui les disait qu'en raison de leur valeur intrinsèque. En effet,
lui-même était un homme plus mesuré que les autres à l'égard des différents
plaisirs et c'est pourquoi, lorsqu'il louait le plaisir, il ne semblait pas
qu'il disait cela en tant qu'ami du plaisir mais parce qu'il parlait en se
conformant au réel.
1967. Ensuite (1172b18), lorsqu'il dit: ¨ Il n'estimait pas moins manifeste etc.
¨, Aristote présente le raisonnement d'Eudoxe qu'il tirait du contraire du
plaisir.
Et
il dit qu'Eudoxe estimait que cette vérité, à savoir que le plaisir est contenu
dans le genre du bien, n'est pas moins manifeste à partir du contraire du
plaisir, c'est-à-dire si on s'appuie sur la peine ou la douleur, que si on
s'appuie sur le plaisir lui-même. En effet, il apparaît manifestement que la
douleur prise en elle-même doit être évitée par tous. C'est pourquoi le contraire
de la douleur, à savoir le plaisir, doit être recherché par tous.
1968. Ensuite (1172b21), lorsqu'il dit: ¨ Or, est au plus haut point souhaitable ce
qui n'est pas recherché en vue d'autre etc. ¨, il présente deux raisons
d'Eudoxe qui montrent que le plaisir est le plus grand des biens, dont voici le
premier.
En
effet, ce qui semble être souhaitable par dessus tout, et par conséquent être
le plus grand bien, c'est ce qui n'est pas choisi à cause d'autre chose qui lui
serait rattaché ou en vue d'autre chose qui en serait la fin. Or, tous
s'accordent manifestement là-dessus relativement au plaisir. En effet, nul ne
demande à un autre en vue de quoi d'autre il veut éprouver du plaisir puisque
ce dernier est désirable pour lui-même. Le plaisir est donc le plus grand des
biens.
1969. Il présente le deuxième raisonnement là
(1172b25) où il dit: ¨ Ajouté à un des
biens, il le rend plus désirable encore etc. ¨.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il présente le raisonnement en
lui-même. En effet, il apparaît, au sujet du plaisir, que lorsqu'il est
rattaché à l'un des biens, il le rend plus désirable. Par exemple, si on
l'ajoute à un comportement qui est juste ou tempérant, il augmente la bonté de
ces comportements. En effet, il est
préférable d'éprouver du plaisir dans une action de justice ou de tempérance.
Et Eudoxe voulait conclure à partir de là que le plaisir, puisqu'il augmente la
bonté de tous les biens, est le plus grand des biens.
1970. En deuxième lieu, là (1172b27) où il dit: ¨ Or, ces paroles semblent déclarer que le
plaisir etc. ¨, Aristote montre le défaut de ce raisonnement.
Et
il dit que le raisonnement qui précède semble conclure que le plaisir entre
dans le genre du bien et non pas qu'il est un plus grand bien qu'un autre. En
effet, c'est de tout bien qu'il est vrai de dire qu'il est meilleur que s'il
est pris seul et en lui-même, lorsqu'il est ajouté à un autre bien.
1971. Ensuite (1172b29), lorsqu'il dit: ¨ Platon détruit par ce même raisonnement etc.
¨, il examine la position de ceux qui soutiennent que le plaisir n'est pas un
bien.
Et
en premier lieu il montre de quelle manière ils s'opposent aux raisonnements
qui précèdent. En deuxième lieu, il présente leurs raisonnements par lesquels
ils sont conduits à une position contraire, là (1173a14) où il dit: ¨ Cependant, si le plaisir n'entre pas dans le
genre des qualités etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre comment
ils se servaient du raisonnement présenté plus haut, lequel concluait que le
plaisir est le plus grand des biens, pour montrer le contraire. En deuxième
lieu il montre comment ils s'opposaient aux autres raisonnements, là (1173a1)
où il dit: ¨ Mais en refusant de voir un
bien dans ce que tous désirent etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il manifeste
comment Platon se servait du raisonnement précédent pour conclure le contraire.
En deuxième lieu, il résout la démarche de Platon, là (1172b35) où il dit: ¨ Or, il est manifeste qu'aucune autre chose
ne pourrait etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1172b29) que Platon, qui était d'une opinion
contraire, cherchait à détruire ce qui a été dit au moyen du raisonnement qui
vient juste d'être présenté, en montrant que le plaisir n'est pas un bien par
soi. Il est manifeste en effet que le plaisir est préférable s'il est ajouté à
la prudence. Donc, parce que le plaisir qui est ajouté à quelque chose d'autre
est préférable, il concluait que le plaisir n'est pas un bien par soi. En
effet, ce qui est un bien par soi ne devient pas préférable par l'apposition de
quelque chose d'autre.
1972. Il faut cependant savoir à ce sujet que
Platon soutenait que le bien par soi est l'essence même de la bonté, tout comme
l'homme par soi est l'essence même de l'homme. Or, rien de ce qui pourrait être
ajouté à l'essence même de la bonté ne serait un bien autrement qu'en
participant de l'essence de la bonté. Et ainsi, tout ce qu'il y a de bonté dans ce qui est ajouté
procède de l'essence même de la bonté. Et par conséquent le bien par soi ne
devient pas meilleur par l'ajout de quelque chose d'autre.
1973. Ensuite (1172b35), lorsqu'il dit: ¨ Or, il est manifeste que rien d'autre ne
pourrait être le bien par soi etc. ¨, Aristote réfute la démarche de
Platon.
Il
est manifeste, selon cette opinion, que rien dans les choses humaines ne sera
le bien par soi puisque tout bien humain devient préférable une fois qu'il est
ajouté à un bien par soi. En effet, dans ce qui vient à participer de la vie
humaine, on ne peut rien trouver qui ne deviendrait pas meilleur par l'ajout de
quelque chose d'autre. Or, c'est quelque chose de la sorte que nous
recherchons, à savoir ce qui vient à participer de la vie humaine. En effet,
ceux qui disent que le plaisir est un bien cherchent à connaître ce plaisir qui
est un bien humain et non le bien divin lui-même qui est l'essence même de la
bonté.
1974. Ensuite (1173a1), lorsqu'il dit: ¨ Mais en refusant de voir un bien dans etc.
¨, il montre comment les Platoniciens s'opposaient aux raisonnements d'Eudoxe
qui prouvent que le plaisir est un bien.
Et
en premier lieu, il montre comment ils s'opposaient au raisonnement qui se
prenait du côté du plaisir lui-même. En deuxième lieu, il montre comment ils
s'opposaient au raisonnement qui se prend du côté du contraire, là (1173a7) où
il dit: ¨ Or, la manière dont les
adversaires s'opposent à la raison par le contraire n'est pas etc. ¨.
Or,
ils s'opposaient au premier raisonnement en détruisant cet énoncé: le bien est
ce que tous désirent. Mais Aristote rejette cela en disant que ceux qui
s'opposent au raisonnement d'Eudoxe, en disant qu'il n'est pas nécessaire que
le bien soit ce que tous désirent, semblent ne rien dire.
1975. En effet, ce que tous admettent, nous disons
à ce sujet qu'il en est vraiment ainsi, et nous le prenons comme un principe,
car il n'est pas possible que le jugement naturel soit en défaut chez tous. Or,
puisqu'il n'y a d'appétit qu'à l'égard de ce qui est vu comme un bien, ce qui
est désiré par tous est vu par tous comme étant un bien. Et par conséquent le
plaisir, qui est désiré par tous, est un bien.
1976. Mais celui qui supprime ce que tous pensent,
on ne dit pas de lui qu'il est plus crédible pour autant. Et ce qu'il affirme
pourrait être soutenu si seuls les êtres qui agissent sans intelligence, comme
les bêtes et les hommes pervers, désiraient les plaisirs; car, le sens ne
jugeant du bien qu'en tant qu'il est présent, le plaisir ne pourrait par
conséquent être un bien absolument, mais seulement un bien en tant qu'il est
présent. Mais puisque même ceux qui possèdent la sagesse désirent un certain
plaisir, cette position ne semble absolument rien dire.
1977. Mais cependant si même tous les êtres qui
agissent sans intelligence désiraient du plaisir, il serait en outre probable
que le plaisir est un certain bien car même chez les hommes pervers il existe
un certain bien naturel qui fait pencher vers l'appétit du bien qui convient;
et ce bien naturel est plus puissant que les hommes pervers en tant que tels.
En effet, tout comme la vertu est la perfection de la nature, et que pour cette
raison la vertu morale est plus puissante que la vertu naturelle, comme on l'a
dit au sixième livre (n. 1275-1280),
de même, puisque la perversité est une corruption de la nature, le bien naturel
est plus puissant, tout comme ce qui est intact est supérieur à ce qui est
corrompu. Or il est manifeste qu'on retrouve chez les hommes pervers une
diversité selon ce qui se rapporte à la perversité. En effet, les sortes de
perversité sont contraires les unes aux autres. Et c'est pourquoi ce en quoi
les hommes pervers se ressemblent, c'est-à-dire le désir du plaisir, semble
davantage relever de la nature que de la perversité.
1978. Ensuite (1173a7), lorsqu'il dit: ¨ Or, la manière dont les adversaires
s'opposent etc. ¨, il montre comment les adversaires d'Eudoxe s'opposaient
au raisonnement qui se tire de la douleur.
Ils
disaient en effet que si la tristesse est un mal, il ne s'ensuit pas
nécessairement pour cela que le plaisir soit un bien. En effet, il se trouve
que le mal ne s'oppose pas seulement au bien, mais aussi au mal: par exemple,
l'audace ne s'oppose pas seulement au courage mais aussi à la lâcheté; et tous
les deux, à savoir le bien et le mal s'opposent à ce qui n'est ni bien ni mal,
comme les extrêmes s'opposent au milieu. Or, il existe bien quelque chose de la sorte considéré
selon son espèce, comme lever un brin de paille de la terre ou quelque chose du
genre.
1979. Mais, réfutant cette démarche, Aristote dit
qu'ils n'ont pas tort de parler de cette opposition du mal au mal, mais qu'ils
ne sont pas dans la vérité quant à ce qui touche au propos. En effet, la
douleur ne s'oppose pas au plaisir comme un mal s'oppose à un autre mal. Si en
effet les deux étaient des maux, il faudrait les fuir tous les deux. En effet,
tout comme le bien en tant que tel est désirable, de même le mal en tant que
tel doit être fui. Mais si aucun des deux n'était un mal, aucun des deux ne
devrait être évité, ou bien il faudrait les éviter également. En réalité, on
voit que tous fuient la douleur comme un mal et désirent le plaisir comme un
bien. Par conséquent, le plaisir et la douleur s'opposent entre eux comme le
bien s'oppose au mal.
Des raisonnements sont présentés, au nombre de quatre, par lesquels on
montre que le plaisir n'entre pas dans le genre du bien.
1980. Après avoir écarté l'opposition de
Platoniciens à l'égard des raisonnements d'Eudoxe, Aristote présente ici leurs
raisonnements à l'encontre de la position même d'Eudoxe. Et à ce sujet il fait
deux choses.
En
premier lieu il présente les raisonnements qui tendent à montrer que le plaisir
n'entre pas dans le genre des biens (1173a14). En deuxième lieu, il présente
les raisonnements qui montrent que le plaisir n'est pas de lui-même un bien
universellement, là (1173b30) où il dit: ¨ La
différence qu'il y a entre l'ami et le flatteur semble montrer etc. ¨.
Et
parce que les premiers raisonnements concluent le faux, c'est pourquoi Aristote
les détruit tout en les présentant. Et il présente, relativement au premier
point, quatre raisonnements, dont voici le premier (n. 1173a14). Le bien semble
appartenir au genre de la qualité: en effet, à celui qui demande la qualité
dans laquelle entre ceci, nous répondons: le bien. Or, le plaisir n'est pas une
qualité; donc, il n'est pas un bien.
1981. Mais Aristote rejette ce raisonnement en
disant que si le plaisir ne fait pas partie du genre des qualités, il ne
s'ensuit pas pour cela qu'il ne fait pas partie du genre des biens. En effet,
le bien ne s'attribue pas seulement à la qualité, mais aussi à tous les autres
genres, comme nous l'avons dit au premier livre (n. 81).
1982. Il présente le deuxème raisonnement là
(1173a16) où il dit: ¨ Ils disent en
outre que le bien est quelque chose de déterminé etc. ¨.
Et
en premier lieu il présente le raisonnement même des Platoniciens qui disaient
en effet que l'être du bien est fini, comme on le voit à partir de ce qui a été
dit plus haut (n.1887) au neuvième
livre. Or le plaisir, comme ils disent, est indéterminé: ce qu'ils prouvaient
en disant qu'il est susceptible du plus et du moins. Et par conséquent ils
concluaient que le plaisir ne fait pas partie du genre des biens.
1983. En deuxième lieu, là (1173a18) où il dit: ¨ Donc, si l'on en juge d'après les
différences etc. ¨, il détruit une démarche de la sorte.
Et
à ce sujet, il faut considérer qu'il existe deux manières d'être susceptible du
plus et du moins. Premièrement dans le concret et deuxièmement dans l'abstrait.
En effet, on dit toujours d'un être qu'il est plus ou moins ceci ou cela
d'après sa proximité ou son éloignement par rapport à quelque chose qui est un.
Donc, lorsque quelque chose qui appartient à un sujet est un et simple,
lui-même n'est certes pas susceptible en lui-même du plus et du moins. C'est
pourquoi on ne parle pas de plus et de moins dans l'abstrait. Mais dans le
concret, un être peut être susceptible du plus ou du moins du fait que le sujet
participe plus ou moins d'une certaine forme, comme on le voit pour la lumière
dont la forme est une et simple. C'est pourquoi la lumière elle-même n'est pas
dite selon le plus ou le moins, mais on dit d'un corps qu'il est plus ou moins
lumineux du fait qu'il participe plus ou moins parfaitement de la lumière.
1984. Or, lorsqu'il existe une certaine forme qui
implique dans sa définition une certaine proportion de plusieurs sujets qui
sont ordonnés à un principe unique, alors cette forme aussi, selon sa
définition propre, est susceptible du plus et du moins, comme on le voit pour
la santé et la beauté, dont l'une et l'autre implique une proportion convenant
à la nature de ce qui est appelé beau ou sain. Et parce qu'une proportion de la
sorte peut être plus ou moins convenable, il en résulte que la beauté ou la
santé elles-mêmes, considérées en elles-mêmes, reçoivent l'attribution du plus
et du moins. Et à partir de là il est clair que l'unité selon laquelle quelque
chose est déterminé est la cause qui explique que ce quelque chose ne soit pas
susceptible du plus et du moins. Donc, parce que le plaisir est susceptible du
plus et du moins, il semblait qu'il n'est pas quelque chose de déterminé et
qu'il ne fait pas partie du genre des biens.
1985. Mais, en s'opposant à cela, Aristote dit que
si les Platoniciens disent que le plaisir est quelque chose d'indéterminé du
fait qu'il est susceptible du plus et du moins dans le concret, c'est-à-dire
par cela qu'il est possible à quelqu'un d'éprouver plus ou moins de plaisir, il
faudra dire la même chose de la justice et des autres vertus qui peuvent être
en quelque sorte attribuées à certains selon le plus et le moins. En effet,
certains sont plus ou moins justes et courageux. Et on observe aussi la même
chose en ce qui concerne les actions. En effet, il est possible à certains
d'agir avec plus ou moins de justice et de tempérance. Et suite à cela, ou bien
les vertus ne feront pas partie du genre des biens, ou bien le raisonnement qui
précède n'exclut pas que le plaisir fasse partie du genre des biens.
1986. Mais si les Platoniciens disent que le
plaisir est susceptible du plus et du moins du côté des plaisirs eux-mêmes, il
faut alors considérer si leur raisonnement ne se rapporte pas à tous les
plaisirs, mais donne plutôt la cause pour laquelle certains plaisirs sont
simples et sans mélange, par exemple le plaisir qui suit la contemplation du
vrai, et certains plaisirs sont mélangés, par exemple ceux qui suivent le
mélange équilibré de certaines qualités sensibles, comme ceux qui suivent
l'harmonie des sons ou le mélange équilibré des saveurs ou des couleurs. Il est
manifeste en effet que le plaisir qui est simple en lui-même n'est pas
susceptible du plus et du moins, mais seulement celui qui est mélangé,
c'est-à-dire dans la mesure où l'équilibre des qualités sensibles qui cause le
plaisir peut convenir plus ou moins à la nature de celui qui éprouve du
plaisir.
1987. Cependant, même les plaisirs qui en
eux-mêmes sont susceptibles du plus et du moins, en raison de leur mélange, ne
sont pas obligés de ne pas être déterminés et de n'être pas des biens. En effet, rien n'empêche que le
plaisir qui est susceptible du plus et du moins soit déterminé, comme c'est le
cas aussi pour la santé. En effet, on peut dire de telles formes qu'elles sont
déterminées dans la mesure où elles parviennet en quelque sorte au terme auquel
elles sont ordonnées, bien qu'elles pourraient s'en approcher davantage. Par
exemple, le mélange des humeurs a raison de santé du fait qu'il parvient à une
harmonie avec la nature humaine; et à partir de là, on dit de ce mélange qu'il
est déterminé en tant qu'il parvient au terme qui lui est propre.
1988. Mais la complexion qui ne parvient en aucune
manière au terme qui lui est propre n'est pas déterminée et demeure encore loin
de la définition de la santé. Et c'est pourquoi la santé en elle-même n'est pas
susceptible du plus et du moins, parce que la mesure des humeurs n'est pas la
même chez tous les hommes, ni même toujours identique chez un seul et même
homme. Mais même si elle est repoussée, la définition de la santé demeure
jusqu'à un certain point, et par conséquent la santé diffère selon le plus et
le moins. Et la même raison est valable pour le plaisir qui comporte un
mélange.
1989. Il présente le troisième raisonnement là
(1173a29) où il dit: ¨ Ils affirment
aussi que le bien par soi est quelque chose de parfait etc. ¨.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu, il présente le raisonnement
lui-même. En effet, les Platoniciens soutenaient que le bien par soi est une
certaine perfection. Or, tous les mouvements et toutes les générations sont
quelque chose d'imparfait. En effet, le mouvement est l'acte de ce qui est
encore imparfait, comme le Philosophe le dit au troisième livre de la Physique (Cap. 11, 4; S. Thom., lect.
111). Il en résulte qu'aucun mouvement et aucune génération ne peuvent faire
partie du genre des biens. Ils sont alors forcés d'affirmer que le plaisir est
un mouvement ou une génération. Et c'est pourquoi ils concluent que le plaisir
n'est pas un bien par soi.
1990. En deuxième lieu, là (1173a31) où il dit: ¨ Mais ils ont tort de s'exprimer ainsi etc.
¨, il écarte ce raisonnement de deux manières. En premier lieu, dans le rapport
sous lequel ils affirment que le plaisir est un mouvement. Et il dit que les
Platoniciens ne semblent pas s'exprimer correctement lorsqu'ils affirment que
le plaisir est un mouvement. En effet, tout mouvement semble être soit rapide,
soit lent. Mais la rapidité ou la lenteur ne conviennent pas au mouvement pris
en lui-même absolument, mais au mouvement par rapport à quelque chose d'autre.
Par exemple on dit du mouvement du monde, c'est-à-dire le mouvement du jour,
dans lequel tourne tout le ciel, qu'il est rapide par rapport à d'autres
mouvements.
1991. Et la raison en est, comme on le dit au
sixième livre de la Physique (Cap.
11, 1; S. Thom., lect. 111), qu'est rapide ce qui se meut beaucoup en peu de
temps et est lent ce qui se meut très peu sur une longue période de temps. Or,
beaucoup et peu se disent relativement, comme on l'établit dans les Prédicaments (Cap. 1V, 2). Mais ni la
rapidité ni la lenteur ne s'attribue au plaisir. Il est certes possible de parvenir
rapidement au plaisir, tout comme il est possible d'être excité rapidement à la
colère, mais on ne dit pas qu'on éprouve rapidement ou lentement du plaisir,
pas même par rapport à quelque chose d'autre, comme lorsqu'on dit qu'on marche
ou qu'on grandit rapidement ou lentement, ou qu'on accomplit toutes les autres
activités de ce genre. Par conséquent, il est clair qu'il est possible d'être
transporté ou d'avoir accès rapidement ou lentement au plaisir.
1992. Et il en est ainsi parce que c'est au moyen
du mouvement qu'il est possible de parvenir au plaisir. Mais il n'est pas
possible que l'acte même du plaisir soit rapide de telle manière qu'on
éprouverait du plaisir rapidement. La raison en est que l'acte même d'avoir du
plaisir consiste davantage dans ce qui est effectué que dans ce qui est en
devenir.
1993. En deuxième lieu, là (1173b3) où il dit: ¨ Et comment le plaisir sera-t-il une
génération? ¨, Aristote rejette le raisonnement des Platoniciens quant à
ceci qu'ils soutenaient que le plaisir est une génération.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il montre que le plaisir n'est
pas une génération. En deuxième lieu, il montre l'origine de cette opinion, là
(1173b13) où il dit: ¨ Or, cette opinion
semble avoir été tirée etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que le plaisir ne semble pas être une génération. En
effet, n'importe quoi ne semble pas être engendré à partir de n'importe quoi.
Mais chaque être se dissout en cela même à partir de quoi il a été engendré. Et
il faut, si le plaisir est une génération, que la douleur soit la corruption de
cela même dont le plaisir est la génération. Et c'est cela même que les
Platoniciens soutiennent. Ils disent en effet que la douleur est la privation
de ce qui est conforme à la nature. Nous voyons en effet que la douleur découle
de la séparation de ce à quoi on est naturellement uni. Et ils disent
semblablement que le plaisir est une satisfaction: car lorsqu'on applique à un
être quelque chose qui lui convient selon la nature, il s'ensuit chez lui du
plaisir.
1994. Mais Aristote lui-même rejette cela, parce
que la séparation et la satisfaction sont des passions corporelles. Donc, si le
plaisir est la satisfaction de ce qui est conforme à la nature, il s'ensuit que
celui dans lequel il y aura satisfaction éprouvera du plaisir. Mais cela ne
semble pas être vrai car le plaisir est une passion de l'âme. Il est donc clair
que le plaisir n'est pas la satisfaction elle-même ni même une génération, mais
plutôt quelque chose qui en découle. En effet, c'est une fois que la
satisfaction est accomplie qu'on éprouve du plaisir, tout comme c'est une fois
que l'incision est faite qu'on éprouve de la douleur et de la peine.
1995. Ensuite (1173b13), lorsqu'il dit: ¨ Or, cette opinion semble avoir été tirée de
etc. ¨, il montre l'origine de cette opinion.
Et
il dit que cette opinion, qui soutient que le plaisir est une satisfaction et
que la douleur est une privation, semble provenir des douleurs et des plaisirs
qui sont reliés à la nourriture. En effet, ceux qui ont d'abord éprouvé de la
douleur à cause de la privation de nourriture ont par la suite éprouvé du
plaisir à en être comblés. Mais pour tous les plaisirs dans lesquels il n'y a
pas satisfaction d'un manque, cela ne se produit pas. En effet, les plaisirs
qu'on retrouve dans les considérations mathématiques ne correspondent pas à des
douleurs qui leur seraient opposées et qu'ils affirment consister en une sorte
de privation. Et par conséquent des plaisirs de la sorte ne répondent pas à la
satisfaction d'un manque. Et il semble en être de même pour des plaisirs qui
procèdent des sens, par exemple de l'odorat, de l'ouïe et de la vue par rapport
à la présence de leurs qualités sensibles respectives.
1996. Il existe aussi de nombreuses espèces de
souvenirs qui sont agréables et on ne peut en donner pour cause les générations
de ce sur quoi portent de tels plaisirs car on ne retrouve pas dans ce cas des
privations précédentes dont il y aurait satisfaction par de tels plaisirs. Il a
été dit en effet plus haut (n. 1993)
que ce dont le plaisir est la génération, la douleur en est la corruption.
C'est pourquoi, si on trouve un plaisir sans le manque de la douleur, il
s'ensuit que tout plaisir n'implique pas une douleur.
Parce que la position des Platoniciens au sujet du plaisir semblait
s'adresser, comme à une cible intentionnelle, à certains plaisirs infâmes
renommés, c'est pourquoi Aristote prouve que cela n'est pas vrai.
1997. Après avoir rejeté les trois raisonnements
des Platoniciens qui concluent que le plaisir n'est pas compris dans le genre
des biens, Aristote en écarte ici un quatrième qui se prend du côté du
caractère honteux de certains plaisirs. En effet, les Platoniciens dévoilaient
au grand jour certains plaisirs infâmces, par exemple ceux de l'adultère et de
l'ivresse, pour montrer à partir de là que les plaisirs ne font pas partie du
genre des biens. Mais Aristote s'oppose à cela de trois manières.
1998. Premièrement (1173b21), comme on dit, en
affirmant que les plaisirs de la sorte ne sont pas absolument agréables. Il ne
s'ensuit pas, en effet, si certains plaisirs sont agréables à des hommes qui
sont mal disposés, que pour cette raison ils sont agréables absolument, mais
seulement qu'ils sont agréables à ceux-là, c'est-à-dire à ceux qui sont mal
disposés. Tout comme aussi ce qui apparaît sain aux malades n'est pas non plus
sain absolument: ce qui apparaît doux ou amer à ceux dont le sens du goûter est
gâté n'est pas non plus tel absolument, tout comme ce qui apparaît blanc à ceux
qui souffrent de maladies des yeux n'est pas tel absolument. Et cette réponse
d'Aristote procède de ce qu'on dit être agréable à l'homme absolument selon
qu'il lui est agréable conformément à la raison, ce qui n'est pas possible relativement
à ces plaisirs corporels, bien qu'ils soient agréables aux sens.
1999. Aristote présente sa deuxième objection là
(1173b27) où il dit: ¨ Ou bien on
pourrait encore dire que parmi les plaisirs, certains etc. ¨.
On
pourrait dire en effet que tous les plaisirs sont désirables, mais non par
tous. Par exemple, il est bon de s'enrichir, mais il n'est pas bon de
s'enrichir en étant un traître à sa patrie car ainsi on pourrait lui nuire. De
même, il est bon aussi d'être en santé à condition de ne pas manger ce qui est
nuisible. Par exemple, le serpent mangé soigne parfois le lépreux, bien qu'il
anéantisse celui qui est sain. Et il en va de même des plaisirs bestiaux qui
sont désirables aux bêtes mais non pas aux hommes.
2000. Il présente sa troisième objection là
(1173b30) où il dit: ¨ Ou bien les
plaisirs diffèrent par l'espèce etc. ¨.
Et
il dit que les plaisirs diffèrent par l'espèce. En effet, les plaisirs qui sont
causés par les bonnes actions diffèrent par l'espèce de ceux qui sont causés
par des actions honteuses. Les passions diffèrent en effet selon les objets. Et
celui qui n'est pas juste ne peut se réjouir dans du plaisir qui est propre à
celui qui est juste, tout comme celui qui n'est pas musicien ne peut se réjouir
dans le plaisir que trouve le musicien à jouer de la musique. Et il en va de
même pour les autres plaisirs.
2001. Ensuite (1173b33), lorsqu'il dit: ¨ Et la différence qu'il y a entre l'ami et le
flatteur semble manifester etc. ¨, il prouve que le plaisir n'est pas de
soi un bien et qu'il ne l'est pas universellement, et il le fait au moyen de
trois raisonnements, dont voici le premier.
Et
il dit que le différence qu'il y a entre l'ami et le flatteur manifeste ceci, à
savoir que le plaisir n'est pas un bien, ou qu'il existe différentes espèces de
plaisirs dont certains sont bons et d'autres mauvais. En effet, l'ami fréquente
son ami en ayant en vue le bien de son ami tandis que le flatteur a en vue son
plaisir. Et c'est pourquoi l'un est blâmé et l'autre loué: et par conséquent,
il est clair que les relations de l'un et de l'autre diffèrent par le but.
Donc, autre est le plaisir, autre est le bien.
2002. Il présente son deuxième raisonnement là
(1174a2) où il dit: ¨ Nul ne choisirait
de vivre en ayant la mentalité d'un enfant etc. ¨.
Et
il dit que nul ne choisirait de vivre toute sa vie en ayant la mentalité d'un
enfant, de telle manière qu'il ne trouverait toujours du plaisir que dans des
choses qui donnent du plaisir aux enfants, même en trouvant le plus de plaisir
possible à ce qui réjouit les enfants. Et en outre, personne ne choisirait de
trouver du plaisir en accomplissant des actions honteuses pendant toute sa vie,
même s'il ne devait jamais éprouver de la douleur. Et Aristote dit cela en
visant les Épicuriens qui soutenaient qu'il ne faut pas éviter les plaisirs
infâmes à moins qu'ils ne conduisent aux plus grandes douleurs. Et par
conséquent il est clair que le plaisir n'est pas un bien par soi car s'il
l'était, il faudrait le choisir sous toutes ses formes.
2003. Il présente son troisième raisonnement là
(1174a4) où il dit: ¨ De toute manière,
nous pourrions faire beaucoup d'efforts dans de nombreuses etc. ¨.
Il
est manifeste en effet qu'il y aurait de nombreuses choses auxquelles l'homme
travaillerait même s'il n'y trouvait aucun plaisir, comme voir, nous souvenir,
savoir, posséder des vertus. Et cela ne change rien au propos si des plaisirs découlent de ces opérations, car ces
opérations que nous venons d'énumérer seraient encore choisies même si elles
n'étaient accompagnées d'aucun plaisir. Or, ce qui est un bien par soi est tel
que sans lui rien n'est souhaitable comme on le voit pour le bonheur. Par
conséquent, le plaisir n'est pas le bien par soi.
2004. Et à la fin, à la manière d'un résumé, il
conclut qu'il semble être manifeste, à partir de ce qui précède, que le plaisir
n'est pas le bien par soi, et que ce
n'est pas tout plaisir qui est souhaitable. Et il en est ainsi parce que
certains plaisirs sont souhaitables, lesquels diffèrent spécifiquement des
mauvais plaisirs, soit en raison d'une supériorité qu'ils possèdent en
eux-mêmes, ou bien en raison des causes d'où ils procèdent. Et par conséquent
nous avons suffisamment examiné les opinions qui ont été exprimées par les
autres au sujet du plaisir et de la peine.
Aristote montre que le plaisir n'est ni un mouvement ni une génération
puisqu'il se produit en dehors du temps, à la manière de la vision.
2005. Après avoir traité du plaisir selon les
opinions des autres philosophes, Aristote en traite ici selon la vérité des
choses.
Et
en premier lieu il montre que le plaisir n'est ni dans le genre du mouvement ni
dans celui de la génération comme le soutenaient les Platoniciens (1174a11). En
deuxième lieu, il traite de la nature du plaisir ainsi que de sa propriété, là
(1174b15) où il dit: ¨ Or, tout sens de
celui qui opère parfaitement se porte sur un objet sensible etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il dit sur quoi
porte son intention et quelle est sa manière de procéder (1174a11). Et il dit
que la nature du plaisir, quant à son genre, ainsi que son caractère propre, à
savoir s'il est bon ou mauvais, apparaîtront plus manifestement par la suite si
nous le considérons en reprenant la question dans son principe.
2006. En deuxième lieu, là (1174a13) où il dit: ¨ Il semble en effet que l'acte de la vue soit
parfait etc. ¨, il poursuit son propos.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu, il fait précéder un principe
qui est nécessaire à la manifestation du propos. En deuxième lieu, il manifeste
son propos, là (1174a20) où il dit: ¨ Et
c'est pour cette raison qu'il n'est pas un mouvement etc. ¨. En troisième
lieu, il conclut ce qu'il se proposait de montrer principalement, là (1174b10)
où il dit: ¨ Et il est manifeste à partir
de là que etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que l'opération du sens de la vue, qu'on appelle la
vision, est parfaite à chaque moment de sa durée dans le temps. En effet, il
n'a pas besoin d'un facteur qui, s'ajoutant à lui par la suite, viendrait
compléter son espèce. Et il en est ainsi parce que la vision est complète dès
le premier moment de sa durée dans le temps. Mais si cet acte exigeait du temps
pour être complet, ce n'est pas n'importe quelle durée de temps qui suffirait à
le compléter, mais il lui faudrait un temps déterminé, comme cela se produit
dans les autres actes qui s'accomplissent dans le temps et dont la génération
exige une mesure déterminée de temps. Mais la vision trouve son achèvement
immédiatement, dans l'instant. Et il en va de même du plaisir.
2007. Le plaisir est en effet un certain tout qui
est complet dans le premier instant où il commence à exister, de telle manière
qu'il ne peut recevoir un temps dans lequel il deviendrait un plaisir qui
exigerait un temps plus long pour compléter son espèce, comme cela se produit
pour les choses dont la génération s'accomplit dans le temps. On peut en effet
admettre un temps de la génération humaine qui exige un temps plus long pour
perfectionner l'espèce humaine.
2008. Ensuite (1174a20), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison qu'il n'est pas un
mouvement etc.¨, il manifeste son propos au moyen de deux raisonnements
dont voici le premier.
Tout
mouvement et toute génération trouvent leur perfection dans une durée de temps
déterminée et ne sont pas encore parfaits dans n'importe quelle partie de cette
durée. Or, il n'en est pas ainsi du plaisir. Donc, le plaisir n'est ni un
mouvement ni une génération.
2009. Et au sujet de ce raisonnement il présente
en premier lieu la conclusion en tirant du principe qui précède et qui contient
en puissance tout le raisonnement, la conclusion suivante, à savoir que le
plaisir n'est pas un mouvement.
2010. En deuxième lieu, là (1174a20) où il dit: ¨ Car tout mouvement s'accomplit dans le temps
etc. ¨, il présente la majeure du raisonnement qui précède, à savoir que
tout mouvement s'accomplit dans le temps et est dirigé vers une fin,
c'est-à-dire a une fin à laquelle il est ordonné et à laquelle il parvient dans
un temps déterminé. Et en premier lieu, il manifeste cela par rapport à la
génération. En effet, l'opération de l'art de la construction trouve son
achèvement quand elle accomplit ce à quoi elle tend, à savoir la maison: ce
qu'elle fait dans la totalité d'un temps déterminé, dans les parties duquel
toutes les générations partielles sont imparfaites et diffèrent par l'espèce à
la fois de la génération du tout et même les unes des autres. Et la raison en
est que la génération reçoit son espèce de la forme qui est la fin de la
génération.
2011. Or, autre est la forme du tout et autre est
la forme de chacune des parties individuelles. C'est pourquoi leurs générations
respectives diffèrent aussi les unes des autres par l'espèce. En effet, si un
temple est construit dans un temps déterminé, les pierrres sont composées pour
la construction des murs dans une partie déterminée de ce temps. Mais c'est
dans une autre partie du temps que sont élevées les colonnes, c'est-à-dire
qu'elles sont taillées à la manière dont le sont les bâtons. Mais c'est dans la
totalité du temps qu'est construit le temple lui-même. Et ces trois étapes
diffèrent par l'espèce, à savoir la composition des pierres, la sculpture des
colonnes et la construction du temple.
2012. Il faut néanmoins considérer à ce sujet que
tout comme la forme de la totalité du temple est parfaite et que les formes de
ses parties sont imparfaites, de même aussi la construction même du temple est
une génération parfaite qui n'a besoin de rien d'extérieur pour compléter le
propos du constructeur; mais la génération des fondations est imparfaite, tout
comme celle des triglyphes, dans laquelle il faut faire les cannelures des colonnes
sculptées et disposées en trois rangées sur les fondations du temple. Et l'une
et l'autre de ces opérations est la génération d'une partie qui a raison
d'imperfection. Il est donc clair que les générations respectives du tout et
des parties diffèrent par l'espèce et il n'y a pas à admettre que l'espèce du
mouvement trouve sa perfection dans chacune des parties du temps, mais
seulement dans la totalité du temps.
2013. En deuxième lieu, là (1174a30) où il dit: ¨ Il en va de même de la marche et de etc.
¨, il manifeste la même chose à l'égard du mouvement local.
Et
il dit que ce qui est vrai de la génération semble également vrai de la marche
et de tous les autres mouvements. Il est manifeste en effet que tout transport,
c'est-à-dire tout mouvement local, est un mouvement d'un point à un autre,
c'est-à-dire qui va d'un terme à un autre. Et il faut par conséquent qu'il se
diversifie par l'espèce selon la diversité des termes. Or, il existe diverses
espèces de mouvement local chez les animaux: il y a le vol qui convient aux
oiseaux, la marche qui convient aux animaux terrestres, le saut qui convient
aux sauterelles, et les autres mouvements de la sorte qui diffèrent selon les
différentes espèces de principes moteurs: en effet, les âmes des différents
animaux n'appartiennent pas à la même espèce.
2014. Et les espèces de mouvement local ne se
distinguent pas seulement de la manière qui précède, mais même dans une seule
et unique des espèces qui précèdent, par exemple la marche, on retrouve
différentes espèces. En effet, si on prend le mouvement par lequel on traverse
le stade et le mouvement par lequel on en traverse une partie, on n'a pas le
même commencement et la même fin, c'est-à-dire le même terme de départ et la
même destination. Et il en va semblablement des mouvements par lesquels on
parcourt telle ou telle autre partie du stade car dans chaque cas les termes ne
sont pas les mêmes. En effet, parcourir telle ligne et parcourir telle autre
ligne ne sont pas des mouvements identiques selon l'espèce, bien que toutes les
lignes, en tant que telles, soient de même espèce.
2015. La raison en est que selon qu'elles sont
constituées dans un endroit ou un lieu déterminé, elles se prennent comme
différant par l'espèce selon la diversité des lieux qui se vérifie selon un
rapport différent à l'égard du premier contenant. Or, celui qui parcourt une
ligne, non seulement il parcourt la ligne, mais il parcourt la ligne existant
dans un lieu; car une ligne diffère d'une autre parce qu'elle est dans un autre
lieu. Et par conséquent il est manifeste que la totalité d'un mouvement local
diffère par l'espèce de ses parties individuelles selon la diversité des
termes, de telle manière cependant que la totalité du mouvement possède une
espèce parfaite et que ses parties ne possèdent qu'une espèce imparfaite.
2016. Et parce que la manifestation des notions
qui précèdent suppose de connaître pleinement la nature du mouvement, il ajoute
que dans d'autres livres, à savoir dans le livre des Physiques, on parle du mouvement avec certitude, c'est-à-dire d'une
manière distincte et complète. Mais il suffit d'avoir dit ici du mouvement
qu'il n'est pas parfait à tout moment de sa durée, mais que nombreux sont les
mouvements qui sont imparfaits et qu'ils sont différents dans les différentes
parties du temps du fait que le point de départ et le point d'arrivée,
c'est-à-dire les termes du mouvement, déterminent l'espèce du mouvement.
2017. Par conséquent, ayant manifesté la
proposition majeure, il ajoute la mineure, à savoir que l'espèce du plaisir est
parfaite à tout moment de sa durée, c'est-à-dire que cela est manifeste à
partir de ce qui a été dit plus haut (n. 2007).
C'est pourquoi il conclut qu'il est manifeste que le plaisir d'une part et la
génération ou le mouvement d'autre part diffèrent l'un de l'autre, et que le
plaisir fait partie des totalités et des perfections, c'est-à-dire parce que
dans chacune de ses parties le plaisir possède l'achèvement de son espèce.
2018. Il présente son deuxième raisonnement là
(1174b7) où il dit: ¨ Or, il semblera
qu'il en est ainsi à partir du fait que le plaisir etc. ¨, que voici.
En
effet, il n'est pas possible que le mouvement ne s'accomplisse pas dans le
temps, comme cela a été prouvé au sixième livre de la Physique (Cap. 111, 6; S. Thom., lect. V). Or, il est possible que
le plaisir ne s'accomplisse pas dans le temps. En effet, c'est ainsi qu'il a
été dit (n. 2017) que le fait
d'éprouver du plaisr est l'expression de quelque chose de complet car il est
aussi possible d'éprouver du plaisir dans l'instant et alors il possède
aussitôt son caractère achevé. Le plaisir n'est donc pas un mouvement.
2019. Et il faut considérer que la différence d'où
procède ce raisonnement est la cause de la différence d'où procédait le premier
raisonnement. En effet, la raison pour laquelle l'espèce du plaisir est
parfaite à chacun des moments de sa durée, et qu'il n'en est pas ainsi pour le
mouvement, c'est que le plaisir s'accomplit dans l'instant alors que tout
mouvement s'accomplit dans le temps. Et cela indique la manière même de parler
du Philosophe lorsqu'il dit: ¨ Et il
apparaîtra de toute manière qu'il n'est pas possible au mouvement ,
contrairement au plaisir, de ne pas s'accomplir dans le temps etc. ¨.
2020. Ensuite (1174b10), lorsqu'il dit: ¨ Et il est manifeste à partir de là qu'on a
eu tort de dire etc. ¨, il conclut, à partir de ce qui précède, ce qu'il se
proposait de montrer.
Et
il dit qu'il est manifeste, à partir de ce qui précède (n.2006-2019), que c'est à tort qu'on a dit que le plaisir est un
mouvement ou une génération. En effet, la définition du mouvement et de la
génération ne peut être attribuée à tous les êtres, mais seulement à ce qui est
divisible et ne constitue pas un tout, c'est-à-dire qui ne possède pas
immédiatement son achèvement.
2021. On ne peut pas dire non plus que la
génération ou le devenir s'attribue à la vision, de telle sorte que la vision
parviendrait graduellement à son achèvement. Par conséquent, elle ne peut pas
s'attribuer non plus au point et à l'unité, lesquels ne sont pas engendrés mais
sont plutôt consécutifs à la génération de certains êtres. De la même manière,
le mouvement ne peut non plus leur être attribué. Il en résulte que le devenir
et le mouvement ne peuvent être attribués au plaisir qui est lui aussi un
certain tout, c'est-à-dire qui possède sa perfection dans l'indivisible.
Aristote montre ici que l'opération du sens est quelque chose de
parfait, de quoi dépend la perfection de l'opération et de quelle manière le
plaisir donne sa perfection à l'opération elle-même.
2022. Après avoir montré que le plaisir n'est pas
dans le genre du mouvement, contrairement à ce que certains avaient soutenu, le
Philosophe montre ici la nature et les propriétés du plaisir.
Et
en premier lieu il montre ce qu'est le plaisir (1174b15). En deuxième lieu il
traite de la différence qu'il y a entre les plaisirs, là (1175a22) où il dit: ¨
C'est pourquoi les plaisirs semblent
différer par l'espèce etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre ce
qu'est le plaisir. En deuxième lieu, à partir de là, il détermine certaines
propriétés du plaisir, là (1174b35) où il dit: ¨ Tant que les conditions qu'il faut seront réalisées dans le sujet
sensible ou intelligible etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre que le
plaisir est une certaine perfection de l'opération. En deuxième lieu, il
manifeste certaines choses qu'il avait dites, là (1174b28) où il dit: ¨ Il est donc manifeste qu'il existe un
plaisir pour chacun etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre quelle
est l'opération parfaite. En deuxième lieu il montre que la perfection de
l'opération est le plaisir, là (1174b20) où il dit: ¨ Cette opération sera la plus parfaite et la plus agréable etc. ¨.
En troisième lieu, il montre de quelle manière le plaisir rend l'opération parfaite,
là (1174b25) où il dit: ¨ Or, le plaisir
rend l'opération parfaite etc. ¨.
Et
au sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre le
propos (1174b15).
2023. Et il dit que l'opération de tout sens est
celle d'un agent par rapport à une qualité sensible qui est l'objet du sens.
Par conséquent, il y a deux choses à considérer dans l'opération du sens: le
sens lui-même qui est le principe de l'opération et la qualité sensible qui est
l'objet de l'opération. Donc, pour que l'opération du sens soit parfaite, il
est nécessaire que des deux côtés, à savoir du côté du sens et du côté de
l'objet, la disposition soit la meilleure. Et c'est pourquoi il ajoute que le
sens opère de la manière la plus parfaite lorsque l'opération du sens est la mieux
disposiée à l'égard de l'objet le plus beau, c'est-à-dire de celui qui, de tous
ceux qui lui sont accessibles, lui convient le mieux. Telle est en effet
l'opération qui semble être la plus parfaite, à savoir celle qui procède du
sens pour arriver à un tel objet.
2024. En deuxième lieu, là (1174b18) où il dit: ¨ Et peu importe qu'on attribue cet acte etc.
¨, il fait mention d'une certaine difficulté.
En
effet, parce qu'il avait dit (n. 2023)
que le sens est ce qui opère et qu'au premier livre du traité de l'âme il est
dit que ce n'est pas l'âme qui opère, mais l'homme qui opère par l'âme, c'est
pourquoi il ajoute qu'il importe peu pour notre propos de savoir si c'est le
sens lui-même qui opère ou si c'est plutôt l'homme ou l'animal dans lequel on
retrouve le sens. Parce que chacune de ces expressions se dit, il est manifeste
que dans chacun des cas l'opération la meilleure est celle de celui qui opère
en étant le mieux disposé à l'égard de l'objet le meilleur parmi ceux qui sont
susceptibles d'affecter la puissance de celui qui opère. C'est de ces deux
côtés en effet que la perfection de l'opération semble le plus dépendre, à
savoir du côté du principe actif et du côté de l'objet.
2025. Ensuite (1174b20), lorsqu'il dit: ¨ Telle est, dans tous les cas, l'opération la
meilleure etc. ¨, il montre que le plaisir est la perfection de
l'opération.
Nous
voyons en effet que cette même opération, dont nous avons dit qu'elle est la
plus parfaite, est aussi la plus délectable. En effet, partout où l'on retrouve
dans un sujet connaissant une opération parfaite, on y retrouve aussi une
opération délectable. En effet, la délectation n'est pas seulement consécutive
au toucher et au goûter, mais aussi à tous les sens. Et elle n'est pas
seulement consécutive au sens, mais aussi à la contemplation de l'intelligence,
c'est-à-dire dans la mesure où cette dernière contemple des vérités avec
certitude.
2026. Et parmi ces opérations du sens et de
l'intelligence, celle qui est la plus délectable est celle qui est la plus
parfaite. Or, l'opération la plus parfaite est celle qui procède du sens ou de
l'intelligence les mieux disposés à l'égard du meilleur des objets susceptibles
de les affecter. Donc, si l'opération parfaite est délectable, et que la plus
parfaite est la plus délectable, il s'ensuit que l'opération, en tant qu'elle
est parfaite, est délectable. Le plaisir est donc la perfection de l'opération.
2027. Ensuite (1174b25), lorsqu'il dit: ¨ Or, le plaisir donne sa perfection à
l'opération etc. ¨, il montre de quelle manière le plaisir donne sa
perfection à l'opération.
Et
il dit que ce n'est pas de la même manière que le plaisir donne sa perfection à
l'opération, par exemple celle du sens, comme le fait l'objet qui est la
qualité sensible et comme le fait aussi le principe actif lui-même qui est le
sens, qui sont tous deux certains biens et qui donnent sa bonté à l'opération.
Tout comme aussi la santé et le médecin ne sont pas cause de la guérison de la
même manière: en effet, la santé est cause de la guérison à la manière d'une
forme, tandis que le médecin l'est à la manière d'un agent. De la même manière,
le plaisir, qui est la perfection même de l'opération, donne son achèvement à
l'opération à la manière d'une forme, alors que le sens bien disposé, comme un
moteur qui est mû, lui donne son achèvement à la manière d'un agent. Quant à la
qualité sensible qui convient au sens, elle accomplit ce rôle à la manière d'un
moteur qui n'est pas mû. Et le même raisonnement vaut pour l'intelligence.
2028. Ensuite (1174b28), lorsqu'il dit: ¨ Il est manifeste qu'un plaisir est
consécutif à chacun des sens etc. ¨, il manifeste ce qu'il vient de dire.
Et
il dit en premier lieu qu'il est manifeste, comme nous l'avons dit plus haut
(n. 2025), qu'il y a un plaisir qui
correspond à chacun des sens, du fait que nous affirmons et que nous
expérimentons que les sensations de la vue, par exemple celles des belles
formes, sont délectables, tout comme le sont aussi celles de l'audition, par
exemple celles des mélodies harmonieuses.
2029. En deuxième lieu, là (1174b30) où il dit: ¨ Or, il est manifeste qu'elles le seront
d'autant plus que etc. ¨, il manifeste un autre des points qui précèdent.
Et
il dit qu'il est manifeste par expérience que la vision, l'audition et toute
autre opération du sens est la plus délectable lorsque le sens est le plus
capable, c'est-à-dire lorsque sa faculté est la plus vigoureuse, et lorsqu'il
opère sur un tel objet, c'est-à-dire sur celui qui convient le mieux. Et aussi
longtemps que demeurent dans ces dispositions à la fois l'objet sensible
lui-même et l'animal qui possède le sens, le plaisir demeure lui aussi, comme
on le voit dans les autres cas. Et tant que la disposition demeure la même dans
l'objet capable de le produire et dans le sujet capable de l'éprouver, alors il
est nécessaire que le même effet demeure.
2030. En troisième lieu, là (1174b33) où il dit: ¨
Le plaisir donne sa perfection à
l'opération, non pas à la manière etc. ¨, il manifeste ce qui est dit plus
haut (n. 2027) sur la manière dont
le plasir donne sa perfection à l'opération.
Il
a été dit en effet (2027) plus haut
que le plaisir donne sa perfection à l'opération non pas à la manière d'un
agent, mais à la manière d'une forme. Or, il existe deux sortes de perfection
formelle. La première est intrinsèque et constitue l'essence même de la chose,
alors que l'autre survient à la chose déjà constituée dans son espèce.
2031. Il dit donc en premier lieu que le plaisir
donne sa perfection à l'opération non pas comme le ferait une disposition
intérieure, c'est-à-dire non pas à la manière d'une forme intérieure, comme
l'essence de la chose, mais comme une certaine fin, c'est-à-dire comme une
perfection qui s'ajoute de surcroît, comme la beauté qui vient aux jeunes non
pas comme faisant partie de l'essence de la jeunesse mais comme découlant de la
bonne disposition des causes de la jeunesse. De la même manière, le plaisir
découle de la bonne disposition des causes de l'opération.
2032. Ensuite (1174b35), lorsqu'il dit: ¨ Or, tant que l'objet sensible ou
intelligible est tel qu'il doit être etc. ¨, il détermine les raisons de
certaines conditions du plaisir à partir de ce qui a été établi au sujet de sa
quiddité.
Et
en premier lieu il traite de la durée du plaisir. En deuxième lieu, il traite
de son caractère désirable, là (1175a11) où il dit: ¨ On pourrait estimer que si tous désirent le plaisir etc. ¨
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il montre combien
de temps doit durer le plaisir. Et il dit qu'il y aura du plaisir dans
l'opération aussi longtemps qu'on retrouvera les conditions attendues tant du
côté de l'objet qui est sensible ou intelligible que du côté de celui qui opère
et qui discerne par le sens ou contemple par l'intelligence. Et la raison en
est que tant que la disposition demeure la même dans le principe actif et dans
le principe passif, et que le rapport demeure le même entre eux, l'effet
demeure le même. Il en résulte que si la bonne disposition tant de la puissance
cognitive que de l'objet est cause du plaisir, il est nécessaire que le plaisir
dure aussi longtemps que celle-ci durera.
2033. En deuxième lieu, là
(1175a3) où il dit: ¨ Comment donc se
fait-il que personne n'éprouve continuellement etc. ¨, il donne la raison
pour laquelle le plaisir ne peut durer toujours.
Et
il dit que nul n'éprouve continuellement du plaisir pour cette raison qu'il
éprouve une fatigue dans cette opération d'où procède le plaisir. Et par
conséquent cette opération n'est plus rendue délectable. Et il en est ainsi
parce que tous les êtres qui possèdent des corps passibles sont incapables
d'agir sans interruption pour cette raison que les dispositions de leurs corps
sont modifiées par le mouvement qui est joint à l'opération. En effet, le corps
lui-même est en quelque sorte au service de toute opération d'une chose ayant
un corps, soit immédiatement, comme il est au service d'une opération sensible
qui est produite au moyen d'un organe corporel, soit médiatement, comme
lorsqu'il est au service d'une opération intellectuelle qui se sert des
opérations des puissances sensitives qui sont produites au moyen d'organes
corporels. Ainsi, par conséquent, du fait que l'opération ne peut être continue,
le plaisir qui en découle ne peut l'être lui non plus. En effet, le plaisir
procède de l'opération ainsi que nous l'avons déjà dit (nn. 155, 1486, 1496).
2034. En troisième lieu, là (1175a5) où il dit: ¨ Certaines choses nouvelles plaisent etc.
¨, il donne la raison pour laquelle ce qui est nouveau plaît davantage.
Et
il dit que lorsque certaines choses nous sont nouvelles, elles plaisent
davantage, mais par la suite elle ne plaisent plus autant. Et la raison en est
qu'au début l'esprit se porte avec application vers des objets de la sorte à
cause du désir et de l'émerveillement, et il le fait si intensément qu'il
déploie sur eux une opération ardente et soutenue.
2035. Et c'est de là que procède un plaisir
impétueux, comme on le voit chez ceux qui, par admiration, regardent avec
attention quelque chose qu'ils n'avaient pas vu précédemment. Mais par la
suite, lorsqu'ils se sont habitués à voir cette chose, leur regard ne suscite
plus la même opération, c'est-à-dire qu'ils ne la regardent plus et n'agissent
plus à son égard avec la même attention qu'ils avaient auparavant, et se
comportent désormais plus négligemment envers elle. Et c'est pourquoi le
plaisir lui aussi diminue ou est éprouvé plus faiblement.
2036. Ensuite (1175a11), lorsqu'il dit: ¨ On estimera que si tous désirent le plaisir,
c'est parce que etc. ¨, il donne la raison pour laquelle tous désirent le
plaisir.
Et
à ce sujet il fait deux choses. En premier lieu il manifeste son propos en
disant qu'on peut raisonnablement penser que si tous désirent le plaisir, c'est
que tous désirent naturellement vivre. Or la vie, prise selon sa perfection
ultime, consiste en une certaine opération, comme nous l'avons montré au
neuvième livre (n. 1846). De là
vient que chacun exerce surtout ces activités et se donne surtout à celles
qu'il aime le plus. Par exemple, le musicien s'arrête surtout à écouter les
mélodies et celui qui est amant de la sagesse s'applique surtout à consacrer sa
réflexion aux vérités spéculatives. Il en résulte, puisque le plaisir donne sa
perfection à l'opération, comme nous l'avons dit plus haut (n. 2036), qu'il s'ensuit qu'il donne sa
perfection à la vie elle-même que tous désirent. Et par conséquent il est
raisonnable que tous aiment le plaisir puisqu'il donne sa perfection à la vie,
laquelle est désirable par tous.
2037. En deuxième lieu, là (1175a18) où il dit: ¨ Est-ce que nous choisissons de vivre pour le
plaisir ou bien etc. ¨, il soulève une question à partir de ce qui vient
d'être dit.
Il
a été dit en effet (n. 2037) que tous
désirent le plaisir, et de même que tous désirent vivre, ce qui trouve son
achèvement dans l'opération. Or, il y a un ordre dans ce qui est désirable,
tout comme il y a un ordre dans ce qui est connaissable. On peut donc se
demander si les hommes désirent la vie à cause du plaisir ou si au contraire
ils désirent le plaisir à cause de la vie.
2038. Et il dit que la question doit être mise de
côté pour l'instant car ces deux réalités sont unies à ce point qu'elles ne
peuvent être séparées. En effet, il n'y a pas de plaisir sans opération et à
l'inverse il ne peut y avoir non plus d'opération parfaite sans plaisir, comme
nous l'avons vu plus haut (nn. 2025,
2026). Or, il semble que l'opération soit première par rapport au plaisir,
car le plaisir est le repos de l'appétit dans l'objet agréable qu'on possède au
moyen de l'opération. Or, personne ne désire se reposer en un objet, sauf dans
la mesure où il estime que cet objet lui convient. Et c'est pourquoi
l'opération elle-même, laquelle délecte en tant qu'elle convient, semble être
désirable antérieurement au plaisir.
Aristote montre que la différence spécifique des plaisirs soit se
prendre d'après ces opérations qui reçoivent d'eux leurs achèvements.
2039. Après avoir montré la nature du plaisir et ses
propriétés, le Philosophe traite ici de la différence des plaisirs entre
eux. Et à ce sujet il fait deux choses.
En
premier lieu il traite de la différence des plaisirs qui se prend du côté des
opérations (1175a22). En deuxième lieu il traite de la différence des plaisirs
qui se prend du côté du sujet, là (1176a3) où il dit: ¨ Le plaisir semble être en quelque sorte propre etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre comment
les plaisirs diffèrent par l'espèce selon la différence des opérations. En
deuxième lieu, il montre comment ils diffèrent en bonté et en malice, là
(1175b24) où il dit: ¨ Les opérations
différant par l'honnêteté ou la perversité etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre au moyen
d'un raisonnement que les plaisirs diffèrent par l'espèce selon la différence
des opérations. En deuxième lieu, il manifeste la même chose au moyen de
signes, là (1175a29) où il dit: ¨ Cela
apparaîtra manifestement à partir de etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1175a22) que puisque le plaisir est la perfection de
l'opération, il s'ensuit que tout comme les opérations diffèrent par l'espèce,
de même aussi les plaisirs sembleront différer par l'espèce. Nous pensons
généralement qu'il va de soi que ce qui est divers selon l'espèce trouve son
achèvement dans des perfections qui diffèrent par l'espèce. Et cela est certes
manifeste en ce qui concerne les perfections essentielles qui constituent
l'espèce. Et il est nécessaire qu'il en aille de même en ce qui concerne les
autres perfections qui découlent des premières, pourvu qu'elles soient propres,
parce qu'elles découlent des principes essentiels de l'espèce. Et c'est ce que
nous pouvons observer aussi bien dans les choses naturelles que dans les choses
artificielles.
2040. Et dans les choses naturelles, certainement,
parce que autre est la perfection des animaux, c'est-à-dire celle qui consiste
dans la perspicacité du sens, autre est celle des arbres, qui consiste dans
leur fécondité. Et dans les choses artificielles aussi, car autre est la
perfection des tableaux qui se distinguent par leurs couleurs agréables, et
autre est celle des statues qui consiste à bien représenter les réalités dont
elles sont les représentations. De même encore, autre est la perfection d'une
maison qui consiste à être un abri solide, et autre est celle d'un vase qui
consiste à pouvoir bien contenir. Il en résulte qu'il est nécessaire que les
opérations qui diffèrent par l'espèce ne peuvent recevoir leur perfection que
de plaisirs qui diffèrent par l'espèce.
2041. Or, il est manifeste que les opérations de
l'esprit, c'est-à-dire de l'intellect, diffèrent par l'espèce des opérations du
sens. Et il en va de même pour les opérations des sens les unes à l'égard des
autres. En effet, ces dernières se distinguent par leurs objets et par les
puissances qui sont les principes des opérations. C'est pourquoi il s'ensuit
que les plaisirs, par lesquels les opérations reçoivent leur perfection,
diffèrent aussi par l'espèce.
2042. Ensuite (1175a30), lorsqu'il dit: ¨ Cela apparaîtra manifestement etc. ¨, il
manifeste la même chose au moyen de signes.
Et
en premier lieu au moyen de celui-ci, à savoir que l'opération est fortifiée
par le plaisir qui lui est propre, là (1175b2) où il dit: ¨ Mais en outre, cela apparaîtra encore
davantage etc. ¨. Il dit donc en premier lieu que cette dernière, à savoir
la différence des plaisirs selon les opérations, apparaît du fait que tout
plaisir est approprié par une certaine affinité à l'opération qu'il
perfectionne, parce que toute opération se trouve à être accrue au moyen du
plaisir qui lui est propre, comme tout être s'accroît naturellement au moyen de
ce qui lui est semblable et conforme à sa nature.
2043. Or, nous voyons que ceux qui s'appliquent
avec plaisir à toute opération de la raison peuvent juger avec plus de
discernement et et rechercher avec plus de certitude chacune des choses dont
ils ont soin avec plaisir; par exemple les géomètres, qui trouvent du plaisir à
étudier la géométrie, peuvent davantage comprendre chacune des parties de cette
étude car l'intelligence s'arrête davantage aux choses dans lesquelles elle
trouve du plaisir. Et la même raison vaut pour toutes les autres disciplines,
comme pour ceux qui aiment la musique et y trouvent du plaisir, et pour ceux
qui trouvent du plaisir dans l'art de la construction et pour tous les autres
arts, car du fait qu'ils se réjouissent dans cette activité, ils font un grand
progrès dans cette opération qui leur est propre. Et par conséquent il est
clair que les plaisirs accroissent les opérations. Or, il est manifeste que ce
qui accroît une chose est propre à la chose qui est accrue. D'où il faut que
diverses choses soient accrues par des principes divers. Donc, si les
opérations, qui sont accrues par les plaisirs, diffèrent par l'espèce, comme nous
l'avons montré (n. 2039-2041), il
s'ensuit que les plaisirs eux-mêmes aussi, lesquels sont principes
d'accroissement, diffèrent par l'espèce.
2044. Ensuite (1175b2), lorsqu'il dit: ¨ Cela apparaîtra plus manifeste encore du
fait que etc. ¨, il introduit un autre signe qui se tire de l'obstacle qui
s'oppose aux opérations et qui est suscité par des opérations extérieures.
Et
en premier lieu, à partir de là, il montre la différence qu'il y a entre les
plaisirs. En deuxième lieu, il compare les plaisirs qui sont étrangers à une
activité aux peines qui sont propres à cette activité, là (1175b17) où il dit:
¨ Peut-être que les plaisirs qui sont
étrangers à une activité ont sur elle etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que ce qui a été dit (n. 2042-2043) au sujet de la différence des plaisirs d'après les
opérations apparaîtra plus manifestement du fait que des opérations sont
empêchées par des plaisirs qui procèdent de d'autres opérations. Et notre
propos, à savoir que les plaisirs augmentent les opérations, pourra être
davantage manifesté par cela, parce que ce fait pourrait être attribué à la
nature commune du plaisir et non à sa nature propre selon laquelle les plaisirs
diffèrent les uns des autres.
2045. Mais il apparaît manifestement que les
plaisirs diffèrent spécifiquement lorsque l'on découvre qu'un plaisir qui est
propre à une opération augmente cette dernière et qu'un plaisir qui lui est
étranger l'empêche. Nous observons en effet que ceux qui aiment entendre jouer
de la flûte ne peuvent s'appliquer à écouter les discours qui leur sont
adressés lorsqu'ils entendent un flûtiste, du fait que qu'ils trouvent plus de
plaisir dans l'opération de l'art de la flûte que dans l'opération présente,
c'est-à-dire dans l'audition des discours qui leur sont adressés. Et par
conséquent il est clair que le plaisir qui procède de l'opération de l'art de
jouer de la flûte détruit les opérations qui découlent de l'art de prononcer
des discours. Et c'est ce que nous voyons se produire dans les autres cas où
deux plaisirs agissent simultanément sur quelqu'un.
2046. Il est manifeste en effet qu'une opération
plus agréable exclut l'autre opération, à tel point que si la première dépasse
l'autre par une si grande différence de plaisir, l'homme néglige totalement
d'accomplir cette deuxième opération qui lui est moins agréable. De là vient
que lorsque nous trouvons passionnément du plaisir dans une opération, quelle
qu'elle soit, nous ne pouvons rien faire d'autre. Mais lorsque des activités
nous plaisent paisiblement, c'est-à-dire peu ou faiblement, nous pouvons aussi
en accomplir d'autres, comme on le voit chez ceux qui trouvent du plaisir à
aller au théâtre pour y regarder les spectacles des jeux: car, s'il se présente
un temps où ils ont moins de plaisir à les regarder, ils peuvent alors
s'occuper à manger des friandises, ce qui n'est pas en soi très agréable. Et
c'est ce que font surtout les hommes qui regardent ceux qui ne combattent pas
bien dans l'arène, de telle manière qu'un tel spectacle de lutte ne leur est
point agréable.
2047. Donc, parce que le plaisir qui est propre
affermit l'opération d'où il procède, de telle manière que l'homme y est porté
plus intensément et l'accomplit plus longtemps, c'est-à-dire de telle manière
que l'homme y persévère davantage et la rend meilleure, et que cette opération
atteint ainsi plus parfaitement sa fin; et parce que d'autre part les plaisirs
qui sont étrangers, c'est-à-dire qui procèdent de certaines autres opérations,
font obstacle, c'est-à-dire nuisent à la première opération, il s'ensuit
manifestement que les plaisirs diffèrent considérablement les uns des autres,
car ce qu'un plaisir favorise, un autre l'empêche.
2048. Ensuite (1175b17), lorsqu'il dit: ¨ Peut-être les plaisirs étrangers font-ils la
même chose que etc. ¨, il compare les plaisirs étrangers aux peines qui
sont propres, afin qu'à partir de là apparaisse plus manifestement la
différence qu'il y a entre les plaisirs.
Et
il dit qu'il est possible qu'un plaisir étanger, c'est-à-dire celui qui est
causé par une autre opération, ait sur une opération donnée le même effet que
celui qui est produit par la peine qui est propre à cette même opération et
selon laquelle peine on éprouve une souffrance de cette même opération. Il est
manifeste en effet que la peine qui procède d'une opération détruit cette même
opération. Par exemple, s'il n'est pas agréable à quelqu'un d'écrire ou de
réfléchir, et que cela lui est plutôt désagréable, il n'écrira plus et ne
réfléchira plus à cause de la peine qu'il éprouve à poser cette opération.
2049. Par conséquent, les plaisirs et les peines
qui sont propres à une opération, c'est-à-dire qui sont causées par l'opération
elle-même, ont des effets contraires sur cette même opération, alors que les
plaisirs qui sont étrangers procèdent de d'autres opérations. Et il a été dit
(n. 2045-2046) que les plaisirs
étrangers produisent un effet très proche de celui de la peine qui est propre à
une opération puisque l'opération est détruite par les deux, mais non de la
même manière. En effet, l'opération est davantage détruite par la peine qui est
propre à l'opération, cette peine s'opposant directement et en elle-même au
plaisir, alors que le plaisir étranger s'oppose au plaisir propre par autre
chose, c'est-à-dire par l'opération.
Aristote dit que les plaisirs sont jugés comme étant bons ou mauvais
selon les opérations d'où ils procèdent.
2050. Après avoir montré que les plaisirs
diffèrent par l'espèce selon la différence des opérations, le Philosophe montre
ici que les plaisirs diffèrent aussi par la bonté et la malice selon la
différence des opérations.
Et
en premier lieu il le montre quant à la bonté morale (1175b24). En deuxième
lieu, il le montre quant à la bonté naturelle qui se vérifie d'après la pureté
et l'impureté des opérations, là (1176a1) où il dit: ¨ Or, la vue diffère du toucher par la pureté etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente ce
qu'il se propose de montrer. En deuxième lieu, il prouve ce qu'il se propose de
montrer, là (1175b30) où il dit: ¨ En
effet, les désirs qui portent sur ce qui est bien sont louables etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1175b24) que puisque les opérations diffèrent par
l'honnêteté et la perversité, c'est-à-dire selon la vertu et le vice,
c'est-à-dire de telle manière que certaines opérations sont souhaitables, comme
les opérations vertueuses, et que d'autres sont à éviter, comme les opérations
vicieuses, et que d'autres encore, selon leur espèce, ne sont ni vertueuses ni
vicieuses mais peuvent se porter tantôt dans un sens tantôt dans l'autre, il en
va de même aussi pour les plaisirs. Et parce qu'à toute opération correspond un
plaisir qui lui est propre, comme nous l'avons établi précédemment (n. 2039), il s'ensuit que le plaisir qui
est propre à l'opération vertueuse sera bon et celui qui est propre à
l'opération vicieuse sera mauvais.
2051. Ensuite (1175b30), lorsqu'il dit: ¨ En effet, les désirs qui portent sur etc
.¨, il prouve son propos par un raisonnement qui se tire du côté des plaisirs.
Nous
voyons en effet que sont louables les désirs par lesquels ce qui est bien,
c'est-à-dire ce qui est honnête, est désiré: par exemple, lorsque l'on désire
agir avec justice ou avec courage. Or, les désirs des actes honteux sont
blâmables: par exemple, lorsque l'on désire voler ou commettre l'adultère. Or,
il est manifeste que les plaisirs par lesquels nous trouvons du plaisir dans
l'accomplissement des opérations elles-mêmes sont plus proches des opérations et
leur sont plus propres que les désirs par lesquels nous désiront ces mêmes
opérations.
2052. En effet, les désirs se distinguent des
opérations par le temps. En effet, nous désirons faire quelque chose avant de
le faire. Mais ils s'en distinguent aussi par la nature, car l'opération est
l'acte de ce qui est parfait alors que le désir est l'acte de ce qui est encore
imparfait et qui ne possède pas encore le bien. Mais les plaisirs sont plus
proches des opérations car les uns comme les autres appartiennent à ce qui est
parfait et en outre ils ne se distinguent pas selon le temps car aussi
longtemps qu'on ne pose pas une opération, on ne peut y trouver du plaisir. La
raison en est que le plaisir porte sur un objet qui est présent alors que le
désir tend vers un objet futur: et le plaisir est à ce point proche de
l'opération qu'on peut se demander si l'opération ne s'identifie pas au
plaisir.
2053. Cependant, il ne faut pas dire qu'il en est
ainsi, car il ne peut y avoir plaisir que dans l'opération du sens ou dans
celle de l'intelligence. En effet, les êtres qui sont privés de la capacité de
connaître ne peuvent éprouver du plaisir.
2054. Le plaisir ne s'identifie cependant ni à
l'opération de l'intelligence, ni à celle du sens. En effet, le plaisir relèce
davantage de la partie appétitive de l'âme. Il y a cependant un problème à voir
le plaisir comme étant identique à l'opération pour cette raison qu'il en
semble inséparable.
2055. Il est donc clair que, tout comme les
opérations diffèrent par la vertu et le vice, il en va de même aussi pour les
plaisirs. D'où il est clair aussi que ceux qui ont affirmé que certains
plaisirs sont bons et mauvais ont eu tort.
2056. Ensuite (1176a1), lorsqu'il dit: ¨ Or, la vue diffère du toucher par la pureté
etc. ¨, il montre la différence qu'il y a entre les plaisirs quant à la
pureté et à l'impureté.
Il
est manifeste en effet que les opérations des sens diffèrent par la pureté. En
effet, l'opération de la vue est plus pure que celle du toucher; et il en va de
même de l'opération de l'ouïe et de celle de l'odorat par rapport à celle du goûter. Or, on dit d'une opération
qu'elle est plus pure parce qu'elle est plus immatérielle. Et c'est pour cette
raison que parmi toutes les opérations des sens, la plus pure est celle de la
vue, parce qu'elle est en elle-même la plus immatérielle, étant en quelque
sorte moins mélangée aux dispositions de la matière, et aussi du côté de son
objet qui devient sensible en acte au moyen de la lumière qui procède du corps
céleste, et enfin du côté de son intermédiaire qui n'est modifié que par une
transmutation spirituelle. Et c'est pour ces mêmes causes que l'opération du
toucher est la plus matérielle car ses objets sont les conditions de la matière
passible et que son intermédiaire n'est pas extérieur mais conjoint. Et la même
différence de pureté se vérifie entre les plaisirs des sens entre eux. Et en
outre les opérations et les plaisirs de
l'intelligence sont plus purs que ceux des sens en tant qu'ils sont plus
immatériels.
2057. Ensuite (1176a2), lorsqu'il dit: ¨ Mais il semble qu'il y ait un plaisir propre
etc. ¨, il montre quelle différence il y a entre les plaisirs du côté du
sujet.
Et
en premier lieu il le fait à l'égard des animaux de différentes espèces. En
deuxième lieu, il le fait à l'égard des hommes, lesquels n'appartiennent qu'à
une seule et même espèce, là (1176a11) où il dit: ¨ Or, les plaisirs ne diffèrent pas peu chez les hommes etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que puisque le plaisir découle de l'opération, il
semble qu'il y ait un plaisir qui soit propre à chaque réalité, tout comme
chaque réalité possède une opération qui lui est propre. Mais que chaque
réalité possède une opération qui lui est propre, cela est manifeste du fait
que les opérations découlent des formes des choses d'après lesquelles les
réalités diffèrent spécifiquement. Mais qu'il y ait un plaisir qui soit propre
à chacune d'elles, cela est évident si on examine chacune d'elles en
particulier.
2058. Il est manifeste en effet qu'autre est le
plaisir du cheval, autre celui du chien, autre celui de l'homme, et comme le
dit Héraclite, l'âne préfère la paille à l'or, car la nourriture, qui lui est
offerte au moyen du foin, lui est plus agréable que l'or. Il est donc clair
qu'à des êtres qui diffèrent par l'espèce appartiennent des plaisirs qui
diffèrent par l'espèce. Mais pour ceux qui ne diffèrent pas par l'espèce, il
est raisonnable de penser que le plaisir, qui découle de la nature de l'espèce,
ne diffère pas spécifiquement.
2059. Ensuite (1176a11), lorsqu'il dit: ¨ Or, les plaisirs ne diffèrent pas peu chez
les hommes etc. ¨, il montre la différence des plaisirs qui existe chez les
hommes.
Et
en premier lieu il montre qu'on retrouve diverses sortes de plaisirs chez les
hommes. En deuxième lieu il montre que chez l'homme vertueux on retrouve un
plaisir plus véritable, là (1176a17) où il dit: ¨ Il semble dans tous les cas que les choses sont bien telles qu'elles
semblent à etc. ¨. En troisième lieu, il montre quel est, parmi les
plaisirs, celui qui est préférable à l'homme vertueux, là (1176a25) où il dit:
¨ De tous les plaisirs qui se présentent
à l'homme honnête etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu que bien qu'il semble raisonnable de penser que chez
les êtres qui ne diffèrent pas spécifiquement, les plaisirs ne diffèrent pas
non plus spécifiquement, et qu'il en soit bien ainsi chez les autres animaux,
néanmoins, chez les hommes, lesquels ne diffèrent pas spécifiquement, on
retrouve une grande diversité de plaisirs, tout comme on retrouve aussi une
grande diversité d'opérations.
2060. La raison en est que les opérations et les
plaisirs des autres animaux procèdent d'une inclination naturelle qui est la
même chez tous les animaux qui appartiennent à une même espèce. Au contraire,
les opérations et les plaisirs des hommes procèdent de la raison qui n'est pas
déterminée dans un seul sens. De là vient que certaines choses donnent du
plaisir à certains hommes alors qu'elles font souffrir d'autres hommes, et
qu'elles sont pénibles et détestables à certains alors qu'elles sont
délectables et aimables à d'autres.
2061. Et il en est ainsi parce que chacun trouve
du plaisir dans les choses qu'il aime. Et cela se produit parce que certains
sont mieux ou moins bien disposés selon la raison. Et la même chose se produit
par rapport au sens du goûter à l'égard de ce qui est doux; car ce ne sont pas
les mêmes choses qui apparaissent douces à celui qui a la fièvre et dont le
sens du goûter est gâté, et à celui qui est en santé et dont le sens du goûter
est bien disposé; de même, ce n'est pas la même chose qui paraît chaude à celui
dont le sens du toucher est malade et à celui dont le sens du toucher est sain.
Et il en va de même pour les autres sens.
2062. Ensuite (1176a17), lorsqu'il dit: ¨ Or, il semble dans tous les cas que les
choses etc. ¨, il montre que parmi les plaisirs humains, celui des hommes
vertueux est préférable.
Et
il dit que dans tous ces cas qui relèvent des passions et des actions humaines,
le vrai semble bien ce qui apparaît tel à l'homme vertueux qui possède un
jugement droit relativement à ces questions, tout comme celui qui est sain
possède un jugement droit relativement à ce qui est doux au sens du goûter. Et
si cette affirmation est juste, comme il le semble, de telle manière que la
vertu soit la mesure selon laquelle on doive juger de toutes les affaires
humaines, et qu'une action est bonne en tant qu'elle est vertueuse, il s'ensuit
que les véritables plaisirs seront ceux qui apparaîtront tels à l'homme
vertueux et que seront véritablement délectables les choses qui donneront du
plaisir à l'homme vertueux.
2063. Mais si certaines choses qui font souffrir
l'homme vertueux apparaissent délectables à d'autres, il ne faut pas s'en
étonner. En effet, cela se produit à cause de nombreuses corruptions et de
nombreuses blessures qui atteignent les hommes et d'où s'ensuit une perversion
de la raison et de l'appétit. Et par conséquent, ce que rejette l'homme
vertueux n'est pas délectable à parler absolument, mais l'est seulement pour
ceux qui sont mal disposés. Par conséquent il est manifeste que ces plaisirs
que tous s'accordent à dire qu'ils sont honteux ne doivent pas être qualifiés
de plaisirs à proprement parler, sauf par les hommes qui sont corrompus.
2064. Ensuite (1176a25), lorsqu'il dit: ¨ Mais parmi les plaisirs qui paraissent bons
à l'homme honnête etc. ¨, il montre que parmi les plaisirs qui sont ceux de
l'homme vertueux, il y en a un qui est préférable.
Et
il dit qu'Il faut considérer, parmi les plaisirs qui sont vertueux, quel est
celui qui est le plaisir principal de l'homme. Et il dit que cela devient
manifeste à partir des opérations d'où procèdent les plaisirs. Car s'il existe
une seule ou bien plusieurs opérations qui appartiennent proprement à l'homme
parfait et heureux, il sera manifeste que les plaisirs qui découlent de ces
opérations seront les principaux plaisirs de l'homme. Les autres ne le seront
qu'à titre secondaire et sous plusieurs formes subordonnées aux plaisirs
principaux, comme les opérations d'où elles procèdent.
En résumant les choses qui ont déjà été dites précédemment sur le
bonheur, Aristote enseigne que le bonheur est la fin de tous les actes humains.
2065. Après avoir traité du plaisir, Aristote
traite ici du bonheur.
Et
en premier lieu il se rattache à ce qui précède (1176a30). En deuxième lieu, il
poursuit son propos, là (1176a34) où il dit: ¨ Or, nous avons dit que le bonheur n'est absolument pas un habitus etc.
¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu, il rappelle les
choses dont il a traité plus haut; il a en effet parlé précédemment des vertus
du deuxième jusqu'au huitième livre (n. 245-1537);
puis, il a traité des amitiés au huitième et au neuvième livre (n. 1538-1952), et enfin du plaisir dans la
première partie de ce dixième livre (n. 1953-2064).
En
deuxième lieu, il dit ce qui reste encore à considérer car il faut encore
parler du bonheur d'une manière générale, c'est-à-dire sommairement, comme nous
l'avons fait aussi pour les autres questions morales (n. 43-230). Et il faut parler du bonheur car tous s'entendent
généralement pour affirmer qu'il est la fin de toutes les actions humaines. Or,
il faut que la fin ne demeure pas inconnue afin que toutes nos opérations
soient dirigées vers elle sans erreur.
En
troisième lieu, il détermine la manière de traiter du bonheur. Et il dit qu'il
faut d'abord rappeler toutes les choses qui ont été dites précédemment au
premier livre à son sujet (n. 43-230).
Et si on en traite ainsi dès le début, notre discours sera plus bref.
2066. Ensuite (1176a34), lorsqu'il dit: ¨ Or, nous avons dit que le bonheur n'est
absolument pas etc. ¨, il poursuit son propos.
Et
en premier lieu il manifeste le genre du bonheur, en montrant qu'il n'est pas
un habitus mais plutôt une opération. En deuxième lieu, il montre que le
bonheur est une opération conforme à la vertu, là (1176b3) où il dit: ¨ Or, parmi les opérations, certaines sont
nécessaires et désirables en vue de etc.
¨. En troisième lieu, il cherche à savoir de quelle vertu le bonheur est
l'opération, là (1177a12) où il dit: ¨ Mais
si le bonheur est une opération conforme à la vertu etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il a été dit plus haut au premier livre (nn. 118-130; 152-153) que le bonheur n'est
pas un habitus. En effet, si le bonheur était un habitus, il s'ensuivrait deux
inconvénients, dont le premier est qu'il demeurerait même chez celui qui
dormirait pendant toute sa vie ou pendant la plus grande partie de sa vie. Et
cela est problématique parce que celui qui dort ne possède pas parfaitement les
opérations vitales, sauf celles qui relèvent de l'âme végétative qu'on retrouve
chez les plantes auxquelles on ne peut attribuer le bonheur. Il est certain en
effet que chez celui qui dort, les sensations et les mouvements extérieurs
s'arrêtent, et que les mouvements intérieurs de l'imagination sont désordonnés
et imparfaits. Et de la même manière, si on retrouve une opération de
l'intelligence chez celui qui dort, elle sera imparfaite. Chez ce dernier, en
effet, seules les opérations de la partie nutritive de l'âme sont parfaites.
2067. Mais un autre inconvénient découle de cette
hypothèse, car les dispositions vertueuses demeurent chez ceux qui sont
infortunés alors que leurs opérations vertueuses sont empêchées à cause de
leurs infortunes. Donc, si le bonheur était un habitus ou une disposition, il
s'ensuivrait que ceux qui sont infortunés seraient véritablement heureux. Or,
les Stoïciens ne tenaient pas cela pour un inconvénient, puisqu'ils affirmaient
que les biens extérieurs ne sont en aucune manière des biens pour l'homme et
c'est pourquoi les infortunes ne pouvaient en rien diminuer le bonheur de
l'homme. Cependant, cette position va à l'encontre de l'opinion commune qui
estime que l'infortune s'oppose au bonheur. Donc, conformément à ceux auxquels
ces inconvénients ne plaisent pas, il faut dire que le bonheur n'est pas un
habitus, mais doit plutôt être rangé parmi les opérations, tout comme nous
l'avons dit au premier livre (nn. 118-130;
152-153).
2068. Ensuite (1176b2), lorsqu'il dit: ¨ Mais parmi les opérations, certaines sont
nécessaires etc. ¨, il montre que le bonheur est une opération conforme à
la vertu.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il montre que le bonheur est
contenu dans le genre des opérations qui sont désirables pour elles-mêmes. En
deuxième lieu il divise ces opérations en opérations vertueuses et en
opérations ludiques, là (1176b7) où il dit: ¨ Or, telles semblent être les opérations etc. ¨. En troisième lieu
il montre sous lesquelles de ces opérations le bonheur est contenu, là
(1176b12) où il dit: ¨ Nombreux sont ceux
que nous estimons heureux qui ont
recours etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il présente une
certaine division des opérations. Et il dit à ce sujet que certaines des
opérations sont nécessaires à autre chose et désirables en vue d'autres choses
en tant qu'elles ne sont désirsables qu'en vue d'une fin, alors que d'autres
sont désirables pour elles-mêmes de telle manière que si rien d'autre ne
procédait de ces opérations, elles ne cesseraient cependant pas d'être
désirables pour elles-mêmes.
2069. En deuxième lieu, là (1176b3) où il dit: ¨ Il est manifeste que le bonheur doit être
rangé parmi ce qui est désirable en soi etc. ¨, il montre que le bonheur se
range parmi les opérations qui sont désirables pour elles-mêmes et non parmi
celles qui sont désirables pour autre chose. En effet, il est dans la nature du
bonheur de se suffire à lui-même et de ne pas avoir besoin d'autre chose, comme
on le voit dans les considérations qui ont été faites au premier livre (n. 118). Or, on qualifie de désirables
pour elles-mêmes ces opérations dans lesquelles rien d'autre n'est recherché en
dehors des l'opérations elles-mêmes et qui n'ont besoin de rien d'autre pour
être désirées. Et par conséquent il est clair que le bonheur est une opération désirable pour
elle-même.
2070. Ensuite (1176b7), lorsqu'il dit: ¨ Or, telles semblent bien être les opérations
etc. ¨, il fait une subdivision des opérations qui sont désirables pour
elles-mêmes.
Et
il dit que telles semblent bien être en premier lieu les opérations qui sont
conformes à la vertu car il est souhaitable en soi à l'homme de choisir ce qui
est bon et honnête en soi. C'est pourquoi certains disent du bien honnête qu'il
nous entraîne par sa puissance et nous attire par sa dignité. En deuxième lieu,
semblent être aussi souhaitables pour elles-mêmes les opérations agréables
qu'on retrouve dans le jeu. En effet, il ne semble pas que les hommes
choisissent de telles activités en vue d'une utilité quelconque puisque, dans
de telles activités, les hommes trouvent davantage un amusement qu'un secours.
En effet, par les jeux, les hommes semblent négliger à la fois les soins de
leur corps, en l'exposant aux travaux et aux dangers, et ceux de leurs
propriétés, à cause des dépenses qu'ils font dans les jeux.
2071. Ensuite (1176b12), lorsqu'il dit: ¨ Plusieurs de ceux qu'on dit heureux se
tournent vers etc. ¨, il montre sous laquelle de ces deux sortes d'opérations
se range le bonheur.
Et
en premier lieu il montre pour quelle raison il semble à certains que le
bonheur se range dans l'opération du jeu. En deuxième lieu, il écarte la raison
qui conduit à cette position, là (1176b18) où il dit: ¨ La conduite des gens de la sorte se signifie rien etc. ¨. En
troisième lieu, il détermine la vérité, là (1176b30) où il dit: ¨ Il semblerait absurde que le jeu soit la fin
etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que plusieurs de ceux qui sont considérés par les
hommes comme étant heureux se tournent vers de telles activités sociales,
c'est-à-dire qu'ils veulent se tourner vers les jeux. De là vient que les
tyrans admettent dans leurs relations des gens enjoués, c'est-à-dire des
personnes qui sont habiles à jouer.
2072. Or, ceux qui possèdent un tel pouvoir, il
les appelle tyrans parce qu'ils ne semblent pas rechercher l'utilité commune,
mais leur plaisir propre en se tournant vers les jeux. Et c'est pourquoi les
tyrans admettent dans leurs relations des gens enjoués car de tels amuseurs se
montrent agréables aux tyrans dans des activités que les tyrans désirent,
c'est-à-dire dans les plaisirs du jeu pour lesquels les tyrans ont besoin de
tels hommes. Ainsi donc, le bonheur semble consister dans des activités de la
sorte pour cette raison que ceux qui sont établis dans les pouvoirs, et que les
hommes estiment être heureux, s'adonnent à ces activités.
2073. Ensuite (1176b18), lorsqu'il dit: ¨ La conduite des gens de la sorte etc. ¨,
il écarte la raison qui vient d'être présentée.
Et
il dit que le fait que les puissants recherchent les activités ludiques n'est
pas un signe suffisant pour conclure que le bonheur consiste dans le jeu. En
effet, on ne retrouve pas chez ces gens une excellence par laquelle ils
seraient supérieurs aux autres hommes sauf la puissance mondaine qui n'est pas
nécessairement suivie d'opérations vertueuses, parce que les vertus morales et
intellectuelles, qui sont les principes des bonnes actions, ne consistent pas
dans la possession du pouvoir. C'est pourquoi il ne s'ensuit pas que les
activités ludiques, auxquelles s'adonnent les gens de pouvoir, soient les
meilleures des activités humaines.
2074. Et de la même manière aussi, il n'est pas
nécessaire que celui qui a du pouvoir soit bien réglé à l'égard de ses
appétits. Et c'est pourquoi, si ceux qui ont du pouvoir ne perçoivent pas, par
une sorte de goûter intérieur, le plaisir de la vertu pratique ou de la vertu
spéculative, lequel est sans mélange, c'est-à-dire sans corruption du côté de
celui qui éprouve le plaisir, et libre, c'est-à-dire conforme à la raison selon
laquelle l'homme est libre dans son opération, et que pour cette raison ils se
réfugient dans les plaisirs corporels parmi lesquels sont compris les plaisirs
du divertissement, il ne faut pas croire pour cela que de tels plaisirs ou de
telles opérations soient préférables aux autres. En effet, nous voyons que même
les enfants, qui manquent d'intelligence et de vertu accordent aux objets
qu'ils apprécient le plus grand prix, lesquels n'ont cependant pas une grande
valeur et ne sont pas non plus considérés comme en ayant une par les hommes
achevés. Donc, tout comme les choses qui sont jugées comme étant précieuses
sont autres chez les enfants et les hommes achevés, de même il est raisonnable
que soient autres les choses qui sont jugées précieuses par les hommes pervers
et celles qui sont jugées telles par les hommes vertueux.
2075. Or, nous avons montré plus haut (nn. 494, 1905) à plusieurs occasions que ce
qui est véritablement précieux et agréable, c'est ce qui est jugé tel par celui
qui est vertueux, lequel est la règle des actes humains. Or, tout comme ce qui
semble être l'opération la plus désirable à chacun est celle qui est la plus
conforme à la disposition qui lui est propre, de même l'opération la plus
précieuse et la plus désirable aux yeux de l'homme vertueux est celle qui est
conforme à la vertu. Et c'est pourquoi il faut placer le bonheur dans cette
dernière opération et non dans l'opération ludique.
2076. Ensuite (1176b30), lorsqu'il dit: ¨ Et c'est pourquoi il ne convient pas que
l'opération ludique soit etc. ¨, il détermine la vérité en prouvant, au
moyen de deux raisonnements, que le bonheur ne se trouve pas dans l'opération
ludique.
Et
le premier de ces raisonnements se prend de ce que le bonheur est la fin de la
vie humaine: car, si le bonheur consistait dans le jeu, il s'ensuivrait cet
inconvénient que la fin de toute la vie humaine serait le jeu, de telle manière que l'homme
s'inquiéterait de toutes choses et subirait toutes les peines de la vie
uniquement en vue de s'amuser. Et il en est ainsi parce que nous choisissons
pratiquement tout le reste en vue d'autre chose, sauf le bonheur qui est la fin
ultime de la vie humaine. Or, que l'homme s'attache à la vie spéculative et qu'il
s'applique à la vie pratique en vue du jeu, cela apparaît comme étant une
position sotte et excessivement puérile.
2077. Au contraire, la position d'Anacharsis est
plus raisonnable, qui affirme que l'on s'amuse quand c'est le temps et en vue
de s'appliquer plus attentivement à des choses sérieuses par la suite. Car dans
le jeu on retrouve une détente et un repos. Or, les hommes, puisqu'ils ne
peuvent travailler continuellement, ont besoin de se reposer. Il est clair à
partir de là que le jeu ou le repos n'est pas une fin car le repos est en vue
de l'opération, c'est-à-dire de telle manière que l'homme puisse par après agir
avec plus de force. Et il est clair, par conséquent, que le bonheur ne consiste
pas dans le jeu.
2078. Il présente son deuxième raisonnement là
(1177a2) où il dit: ¨ Or, il semble que
la vie heureuse est celle qui etc. ¨.
En
effet, si certains soutiennent que le bonheur se trouve dans le jeu, c'est à
cause du plaisir qu'on y retrouve. Or, le bonheur comporte un certain plaisir,
car il est l'opération conforme à la vertu, laquelle s'accompagne de plaisir.
Cependant, il ne s'accompagne pas du plaisir du jeu, car le bonheur est le plus
grand des biens de l'homme et il faut qu'il consiste en ce qu'il y a de
meilleur. Or, nous disons que les actions vertueuses, lesquelles sont posées
avec sérieux, sont meilleures que les choses amusantes qui se présentent dans
le jeu. Et à partir de là il est clair par conséquent que l'opération qui
appartient à la meilleure partie de l'âme et qui est propre à l'homme est une
opération plus vertueuse. Il est donc clair que cette opération qui appartient
à la meilleure partie de l'âme est la meilleure et qu'elle est par conséquent
celle qui est la plus heureuse.
2079. Mais il peut arriver à tout homme, même à un
homme bestial, aussi bien qu'au meilleur des hommes, de recevoir des plaisirs
corporels. Cependant, nul n'attribue le bonheur à un homme bestial, tout comme
on ne l'attribue pas non plus à la partie animale de l'âme, comme on ne lui
attribue pas non plus la vie qui est propre à l'homme. Et par conséquent il est
clair que ce n'est pas dans de telles occupations, c'est-à-dire dans les
plaisirs corporels parmi lesquels on range les plaisirs du jeu, que consiste le
bonheur, mais il consiste plutôt dans les opérations qui sont conformes à la
vertu, comme nous l'avons dit précédemment (nn. 2075, 2078).
Aristote manifeste que le bonheur est l'opération conforme à la
meilleure des vertus, laquelle apparaît comme étant celle qui est spéculative.
2080. Après avoir montré que le bonheur est
l'opération qui est conforme à la vertu, le Philosophe montre ici de quelle
vertu il est l'opération.
Et
en premier lieu il montre cela en général (1177a12). En deuxième lieu, il le
montre avec plus de précision, là (1177a18) où il dit: ¨ Or, nous avons dit que cette vertu propre est spéculative etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1177a12) que puisque le bonheur est l'opération
conforme à la vertu, comme nous l'avons montré au premier livre (nn. 119, 124, 128, 131, 151, 160, 164, 173,
175, 187, 190, et alibi), il est raisonnable qu'il s'ensuive qu'elle soit
l'opération conforme à la vertu la plus haute. Nous avons en effet montré au
premier livre (nn. 65, 67, 128, 167,
169, 171) que le bonheur est le meilleur de tous les biens humains
puisqu'il est la fin de tous ces biens. Et puisque la meilleure opération
procède de la meilleur puissance, comme nous l'avons dit plus haut (n. 2078), il s'ensuit que la meilleure
opération de l'homme est celle qui procède de ce qu'il y a de meilleur en
l'homme. Et cela, en vérité, c'est l'intelligence.
2081. Mais parce que sur ce sujet les opinions
diffèrent, et que ce n'est pas maintenant le lieu de discuter de ces opinions,
il laisse pour l'instant de côté la question de savoir si ce qu'il y a de
meilleur en l'homme est l'intelligence ou quelque chose d'autre. Il présente
néanmoins certains signes à partir desquels il est possible de savoir que
l'intelligence est la meilleure des puissances qui se trouvent en l'homme.
2082. Et le premier de ces signes se rapporte à la
comparaison de l'intelligence aux puissances qui lui sont subordonnées et
auxquelles l'intelligence commande et qu'elle domine à cause de son excellence.
Elle commande certes à l'irascible et au concupiscible que la raison ou
l'intelligence gouverne comme par une autorité politique parce que ces
dernières puissances peuvent résister à la raison jusqu'à un certain point.
Mais la raison domine les membres corporels qui obéissent aussitôt au
commandement de la raison sans aucune opposition. Et c'est pourquoi
l'intelligence ou la raison commande au corps comme à un esclave, par une
autorité despotique, comme on le dit au premier livre de la Politique (Cap. 11, 10-11; S. Thom.,
lect. 111).
2083. En deuxième lieu, il présente un signe de
l'excellence de l'intelligence en la comparant à ce qui lui est supérieur,
c'est-à-dire aux réalités divines auxquelles elle se compare de deux manières.
Premièrement, selon la relation, comme à des objets. En effet, seule
l'intelligence possède la connaissance des réalités qui sont bonnes
essentiellement, lesquelles sont les réalités divines. Deuxièmement,
l'intelligence humaine se compare aux réalités divines sous le rapport de sa
ressemblance de nature à leur égard, mais diversement, certes, d'une science à
l'autre, selon la différence de leurs objets.
2084. Certains en effet ont soutenu que
l'intelligence humaine est quelque chose d'éternel et de séparé, et que par
conséquent l'intelligence humaine serait quelque chose de divin. Nous disons en
effet que les réalités divines sont celles qui sont éternelles et séparées.
Mais d'autres, comme Aristote, ont soutenu que l'intelligence est une partie de
l'âme, et par conséquent que l'intelligence n'est pas purement et simplement
quelque chose de divin, mais qu'elle est ce qu'il y a de plus divin parmi
toutes les puissances qui sont en nous, à cause d'une plus grande ressemblance
qu'elle présente avec les substances séparées, en tant que son opération
s'exerce sans organe corporel.
2085. Quoi qu'il en soit, il est nécessaire, selon
ce qui a été dit précédemment, que le bonheur parfait soit l'opération de ce
qu'il y a de meilleur de la sorte, selon la vertu qui lui est propre. En effet,
l'opération qui est requise au bonheur ne peut être parfaite que si elle est
celle d'une puissance parfaite au moyen d'une disposition qui est la vertu de
cette puissance, laquelle vertu rend bonne l'opération de cette puissance.
2086. Ensuite (1177a18), lorsqu'il dit: ¨ Or, nous avons dit que cette puissance est
spéculative etc. ¨, Aristote montre dans le détail de quelle vertu en
particulier le bonheur parfait est l'opération. Et à ce sujet il fait deux
choses.
En
premier lieu, il montre que c'est dans l'opération d'une vertu spéculative que
consiste le bonheur parfait. En deuxième lieu il compare le bonheur parfait aux
choses extérieures là (1178b30) où il dit: ¨
Or, l'homme aura besoin d'une certaine prospérité extérieure etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre que le
bonheur parfait consiste dans l'opération de la vie spéculative. En deuxième
lieu il donne à ce bonheur la primauté sur le bonheur qui consiste dans
l'action, là (1178a9) où il dit: ¨ Au
deuxième rang vient la vie qui est conforme à l'autre vertu etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre que le
bonheur parfait consiste dans l'opération de la puissance spéculative. En
deuxième lieu, il montre de quelle manière cette opération se présente à
l'homme, là (1177b26) où il dit: ¨ Une
telle vie pourrait être cependant au-dessus de la nature humaine etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente ce
qu'il se propose de montrer (1177a18). Et il dit qu'à partir de ce qui a été
dit plus haut au sixième livre (n. 1190),
il est manifeste que l'opération spéculative appartient à l'intelligence selon
la vertu qui lui est propre, c'est-à-dire surtout selon la sagesse qui comprend
l'intelligence et la science. Et que le bonheur consiste dans une telle
opération, cela semble s'accorder à la fois avec ce qui a été dit au premier
livre (n. 118-130) au sujet du
bonheur, et avec la vérité elle-même.
2087. En deuxième lieu, là (1177a20) où il dit: ¨ Or, cette opération est la meilleure etc.
¨, il prouve au moyen de six raisonnements ce qu'il cherche à montrer, dont
voici le premier.
En
effet, nous avons dit précédemment (n. 2080)
que le bonheur est la meilleure des opérations; or, la meilleure de toutes les
opérations humaines est la considération spéculative de la vérité. Et cela
devient clair à partir de deux critères qui permettent d'apprécier la dignité
de cette opération. Le premier se prend du côté de la puissance qui est le
principe de l'opération. Et par conséquent il est clair que cette opération est
la meilleure, tout comme l'intelligence est la meilleure des facultés qui sont
en nous, comme nous l'avons montré précédemment (n. 2080-2085). Le deuxième se prend du côté de l'objet qui donne son
espèce à l'opération. Et d'après ce critère-là aussi il est clair que cette
opération est la meilleure: en effet, parmi tout ce que l'intelligence peut
connaître, les intelligibles sont les meilleurs objets à connaître, et surtout
les réalités divines. Par conséquent, c'est dans l'étude de ces objets que
consiste le bonheur humain parfait.
2088. Il présente son deuxième raisonnement là
(1177a22) où il dit: ¨ Cette opération
est aussi la plus continue etc. ¨.
Nous
avons en effet montré au premier livre (n. 129)
que le bonheur est l'opération la plus continue et la plus durable. Or, parmi
toutes les opérations humaines, l'opération la plus continue est la
contemplation de la vérité. Il est manifeste en effet que l'homme peut
persévérer dans la contemplation de la vérité d'une manière plus continue que
dans toute autre opération.
2089. La raison en est qu'il est nécessaire
d'interrompre notre opération à cause du travail ou de la peine que nous ne
pouvons pas supporter continuellement. Or, la peine et la fatigue surviennent
dans nos opérations à cause de la passibilité du corps qui est altéré et
s'écarte de sa disposition naturelle. C'est pourquoi, puisque l'intelligence se
sert minimalement du corps dans son opération, il s'ensuit que la peine et la
fatigue surviennent minimalement dans son opération, lesquelles se réduiraient
même à rien si l'intelligence, dans sa contemplation, n'avait pas besoin des
images qui existent dans les organes corporels. Et par conséquent il est clair
que c'est surtout dans la contemplation de la vérité, à cause de sa facilité,
que se retrouve le bonheur.
2090. Il présente son troisième raisonnement là
(1177a23) où il dit: ¨ Et puisque nous
estimons qu'il faut que le plaisir etc. ¨.
Et
il dit, comme il a été dit au premier livre (n. 154), que nous estimons généralement que le plaisir doit s'ajouter
au bonheur. Or, parmi toutes les opérations vertueuses, la plus délectable est
la contemplation de la sagesse, comme cela est manifeste et concédé par tous.
En effet, la philosophie trouve dans la contemplation de la sagesse des
délectations admirables à la fois quant à leur pureté et à leur fermeté. La
pureté de ces délectations se prend certes du côté de l'immatérialité de leurs
objets tandis que leur fermeté se prend du côté de l'immuabilité de leurs
objets.
2091. En effet, celui qui trouve du plaisir dans
les choses matérielles tombe dans une certaine impureté de l'affection du fait
qu'il s'intéresse à des réalités inférieures. Et celui qui trouve du plaisir
dans les choses qui sont sujettes au changement ne peut trouver un plaisir
ferme, car une fois changée ou corrompue la chose qui apportait le plaisir, le
plaisir cesse et parfois même se change en peine. Et il dit que les
délectations de la philosophie sont admirables à cause du caractère inhabituel
de telles délectations auprès de la multitude des hommes qui trouvent leurs
plaisirs dans les choses matérielles.
2092. Or, il existe deux sortes de contemplation
de la vérité: la première consiste dans la recherche de la vérité alors que la
deuxième consiste consiste dans la contemplation de la vérité déjà découverte
et connue. Et cette dernière est plus parfaite puisqu'elle est le terme et la
fin de la recherche. Et c'est pourquoi le plaisir que l'on trouve à considérer
la vérité déjà connue est plus grand que celui l'on trouve dans sa recherche.
Et c'est pourquoi il dit que la vie de ceux qui savent déjà la vérité est plus
agréable puisqu'ils possèdent une intelligence qui est achevée par sa vertu
intellectuelle. C'est pourquoi le bonheur parfait ne consiste pas en n'importe
quelle contemplation mais en celle qui est conforme à la vertu propre de
l'intelligence.
2093. Il présente son quatrième raisonnement là
(1177a29) où il dit: ¨ Et l'autarcie dont
nous avons parlé sera surtout etc. ¨.
En
effet, nous avons montré au premier livre (n. 107-114) que la capacité de se suffire à soi-même, qu'on appelle autarcie en grec, est nécessaire au
bonheur. Or, une telle suffisance se retrouve surtout dans l'activité
spéculative pour laquelle l'homme n'a besoin que des choses qui sont
nécessaires à tous pour la vie commune.
Le sage, en effet, c'est-à-dire celui qui se livre à la vie spéculative, tout
comme le juste et les autres hommes qui possèdent les vertus morales qui
donnent sa perfection à la vie active, a besoin de ce qui est nécessaire à la
vie.
2094. Et si les choses qui sont nécessaires à la
vie sont données à l'homme avec suffisance, l'homme vertueux a en outre besoin
de beaucoup d'autres choses conformément à la vertu morale. L'homme juste, en
tant que tel, a en effet besoin des autres pour son activité. Et en premier
lieu, il a besoin de ceux à l'égard desquels il doit exercer la justice car la
justice, par définition, est tournée vers l'autre, comme on l'a dit au
cinquième livre (nn. 909, 934). En
deuxième lieu, il a besoin de certains avec lesquels il puisse manifester sa
justice, et pour cela l'homme a fréquemment besoin de l'aide de plusieurs. Et
la même raison est valable pour celui qui est tempérant et pour celui qui est
courageux et pour tous les autres qui sont vertueux moralement.
2095. Mais il n'en va pas de même du sage qui se
livre à la vie spéculative, lequel peut encore contempler la vérité même s'il
est seul, car la contemplation de la vérité est une opération tout à fait
intérieure qui ne sort pas à l'extérieur. Et plus un homme sera parfait en
sagesse, plus il pourra contempler la vérité dans la solitude, car l'étendue
des connaissances d'un homme de la sorte est telle qu'il a moins besoin des
autres pour être instruit ou pour être aidé.
2096. Et cela n'est pas dit parce que la société
n'aiderait pas à la contemplation, car, comme nous l'avons dit au huitième
livre (n. 1540), deux personnes qui
vivent ensemble peuvent davantage comprendre et agir. Et c'est pourquoi il
ajoute qu'il est préférable au sage d'avoir autour de lui des gens pour
coopérer à la contemplation de la vérité car il arrive parfois que l'un voit ce
qui n'apparaît pas à un autre, bien que ce dernier soit plus sage. Et bien
qu'un sage soit secouru par d'autres, cependant, parmi tous les hommes, il est
celui qui se suffit le plus à lui-même pour poser l'opération qui lui est
propre en tant que sage. Et par conséquent, il est clair que le bonheur se
retrouve surtout dans l'opération de la sagesse.
2097. Il présente son cinquième raisonnement là
(1177b2) où il dit: ¨ Il semble même que
cette opération soit la seule etc. ¨.
En
effet, il a été montré au premier livre (n. 111) que le bonheur est à ce point désirable pour lui-même qu'il
n'est absolument pas désiré pour autre chose. Or, il n'y a que la contemplation
de la sagesse qui soit manifestement aimée pour elle-même et non pour autre
chose. En effet, la contemplation de la vérité n'ajoute rien à l'homme en
dehors de l'examen de la vérité. Au contraire, dans les choses qu'il faut faire
extérieurement dans la vie pratique, l'homme acquiert toujours plus ou moins
quelque chose en dehors de l'action elle-même, par exemple l'honneur ou la
reconnaissance auprès des autres, ce que le sage ne retire pas de sa
contemplation, si ce n'est par accident, c'est-à-dire dans la mesure où il
exprime aux autres la vérité qu'il a contemplée, ce qui relève déjà d'une
action extérieure. Il est donc clair que le bonheur consiste surtout dans
l'opération de la contemplation.
Le Philosophe touche ici une condition du bonheur qu'il n'avait pas
encore mentionnée jusqu'ici, à savoir celle qui consiste dans un certain
loisir; et il montre qu'un loisir de la sorte, qui porte sur la contemplation
de la vérité, est meilleur que cette vie qui est toute humaine.
2098. Ayant présenté les cinq raisonnements à
partir desquels il était montré que le bonheur consiste dans la contemplation
de la vérité, en conformité avec ce qui avait été dit plus haut, le Philosophe
ajoute ici un sixième raisonnement qui procède d'une certaine condition du
bonheur qu'il n'avait pas mentionnée précédemment (1177b5). Le bonheur consiste
en effet en une certaine forme de loisir. On dit en effet qu'on est dans une
condition de loisir quand il ne nous reste plus rien à faire, ce qui se produit
lorsque nous sommes déjà parvenus à la fin. Et c'est pourquoi il ajoute que
nous ne recherchons pas le loisir en vue d'en arriver au loisir à la manière
dont nous travaillons dans l'agir, ce qui n'est pas du loisir, pour parvenir à
nous reposer dans la fin, ce en quoi consiste justement le loisir. Et il
manifeste cela au moyen de l'exemple des guerriers qui mènent des guerres en
vue de cette fin, à savoir en vue de parvenir à la paix souhaitée.
2099. Il faut cependant considérer que le
Philosophe a dit plus haut (n. 2077)
que le repos est en vue de l'opération. Mais à cette occasion, il parlait du
repos qui interrompt l'opération avant l'atteinte de la fin à cause d'une
impossibilité de continuer l'opération, et dans ce cas le repos est ordonné à
l'opération comme à sa fin. Or, le loisir est un repos dans la fin à laquelle
l'opération est ordonnée. Et par conséquent c'est au bonheur, lequel est la fin
ultime, que le loisir convient au plus haut point. Et le loisir ne se retrouve
certes pas dans les opérations des vertus pratiques et, parmi elles, surtout
pas dans celles qui se déploient dans les affaires politiques, en tant qu'elles
règlent le bien commun qui est le bien le plus divin, ou dans les choses de la
guerre dans lesquelles l'homme défend le bien commun lui-même contre les
ennemis, et néanmoins le loisir ne convient pas à ces occupations.
2100. Et en premier lieu cela est certes tout à
fait manifeste par rapport aux opérations militaires, car nul ne choisit de
mener ou de préparer des guerres dans le seul but de faire la guerre, ce qui
reviendrait par absurde à trouver son loisir dans les choses de la guerre. Car
si la fin de l'homme consistait à mener des guerres, il s'ensuivrait que
l'homme serait à ce point un être violent et meurtrier qu'il ferait même de ses
amis des agresseurs afin de pouvoir les combattre et de les tuer.
2101. En deuxième lieu, il est manifeste aussi
qu'on ne peut retrouver du loisir dans les actions politiques; au contraire, en
dehors de la vie politique elle-même, l'homme veut acquérir quelque chose
d'autre, par exemple l'autorité et les honneurs, parce la fin ultime ne se
retrouve pas en elles, comme nous l'avons montré au premier livre (n. 60-72), et en outre il est plus
convenable qu'au moyen de la vie civile on veuille acquérir pour soi-même et
pour ses concitoyens un bonheur tel que ce bonheur, qu'on cherche à acquérir au
moyen de la vie politique, soit autre que la vie politique elle-même. En effet,
au moyen de la vie politique, nous recherchons un bonheur qui est autre que la
vie politique elle-même. Telle est en effet la félicité spéculative à laquelle
toute la vie politique semble être ordonnée. Et aussi longtemps que dure la
paix, laquelle est établie et conservée par l'ordonnance de la vie politique,
la faculté de contempler la vérité est donnée aux hommes.
2102. Si donc parmi toutes les actions des vertus
morales, celles qui se rapportent à la politique et à la guerre excellent aussi
bien par leur beauté, parce qu'elles sont les plus honorables, que par leur
importance, parce qu'elles s'intéressent au plus grand des biens qui est le
bien commun, et que les opérations de la sorte ne comportent pas en elles-mêmes
de loisirs et sont posées à cause de l'appétit d'une autre fin et ne sont pas
désirables pour elles-mêmes, il s'ensuit que le bonheur parfait ne se
retrouvera pas dans les opérations des vertus morales.
2103. Mais l'opération de l'intelligence qui est
spéculative semble différer des opérations précédentes par la raison qui pousse
à la désirer: en effet, c'est pour elle-même que l'homme s'adonne à une telle
opération, de telle manière qu'il ne désire aucune autre fin en dehors de cette
opération. En outre, une opération de la sorte comporte un plaisir qui lui est
propre et qui, procédant d'elle, augmente son activité. Par conséquent il est
clair que tous les biens qui ont coutume d'être attribués à l'homme heureux, à
savoir la capacité de se suffire à soi-même, le loisir et l'absence de fatique,
tout cela apparaît manifestement comme découlant de cette opération spéculative
de l'intelligence. Et je dis cela dans la mesure où ce bonheur est possible à
l'homme qui vit de cette vie mortelle, dans laquelle ces biens ne peuvent
exister parfaitement.
2104. Ainsi donc, le bonheur parfait de l'homme en
cette vie consiste dans la contemplation de l'intelligence si elle est présente
pendant toute la durée de sa vie, ce qui est requis au bien-être du bonheur,
car rien de ce qui appartient au bonheur ne doit être imparfait.
2105. Ensuite (1177b26), lorsqu'il dit: ¨ Une telle vie pourrait cependant dépasser la
condition etc. ¨, Aristote montre de quelle manière une vie spéculative de
la sorte se présente à l'être humain.
Et
en premier lieu, il manifeste son propos. En deuxième lieu, il écarte une
erreur, là (1177b32) où il dit: ¨ Il ne
faut pas juger des choses humaines d'après ceux qui nous conseillent etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu qu'une telle vie, qui s'adonne à la contemplation de
la vérité, est supérieure en quelque sorte à la vie humaine. En effet, puisque
l'homme est composé d'une âme et d'un corps, possédant une nature sensitive et
une nature intellective, la vie qui est proportionnée à l'homme semble
consister en ce que l'homme règle les affections et les opérations sensitives et corporelles
conformément à la raison. Au contraire, s'adonner à la seule opération de
l'intelligence semble appartenir en propre aux substances supérieures dans
lesquelles on ne retrouve que la nature intellective dont elles participent par
leur intelligence.
2106. Et c'est pourquoi, en manifestant ce qui est
dit (n. 2105), il ajoute que l'homme
qui vit ainsi, c'est-à-dire en s'adonnant à la contemplation, ne vit plus en
tant qu'il est homme, lequel est composé de parties diverses, mais selon
quelque chose de divin qui existe en lui, c'est-à-dire en tant qu'il participe
d'une ressemblance divine selon son intelligence. Et c'est pourquoi, autant
l'intelligence considérée dans sa pureté diffère du composé de l'âme et du
corps, autant l'opération spéculative diffère de l'opération qui procède de la
vertu morale qui s'adresse en propre aux affaires humaines. Donc, tout comme
l'intelligence est quelque chose de divin par rapport aux hommes, de même la
vie spéculative, qui procède de l'intelligence, se compare à la vie humaine de
la même manière que la vie divine se compare à la vie humaine.
2107. Ensuite (1177b32), lorsqu'il dit: ¨ Mais il ne faut pas juger des choses
humaines etc. ¨, il rejette l'erreur de certains qui conseillent que
l'homme ne doit chercher à juger des affaires humaines qu'à la manière dont les
mortels doivent juger des affaires mortelles. Et telles furent les paroles du
poète Simonide, comme nous le voyons au début du traité de la Métaphysique (Cap. 11, 9; S. Thom.,
lect. 111, 61-63). Mais le Philosophe affirme que cette position est fausse car
selon lui l'homme doit tendre à l'immortalité dans la mesure du possible et
faire tout ce qui est en son pouvoir pour vivre selon l'intelligence qui est la
partie la plus excellente qui est en l'homme et qui est certes immortelle et
divine. Et bien que ce principe supérieur soit petit par la dimension, car il
est incorporel et simple, et par conséquent privé d'une étendue de matière, il
dépasse néanmoins de beaucoup par l'abondance de la vertu et de la valeur
toutes les autres facultés qui existent dans l'homme.
2108. L'intelligence les dépasse certes par la
vertu dans ses opérations par lesquelles elle est unie à ce qui est supérieur
et commande à ce qui est inférieur, et se trouve ainsi, en quelque sorte, à
embrasser tout ce qui existe; elle les dépasse aussi par la valeur ou le prix
quant à la dignité de sa nature car l'intelligence est immatérielle et simple,
incorruptible et impassible. Or chacun, c'est-à-dire tout l'homme, semble être
précisément cela, à savoir l'intelligence, s'il en est ainsi; mieux: parce
qu'il en est ainsi, à savoir parce que l'intelligence est ce qu'il y a de
principal et de meillleur en l'homme.
2109. Nous avons dit en effet plus haut au
neuvième livre (nn. 1868, 1872) que
chacun semble être ce que l'on trouve de principal en lui, car toutes les
autres facultés sont comme des instruments de ce principe. Et par conséquent,
tant que l'homme vit selon l'opération de l'intelligence, il vit selon la vie
qui lui est la plus propre. En effet, il serait absurde qu'un être décide de
vivre non pas selon la vie qui lui est propre, mais selon la vie d'un autre. Il
en résulte que ceux qui veulent nous persuader que l'homme ne doit pas
s'adonner à la contemplation de l'intelligence ont tort de s'exprimer ainsi. Et
lorsqu'il a été dit précédemment au neuvième livre (nn. 1807, 1847, 1869, 1870, 1871, 1872) que ce qui est conforme à
l'intelligence est propre à l'homme, cela s'applique aussi maintenant à notre
propos. En effet, ce qu'il y a de meilleur en chacun selon sa nature, est aussi
ce qui lui est le plus propre: or, ce qu'il y a de meilleur et propre dans un
être est par conséquent ce qui lui est le plus délectable, car chacun trouve du
plaisir dans le bien qui lui convient. Par conséquent il est clair que, si
l'homme est surtout l'intelligence comme étant ce qu'il y a de principal en
lui, la vie qui est conforme à l'intelligence est celle qui est la plus
délectable à l'homme et celle qui lui est la plus propre.
2110. Et ce qui vient d'être dit ne contredit pas
ce qui a été dit précédemment (n. 2106),
à savoir que cette vie-là n'est pas humaine mais la dépasse en quelque sorte:
en effet, elle n'est pas humaine en regard de la nature composée de l'homme,
mais elle est la plus proprement humaine en regard de ce qu'il y a de principal
en l'homme: et cette vie de l'intelligence contemplative, qu'on retrouve de la
manière la plus parfaite dans les substances séparées, on la retrouve dans
l'homme d'une manière imparfaite et par participation. Et néanmoins, le
caractère de faiblesse de cette vie en l'homme dépasse de beaucoup tout ce
qu'on retrouve d'autre en l'homme. Il est donc clair que celui qui s'adonne à
la contemplation de la vérité est le plus heureux des hommes, dans la mesure où
l'homme peut être heureux en cette vie.
Aristote présente une autre espèce de bonheur, à savoir celui qui
semble se tenir dans l'opération des vertus morales, et surtout dans la vertu
de prudence qui est celle qui dirige toutes les vertus morales.
2111. Après avoir montré que le bonheur parfait
consiste dans l'opération qui est première et principale, à savoir celui qui
procède de la contemplation de l'intelligence, le Philosophe introduit ici un
autre bonheur, secondaire celui-là, qui consiste dans l'opération des vertus
morales.
Et
en premier lieu il présente ce qu'il se propose de montrer (1178a9), en disant
que puisque celui qui s'adonne à la contemplation de la vérité est le plus
heureux des hommes, sera heureux au deuxième rang celui qui vit conformément à
une autre vertu, c'est-à-dire conformément à la prudence, laquelle se trouve à
diriger toutes les vertus morales. En effet, tout comme le bonheur spéculatif
est attribué à la sagesse, laquelle contient en elle, à titre principal, tous
les autres habitus spéculatifs, de même
aussi le bonheur pratique, lequel est conforme aux opérations des vertus
morales, est attribué à la prudence qui donne leur perfection à toutes les
vertus morales, comme nous l'avons montré au sixième livre (n. 1275-1284).
2112. En deuxième lieul, là (1178a10) où il dit: ¨
C'est en effet selon elle que les
activités humaines etc. ¨, il manifeste son propos au moyen de quatre
raisonnements dont voici le premier.
Les
opérations qui procèdent des autres vertus, celles qui sont pratiques, sont les
activités purement humaines. Elles se rapportent en effet aux affaires
humaines. Et premièrement aux choses extérieures dont l'homme fait usage. En
effet, les actes de justice, de force et des autres vertus que nous posons
entre nous existent dans nos relations en tant que les hommes s'échangent
mutuellement des biens conformément à la justice. Ils existent dans les besoins
naturels, c'est-à-dire dans la mesure où un homme se porte au secours d'un
autre homme dans son dénuement. Ils existent aussi dans certaines actions et
passions humaines par rapport auxquelles ce qui convient à chacun est conservé
conformément aux vertus morales. Or, tous les cas qui précèdent semblent être
des activités purement humaines.
2113. Mais en deuxième lieu, il y a certaines
activités relevant des vertus qui semblent concerner le corps et les passions
de l'âme, auxquelles la vertu morale, par une certaine affinité, est
appropriée. En effet, de nombreuses vertus morales se rapportent aux passions,
comme nous l'avons vu dans ce qui a été dit précédemment (n. 367). Ainsi donc, la vertu morale a
pour objet les biens humains dans la mesure où elle se rapporte aux biens
extérieurs, aux biens du corps et aux passions de l'âme.
2114. Mais la prudence, qui est une vertu
intellectuelle, est unie à la vertu morale par une certaine affinité, et
inversement, parce que les principes de la prudence se tirent des vertus
morales dont les fins sont les principes de la prudence. Or, la rectitude des
vertus morales se tire de la prudence, laquelle fait un juste choix des moyens qui
sont ordonnés à la fin, comme on le voit à partir de ce qui est dit au sixième
livre de ce traité (n. 1268-1269).
Elles aussi, c'est-à-dire la vertu morale et la prudence, s'unissent
simultanément aux passions, parce que c'est d'après l'une et l'autre que les
passions sont modifiées. Or, les passions sont communes à tout le composé du
corps et de l'âme, puisqu'elles appartiennent à la partie sensitive.
2115. D'où il est clair que la vertu morale, aussi
bien que la prudence, se rapporte au composé humain. Or les vertus qui
s'adressent au composé, à proprement parler, sont humaines dans la mesure où
l'homme est un composé d'une âme et d'un corps. Il en résulte que la vie, qui
procède d'elles, c'est-à-dire de la prudence et de la vertu morale, et qu'on
appelle la vie active, est elle aussi humaine. Et par conséquent le bonheur,
qui consiste en cette vie-ci, est lui aussi purement humain. Mais la vie et le
bonheur qui sont spéculatifs, lesquels sont propres à l'intelligence, sont
séparés et divins.
2116. Et ce que nous venons de dire à ce sujet
suffit pour l'instant. Ce qu'on pourrait en dire avec plus de certitude dépasse
notre propos. En effet, c'est au troisième livre du traité de l'Âme (Cap. 1V, 5; S.
Thom., lect. V11, 689) qu'on traite de ce sujet, où l'on montre que
l'intelligence est séparée. Ainsi donc, il est clair que le bonheur spéculatif
est supérieur au bonheur actif, tout autant que ce qui est séparé et divin est
supérieur à ce qui est composé et humain.
2117. Aristote présente son deuxième raisonnement
là (1178a25) où il dit: ¨ Or, la vie
contemplative semble avoir besoin de peu ou de moins etc. ¨.
Et
il dit que l'homme semble avoir peu besoin de biens extérieurs, ou pour le
moins, qu'il en a moins besoin pour la vie et le bonheur spéculatifs que pour
la vie et le bonheur qui sont de nature morale. Il est vrai que pour les deux,
aussi bien pour la vie spéculative que pour la vie morale, l'homme a besoin de
ce qui est nécessaire à la vie, par exemple la nourriture, la boisson et les
autres choses de la sorte, bien que l'homme pratique se donne plus de mal que
l'homme spéculatif pour ce qui intéresse le corps, puisque les actions
extérieures s'exercent au moyen du corps. Cependant, cela n'est pas d'une
grande importance puisque les deux ont également besoin de ce qui est
nécessaire à la vie. Néanmoins, cela est d'une grande importance quant à leurs
opérations: en effet, l'homme vertueux a besoin de beaucoup d'argent pour poser
ses opérations, comme on le voit chez l'homme libéral qui a besoin de beaucoup
d'argent pour exercer sa libéralité, et il en va de même chez l'homme juste
pour rendre ce qu'il doit.
2118. Et si l'on objectait que l'acte de
libéralité consiste aussi à vouloir donner et celui de la justice à vouloir
rendre ce que l'on doit, et que ces actes pourraient exister sans avoir
beaucoup d'argent, il faut alors considérer que les intentions des hommes ne
sont pas manifestes sans leurs opérations extérieures. En effet, nombreux sont
ceux qui, sans être justes, feignent de vouloir agir avec justice. Mais pour
savoir manifestement si quelqu'un est courageux, on a besoin d'une action
extérieure pour le manifester. Et ainsi, celui qui prétend être tel se doit
d'accomplir un acte extérieur de courage. De la même manière, celui qui est
tempérant a besoin d'avoir en son pouvoir l'usage des plaisirs pour manifester
sa tempérance. Autrement, à moins que ne soit présente la capacité d'agir, il
ne pourra être manifeste ni que celui-ci est vertueux, c'est-à-dire tempérant
ou courageux, ni qu'il ne l'est pas.
2119. Et c'est pourquoi l'on peut se demander ce
qu'il y a de principal dans la vertu morale: est-ce le choix intérieur ou bien
les actions extérieures, puisque les deux sont exigés pour qu'il y ait vertu?
Et bien que le choix soit premier dans la vertu morale, comme nous l'avons dit
plus haut (nn. 322, 1129), il est
cependant manifeste qu'en vue de la perfection complète de la vertu morale, non
seulement le choix intérieur est requis, mais l'opération extérieure elle aussi
est requise. Mais pour la réalisation des actions extérieures, l'homme a besoin
de nombreux moyens, et davantage encore quand les actions doivent être grandes
et meilleures.
2120. Mais celui qui s'adonne à la vie spéculative
n'a aucunement besoin de tels moyens pour réaliser son opération. Bien au
contraire, on peut dire que les biens extérieurs sont pour l'homme un obstacle
à la vie spéculative à cause des soucis qu'ils engendrent dans l'homme et qui
le détournent de pouvoir s'adonner totalement à la spéculation. Et si l'homme
spéculatif a besoin de choses extérieures, ce sera dans la mesure où l'homme a
besoin de ce qui lui est nécessaire pour vivre, et dans la mesure aussi où il
vit avec plusieurs personnes auxquelles il faut parfois prêter assistance, et
dans la mesure enfin où l'homme choisit de vivre conformément à la vertu
morale. Et par conséquent il aura besoin de telles choses extérieures pour
vivre selon sa condition d'homme. Il est donc clair que le bonheur spéculatif
est supérieur au bonheur de la vie active conforme à la vertu morale.
2121. Il présente son troisième raisonnement là
(1178b8) où il dit: ¨ Mais que le bonheur
parfait soit une opération spéculative etc. ¨.
Et
il dit qu'il devient évident que le bonheur parfait consiste dans une certaine
opération spéculative si l'on songe que c'est aux dieux, c'est-à-dire aux
substances séparées, que semblent surtout appartenir le bonheur et la
béatitude. Et cependant, nous ne pouvons pas leur attribuer les actions des
vertus morales. En effet, si on leur attribuait les opérations de la justice,
ils nous apparaîtraient ridicules de faire ainsi des échanges, de déposer leurs
biens chez d'autres ou de poser toute autre opération de la sorte. Et de la
même manière on ne peut leur attribuer le courage, c'est-à-dire cette vertu qui
les rendrait capables de supporter de terribles épreuves et de graves dangers
pour sauvegarder le bien commun. De même encore la libéralité, en tant qu'elle
est une vertu humaine, ne leur convient pas.
2122. En effet, il n'y a pas à leur attribuer la
libéralité, car auquel des mortels donneraient-ils ces dons que les hommes
donnent libéralement? En effet, il serait étrange de dire qu'ils utilisent la
monnaie ou un autre moyen d'échange pour faire leurs dons. Et si on leur
attribuait la tempérance, cet éloge leur serait davantage un fardeau qu'une
reconnaissance. En effet, il n'y a pas à louer Dieu de ne pas avoir de mauvais
désirs puisqu'il ne peut en avoir. Par conséquent, en parcourant toutes les
actions des vertus morales, il apparaît qu'elles sont de basse condition et
indignes des dieux, c'est-à-dire des substances supérieures.
2123. Cependant, tous croient que les dieux
vivent, et par conséquent qu'ils posent des opérations. En effet, il ne leur
convient pas de ne rien faire, comme ceux qui dorment, comme on le disait d'un
certain philosophe qui vivait en dormant tout le jour. Donc, si nous retirons
de la vie divine toutes les actions des vertus morales et de la prudence, et si
en outre, à plus forte raison, nous retirons de la vie divine la fabrication,
laquelle relève proprement de l'art, on ne retrouvera aucune autre opération de
Dieu qui s'élève à la béatitude, si ce n'est l'opération spéculative. Et c'est
par la contemplation de sa sagesse que Dieu fait toutes choses. D'où il est
clair que parmi toutes les opérations humaines, c'est celle qui est la plus semblable
à la spéculation divine qui est la plus heureuse.
2124. Il présente son quatrième raisonnement là
(1178b24) où il dit: ¨ Et un signe en est
que les autres animaux etc. ¨.
Et
il dit qu'un signe de cela, à savoir que le bonheur parfait consiste dans la
contemplation de la sagesse, c'est que les animaux irrationnels, qui sont
privés du bonheur, sont tout à fait privés aussi de cette opération, car ils ne
possèdent pas l'intelligence par laquelle nous contemplons la vérité. Leurs
opérations participent cependant de quelque façon des vertus morales, comme le
lion par l'acte de courage et de libéralité et la cigogne par l'acte
d'affection à l'égard de ses parents.
2125. En effet, toute la vie des dieux,
c'est-à-dire des substances séparées, est bonne puisqu'ils ne possèdent que la
vie intellectuelle. Mais les hommes sont d'autant plus heureux qu'il existe en
eux une certaine ressemblance avec une telle opération, c'est-à-dire
l'opération de l'intelligence spéculative. Mais aucun des autres animaux n'est
heureux parce que ces derniers ne participent absolument pas de la
contemplation. Et par conséquent il est clair que plus la contemplation prend
une grande place, plus grand aussi est le bonheur. Et c'est à ceux qui
s'adonnent davantage à la contemplation de la vérité qu'il appartient davantage
d'être heureux et cela non pas par accident, mais à cause de la nature même de
la contemplation, laquelle est honorable par elle-même. D'où il s'ensuit que le
bonheur consiste principalement en une certaine contemplation.
Aristote montre que le bonheur a besoin, pour s'actualiser, de biens
extérieurs, mais pas d'une manière excessive.
2126. Après avoir montré ce qu'est le bonheur
parfait, le Philosophe montre ici quel est son rapport aux biens extérieurs.
Et
en premier lieu, il montre comment l'homme heureux se comporte à l'égard des
biens inférieurs (1178b30). En deuxième lieu, il montre comment il se rapporte
à Dieu, là (1179a23) où il dit: ¨ Celui
qui agit selon l'intelligence etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre à quel
point l'homme heureux a besoin des biens extérieurs et terrestres. En deuxième lieu, il montre qu'il
n'a pas besoin de nombreux et grands biens de la sorte, là (1179a1) où il dit:
¨ Il ne faut cependant pas penser que
l'homme heureux etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1178b30) que l'homme heureux, en tant qu'homme, a
besoin d'une certaine prospérité extérieure. En effet, la nature humaine ne se
suffit pas à elle-même pour contempler, à cause de la condition du corps qui a
besoin de choses extérieures pour se soutenir. Au contraire, la substance
intellectuelle et incorporelle se suffit à elle-même pour contempler.
2127. Mais l'homme, pour poser les opérations de
la vie spéculative, a besoin d'avoir un corps en santé car les puissances
sensitives, dont l'homme se sert pour la vie spéculative, sont affaiblies par
la maladie. Aussi, l'intention de l'esprit se trouve à être détournée de
l'attention de la spéculation. L'homme a aussi besoin d'aliments pour nourrir
son corps, et d'autres services, c'est-à-dire de manière à se procurer toutes
les autres choses qui lui sont nécessaires pour la vie humaine.
2128. Ensuite, lorsqu'il dit (1179a1): ¨ Il ne faut cependant pas penser que etc.
¨, il montre que l'homme n'a pas besoin de choses extérieures si nombreuses
pour être heureux.
Et
il dit que bien qu'il ne soit pas possible que l'homme soit heureux du bonheur
de cette vie sans choses extérieures nécessaires à la vie humaine, cependant il
ne faut pas penser que pour devenir heureux, quelqu'un ait besoin de nombreuses
et grandes richesses. En effet, se suffire à soi-même, ce qui est requis au
bonheur, ne consiste pas dans l'excès des richesses. La nature a en effet
besoin de peu de choses. L'excès, au contraire, diminue la capacité de se
suffire à soi-même. Dans ce cas, en effet, l'homme a besoin de l'aide ou du
service de nombreuses personnes pour conserver et gérer ses richesses
excessives. Aussi, la rectitude du jugement, aussi bien de la raison spéculative
que de la raison pratique, tout comme l'action vertueuse extérieure, peut
exister sans l'abondance des richesses.
2129. Et parce que cela était manifeste par
rapport au jugement de la raison, par la suite il manifeste cela par rapport à
l'action vertueuse qui semble avoir besoin de plusieurs choses comme nous
l'avons dit plus haut (n. 2112-2116).
Et il dit qu'il est possible à ceux qui ne commandent pas à la terre et à la
mer d'agir en hommes de bien sans posséder des richesses excessives. En effet,
si on possède des biens extérieurs en quantité modérée, il sera possible d'agir
conformément à la vertu. Et cela apparaît manifestement par l'expérience. On
voit en effet que des gens ordinaires, c'est-à-dire qui font partie du peuple,
agissent dans leur vie privée d'une manière vertueuse aussi bien que les hommes
puissants. Car les puissants sont empêchés de poser de nombreuses actions
vertueuses, tant à cause de leurs trop nombreuses activités et préoccupations
qu'à cause de leur orgueil et de l'abondance de leurs richesses. Or, pour être
heureux, il suffit que l'homme possède autant de biens extérieurs que cela est
nécessaire pour pouvoir poser les actions vertueuses: en effet, si un tel agit
conformément à la vertu, sa vie sera heureuse puisque le bonheur consiste dans
l'action vertueuse.
2130. Ensuite (1179a10), lorsqu'il dit: ¨ Et Solon avait raison d'estimer heureux etc.
¨, il confirme ce qu'il vient de dire par les paroles de certains sages.
Et
en premier lieu il présente leurs paroles. En deuxième lieu, il montre qu'il
faut y adhérer quant au propos, là (1179a17) où il dit: ¨ Ainsi, les opinions des sages semblent s'accorder avec etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il présente les
paroles de Solon qui a affirmé que sont heureux ceux dont les biens extérieurs
sont modérément étendus. Ce sont en effet surtout les hommes de la sorte qu'on
voit poser des actions vertueuses et vivre dans la tempérance car ceux qui
possèdent des richesses modérées ont la capacité de faire ce qu'il faut, ce
dont sont empêchés aussi bien ceux qui abondent en richesses à cause de leurs
trop grands soucis et à cause de leurs choix, que ceux qui en manquent et qui
doivent être trop inquiétés par la recherche de nourriture. C'est même à
ceux-là en effet que l'occasion de bien agir fait défaut.
2131. En deuxième lieu, là (1179a14) où il dit: ¨ Il semble qu'Anaxagore, lui aussi, a estimé
que etc. ¨, il présente, en vue de la même conclusion, l'opinion
d'Anaxagore, à qui il semblait que ni le riche ni le puissant ne peut être
heureux. Et il n'est pas étonnant que cela apparaisse problématique à
plusieurs. En effet, la multitude des hommes forme son jugement d'après les
biens extérieurs qui sont les seuls qu'elle connaisse, et elle ignore les biens
de la raison qui sont les véritables biens de l'homme par lesquels l'homme
puisse devenir heureux.
2132. Ensuite (1179a17), lorsqu'il dit: ¨ Ainsi, les opinions des sages semblent etc.
¨, il montre qu'en cette matière, il faut adhérer aux paroles des sages, en
concluant à partir de ce qui précède que les opinions des sages s'accordent
avec les raisonnements. Et c'est pourquoi elles semblent posséder une certaine
crédibilité. Mais dans les actions à poser, la vérité relative aux paroles d'un
homme se juge davantage à partir de ses actions et de sa manière de vivre qu'à
partir même de la raison; car ce qui commande, c'est-à-dire ce qui est premier
par rapport aux actions à poser, consiste en ceci, à savoir dans les actions et
la manière de vivre. En effet, à l'égard des actions à poser, ce qui est
recherché, surtout, ce n'est pas la connaissancce, mais l'action, comme nous
l'avons établi au deuxième livre (n. 255-256).
Et c'est pourquoi les choses qui ont été dites doivent être considérées par
rapport aux actions et à la vie des sages. D'où il suit que les paroles
auxquelles s'accordent les actions des sages doivent être acceptées: par
exemple, qu'il faut adhérer aux paroles qui affirment que les richesses
excessives ne sont pas nécessaires au bonheur, parce que les sages ne les ont
pas recherchées. Mais si les actions semblent contredire les paroles, alors il
faut douter que ces discours soient vrais, comme on peut le voir au sujet de
l'opinion des Stoïciens qui, tout en soutenant que les réalités extérieures ne
sont en rien un bien pour l'homme, posaient des actions qui manifestaient le
contraire, car ils les désiraient et les recherchaient comme des biens.
2133. Ensuite (1179a23), lorsqu'il dit: ¨ Mais l'homme qui agit selon l'intelligence
etc. ¨, il montre comment l'homme heureux se présente à l'égard des
réalités supérieures, c'est-à-dire à l'égard de Dieu.
Et
il dit que l'homme qui est heureux d'un bonheur spéculatif, parce qu'il agit
selon l'intelligence en contemplant la vérité, et applique son attention aux
biens de l'intelligence, semble être le mieux disposé des hommes dans la mesure
où il excelle dans ce qu'il y a de plus élevé dans l'homme, et est aussi celui
qui est le plus aimé de Dieu. En effet, en supposant, comme le montre la
réalité des choses, que Dieu prend soin et se préoccupe des affaires humaines,
il est raisonnable de penser qu'il trouve du plaisir chez les hommes pour ce
qu'il y a de meilleur en eux et pour ce qui, en eux, est le plus apparenté et
semblable à Dieu. Et cela, certes, se trouve à être l'intelligence, comme nous
l'avons vu dans ce qui précède (n. 2109).
Et par conséquent il est raisonnable que Dieu accorde ses bienfaits surtout à ceux qui aiment
l'intelligence et honorent le bien même de l'intelligence en le préférant à
tous les autres biens, tout comme les dieux eux-mêmes prennent soin de ceux qui
agissent bien et avec droiture.
2134. Or, il est manifeste que tout ce que nous
venons de dire s'applique au sage. En effet, le sage aime et honore
l'intelligence, laquelle, parmi les réalités humaines, est la plus aimée de
Dieu. Le sage, en outre, agit bien et avec droiture. Il reste donc que lui-même
est le plus aimé de Dieu. Or, celui qui est le plus heureux, c'est surtout
celui qui est aimé de Dieu, lequel est la source de tous les biens. Il s'ensuit
encore suite à cela que, parce que l'homme est dit heureux du fait qu'il est aimé
de Dieu, le sage est le plus heureux des hommes.
2135. Il est clair à partir de là qu'Aristote pose
le bonheur ultime de l'homme dans l'opération de la sagesse dont il a traité
précédemment au sixième livre (n. 1267),
mais non pas en continuité avec l'intellect agent, comme certains l'ont
imaginé.
2136. Il faut aussi remarquer qu'Aristote
n'affirme pas que le bonheur parfait se trouve en cette vie, mais qu'il faut
rechercher ici celui qui convient à notre vie humaine et mortelle. C'est
pourquoi, tout comme il l'a dit plus haut au premier livre (n. 202), sont heureux à la manière des
hommes ceux qui etc.
Aristote dit qu'il ne suffit pas de connaître la vertu, mais qu'il
faut en outre la posséder.
2137. Après avoir traité de la finalité de la
vertu considérée dans l'homme vertueux lui-même, laquelle est le plaisir ou le
bonheur, le Philosophe traite ici d'une autre fin qui se prend du côté du bien
commun, en montrant qu'à côté de l'enseignement précédent sur les choses
morales, il est nécessaire d'en poser une autre, celle de la loi, qui tend vers
le bien commun. Et à ce sujet il fait
trois choses.
En
premier lieu il montre qu'il est nécessaire qu'il y ait une législation
(1179a35). En deuxième lieu, il montre qu'il est nécessaire que quelqu'un
devienne législateur, là (1180a25) où il dit: ¨ Mais dans la seule cité des Lacédémoniens etc. ¨. En troisième
lieu, il montre de quelle manière quelqu'un peut devenir législateur, là
(1180b29) où il dit: ¨ Donc, après cela,
il nous faut examiner d'où il faut etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il soulève une
question, à savoir si nous avons suffisamment parlé dans leur généralité,
c'est-à-dire sommairement et comme par esquisse comme il se devait, de ce qui
concerne le bonheur et les vertus, l'amitié et le plaisir, et si notre propos,
c'est-à-dire celui par lequel nous choisissons de traiter du bien humain, a
atteint son véritable terme et son achèvement, ou bien s'il faut en outre y
ajouter quelque chose d'autre.
2138. En deuxième lieu, là (1179b1) où il dit: ¨ Ou bien, comme on le dit, la fin, dans les
choses à faire, n'est pas etc. ¨, il détermine la vérité en montrant qu'en
outre, il y a quelque chose d'autre à ajouter.
Et
en premier lieu, il est montre qu'il est nécessaire que quelqu'un devienne bon.
En deuxième lieu, il montre que pour que quelqu'un devienne bon, il est
nécessaire qu'il acquière l'habitude d'une vie bonne, là (1179b3) où il dit: ¨ Si les discours suffisaient à rendre les
hommes vertueux etc. ¨. En troisième lieu, il montre que pour en arriver à
posséder cette habitude, l'imposition de la loi est requise, là (1179b31) où il
dit: ¨ Il est difficile de recevoir, dès
la jeunesse, une éducation etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que la fin de la science qui a pour objet les actions
à poser n'est pas de connaître et de méditer chacun des aspects qui les
concerne, comme dans les sciences spéculatives, mais plutôt de les accomplir.
Et parce que c'est en nous conformant à la vertu que nous sommes bons et que
nous accomplissons de bonnes actions, il ne suffit pas, pour bien posséder
cette science qui porte sur le bien de l'homme, de savoir ce qu'est la vertu.
Mais il faut chercher à la posséder, c'est-à-dire en tant qu'elle est un
habitus, et à s'en servir, c'est-à-dire à l'exécuter en acte: ou bien encore,
si on estime que l'homme puisse devenir bon par un autre moyen que par la
vertu, il faudra chercher à l'acquérir.
2139. Ensuite (1179b3), lorsqu'il dit: ¨ Donc, si les discours suffisaient à rendre
etc. ¨, il montre que pour qu'un homme devienne bon, l'habitude est
requise.
Et
en premier lieu il montre que pour parvenir à cette fin, le seul discours
persuasif ne suffit pas. En deuxième lieu, il montre que l'habitude est
nécessaire pour y parvenir, là (1179b18) où il dit: ¨ Aussi est-il heureux que nous puissions participer de la vertu pour etc.
¨.
Il
dit donc en premier lieu que si les discours persuasifs suffisaient à rendre
les hommes vertueux, on devrait rendre de nombreuses et grandes récompenses à
celui qui possède cette habileté, c'est-à-dire qui possède l'art par lequel il
serait possible de persuader l'homme de faire le bien. Et il serait absolument
nécessaire que des honoraires considérables soient attribués à ceux qui
auraient ce pouvoir de persuasion. Mais on voit bien qu'il n'en est pas ainsi
en général.
2140. Nous voyons en effet que les discours
persuasifs peuvent stimuler et pousser au bien les jeunes gens doués de
dispositions libérales, c'est-à-dire ceux qui ne sont pas assujettis aux vices
et aux passions, et qui ont de nobles habitudes de vie, dans la mesure où ils
sont capables de poser des actions vertueuses. Et ceux qui aiment véritablement
le bien peuvent devenir catocochimon,
c'est-à-dire comblés de vertus et d'honneurs. En effet, tels sont ceux qui sont
à ce point bien disposés à la vertu qu'ils sont stimulés à poursuivre la
perfection de la vertu par de bons discours.
2141. Mais les hommes, pour la plupart, ne peuvent
être stimulés à faire le bien au moyen de discours, car ils n'obéissent pas à
la pudeur qui craint l'infamie, mais sont plutôt contenus par la crainte des
punitions. En effet, ils ne reculent pas devant les actions mauvaises à cause
de leur caractère infâme, mais à cause des châtiments qu'elles peuvent
entraîner: en effet, ils vivent selon leurs passions et non selon la raison, et
par là leurs passions s'accroissent davantage en eux, et ils fuient les
douleurs contraires aux plaisirs qu'ils recherchent, douleurs qui leur sont
causées par les châtiments, sans comprendre ce qui est véritablement bon et
agréable, et sans même pouvoir en goûter la douceur. De tels hommes ne peuvent
absolument pas être transformés par un discours.
2142. En effet, pour que quelqu'un soit transformé
par un discours, il est nécessaire que ce qui est proposé à l'homme soit
accepté de lui. Or, celui qui ne peut goûter le bien honnête et qui tend vers
ses passions ne reçoit rien de ce qui lui est proposé par un discours qui
conduit à la vertu. Il en résulte qu'il n'est pas possible, ou au moins qu'il
n'est pas facile, qu'on puisse par un discours détourner un homme des actes
qu'il embrasse suite à une vieille habitude. Tout comme on ne peut non plus,
dans la vie spéculative, ramener à la vérité celui qui est attaché fermement à
ce qui est contraire aux principes auxquels les fins correspondent dans les
actions à poser, comme nous l'avons dit plus haut (nn. 223, 474, 1431).
2143. Ensuite (1179b18), lorsqu'il dit: ¨ Aussi est-il heureux que nous puissions etc.
¨, il montre que l'habitude ou la coutume est requise pour qu'un homme puisse
devenir bon.
Et
il dit que nous ne devons pas nous contenter uniquement des discours pour
acquérir la vertu. Mais il doit nous être très précieux de poursuivre la vertu,
même si l'homme possède tous les moyens par lesquels il semble pouvoir devenir
vertueux. Et à ce sujet il existe trois opinions. Certains en effet disent que
les hommes deviennent bons par nature: par exemple à partir de leur complexion
naturelle accompagnée d'une impression des corps célestes. Mais certains disent
que les hommes deviennent bons par l'exercice. D'autres enfin affirment que les
hommes deviennent bons par l'enseignement. Et ces trois opinions possèdent
certes certains éléments de vérité.
2144. Car la disposition naturelle contribue elle
aussi à la vertu, comme nous avons vu au sixième livre (n. 1276-1280) que dès la naissance certains semblent être courageux ou
tempérants comme par une certaine inclination naturelle. Mais une telle vertu
naturelle, pour ainsi dire, est imparfaite comme on le dit au même endroit. Et
pour qu'elle parvienne à sa perfection, il est requis qu'intervienne la
perfection de l'intelligence ou de la raison. Et c'est à cause de cela que
l'enseignement est nécessaire, lequel suffirait si la vertu consistait
seulement dans l'intelligence ou la raison, comme le pensait Socrate, lequel
soutenait que la vertu est une science. Mais parce que la rectitude de
l'appétit est requise à la vertu, l'habitude ou la coutume, par laquelle
l'appétit est incliné au bien, est elle aussi nécessaire.
2145. Mais il est manifeste que ce qui appartient
à la nature n'est pas en notre pouvoir, mais procède dans l'homme d'une cause
divine: par exemple de l'impression des corps célestes quant à la disposition du
corps humain, et de Dieu lui-même, qui est le seul à être au-dessus de
l'intelligence, pour que l'esprit de l'homme se meuve vers le bien. Et alors
les hommes sont véritablement bien favorisés du sort lorsqu'ils sont inclinés
au bien par une cause divine, comme on le voit au chapitre intitulé La Bonne Fortune.
2146. Or, il a été dit plus haut (n. 2139-2142) que le discours et
l'enseignement n'ont pas la même efficacité chez tous: au contraire il faut,
pour qu'il ait une certaine efficacité chez un homme, que l'âme de l'auditeur
soit préparée, par de nombreuses bonnes habitudes, à se réjouir des biens et à
haïr les maux, tout comme il faut aussi que la terre soit bien labourée pour
qu'elle nourrisse bien la semence. En effet, le discours entendu est à l'âme ce
que la semence est à la terre. En effet, celui qui vit selon la passion
n'entend pas librement le discours de celui qui l'instruit et il ne le comprend
pas non plus, de telle manière qu'il jugerait bon ce à quoi on veut
l'entraîner. C'est pourquoi il ne peut être persuadé par personne.
2147. Et pour parler plus universellement, la
passion qui est affermie en l'homme par l'habitude domine en lui et l'homme qui
y est soumis ne cède pas au seul discours de la raison; au contraire, dans ce
cas, il faut présenter une contrainte pour que l'homme soit poussé à faire le
bien. Et par conséquent il est clair que pour que l'enseignement de celui qui
instruit ait une efficacité chez quelqu'un, il faut qu'il préexiste en lui une
habitude au moyen de laquelle l'homme puisse acquérir une conduite propre à la
vertu, c'est-à-dire une conduite telle qu'il choisisse de lui-même le bien
honnète et repousse ce qui est infâme.
2148. Ensuite (1179b31), lorsqu'il dit: ¨ Il est difficile, d'être conduit à la vertu
dès la jeunesse si etc. ¨, il montre que l'imposition des lois est requise
à la bonne habitude.
Et
en premier lieu, il montre que tous deviennent bons par la loi. En deuxième
lieu, il montre que la bonne habitude ne peut se produire convenablement sans
la loi, là (1180a14) où il dit: ¨ Si
donc, comme nous l'avons dit, etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il montre son
propos. En deuxième lieu, il présente un signe pour le montrer, là (1180a5) où
il dit: ¨ C'est pour cette raison qu'ils pensent
que les législateurs doivent etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu il manifeste son
propos par rapport aux jeunes. En deuxième lieu, il le manifeste par rapport
aux autres, là (1180a1) où il dit: ¨ Il
ne suffit pas que les jeunes reçoivent une éducation etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu qu'il est difficile à quelqu'un d'être conduit dès sa
jeunesse à la vertu selon des bonnes habitudes s'il ne grandit pas sous de bonnes lois au moyen desquelles l'homme est poussé au bien par une certaine
nécessité.
2149. Il n'est pas agréable à de nombreux hommes,
et spécialement aux jeunes qui sont enclins aux plaisirs, comme nous l'avons vu
au septième livre (n. 1531), de
vivre avec tempérance, c'est-à-dire de manière à s'abstenir des plaisirs, et
avec persévérance, c'est-à-dire de manière à ne pas reculer devant le bien à
cause des travaux et des peines. Et c'est pourquoi il faut que les éducations
des enfants et leurs découvertes soient réglées par de bonnes lois à partir desquelles
ils soient en quelque sorte contraints à s'accoutumer aux bonnes actions qui,
lorsqu'elles viendront à être habituelles, ne seront plus pénibles mais plutôt
agréables.
2150. Ensuite (1180a1), lorsqu'il dit: ¨Il ne suffit certes pas que pendant leur jeunesse etc. ¨, il montre que même les autres ont
besoin d'une législation.
Et
il dit qu'il ne suffit pas que les hommes soient bien éduqués selon les lois et
reçoivent de bons soins conformément à ces lois uniquement durant leur
jeunesse, mais même davantage lorsqu'ils seront devenus hommes adultes, il faut
qu'ils découvrent des chemins honnêtes pour agir et qu'ils s'y habituent. Et
pour cela nous avons besoin des lois: et non seulement au début, lorsqu'on
commence à devenir un homme, mais même pour toute la vie de l'homme en général.
En effet, nombreux sont ceux qui obéissent davantage à la nécessité,
c'est-à-dire à la contrainte, qu'aux discours. Et en outre ils sont plus
sensibles aux pertes, c'est-à-dire aux dommages qu'ils encourent comme
punitions, qu'au bien honnête.
2151. Ensuite (1180a5), lorsqu'il dit: ¨ C'est pour cette raison que certains
estiment que les législateurs etc. ¨, il présente un certain signe pour
manifester le propos.
Et
il dit que parce que la nécessité que comporte la loi est nécessaire à la bonne
vie de l'homme, il en résulte que certains législateurs estiment qu'il faut
inciter les hommes à agir selon la vertu, c'est-à-dire de telle manière que les
vertueux, qui dans leurs affaires personnelles obéissent déjà à ce qui est honnête,
soient stimulés à faire le bien au moyen de leurs précédentes habitudes, par
exemple en leur montrant l'honnêteté de ce qui est proposé. Mais à ceux qui
sont désobéissants et ont des moeurs corrompues, ils appliquent des peines
corporelles, par exemple le fouet et divers châtiments, en les blâmant et en
portant préjudice à leurs biens propres. Mais ils suppriment ceux qui sont
totalement incurables, tout comme lorsqu'ils pendent un voleur.
2152. Et il en est ainsi parce que l'homme
vertueux qui ordonne sa vie au bien obéit au seul discours par lequel le bien
lui est proposé. Mais l'homme pervers, parce qu'il recherche le plaisir, doit
être puni au moyen d'une peine ou d'une douleur, à la manière d'une bête de
somme, c'est-à-dire comme un âne qui est conduit par le fouet. De là vient,
comme on le dit, qu'il faut appliquer des peines telles qu'elles soient les
plus contraires aux plaisirs qui sont aimés: par exemple, si quelqu'un
s'enivre, qu'on lui donne de l'eau à boire.
2153. Ensuite (1180a14), lorsqu'il dit: ¨ Ainsi donc, comme nous l'avons dit, il faut
bien éduquer etc. ¨, il montre que la loi est nécessaire pour que l'homme
devienne bon.
Et
cela pour deux raisons, dont la première est qu'il faut que celui qui est
appelé à devenir bon soit bien nourri et acquierre de bonnes habitudes, et
qu'il vive par la suite selon des occupations qui suivent de justes voies, de
telle manière qu'il s'abstienne de ce qui est mauvais, soit de son propre chef,
soit encore en y étant contraint contre
sa volonté. Cela ne sera certes possible que si la vie de l'homme est dirigée
par son intelligence, ce qu'il possède, et par une juste ordonnance qui le
conduit au bien et qui possède une puissance, c'est-à-dire une force coercitive
qui contraigne ceux qui ont l'esprit rebelle; or, l'autorité paternelle ne
possède pas ce pouvoir coercitif, et aucun autre homme ne possède cette
capacité de persuasion, à moins qu'il ne soit roi ou ne soit constitué dans un
autre pouvoir. La loi, au contraire, possède ce pouvoir coercitif, dans la
mesure où elle est promulguée par le roi ou par l'autorité en place. Et son
discours procède d'une prudence et d'une intelligence qui dirige vers le bien.
D'où il est clair que la loi est nécessaire à rendre les hommes bons.
2154. Il présente son deuxième raisonnement là
(1180a23) où il dit: ¨ Et si certains
détestent ceux qui contrarient etc. ¨.
Et
il dit que les hommes qui veulent contrarier les moeurs d'un autre homme
reçoivent de la haine de celui qu'ils veulent contrarier, même s'ils le font
avec raison. On estime en effet qu'ils font cela par un zèle mal placé. Mais la
loi, en commandant ce qui est honnête, n'est pas pénible et n'apparaît pas
lourde ou odieuse car elle est proposée à l'ensemble des hommes. C'est pourquoi
il s'ensuit que la loi est nécessaire pour rendre les hommes bons.
Aristote prouve, au moyen de deux raisonnements, qu'il est nécessaire
qu'un homme devienne législateur et que les lois universelles ont plus de
pouvoir que les règlements privés pour ordonner la vie commune.
2155. Après avoir montré que la législation est
nécessaire pour que les hommes deviennent bons, le Philosophe montre ici qu'il
est nécessaire que l'homme soit législateur.
Et
en premier lieu, il présente ce qu'il se propose de montrer (1180a25). En
deuxième lieu, il prouve ce qu'il se propose de montrer, là (1180b1) où il dit:
¨ Il est manifeste en effet que les
précoccupations communes sont etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu (1180a25) que bien que, comme nous l'avons dit (n. 2148-2154), la législation soit
nécessaire à l'éducation et aux occupations des hommes, cependant c'est
seulement dans la cité des Lacédémoniens et dans quelques autres que le
législateur semble s'être soucié de régler par des lois l'éducation des enfants
et les manières d'agir des citoyens. Mais dans la plupart des cités, où chacun
vit comme il le veut en disposant de ses enfants et de sa femme à sa guise, à
la manière des Cyclopes, c'est-à-dire à la manière de certains peuples barbares
qui ne font pas usage de lois, ces questions sont négligées. Il est donc
préférable d'avoir un soin raisonnable de l'éducation des enfants et des
actions vertueuses des citoyens, conformément à l'autorité commune, et que
l'homme soit élevé pour pouvoir agir convenablement.
2156. Mais lorsque les hommes négligent d'assumer
ce soin socialement, c'est-à-dire parce qu'ils ne manifestent pas pour cela un
souci commun, il semble convenir à chaque citoyen pris individuellement de
contribuer à apporter à ses enfants et à ses amis ce qu'il faut pour qu'ils soient
vertueux; et s'il ne peut y contribuer, qu'il choisisse au moins les choses par
lesquelles cela peut se faire. Or, cela peut certainement se faire surtout,
selon ce qui vient d'être dit, si quelqu'un devient législateur, c'est-à-dire
s'il acquiert cette capacité par laquelle il peut établir des lois justes. Et
par conséquent, le fait d'être législateur revient premièrement à la personne
publique et, en deuxième lieu, néanmoins, même à la personne privée.
2157. Ensuite (1180b1), lorsqu'il dit: ¨ Or, il est manifeste que les précoccupations
communes sont etc. ¨, il prouve son propos au moyen de deux raisonnements.
Il
dit donc en premier lieu qu'il est manifeste que les préoccupations communes,
c'est-à-dire celles qui relèvent des personnes publiques, c'est-à-dire celles
qui établissent les lois, se réalisent par les lois. Et ces préccupations
semblent en effet porter sur certaines choses dans la mesure où les lois sont
établies au-dessus d'elles. Or, les bonnes préoccupations sont accomplies par
de bonnes lois.
2158. Et il importe peu à notre propos que cela
s'accomplisse par des lois écrites ou non-écrites, ou par des lois qui
s'adressent à un seul ou à plusieurs. On voit qu'il en va de même pour la
musique, la gymnastique et les autres disciplines, car il importe peu pour
notre tâche actuelle que l'enseignement soit donné avec un manuscrit ou sans
manuscrit. L'écriture, en effet, est donnée pour conserver notre mémoire dans
le futur. De la même manière encore, il importe peu si pour de telles choses
l'enseignement est présenté à un seul ou à plusieurs. Et de même il semble que
ce soit pour la même raison que le père de famille élève son enfant ou quelques
membres de la famille par un discours d'avertissement ou par un écrit, et qu'un
chef d'état porte une loi écrite pour régler toute la multitude de la cité. En
effet, ce que les lois publiques et les usages introduits par elles sont dans
la cité, les discours paternels et les usages introduits par eux le sont dans
les familles.
2159. Mais telle est la seule différence qu'il y a
entre les deux: le discours paternel ne possède pas pleinement le pouvoir
contraignant que possède le discours du roi, comme nous l'avons dit
précédemment (n. 2153). Il montre
néanmoins par la suite que sous un rapport il appartient davantage à la
personne privée qu'à la personne publique, à cause de la parenté et des
bienfaits, c'est-à-dire parce que les enfants aiment naturellement leurs
parents, d'obéir facilement par une amitié naturelle qui est celle des enfants
à l'égard de leur père. Par conséquent, bien que le discours du roi soit plus
puissant par mode de crainte, cependant le discours paternel est plus puissant
par mode d'amour, lequel est certes plus efficace chez ceux qui ne sont pas
totalement mal disposés.
2160. Il présente son deuxième raisonnement là
(1180b7) où il dit: ¨ L'éducation
particulière et l'éducation commune diffèrent en outre etc. ¨.
Et
il dit que l'éducation, qui est utile en général, présente une différence sur
un point en particulier, comme on le voit dans l'art de la médecine, car en
général la diète et le repos sont utiles à ceux qui ont la fièvre, pour que la
nature ne soit pas appesantie par l'abondance de nourriture et que la chaleur
ne soit pas stimulée par le mouvement. Mais peut-être cela ne convient-il pas à
certains hommes qui ont la fièvre parce que la diète affaiblirait trop leur
vigueur; et peut-être que certains de ceux qui ont la fièvre auraient besoin de
mouvement pour diluer les humeurs épaisses. Et on observe aussi la même chose chez
les combattants, car le maître de pugilat n'enseigne pas à chacun la même
manière de combattre contre tous les combattants. Et suivant cela on semblera
procéder avec plus d'assurance dans l'opération de chacun des arts actifs si
l'on offre à chacun une direction appropriée. C'est ainsi, en effet, que chacun
y trouvera davantage son profit.
2161. Cependant, on montrera le meilleur soin à
faire quelque chose si le médecin, le maître de gymnastique et tout autre
artiste pratique possède les connaissances générales, par exemple ce qui
convient à tous les hommes en général et à tous ceux ceux qui sont dans ces
conditions particulières, par exemple à tous les cholériques. Et il en est
ainsi parce qu'on dit des sciences qu'elles ne portent que sur le général. Donc,
celui qui pourra le mieux prendre soin des cas particuliers sera celui
procédera de la science universelle. Cependant, ce n'est pas seulement de cette
manière que le médecin peut guérir mais aussi, quant aux soins à donner à un
homme en particulier, rien n'empêche le médecin de le bien soigner même s'il
ignore les connaissances générales, aussi longtemps cependant qu'à cause de son
expérience il observe attentivement ce qui se produit en chaque homme
particulier: tout comme on voit que certains sont pour eux-mêmes les meilleurs
médecins pour cette raison qu'ils ont l'expérience de ce qui se produit proprement en eux, mais pas
suffisamment néanmoins pour aider les
autres.
2162. Cependant, bien que l'on puisse bien agir
sur un homme en particulier sans la science universelle, néanmoins celui qui
désire devenir un praticien doit tendre à posséder la connaissance universelle
et à s'en rendre maître autant que cela est possible, tout comme cela est
nécessaire aussi à celui qui veut devenir un spéculatif, par exemple un
géomètre ou un naturaliste. Il a été dit en effet que les sciences ont cela
même pour objet, à savoir l'universel. Et de même cela s'applique aussi à ceux
qui manifestent le souci de rendre les hommes bons.
2163. Il est possible en effet que sans art et
sans science, par laquelle on connaît l'universel, on puisse rendre bon tel ou
tel autre homme, à cause de l'expérience qu'on en a. Cependant, si par nos
soins nous voulons les rendre encore meilleurs, qu'ils soient nombreux ou peu
nombreux, nous devons chercher à acquérir la science universelle des choses par
lesquelles un homme devient bon, c'est-à-dire chercher à devenir législateur
pour connaître l'art par lequel les lois sont bien promulguées, puisque c'est
par les lois que nous devenons bons, comme nous l'avons établi plus haut (n. 2153-2154). La raison en est qu'il
n'appartient pas au premier venu de pouvoir bien disposer n'importe quelle
bonne habitude dans un homme en particulier en l'introduisant en lui, par
exemple la santé, et de retirer de lui l'habitude opposée, par exemple la
maladie, (et qu'il en va de même pour la vertu et le vice), mais seulement à
celui qui possède la science de l'universel ou du général. C'est ce que l'on
voit dans l'art de la médecine et dans toutes les autres affaires auxquelles
s'intéressent l'application et la prudence humaines. En effet, il faut, en
toutes choses, qu'on connaisse non seulement les singuliers, mais aussi qu'on
possède la science du général car il peut se présenter certaines conditions qui
sont comprises dans la science universelle sans l'être dans la connaissance des
accidents singuliers.
Aristote enseigne comment il possible de devenir capable d'être
législateur, ainsi que la différence qui existe entre l'art politique et les
autres arts, et quels sont les signes que ceux qui ne font que vivre en société
ne sont pas des législateurs.
2164. Après avoir
montré qu'il est nécessaire à l'homme de devenir législateur, Aristote
se demande ici comment il est possible à un homme de devenir législateur.
Et
en premier lieu il dit ce qu'il se propose de montrer (1180b29), en concluant
de ce qui précède que puisqu'il a été montré (n. 2157-2163) qu'il est avantageux à l'homme de devenir législateur,
il faut, suite à ce qui vient d'être dit, chercher à savoir d'où l'homme peut
acquérir le savoir du législateur: est-ce par la coutume ou bien par
l'enseignement? Et de quelle manière ce savoir est-il acquis selon l'une ou
l'autre modalité?
2165. En deuxième lieu, là (1180b30) où il dit: ¨ Trouvera-t-on cette science, comme les
autres, dans etc. ¨, il poursuit son propos.
Et
en premier lieu, il montre que ce dont se servaient les anciens ne suffisait
pas à rendre quelqu'un législateur. En deuxième lieu, il conclut qu'il nous
faut ici traiter de cela, là (1181b13) où il dit: ¨ Donc, puisque les anciens ont
négligé d'examiner etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait deux choses. En premier lieu, il montre de
quelle manière il faut que quelqu'un devienne législateur. En deuxième lieu, il
montre qu'on n'observe pas cela, là (1180b32) où il dit: ¨ Ou bien il n'en va pas semblablement de etc. ¨
Il
dit donc en premier lieu (1180b29) qu'il semble convenable de dire qu'on
devient législateur de la même manière que les choses se passent dans les autres
sciences pratiques qui s'intéressent aux affaires de nature politique. Et il ne
semble pas inconvenant, en cherchant à traiter de la science du législateur, de
parler de la science politique: en effet, comme nous l'avons dit au sixième
livre (n. 1197-1198), elle est une
certaine partie de la prudence politique. En effet, la science du législateur
est une certaine science politique architectonique.
2166. Ensuite (1180b31), lorsqu'il dit: ¨ Ou bien n'en va-t-il pas semblablement de la
politique et des autres etc. ¨, il montre qu'on n'observe pas cela, ce qui
semble convenable à cause de la diversité des choses qu'on admet dans la
législation.
Et
en premier lieu il présente leur diversité. En deuxième lieu, il montre leur
insuffisance, là (1181a2) où il dit: ¨ Ce
sont ceux qui s'occupent des affaires publiques qui sembleront etc. ¨.
Il
dit donc en premier lieu que bien qu'il semble raisonnable qu'il en aille
semblablement dans la science politique et dans les autres sciences, cependant,
ce qu'on observe n'apparaît pas comme étant semblable dans la politique et dans
les autres arts pratiques et qu'on appelle aussi sciences quant à ce qu'ils
possèdent de connaissances et de puissances, dans la mesure où ils sont des
principes d'opération. Dans les autres arts pratiques en effet, il semble que
ce soient les mêmes qui transmettent les arts de la sorte, c'est-à-dire en les
enseignant, et qui les exercent en eux-mêmes, comme c'est le cas pour les
médecins qui enseigent la médecine et la pratiquent. Et la même raison vaut
pour les écrivains et pour tous les autres qui pratiquent leur art respectif.
2167. Mais il semble qu'il en aille autrement pour
la science politique. Certains, en effet, à savoir les Sophistes, déclarent
enseigner la science du législateur alors qu'aucun d'eux ne l'exerce. Mais
d'autres semblent s'en servir, à savoir ceux qui s'occupent des affaires
publiques.
2168. Ensuite (1181a2), lorsqu'il dit: ¨ Ce sont donc ceux qui s'occupent des
affaires publiques qui sembleront etc. ¨, il montre l'insuffisance des uns
comme des autres.
Et
en premier lieu il montre l'insuffisance de ceux qui, vivant en société,
s'occupent des affaires publiques. En deuxième lieu, il montre l'insuffisance
des sophistes, là (1181a13) où il dit: ¨ Mais
parmi les sophistes, ceux qui prétendent enseigner etc. ¨.
Au
sujet du premier point, il fait trois choses. En premier lieu il présente ce
qu'il cherche à montrer au sujet de l'insuffisance de ceux qui s'occupent des
affaires publiques: c'est-à-dire parce que les activités publiques qu'ils
exercent, ils semblent davantage les exercer à partir d'une certaine capacité,
c'est-à-dire à partir d'une disposition acquise par l'habitude et à partir
d'une certaine expérience, qu'à partir d'une réflexion, c'est-à-dire à partir
de l'intelligence ou de la science.
2169. En deuxième lieu, là (1181a4) où il dit: ¨ En effet, ils ne semblent ni écrire ni
discuter sur ces questions etc. ¨, il prouve au moyen de deux signes ce
qu'il se propose de montrer, dont voici le premier.
Ceux
qui pratiquent la science qu'ils possèdent peuvent transmettre par l'écrit ou
par la parole les raisons de ce qu'ils font. Mais ceux qui s'occupent des
affaires publiques ne semblent rien transmettre en matière politique, ni par
l'écrit ni par la parole, quoiqu'il serait bien
préférable d'écrire à ce sujet plutôt que de prononcer des discours
devant les tribunaux d'après lesquels certains sont instruits par certaines
législatures de la manière dont il faut juger, ou des discours devant le peuple
par lesquels certains sont instruits à être soulevés par la rhétorique.
2170. Le deuxième signe est le suivant. Ceux qui
enseignent la science qu'ils possèdent peuvent, en les instruisant, rendre
d'autres personnes capables d'exercer les mêmes opérations. Mais de tels
hommes, c'est-à-dire ceux qui s'occupent des affaires publiques, ne rendent pas
d'autres personnes capables de pratiquer la politique, pas même leurs enfants
ni même l'un de leurs amis. Et cependant il serait raisonnable qu'ils le
fassent s'ils le pouvaient. En effet, ils ne pourraient rien offrir de mieux,
pour le laisser après eux à leurs cité, que de faire de certains hommes de bons
politiciens. De même encore, rien ne serait plus souhaitable pour eux que
d'avoir le pouvoir de rendre d'autres hommes politiciens; et en outre ils ne
pourraient rien offrir de plus utile à leurs plus grands amis.
2171. En troisième lieu, là (1181a10) où il dit: ¨
Cependant l'expérience ne semble pas
apporter peu etc. ¨, il rejette une erreur.
On
pourrait en effet estimer, à partir de ce qui précède, que l'expérience des
affaires publiques ne serait pas utile. Mais Aristote lui-même dit que bien
qu'elle ne suffise pas, elle n'est cependant pas de peu d'importance pour que
l'homme devienne un politique. Autrement, on ne deviendrait pas un meilleur
politicien par l'habitude des affaires publiques; en outre, l'expérience de la
vie politique semble être nécessaire à ceux qui désirent savoir quelque chose
de la politique.
2172. Ensuite (1181a13), lorsqu'il dit: ¨ Mais ceux, parmi les sophistes qui
prétendent enseigner etc. ¨, il montre le défaut dont souffrent les
sophistes.
Et
à ce sujet il fait trois choses. En premier lieu il présente ce qu'il se
propose de montrer. Et il dit que les Sophistes, qui promettent d'enseigner la
politique, sont en réalité très loin de le faire. Ils semblent en effet ignorer
totalement la nature de la science politique et en quoi elle consiste.
2173. En deuxième lieu, là (1181a14) où il dit: ¨ Autrement, en effet, ils ne l'auraient pas
identifié à la rhérorique etc. ¨, il manifeste son propos au moyen de
signes.
Et
premièrement, il le fait quant à ceci qu'il avait dit à leur sujet, à savoir
qu'ils ignorent la nature de cette science. En effet, s'ils la connaissaient,
ils ne soutiendraient pas que la science politique s'identifie à la rhétorique.
La rhétorique en effet est capable de persuasion portant aussi bien sur la
louange que sur le blâme d'une personne, aussi bien dans les conseils que dans
les jugements, selon trois genres de cause: le démonstratif, le délibératif et
le judiciaire. Mais selon eux, la science politique est capable de persuasion
seulement dans les jugements. Ils pensent en effet que les bons politiciens
sont ceux qui savent introduire des lois en vue d'un jugement.
2174. Il présente un
deuxième signe relatif à ce qu'il avait dit, à savoir qu'ils ignorent l'objet
sur lequel porte la science politique. S'ils le savaient en effet, ils
n'estimeraient pas qu'il est facile de promulguer des lois, conformément à la
législation qui est la principale partie de la science politique: c'est-à-dire
que pour promulguer des lois, il suffirait de rassembler les différentes lois
qui ont été approuvées, de choisir les meilleures d'entre elles et finalement
d'instituer ces dernières.
2175. Et à ce sujet ils sont certes fautifs sur
deux points. Premièrement quant à ceci qu'ils soutiennent qu'il suffit au
législateur de rassembler les lois et de choisir les meilleures d'entre elles.
Puisque par la législation on ne doit pas seulement juger des lois inventées,
mais aussi porter un jugement sur les remèdes inventés par les arts pratiques.
En effet, le médecin ne porte pas un jugement seulement sur les remèdes
inventés en vue de guérir, mais il peut aussi découvrir de nouveaux remèdes.
Deuxièmement, quant à ceci qu'il considère après l'avoir d'abord oublié. Car il
n'est pas facile pour quelqu'un de choisir les meilleures lois, le choix ne
relevant pas seulement de l'intelligence et le jugement droit étant ce qui est
le plus important, comme on le voit aussi en musique.
2176. En effet, ceux qui sont habiles en chaque
art particulier possèdent aussi un jugement droit sur les oeuvres, et ils
comprennent par quels moyens les oeuvres peuvent parvenir à leurs perfections,
et quelles oeuvres correspondent à telles personnes ou à telles occupations.
Mais il est raisonnable que ceux qui manquent d'expérience ignorent si l'oeuvre
est bien ou mal faite conformément à ce qu'ils découvrent être transmis par
écrit. En effet, ce qu'ils découvrent dans l'écrit, ils ignorent comment l'appliquer
à l'opération . Or, les lois devant être instituées ont rapport aux travaux de
la politique. En effet, elles sont instituées en tant que règles des opérations
de la politique. C'est pourquoi ceux qui ignorent quelles sont les opérations
qui conviennent ne peuvent savoir quelles sont les lois qui conviennent.
2177. Ainsi donc il n'est pas possible à quelqu'un
de devenir législateur simplement en lisant un recueil de lois, ou de juger
parmi les lois lesquelles sont les meilleures car encore faut-il en avoir
l'expérience. Tout comme les hommes ne semblent pas non plus pouvoir devenir de
bons médecins à la simple lecture de recueils de remèdes, bien que ceux qui
transmettent ces remèdes par écrit cherchent à y ajouter non seulement les
traitements, mais aussi les manières de guérir et de quelle manière il faut
distribuer les remèdes à chacun des hommes selon leurs dispositions. Et
néanmoins toutes ces précautions ne sont utiles qu'à ceux qui sont
expérimentés, mais elles se montrent inutiles à ceux qui ignorent les cas
particuliers à cause de leur inexpérience.
2178. En troisième lieu, là (1181b7) où il dit: ¨ Donc, les recueils de lois et de
constitutions seront utiles à ceux qui peuvent etc. ¨, il conclut de ce qui
précède qu'il faut rejeter l'erreur de celui qui pourrait penser que le recueil
des lois écrites serait absolument inutile.
Et
il dit que ce qui a été dit (n. 2177)
au sujet des ordonnances des remèdes médicinaux s'applique aussi à notre
propos: c'est-à-dire que le seul fait de recueillir les lois et les
constitutions, c'est-à-dire les organisations des différentes cités, n'est
utile qu'à ceux qui, à cause de leur habitude, sont capables d'examiner et de
discerner quelles opérations ou quelles lois sont bonnes ou mauvaises et
lesquelles conviennent à telles personnes. Mais ceux qui ne possèdent pas les
dispositions acquises par l'habitude et veulent parcourir de tels recueils,
ceux-là ne peuvent en juger comme il faut, si ce n'est par hasard. Néanmoins,
ils deviennent davantage disposés à comprendre ces sujets en parcourant les
recueils de lois et de constitutions.
2179. Ensuite (1181b13), lorsqu'il dit: ¨ Les anciens ayant négligé d'examiner etc.
¨, il se propose de dire à l'avenir de quelle manière on devient législateur.
Et
en premier lieu il montre que cela lui presse. Et il dit que du fait que les
anciens, c'est-à-dire les sages qui l'ont précédé, ont négligé de bien traiter
de ce qui touche à la législation, il est préférable que nous-mêmes cherchions
à traiter de la législation, et en général de toute la science politique dont
la législation est une partie, de manière à donner ainsi sa forme achevée à
l'enseignement de la philosophie à l'égard de la politique, c'est-à-dire de la
science pratique relative aux affaires humaines, qui semble avoir été transmis
à la fin à cause de cela.
2180. En deuxième lieu, là (1181b15) où il dit: ¨ Aussi, en premier lieu, cherchons à
parcourir etc. ¨, il montre dans quel ordre cela sera exécuté.
Et
il dit qu'en premier lieu il tentera de toucher, en le parcourant, ce qui a été
en partie bien dit par les devanciers, c'est-à-dire par les sages qui l'ont
précédé. Et il le fera au deuxième livre de la Politique. Ensuite, en examinant diverses constitutions, il
examinera quelles sont celles qui conservent les cités, c'est-à-dire celles qui
sont justes, à savoir la royauté, l'aristocratie et la république; puis il
examinera celles qui conduisent les cités à leur ruine, à savoir les
constitutions vicieuses, lesquelles sont la tyrannie d'un seul, l'oligarchie et
la démocratie. En outre, il faudra considérer les conditions qui conservent ou
corrompent les formes particulières de gouvernement et pour quelles raisons
certaines cités administrent bien la vie civile et d'autres non. Et il
déterminera cela du le troisième livre de la Politique jusqu'au septième où, après avoir considéré ce qui
précède, il commence à examiner quelle est la meilleure constitution et de
quelle manière elle doit être réglée, et de quelles lois et coutumes elle doit
faire usage. Mais avant toutes ces questions, il présente au premier livre de
la Politique certains principes de la
science politique par lesquels il affirme devoir commencer. Et ces paroles se
trouvent à terminer l'ensemble de tout le livre de l'Éthique et à en préparer la suite vers le livre de la Politique.